« Sous une belle lumière rasante,
Je voguais sur la longue digue
Je regardais s’éloigner les ferries
J’oubliais les tempêtes de ce monde
Mon âme mettait les voiles
J’explorais mes mers intérieures
Et l’océan de mes souvenirs
Et, sous une tendre bise
J’avais du vague à l’âme
J'avais envie de m’offrir
Une belle carte postale
De Calais… »
CALAIS
Très tôt le matin
il y a quelques jours
Sous une lumière rasante.
Photographie : Alain Beauvois.
Grand est le silence.
« Oursine », quel nom étrange tout de même pour une jeune fille d’à peine quinze ans, si discrète qu’elle aurait pu se confondre avec le souffle d’une brise marine. Oursine donc, depuis son plus jeune âge, - peut-être aux environs de neuf, dix ans -, avait institué un genre de rituel auquel jamais elle ne dérogeait. Levée à la première heure, alors que la lumière n’était encore qu’une hypothèse dissimulée derrière la boule de la Terre, elle sortait de son lit, posait ses pieds nus sur le froid du carrelage, faisait une rapide toilette, grignotait une pomme, des figues sèches ou bien quelques dattes sucrées et franchissait le seuil de la maison alors que ses parents et son jeune frère dormaient, livrés au monde lointain du songe. Quel bonheur de glisser sur les dalles lisses des pavés, de remonter la rue aux volets clos derrière lesquels sont les hommes aux yeux soudés, aux corps pliés en chien de fusil. Grand est le silence, droites les pensées qui connaissent le but de leur méditation. Loin, à l’horizon de la ville, des fumées égrènent dans le ciel leur supplique muette. Parfois l’aboiement d’un chien à la Lune qui s’éteint à l’ouest. Parfois un cri, sans doute celui d’un oiseau surpris dans sa retraite sylvestre.
Présente à soi.
Ce matin la lumière est une rosée qui sème ses gouttes à l’horizon. La plage, encore dans l’ombre, est pareille à une présence inquiète, avec ses ilots plus sombres, ses creux où reposent les lézards, ses dépressions où stagne une eau teintée de nuit. A portée des yeux, une frange d’écume qui se soulève à peine. Quelques clapotis, quelques vagues remous dans l’heure qui sommeille. La nappe d’eau si peu visible, parcourue seulement de quelques murmures, de quelques irisations où se reflète le ciel. Longtemps, la Jeune Contemplative demeure debout, pieds enfoncés dans le sable humide, abandonnée à ce qui, bientôt, sera l’éveil du monde. Elle aime intensément ceci : sentir la longue vibration du sol venue des mystérieuses profondeurs, en discerner la progression dans le pieu des jambes, pareille au fourmillement d’un courant électrique, à une aimantation qui ferait son bourgeonnement dans la sève intérieure. C’est comme une conque qui s’ouvre on ne sait où, une baie qui palpite, un golfe qui vit de sa propre plénitude. Pas de joie plus accomplie que celle d’être là, infiniment présente à soi, aux choses immobiles, au monde.
Comme un essaim d’abeilles.
Ce qui est le plus enivrant, c’est de se disposer à recevoir le luxe de la lumière, ses premières palpitations, ses curieux ondoiements. C’est d’abord sur la peau comme un essaim d’abeilles avec sa couleur de miel et son onctuosité, sa lente progression. Maintenant le soleil est levé, mince lunule qui dépasse à peine du royaume de l’eau. On en sent la présence dans le globe des yeux. Les paupières sont de minces fentes par où s’insinue la clarté. Bientôt c’est l’entièreté de la tête qui est visitée de l’intérieur. Ses corridors s’allument, ses coursives gonflent sous la poussée, ses bastingages flottent pareils à des postes avancés qui voudraient connaître l’entièreté de l’univers, son intime fourmillement, ses labyrinthes, ses dédales à l’infini où s’abîme la réflexion de l’homme, où les rêves échouent à conduire plus avant leur ténébreuse investigation. Puis le grain de l’ombilic devient le centre d’un rayonnement, comme si tout partait de lui, si tout naissait là, dans le secret d’un pôle fondateur, d’une germination destinée à unir le Soi à ce qui s’oppose à lui mais en réalise en même temps l’étonnante complétude. Cosmos inaperçu qui s’essaierait à dialoguer avec la profondeur des choses visibles, mais aussi avec leur envers - le rien, le néant, l’absolu -, et alors tout ferait déclosion et l’on serait celui, celle qui dépassent l’énigme de l’exister et tout s’ouvrirait à la compréhension à la manière du dépliement du subtil lotus, cette habile métaphore de la floraison de l’être en sa pureté. Oui, c’est bien cela, comprendre n’est que réaliser les conditions d’une affinité, d’une porosité : soi et le monde dans une relation dialogique qui dépasse la traditionnelle opposition des contraires. Être un Je en même temps qu’un Tu. Être fusion. C’est cette certitude qu’Oursine venait chercher dans la naïveté des choses dont l’aube était l’offrande permanente, le médiateur le plus sûr pour atteindre le versant inaperçu de ce qui, habituellement, fait obstacle et se métamorphose en transparence - cette évidence, cette vérité-, qui décille les yeux du corps et multiplie ceux de l’âme.
