« Petit métier ».
Œuvre : André Maynet.
Le monde est parcouru en tous sens d’étranges cohortes. Partout sont les rumeurs et les piétinements, partout les raclements de gorge, les minces énervements, les urticantes trémulations. Car, voyez-vous, dans cet univers de pacotille où les hommes sont comme des calicobas agités dans leur bocal, le mouvement est une fin en soi, la trépidation un mode d’exister si fort qu’aucune vie sur Terre ne saurait s’imaginer hors cette sphère sillonnée des éclairs du désir immédiat. Demeurer immobile, bien coi à l’intérieur de sa propre citadelle serait une manière d’attentat dirigé contre les Pressés, ceux qui, à l’intérieur de leurs carlingues d’acier ou bien dans de rutilants fuselages zèbrent le ciel de leur moutonnement laineux. En arrière des jets aux robes polychromes et chatoyantes, deux traits bien rectilignes qui tracent le destin de brume de ces passagers de l’espace. Nul repos pour ces chercheurs d’un nouvel Eldorado. Nulle pause par où pourrait s’insinuer le moindre doute, s’agiter l’idée d’un cogito sur lequel méditer longuement, inscrire la lame acérée d’une philosophie qui ferait ses questionnements sans fin et poserait ses thèses si impécunieuses que nul, ici, ne pourrait s’y arrêter plus d’une seconde. Sauf pour en abattre les châteaux de cartes, en démonter le mécanisme outrecuidant, en disjoindre les rouages sophistiques.
Assez de laïus ! Assez d’imprécations et de préceptes moraux ! Assez d’esthétique et de discours lénifiants sur l’art, les valeurs, la transcendance, les conditions de possibilités, les paradigmes de la connaissance ! Ce que nous voulons, nous les Pressés, c’est boire le vin existentiel jusqu’à la lie. Chausser les bottes de sept lieues de la contingence, nous vêtir de la première aporie venue, abattre les préceptes apolliniens, enfourcher la monture dionysiaque et immerger nos corps pléthoriques dans le jus de la vigne, décorer nos têtes des pampres de la joie. Ainsi disaient les joailliers corrompus loupe vissée à l’œil, les banquiers derrière leurs vitres badigeonnées de noir, les boursicoteurs dissimulés dans leur palais de carton-pâte, les usuriers avec leurs trébuchets pesant l’or et le platine, les vendeurs de vent, les bonimenteurs aux mains circonvenues, les prêteurs sur gages et autres histrions qui parcouraient la planète les yeux rivés sur les écrans zébrés de chiffres et semés de promesses fécondes. C’étaient là les Grands Métiers grâce auxquels le monde était monde, les riches riches, les pauvres pauvres. Il n’y avait guère d’autre religion que celle du consumérisme vermoulu, du profit mirifique, immense communauté des hommes, paumes ouvertes en direction du ciel, non pour y recevoir le don de quelque spiritualité ou bien la révélation d’une idée élevée, d’une pensée dont la connaissance du Bien aurait été la belle et inestimable découverte. Non, juste en raison d’une avidité disposée à recevoir quelque obole que ce fût à condition qu’elle permît de thésauriser et de briller des feux d’une gloire infinie.
Certes, quelques individus isolés avaient résisté au prétexte d’une foi en l’humain, d’une croyance en une vertu de l’écologie, de la certitude que les valeurs morales excédaient les matérielles. Plus d’un même avait éprouvé un réel attrait pour le sublime de l’art, d’autres s’étaient adonnés à une passion dévorante pour la lecture, avaient rendu un culte à la littérature et à la poésie sans que, jamais, le moindre doute intervînt au sujet de leur valeur respective. Mais les réfractaires à la méta-modernité, les francs-tireurs des systèmes en place, les pourfendeurs des conduites moutonnières, les dissidents de tout ce qui se soumettait aux caprices de la mode, aux impériums des éminences grises, aux délibérations des technocrates, aux décrets des politique véreux, aux obédiences de toutes sortes, rampantes, dissimulées derrière quelque façade d’emprunt ou bien exposées aux feux de la rampe sociale, tous les déviants en quelque sorte étaient bien vite entrés dans le rang, à coup de bienveillantes sollicitations, parfois sous une pluie d’imprécations, sous la mitraille dont la redoutable force persuasive les remettaient dans le droit chemin, ornières qu’ils n’avaient quittées qu’au prix d’une inconscience coupable.
