Montserrat, pèlerins devant la basilique
(c) Thierry Cardon
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Je ne sais le motif que représentent les sgraffites réalisés d'après les dessins de Josep Obiols. Je ne sais quelles sont les significations symboliques de ce bestiaire taillé dans les veines du marbre noir et blanc. Tout au plus pourrais-je me hasarder à bâtir quelques hypothèses simples, dire la bonté évidente du dauphin, l’agressivité du saurien. Ainsi seraient délimitées les deux aires antinomiques des deux universaux du Bien et du Mal que viendraient renforcer la présence nocturne de l’ombre inquiétante, l’apaisement solaire de la lumière. « Pèlerins » nous dit le commentaire de l’image. « Pèlerin », « étranger », « l’homme de passage sur cette terre », nous dit le dictionnaire étymologique.
Certes, il s’agit bien de « passage ». D’un lieu à un autre, d’un temps du projet à celui d’une réalisation, de la réserve croyante à l’exercice de la foi, de la sphère quotidienne du profane à celle, tissée d’exception, du sacré. De « passage » du réel concret à cet espace métaphysique qui bourdonne au loin et ne se donne jamais que sous les traits de brume de l’imaginaire. Ici, sur le parvis que sépare en deux, telle l’enceinte de l’arène, la vivante clarté, aussitôt néantisée par le deuil de l’obscur c’est toute la tragédie humaine qui trouve la scène de sa donation la plus verticale, la plus crue. Don de la vie entraînant dans son cruel sillage le contre-don de la mort.
Ici, sous le soleil ardent de Catalogne, cessent toutes tentatives de se réfugier dans la toile douce des illusions. Image se reflétant dans la stupéfiante chorégraphie taurine : l’épée du matador brille qui va porter l’estocade, va immoler la fougue brune sous le linge de deuil qui signera la puissance de l’homme, la défaite de l’animal agenouillé devant son Maître. Etrange dialectique du Maître et de l’Esclave qui est la simple et irréductible duplication du processus du vivant qu’entame, dissout, peu à peu, celui de la mortelle condition.
Mais on dira plus volontiers, « al centre del món », comme isolé en sa singulière insularité, là au milieu du parvis, loin de tout souci de perte, de chute, l’irrépressible force de l’Amour, sa vie aux côtés de l’Ange, sa lutte avec l’haleine acide et froide du Démon. Oui, ces pèlerins, ces passants sur cette terre, s’étreignent, pris d’un évident bonheur, disposés aux effusions de la joie. Ici, dans la lumière de midi, dans la force de l’ascension zénithale, ils paraissent hors d’atteinte comme si une mystérieuse présence les protégeait de tout effroi, les portait hors de toute inquiétude.
Pourrait-on seulement imaginer voir se déliter cette union, fondre cette osmose, se scinder cette sublime dyade ? Nous, qui regardons, qui sommes des gens de bonne foi, des humanistes pratiquants, abritons cet amour sous l’auvent largement déplié de notre conscience. Et si nous le faisons avec une si grande générosité, c’est bien en direction de ce couple touchant, mais aussi pour nous rassurer nous -mêmes. En quelque sorte, imaginer le malheur de l’autre, c’est en même temps postuler le sien propre. Or nous ne le voulons, l’écartons de toute la force de notre volonté.
Nous regardons et nous nous retirons car il y aurait impudeur à observer cette scène plus avant. Les Amants, eux, ne connaissent ni pudeur, ni impudeur. Hypnotisés, anesthésiés par leur amour, ils sont au-delà de toute préoccupation contingente. Ils sont au Paradis, entourés d’animaux affables et beaux, de fleurs merveilleuses, de ruisseaux qui tintent tel le cristal, de prairies aux croupes somptueuses. Ils sont avant la Pomme. Ils sont avant la Chute. Ils sont dans l’ignorance du Mal. Ils sont dans la conscience souple et duveteuse de la vie. Ils sont dans un berceau de pétales. Ils ne connaissent pas la brûlure des épines. Ils sont sur leur nuage et ne craignent de tomber puisqu’ils n’ont jamais expérimenté ce que tomber veut dire. Ils sont en sustentation, en flottement d’eux-mêmes, des autres, du monde. Ils sont des oiseaux de haut vol qui ne connaissent de la terre, tout en bas, que leur propre vertige de planer haut, de ne souhaiter que ceci.
