Photographie : Katia Chausheva.
[Cette nouvelle, comme nombre de celles qui l'ont précédée dans la même veine, est à lire avec, en tête, le principe des "variations phénoménologiques". Un même thème traité de multiples façons, selon d'infinies esquisses, afin que, de cette polyphonie, puisse apparaître, d'un paysage, d'une figure, d'un sentiment, cela qui en fait la force et la singularité, à savoir leur nature intime, leur essence. Lire autrement entraînerait le lecteur, la lectrice à ne voir, au mieux, qu'une confondante répétition, au pire, que la projection, dans un texte, d'une nervure obsessionnelle. Sans doute y a-t-il mieux à saisir que cette écume des jours qui, pour être toujours présente, doit parfois consentir à dévoiler ce qui, dans l'inapparent, s'y occulte. Une manière de lecture en creux.]
"Kamtchatka" … "Kamtchatka" … Je m'étais éveillé avec ce nom en tête et l'impossibilité de l'en déloger. Il faisait sa rumeur de bourdon, avec, en toile de fond, cette subtile forme de biface qu'il offrait au regard du monde. Sa parution, sous ce jour étrange, était-elle l'invitation à se souvenir d'un temps de pierre ? Et peut-être, au-delà, à créer l'immersion dans l'histoire du sol parcouru de feu et de lave ? Troublante géographie qui racontait sa fable première, qui dévoilait son origine à seulement figurer dans ses lignes simples. Je savais si peu de choses de cette terre du bout du monde parcourue du rythme des glaciers et des vallées de geysers, vapeurs se perdant dans l'eau étale du ciel. Il y avait des lieux presqu'innommés, qui tiraient leur fascination à demeurer à la limite de l'imaginaire. Toujours cette réserve d'invention, toujours cette disposition de soi à féconder un site seulement à l'aune de son silence. Il devait y avoir à marcher sur cette terre désolée, à écrire, ensuite, les yeux fermés, au bord de l'évanouissement. C'est ainsi, la magie d'un lieu reconduit toujours à un genre d'inexactitude, de tremblement de soi, de distraction par laquelle la poésie fait son entrée. Alors les mots sont flous. Alors la main tremble au-dessus de la plaine de papier. Alors les yeux se perdent dans la brume du songe.
Ta lettre, je l'avais lue dans une manière d'égarement. Ce passé, qui nous avait un instant réunis, était si loin. Braise s'éteignant dans les mailles serrées du temps. Des études communes, des rencontres fortuites, des correspondances, puis, le lac des jours et ses rives inaccessibles. Te revoir, aujourd'hui, après vingt années de rupture, que signifierait donc la mise en commun de deux aventures que tout portait à un naturel exil ? Les événements que nous avions vécus, l'un et l'autre, nous éloignaient plus qu'ils ne nous invitaient à lier notre présent. Mais, parfois, le flux des nécessités est tel qu'il nous emporte bien au-delà de nos propres volontés. Comme un aimant faisant son champ de force et notre irrésolution prise au piège de cette puissance qui nous dépasse. Tu étais venue photographier ces volcans qui te fascinaient tant et tes obsessions avaient pour nom : "Snegovoï" , "Fedotych", "Kizimen". Peut-être même habitaient-ils ta pensée avec la même persistance que le mot "Kamtchatka" mettait d'ardeur à me poursuivre?
Tu m'avais envoyé une photo représentant une habitation basse avec d'étroites ouvertures et un toit de pierres plates. Face à ta maison, l'aire ouverte du ciel, un lac aux eaux claires parcourue du fin cheveux des algues, une ligne de rochers dentelés de noir, l'élévation de deux cônes réguliers qu'un léger panache de fumée surmontait. Quelques volcans étaient encore en activité. Quand je suis arrivé à Petropavlovsk-Kamtchatski, le temps était uniformément gris, avec quelques traînées blanches à l'ouest. Quelques arbres en feu - étaient-ce des érables ? -, dressaient leur flamme devant les triangles blancs des volcans Koriakski et Avatchinski. L'hôtel était plutôt confortable avec quelques traces d'une rusticité soviétique. Carnet de croquis à la main, j'ai longuement dessiné la mousse verte et jaune des arbres, les cubes de quelques immeubles, les pentes glacées de montagnes qui mouraient dans des teintes d'encre marine. Parfois, comme en surimpression, le temps d'un brusque éblouissement, ton visage s'illuminait sur cette toile de fond avec le bouquet de tes cheveux roux. Je savais qu'ils habitaient encore ta tête avec la même obstination qu'ont les enfant à ne pas se séparer d'un jouet élu. Tu tenais tant à cette crinière sauvage, à cette "tignasse de lionne", me disais-tu en des temps anciens.