Cependant, si les Terriens avaient consenti à emprunter des voies plus conformes à une « juste » conduite, si les individus s’étaient assemblés en meutes compactes, seule une Divine Apparition, telle le filament d’une comète dans l’immensité nocturne, avait choisi de s’écarter de la procession, ombre qui se serait distraite de la silhouette qui la portait. Petit Métier était son nom. Sans doute prête-t-il à sourire, encore aujourd’hui où l’on souhaite s’affirmer dans une si précieuse singularité que le choix d’un prénom devient le lieu d’une mode dont, pourtant, on prétend s’écarter. Car, en ces temps d’entrechats verbaux et de facéties patronymiques, on pouvait aussi bien se nommer Arilia, Chaliance ou bien Cyrielle sans que s’ensuivît une révolution copernicienne et la planète girait sur son axe sans autre forme de procès. Mais cette digression est de bien peu d’intérêt au regard de la vie simple et heureuse dont Petit Métier était le symbole, elle qui n’avait ni nation, ni frontière, ni drapeau et dont le seul patrimoine était celui, immédiatement accessible, d’une joie à portée de la main.
Car existe-t-il quelque chose de plus précieux que d’avoir pour tout logis un creux dans le sable, pour horizon la ligne bleue où se perdent les goélands, pour se sustenter le corail d’un oursin, la chair mauve d’une moule, le croquant d’une patelle ? Y a-t-il quelque chose ? Certes les bilieux ronds-de-cuir, les pisse-vinaigres aux cols empesés, les traders obséquieux aux têtes emplies de chiffres, les constructeurs de hautes tours en eussent éprouvé un violent malaise et leurs hauts-le-cœur auraient été le signe le plus évident de leur réprobation. En réalité nul ne savait comment Petit Métier avait élu domicile sur ce coin de côte sauvage seulement parcouru de vent, semé d’embruns, à la lumière si irréelle qu’un l’eût dite venue de quelque autre univers, un monde où, peut-être, la seule richesse consistait a avoir un corps d’albâtre, une résille de cheveux bruns plaquée sur le haut de la tête, un visage si étroit, si blafard qu’on l’eût volontiers comparé à celui du mime visité par la clarté d’un projecteur. Et d’étroites épaules disant la modestie, le retrait du personnage et un visage où se percevaient à peine l’empreinte des yeux, l’esquive du nez, la douceur de lèvres tout juste parvenues à éclosion. Être Petit Métier, c’était donc cela, une manière d’envers de l’outrecuidance terrienne, une présence si peu affirmée qu’elle se confondait avec le ciel laiteux, avec la dalle claire de la plage, manière de simple fil, tout comme l’horizon qui n’en était qu’un à le supposer seulement, tellement sa trace était celle d’une invisibilité. Précieux était l’inventaire. La poitrine (mais le vocabulaire était bien peu approprié), ou plutôt le torse pareil à l’éveil d’un sentiment, le nombril au vaporeux contour de talc, les mains aux pétales de rose, les jambes filiformes dont une curieusement bandée à la suite d’une possible chute, la plante des pieds qui se confondait avec le sable, tout ceci dressait une ineffable présence comme si, sortis d’un rêve, les yeux des Voyeurs avaient été atteints d’un bizarre astigmatisme. Oui, tout se dédoublait. Tout se confondait avec tout. Partout le corps, partout le paysage et des douceurs d’amphore, des glaçures de céladons, des fuites de camaïeux. C’était comme si, tout au bout d’une lunette magique, l’incroyable était advenu ou bien si une Fée se fût échappée d’un conte. Ou bien peut-être s’agissait-il d’une de ces fameuses toiles en trompe-l’œil dont on ne savait