Les acteurs sont invisibles.
Assise sur une butte de sable, Attentive est dans l’enclin du jour, à la lisière de l’imaginaire et du réel. La scène est sous le feu des projecteurs. Elle est la Spectatrice dans sa loge. Depuis la discrétion de sa boîte le Souffleur - est-il un démiurge qui procède à une mise en ordre du monde ? -, distribue les rôles. Le rideau de scène est levé. L’avant-scène est ce plancher de sable jaune bordé par les feux de la rampe, cette limite d’écume au-delà de laquelle s’instituent les jeux de rôle. Les acteurs sont invisibles. Seul un navire dérive au loin. Sa blancheur se perd dans l’exacte fente de l’horizon. Serait-ce là la représentation d’une allégorie venue nous dire le voyage, l’éternelle fuite de soi, la recherche de « paradis artificiels » ? Vers quelles perspectives voguent ses hôtes ? Une connaissance de leur propre essence ? Un effacement des soucis que réaliserait l’éloignement ? Un rêve à instaurer dont l’inquiétude serait évincée ?
Cette singulière coquille.
Ce qu’est Oursine dans l’instant où le théâtre déploie ses apparences (souvent trompeuses, comme tout simulacre), c’est tout simplement ce vers quoi son nom fait signe : identique à l’oursin, son intérieur est une nacre qu’emplit la douceur d’un corail éclatant. Sans doute le symbole d’une jeune existence dans la passion de l’âge. Car, parmi ceux, celles qui l’ont rencontrée, nul doute que sous la cendre couve la braise, que sous les roches noires s’écoulent les filaments pourpres de la lave. Et que dire de ses piquants, ces minces aiguilles de verre qu’elle plante dans le sol afin que son assise assurée, elle pût bénéficier d’une position stable afin de regarder le monde avec une vue assurée d’elle-même ? Oursine, depuis le feu de sa conscience, veut éprouver ce qui vient à elle dans la justesse, dans la certitude qu’exister n’est nullement une pantomime, un miroir aux alouettes mais l’ouverture d’une signification insigne. En réalité elle venait au monde avec le même désir de le posséder dans son entièreté que mettait le jeune narrateur du roman de Thomas Mayne Reid, dans « A fond de cale », à se procurer le précieux échinidé :
« Ce qui me faisait aller au bout de cette pointe rocailleuse, où j’apercevais des coquillages, c’était le désir de me procurer un oursin. J’avais toujours eu envie de posséder un bel échantillon de cette singulière coquille; je n’avais jamais pu m’en procurer une seule ».
Les Vivants sur Terre.
De son promontoire, sur la plaque marine, ce qu’elle voyait et retenait surtout c’était cette énigmatique coque blanche flottant entre eau et ciel qui, bientôt, serait l’invisible que l’horizon aurait effacé. Par la pensée elle se mêlait aux voyageurs des cabines, aux curieux de l’entrepont, aux erratiques des coursives, aux scrutateurs du pont avant. L’exil d’Oursine, c’était cela : demeurer dans ses frontières de chair, ici sur ce littoral semé de vent et d’embruns et, d’un seul empan de la vision imaginative, être auprès de … Auprès des Voyageurs Multicolores - Jaunes, Rouges, Blancs, Noirs, indigènes de l’Insulinde ou bien des Tropiques, aussi bien des natifs du septentrion que des terres australes -, auprès de tout ce peuple fraternel qui ornait de sa beauté singulière toutes les péninsules, les continents, les hauts plateaux, les lagunes disséminées au hasard des paysages, des villes aussi où confluaient selon mille trajets hasardeux les Vivants sur Terre.