Le lendemain de mon arrivée, je me suis levé de bonne heure. Le jour avait des couleurs de glacier éteint et les volcans à l'horizon n'étaient que deux vagues silhouettes. Je roulais dans un véhicule tout terrain qui cahotait sur le damier des pierres. Comment aurait-il pu en être autrement dans ce théâtre entièrement dédié à la géologie, à ses soubresauts, à ses humeurs parfois surprenantes ? La pure beauté était posée à l'angle de chaque chemin, sur l'arête vive des rochers, dans l'anse des lacs que la lumière façonnait à la manière de vieux étains. Je m'arrêtais souvent, photographiant, traçant quelque esquisse sur mon carnet, notant l'éclair d'un état d'âme, la fureur insolite du paysage. On était si loin, soudain, loin du monde, aussi bien de soi. Les hautes lumières du temps semblaient effacer tout dans une même osmose et reconduire le monde à son essence : une simple giration, la courbe parfaite du cercle. Le jour commençait à décliner lorsque je suis arrivé en vue des pierres qui t'abritaient. J'ai coupé le moteur à quelque distance, je voulais te surprendre. Sans doute me surprendre aussi. Comme si le temps, pris de vitesse s'était retourné sur lui-même à la façon du ruban de Möbius. Le silence était partout, accroché au faîte du toit, enroulé dans les buissons, ancré dans le flottement des algues. C'était comme d'être arrivé sur la face inconnue d'un astre, dans la blancheur de l'évidence, la pureté des formes. Je marchais si doucement que même un lézard n'aurait pu en être alerté. Ta fenêtre était ouverte sur le calme de l'eau alors qu'une ombre grise noyait la pièce dans laquelle tu te tenais. Je suis resté dans la diagonale de la lumière, en retrait de toi qui ne pouvais m'apercevoir. Un large miroir reflétait celle que tu étais devenue, que le temps avait modelée à sa guise pour te déposer dans ce présent en forme de clair-obscur. Venue de la nuit, ta vêture était le lieu d'une subtile chorégraphie, entrelacement de fleurs que la cendre dissolvait dans un même bruissement. Dans le prolongement, ton bras - porcelaine infiniment blanche, fragile -, montait en direction de ta tête qu'incendiait toujours le cuivre de ta chevelure. Ta main, en conque, recevait la discrétion de ton visage dont j'apercevais l'ovale, genre de lunule annonçant seulement son retrait. Une bague ornait ton annulaire d'un vague trait de clarté. Combien cette attitude, là, dans la perte du jour, confinait à une sombre mélancolie ! Singulier abattement qui ne disait de toi que cette figure terrassée. Depuis le lieu de mon retrait je ne pouvais que demeurer et feindre de ne pas être. A la limite de l'exister. Dans cette évidente dramaturgie, je ne pouvais me permettre de paraître. Privé de mouvement, dans la mutité de la parole, dans l'orbe d'une conscience meurtrie. Je ne pouvais que survivre dans un genre d'hébétude et incliner à être ce que j'avais toujours été : un voyeur. Mais un voyeur des âmes, un visiteur des affinités complexes, un explorateur de ce qui, toujours, se dissimule et ne s'éclaire qu'à la mesure de son propre déploiement. Au fur et à mesure de l'avancement du jour, la paysage était devenu cette toile tachée de rouille qui, bientôt, s'enfoncerait dans les plis d'une terre dense, scellée sur son propre mystère. Tu ne bougeais pas plus que l'eau de la lagune en l'absence de vent. De toi, de ce que tu étais devenue, je ne recevais plus que cette image affaiblie, cette lueur de lampe derrière le cachot de sa vitre. Pure immolation de ce qui était et ne tarderait pas à s'habiller du voile de la Māyā, cette nature illusoire du monde chère aux mystiques indiens. A simplement être dans l'image de toi, rien ne pouvait survenir qu'un ennui infini et le présent semblait reconduit à une pure fable à la consistance de brume.
"Kamtchatka" … "Kamtchatka", les trois syllabes faisaient leur incessante ritournelle, leur bruit sourd de gong, leur cataracte de gouttes immobiles. Le temps suspendu était un simple écho, la réminiscence d'un passé disparu, un battement illusoire dans l'outre tendue des pertes définitives. J'ai attendu que la nuit paraisse dans ses premières ombres. Tu étais toujours installée au centre de ce qui s'illustrait à la façon d'une catatonie définitive. Je n'ai pu résister à faire un dernier dessin de toi, des traces de sanguine éclatant sur la cendre de la mine de plomb. Je suis remonté dans mon véhicule, ai roulé longtemps parmi les cahots du chemin auxquels s'emmêlaient ceux du souvenir. "Kamtchatka" … "Kamtchatka", la mémoire faisait son rythme continu et les premières étoiles commençaient à briller dans la vitre nocturne du ciel. "Kamtchatka" … "Kamtchatka". La ritournelle s'était logée au cœur même de mon existence que rien, désormais, n'effacerait !
Kamtchatka et îles Kouriles.
Source : Herald Dick Magazine.