Bien évidemment, nous pourrions suivre cette bluette à la trace et ne s’enquérir de la suite. Ainsi font les enfants inquiets qui referment le livre du « Petit Chaperon Rouge » avant que le loup n’ait mangé la grand-mère. Mais telle est notre condition d’existants qu’il nous faut assister à la manducation et, si possible, en ressortir indemnes ou, à tout le moins, point trop terrassés par la peur. Ces Amoureux, dans leur cercle d’apparente félicité, sont-ils au-delà de toute atteinte ? Sont-ils en île d’Utopie où ne croissent que les idées généreuses et les projets ailés ? Sont-ils si occupés d’eux-mêmes, dans le cocon d’une juste réciprocité, que les choses terrestres ne sauraient les atteindre ? Sont-ils pourvus de la grâce de l’immortalité ? Voient-ils l’Absolu d’où toute possibilité de ténébre existentielle serait définitivement exclue ? Sont-ils VRAIMENT au Paradis ?
Poser toutes ces interrogations consiste, bien évidement, à fournir la réponse. Non, ces Amants ne sont pas en Terre d’Eden. Ils sont en « terre terrestre » et peut-être d’une façon plus urgente, plus visible que celle des autres passants qui s’égaillent sur le parvis dans une manière de superbe autarcie, de constante solitude. Rien n’est plus fragile que le bonheur lorsque, pointant le bout de son nez, il se poudre de gris, dissimulant son visage sous une pellicule de fard.
Tout amour, par nature, porte en soi les ingrédients de son propre drame. Et ceci n’est nullement une idée de sceptique ou une assertion de stoïque. Le tissu humain est ainsi fait qu’il dessine toujours, sur son envers, les rugosités que son endroit dissimulait sous les caresses de la soie. Donc, ces Amants sont certes des pèlerins en chemin. Mais vers quoi ? Mais vers le Purgatoire dont les portes communiquent avec celles d’airain, de l’Enfer. En réalité ils entreprennent, à rebours, le « pèlerinage » de Dante.
Partis du Paradis où brille Dieu en personne, ils vont passer par le Purgatoire avant d’atteindre les neufs cercles de l’Enfer où habite le Diable entouré de cruels Démons. D’un lieu de béatitude, l’Amour, ils passent à un lieu de Ressentiment au préjudice de leur vie. Ils font le trajet stupéfiant de la Vie à la Mort ou, si l’on veut, de l’exister à la conscience du ne-pas-exister, de l’immortalité à la finitude. Comme l’on passerait, sans transition, de la plénitude de l’amour aux affres du désamour, de la rutilance du sens aux éclipses définitives du non-sens. Ont-ils d’autre choix que celui-ci dont l’affliction est à la hauteur de toute aporie ? Certes non, à moins de se réfugier dans la mansuétude d’un romantisme désuet.
Sans souci de surinterprétation de l’image nous pouvons facilement y reconnaître les quelques cicatrices au gré desquelles la « maladie de la mort » va surgir irrépressiblement sans qu’il soit en la mesure de quiconque d’en enrayer les funestes desseins. L’Amant (nommons-le Adam, dans le pur souci d’une provenance originelle) fait face à son destin, fait face à la Basilique qui est le temple de Dieu. Il semble même en soutenir le regard, en faire l’épreuve. Mais ceci, ce geste profondément iconoclaste (nul ne peut fixer la Présence Divine), il ne peut le « payer » qu’au prix de sa vie. On ne saurait toiser impunément Zeus. Le foudre frappe qui réduit à néant.
Quant à l’Amante (nommons-là Eve par pur souci de symétrie), contrairement à la fable de la Genèse, elle est entraînée dans sa propre perte par la chute de son Amant. Justice est donc rétablie, si l’on peut dire, par symbole interposé. Que l’origine de la « perte » soit un fait masculin ou féminin importe peu, c’est la Chute qui compte et elle seule qui ouvre toutes grandes les Portes du Tartare.
N’y aurait-il eu péché, les Originels se fussent-ils exonérés de mourir ? Ceci n’est que broderie du dogme pour les ignorants et les crédules. Nul besoin de justifier notre chemin mortel par quelque supercherie. Nul arrière-plan religieux qui pourrait adoucir nos peines. C’est en pleine lucidité, là au soleil de midi, là « al centre del món » que tout se joue parmi les gracieuses cabrioles des dauphins et les dents aiguisés des sauriens. Nulle part ailleurs ! Qui donc pourrait s’inscrire en faux contre une telle vérité ? Toujours la vérité blesse qui soustrait à nos vanités, à nos séduisantes mythologies, à nos trompe-l’œil en forme d’image d’Epinal les horizons d’une vie qui n’en serait une, seulement un genre de comédie se satisfaisant de ses propres tours de passe-passe ! Voir et ne nullement ciller, voici la seule et unique règle. Toujours, existentiellement approchée, cette dernière, la règle, est-elle trempée dans le métal le plus résistant. Et notre force décroît qui ne saurait en faire plier la cruelle matière !