plus très bien s’il s’agissait d’une illusion ou si notre esprit, abusé par quelque drogue, en avait dressé l’étrange silhouette. Car, en effet, comment croire à une telle fable ? Comment ne pas se laisser happer par cette vision fantastique digne d’un Charles Nodier ou d’un Gérard de Nerval ? Ne pouvait-on, à tout instant, se disposer à tomber nez à nez avec Michel, le chercheur de mandragore de La Fée aux miettes ou bien ne risquait-on de se glisser dans la peau d’un Labrunie déjà aux portes de la folie, en quête de cette inaccessible Jenny-Aurélia dans cette image qui le hante nuit et jour, dans ces hallucinations que provoque un imaginaire fécond ou que les portes du rêve livrent à l’esprit avec toute sa charge d’inquiétant mystère ? Le Poète, fouetté par la lucidité que talonne la folie, nous donne de l’activité nocturne soumise aux démons de l’irréel, cette formule aussi saisissante que fondée dans l’expérience onirique ou, du moins, ce qu’il en reste au réveil :
« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ».
«… ces portes d'ivoire ou de corne… », si belle métaphore, portant avec elle cette teinte indéfinissable, mais aussi cette opacité d’une matière, cette clarté qui s’essaie à la traverser dont rayonne une présence que l’on voudrait saisir mais qui se dissimule à même sa texture, présence de l’invisible qui se donne à voir dans son retrait. Faculté de l’ivoire de nous fasciner, de nous inviter, de ce côté-ci du réel à en transgresser la membrane, à en faire une toile ductile communiquant avec cet autre côté que nous ne redoutons qu’en raison de son vénéneux attrait. Nul ne peut demeurer insensible face à l’objet en ivoire, fût-il simple bracelet, colifichet destiné à la parure ou, à plus forte raison, statuette portée à la perfection par un artiste africain dont nul ne connaîtra jamais le nom. L’ivoire n’est pas une simple matière comme peut l’être la pierre ou bien le fer. L’ivoire a une âme, une lumière qui vient de l’intérieur et se diffuse à l’extérieur sur cette surface si lisse, si onctueuse qu’elle a la consistance de la peau, le velouté d’un souvenir lorsqu’il a été poncé par le temps, embelli par le lent travail synthétisant de la mémoire. En l’ivoire sommeille tout ce qui l’a visité au long de sa lente édification. Il faut une éternité pour que les fibres originelles se calcifient, qu’elles acquièrent cette noblesse, ce lustre dont aucune autre matière ne possède le caractère. Pas plus que cette blancheur qui signe la pureté, pas plus que cette dureté qui en fait le siège d’une inaltérable puissance. Et la patine des ans, cette mince pellicule identique à un vernis protecteur, mais aussi à la noblesse d’un matériau qui sait jouer avec l’usure, lui résister, en tirer une troublante personnalité, comme celle des boiseries précieuses d’un intérieur victorien dans le luxe d’un clair-obscur.
Mais disserter au sujet de l’ivoire c’est aussi tresser de mots ces belles œuvres que nous tend André Maynet. Car elles ont, de ce subtil matériau, l’aspect envoûtant, la discrète blancheur, une manière de luminescence diffusant depuis un espace invisible. On ne sait si le Sujet est le lieu par où le mystère advient ou bien si cette divine clarté émane de l’image en totalité, du paysage qui se donne à voir comme un écrin hiératique capable de tous les prodiges. L’extraordinaire est ceci : une effusion née d’elle-même, sans début ni fin, sans origine ni temporalité finie, une simple évanescence naissant de soi et y demeurant à la manière d’une brume posée sur la glace d’un lac.
