Plage de Calais
Photographie : Catherine Courbot
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Sais-tu, rien de plus beau que de choisir un lieu en rapport avec son âme et de se laisser porter par tout ce qui voudra bien venir : l’aile souple d’un nuage, l’oiseau glissant dans son fortin de plumes, la brume montant de l’eau, l’agitation des oyats dans la lumière qui point. Ces lieux si rares sont des lieux de silence et de douce immortalité. Tout arrive à soi dans la plénitude et ce bonheur que beaucoup s’évertuent à trouver dans quelque distraction, le voici dans la mesure inaperçue du simple. Nul besoin de calcul. Nul besoin d’efforts. Se laisser aller à sa nature, se laisser aller au paysage et faire de cette rencontre le foyer de son être. C’est dans l’immédiateté que les choses se donnent à nous avec leur plus beau coefficient de réalité. C’est dans le surgissement soudain, non annoncé, que l’intuition déploie la corne d’abondance de sa certitude imaginative. Alors, vois-tu, la faille du doute se referme, l’abîme de la désespérance se comble et c’est une large plaine de compréhension qui s’ouvre et fait son écume à l’horizon des yeux.
Ici se rencontre l’amour. Non celui qui fait son efflorescence loin, là-bas, dans la ville des hommes et des femmes où les sentiments brûlent de ne jamais être achevés. Ici TOUT A LIEU. Sans reste. Ceci veut dire que l’essentiel se montre depuis le centre rougeoyant de sa propre conscience et clôt tout discours qui pourrait être de surcroît, superflu en quelque sorte.
Regarde donc la soie du ciel, son immense glacis que raient les traces des allées et venues mondaines. Elles sont les nervures de l’agitation humaine, celles qui, souvent, troublent l’ordre d’une harmonie que l’on voudrait connaître et, le plus souvent, nous échappe.
Regarde la ligne d’horizon, un blanc ferry y est posé avec, dans son ventre de métal, les mille désirs qui cinglent vers un ailleurs dont on suppute qu’il comblera le manque présent.
Regarde le peuple des cabanes. En lui, encore, flottent mille caresses, mille promesses de fiançailles éternelles.
Regarde l’unique et inimitable beauté des monticules de sable, regarde ces stries qui témoignent de leur généalogie au long cours. Jamais une dune n’arrête son voyage, jamais un grain de mica ne se perd dans les confins d’un possible évanouissement.
Les choses ne sont nullement négatrices de leur insigne présence. C’est nous, les hommes, qui les sacrifions à l’aune de notre suffisance. Le petit, l’infinitésimal, le discret, nous nous hâtons de les oublier et avançons à grands pas en direction de notre destin que nous pensons habité des plus hautes vertus.
Regarde la haie de piquets érodée par la vitesse du vent, la percussion du sable, regarde son ombre portée, elle est la projection du temps qui mesure son propre événement et nous convie à la fête inouïe de la parution.
Regarde, en toi, la singularité qui es la tienne, qui te porte vers l’universel car, le voudrais-tu, tu ne t’appartiens nullement mais tu es partie de cet univers qui t’a donné ta place et te requiert telle l’un de ses voix. La voie juste est la voie concertante où toutes choses se répondent en écho. Tu n’es seul, seule, qu’en apparence. Tu es peuplé des mille bruits, des mille mouvements qui, ici et là, disséminent les spores de leur devenir.
Regarde le ciel noir que trouent les yeux inquiets des étoiles. Tu es l’un de ces regards qui sondent les ténèbres, que d’autres regards rencontrent et ainsi, jusqu’à l’infini des pensées.
Comment se fait-il que tout ceci se dévoile devant le globe de nos yeux ? Par quel miracle ? Par quel dessein inaperçu de la Nature ? T’es-tu déjà posé la question : est-ce nous qui créons le monde au gré de notre vision ou bien existe-t-il un principe premier qui se donnerait en tant que l’ordonnateur de ce cosmos qui nous étonne, nous angoisse parfois, nous émerveille toujours, nous place en cet état de questionnement qui est le propre de notre essence ? Là, au creux de cette énigme du jour, là est le seul séjour où nous puissions tenter de dépasser nos sensations primaires.
Ce qu’il faut, vois-tu, le calme, la solitude, l’immobile, ceci constitue l’indispensable triptyque à partir duquel nous pourrons penser à la raison même de notre existence, aux vents et marées qui en animent le cours, aux flux et aux reflux qui scandent nos émotions, aux grandes vagues d’équinoxe qui agitent nos passions. Le retrait, toujours le retrait du bruit et notre corps sera disposé à se laisser traverser par le chant des étoiles ou bien par ce vent qui vient d’au-delà nos regards et vibre de messages tout juste contenus. Ils veulent parler. Ils veulent qu’on les écoute. Il y a tant d’empreintes, de signes qui véhiculent le sens, dont nous devrions être en quête plutôt que de nous laisser éblouir par les diaprures infinies des histoires qui girent à notre entour et ne participent qu’à notre étourdissement continu.
Ceci, tu le sais à la manière d’un incontournable, la beauté des choses est ce qui nous attriste le plus. Car, oui, nous craignons de la perdre, car, oui, nous tremblons de demeurer sans geste face à cette fausseté qui, partout, exsude des parois de la terre, coule du dôme du ciel et nous promet cet abysse, ce vertige dont nous ne pourrions ressortir que mutilés au plein de notre être, soudés à la terrible contingence comme la bernique l’est au rocher qui l’appelle et lui ôte toute liberté. Oui, nous sommes des coquillages fragiles qui s’agrippent à leur sombre rocher en redoutant de s’en éloigner. Que chute le jour, que vienne la nuit au long sommeil, qu’arrivent les rêves aux vertus cathartiques, nous voulons voir le ciel ourlé de noir, l’écume blanche battre la côte, le sable faire ses rides, les monticules hisser leurs collines dans l’air qui crépite. Oui, c’est ceci que nous voulons ! Nos mains sont ouvertes qui attendent.