Une chance pour l’humanité.
Ce qu’elle aimait, c’était ce beau métissage qui faisait des peuples pluriels le lieu d’une affinité, l’espace d’une rencontre, ouvrait le layon d’une amitié. Il n’y avait nullement à s’enclore dans des frontières, à dresser des fortins, à planter des pieux comme à Alésia afin de se protéger de l’autre. L’Autre, l’Etranger, le Migrant, l’Exilé étaient une chance pour l’humanité, non une calamité dont on aurait eu à endurer la difficile présence. Peuple arc-en-ciel, peuple uni, peuple bigarré qu’aucune diaspora n’éparpillerait aux quatre coins de la Terre. De ceci elle était convaincue comme de la nécessité pour l’homme de respirer, de se sustenter afin que son chemin pût trouver une issue. Il y avait urgence à dilater la pupille de son jugement, à dresser haut le pavillon de sa raison, à faire claquer l’emblème de la liberté pour le simple motif homme égalait un homme, tout comme une pomme valait une autre pomme. Et abstraction faite de sa couleur, de sa texture, de son goût. Seule la nature des choses comptait, à savoir l’exception d’être, fût-on végétal, animal ou humain. Enoncer ceci était de l’ordre de l’apodicticité des philosophes, cette vérité d’évidence qui ne convoque nul raisonnement en vue d’établir sa justification. Existence à elle-même son propre motif.
Tant de beauté disponible.
Demande-ton à une rose d’énoncer ses conditions de possibilité ? « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit », disait le poète mystique Angelus Silesius au XVII° siècle, indiquant par cette sentence que cette belle fleur, pas plus qu’une autre, n’avait à rendre raison d’elle-même, à adosser sa présence à un quelconque principe qui en aurait constitué le fondement. Ce que pensait Oursine en son for intérieur c’est que les choses allaient de soi, que le vent était le vent, le nuage le nuage, l’homme l’homme et que nul n’était comptable de sa propre condition. Aussi éprouvait-elle une naturelle inclination, une réelle sympathie pour tout ce qui croissait, rampait, marchait sur les allées mondaines. En elle, dans le corail même qui se dissimulait sous l’apparente arrogance des piquants, c’était comme un fluide qui coulait, une onde qui faisait ses cercles harmonieux, une musique sans doute semblable à ce que pouvait être celle des Sphères de l’univers si, cependant, une conscience était assez aiguisée pour s’en saisir. Il y avait tant de beauté disponible, tant de générosité amassée dans la pupille d’un œil, le pli d’un sourire, le raphé d’une graine, l’étoilement d’une diatomée, la transparence d’un cristal. N’en pas apercevoir ce prodige était soit le résultat d’une coupable inconscience, soit la pente d’un sombre fatalisme, ou bien le renoncement à sa mission simplement humaine.
Si obscure la nuit qui s’annonce !
C’était tout ceci qui traversait la tête d’Oursine à la façon d’un orage de grêle et il n’était pas rare que des larmes ne vinssent se mêler à la brume de mer lorsque le soleil basculait à l’horizon et que la Jeune Pensive parcourait à rebours le chemin qui la ramenait vers les faubourgs où vivaient les hommes ensommeillés. Parfois, longeant quelque porte, elle devinait leur lourde lassitude comme s’ils avaient été les Passagers d’un navire en partance pour l’au-delà de l’horizon, peut-être des oublieux d’eux-mêmes et de leur fond d’humanité. Peut-être n’étaient-ils que d’étranges passagers clandestins de leur propre traversée existentielle ? Comment savoir ? Le soleil est si bas maintenant qui n’éclaire plus le ciel ni le logis des hommes. Si obscure la nuit qui s’annonce !