STATUETTE LEGA EN IVOIRE
République Démocratique
du Congo
Source Pinterest (Christie’s).
Ainsi, en son énigmatique posture, Petit métier acquiert la dignité d’un ivoire antique donc une manière d’absolu dont elle paraît être la substance même, et les yeux des Regardeurs se figent dans cette glu qui les retient et ne les libérera qu’à l’aune d’un sursaut de la volonté, peut-être d’une rébellion. Car il faut la révolte, il faut la confrontation avec l’insupportable ou bien avec le fascinant (les deux sont de même nature) afin de quitter cette aire où tout se fond dans une telle harmonie que nous pourrions nous effacer du monde et disparaître dans cette confusion grise sans nous en apercevoir réellement. Alors, peut-être, serions-nous cette mince silhouette posée à même le sol de sable, avec, à nos pieds, cet enroulement visqueux, cette giclure de membres glaireux, cette sorte d’indistinction que nous supputerions identique à une maladie sournoise nous guettant, n’attendant que la seconde d’inattention pour fondre sur notre anatomie, la déglutir d’une seule contraction de ses ventouses et nous réduire à la simple physiologie d’un métabolisme basal. Mais la présence de cette pieuvre pareille à une concrétion de sable (les sculpteurs des plages en font un de leurs thèmes favoris), ne laisse de nous interroger. Son surgissement nous dérange comme si, dans ce bel ordonnancement, la fantaisie de l’Artiste avait projeté ce visage grinçant à des fins de sollicitation métaphysique commises à notre éveil. Car rien n’est jamais fortuit qui fait son apparition, ici ou là, quand bien même son image serait celle de la modestie ou de l’indolence manifeste. N’oublions jamais que, malgré son aspect inerte, indolent, le poulpe est réputé d’une intelligence hors du commun. Est-ce pour cette raison d’hypothétiques plans fomentés à l’encontre des hommes que cet animal, somme toute débonnaire, est toujours passé pour monstrueux, image des esprits infernaux, sinon symbole de l’enfer lui-même sous sa forme tentaculaire et informe ?
En réalité, dissocier l’image, en posant d’un côté sa Déesse d’ivoire, de l’autre ce Céphalopode ne présente aucun sens. C’est bien d’une syntaxe dont il s’agit, les deux termes jouant la même partition, posant des antinomies qui, seules ici, paraissent signifiantes. Une évidence s’élève de la figuration de ces deux sujets dont on pourrait penser que leur réunion est de nature incompatible si ce n’est qu’elle conduit, tout droit, à une aporie. Ce que le dessin nous dit de cette insolite rencontre c’est simplement ceci : toute beauté est toujours confrontée à ce qui, en permanence, menace de l’effacer, cette lourde angoisse existentielle qui nous assigne à n’être que poussière disséminée dans le vent de l’éternité, genres de marionnettes à fil qui ne se relient qu’au geste qui les tient en suspens, dont on ne connaît l’origine, dont on ne peut supputer la fin. A rendre visible ce qui ne l’est nullement, il fallait convoquer la dureté de l’ivoire, son caractère intangible et lui opposer cette destinée molle et informe, pareille au néant qu’on soupçonne de poursuivre à notre endroit les pires manigances qui soient. Aussi Petit métier ne pouvait exercer une activité versée dans la pure matérialité. Au mieux nous y aurions vu une marchande de poulpes attendant ses chalands dans une attitude pour le moins surprenante. Au pire un échouage sur cet infini du sable qui nous eût laissés un brin désorientés. Ce menhir de chair blanche que tutoie l’informe irreprésentable, configuration terreuse à peine sortie des limbes, serait totalement insupportable si une esthétique exacte n’en posait la forme accomplie. Petit métier, nous t’aimons dans ta belle verticalité humaine. Nous n’avons que cela pour espérer !