Photographie : Catherine Courbot
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Vois-tu, Toi-la-Maritime, combien l’heure est belle qui fait ses sombres attouchements. Le crépuscule, je l’imagine à la manière d’une belle fille qui serait couchée par-delà les flots, une sorte de Sirène des temps anciens, peut-être venue du lointain Péloponnèse, là ou naviguait l’habile et rusé Ulysse. Je l’imagine parfois sous les traits de Circé la Magicienne, celle qui compose des breuvages puissants, narcotiques, qui donnent le sommeil aux hommes, les métamorphosent en de simples tubercules que la conscience n’atteint même plus. Sais-tu, au moins, combien il est doux, pour l’imaginaire, de s’envisager sous une forme étrange, là où ne parviendrait plus ni douleur, ni souffrance, seulement une immense et heureuse léthargie pareille à un songe infini ? Et peu importe que l’épiphanie humaine ait été désertée, c’est seulement la vibration d’une troublante sensation que nous voudrions éprouver, genre d’anémone de mer aux mauves tentacules que battrait l’eau multiple et soyeuse des songes.
Alors l’on ne serait plus que ceci,
un flottement inaperçu du temps,
un clignotement de l’instant
perdu au large de soi.
Oui, Toi-la-Maritime, dis-moi donc quel breuvage tu as préparé à mon intention qui, déjà, me conduit bien au-delà de mes habituels soucis ? Breuvage de lumière qui inonde ma peau, en fait un bronze lisse que rien, désormais, ne pourrait atteindre, que l’onde d’un éternel bonheur. Rien de plus facile que d’éprouver, en soi, dans le plein de sa chair, cette félicité après laquelle les hommes courent, s’épuisent à happer la moindre parcelle, ici dans de multiples voyages, là dans une consommation effrénée qui ne fait que davantage les aliéner, les remettre à la geôle de leur propre esprit. Souvent de leur naturelle insuffisance. Car, vois-tu, il y a un effort à produire, une volonté à bander tel un arc, un projet à porter plus haut que soi afin que, situés dans l’exigence d’une éthique, nous parvenions à nous connaître mieux que dans l’approximation. L’atteinte de soi est à ce prix dont nous devons payer l’écot, nous en coûtât-il de déserter l’ouate de notre ordinaire vacuité.
Sais-tu, comme moi, la beauté de la mer avant que les premières vagues de la nuit ne déferlent sur le plateau de la terre ? C’est alors un infini silence qui plane sur les choses comme si une fin heureuse du monde s’annonçait à l’horizon des êtres. Les grands oiseaux blancs, dans le ciel, seraient ivres de leur vol si gracieux, si singulier. Le phare, sur la pointe du rocher, lancerait sa lanière de clarté aux quatre horizons du monde. Des bandes de dauphins enjoués caracoleraient tout juste sous le miroir de l’eau, ressortant parfois à l’air libre dans une gerbe d’étincelles. De lumière, évidemment.
Y aurait-il plus belle et réelle manifestation que celle-ci ? Imagine, un instant, la nuit venue recouvrant de son étole noire la totalité des choses. Comment pourrais-tu apercevoir quoi que ce fût, quand bien même les piquants des étoiles feraient leur bruit de luciole ? Tu serais laissée dans le doute de toi-même et errerais telle une âme en peine. Mais de quoi donc serais-tu en affliction ? Mais de toi, évidemment. La lumière est ta conscience, cette brillante comète qui te fait être en avant de toi et t’ouvrir à ce paysage de beauté, à cet homme aux yeux sombres dont parfois tu traces la silhouette sur l’écran de tes yeux, à cet enfant - il pourrait être le tien - qui gambade sur la plage et fait voler, haut dans l’azur, la toile de son cerf-volant, une longue traîne le suit, identique à l’exister en son sublime déploiement.
Il n’y a que ceci de vraiment réel, la lumière.
Elle nous féconde,
elle ruisselle et nous appelle
à la fête inouïe de l’être.
Bien des rêveurs ont cherché, au terme de longues et ennuyeuses réflexions, à donner un visage à l’être, précisément. Mais le voici devant eux, largement prodigué, répandu à l’envi parmi tous les carrefours des destinées humaines.
L’être, la lumière,
une seule et unique chose.
Il ne saurait y avoir d’autre mystère, de chiffre secret à dévoiler, de pyramide à creuser, de cristal à décrypter. Tout est là immensément venu au prodige de la parution sans qu’aucun effort n’ait été déployé, sans qu’aucune puissance n’ait été convoquée. Tu sais ce que veut dire « apodicticité » en termes savants, cette vérité qui coule de source, ne demande nulle démonstration, se développe telle la chrysalide devenant ce bel Argus bleu fendant l’air de ses ailes de papier. Il ne fait nul bruit. Mais est-il moins présent pour autant ? Est-il moins doué de ces mouvements primesautiers qui sont les gestes mêmes de la facilité, les ornements de la sagesse ?
Alors comprends-tu
L’urgence à vivre
De la lumière ?
Dans la lumière ?
Pour la lumière ?
Elle seule est le don multiple qu’un dieu a remis aux hommes afin qu’illuminés, ils ne puissent en oublier le prodige, le douloureux dépliement parfois car elle, La Très Estimable, doit se battre contre les mauvais instincts, les pensées creuses, les agonies ténébreuses du doute. Est-ce pour cela que ce paysage maritime, dont tu me fais l’offrande, vient à moi avec une telle harmonie ? Mais regardons donc ensemble le rare et le précieux. Tout est gris, je veux dire la lumière est grise qui parcourt la totalité de la scène. Ce gris a, à certains endroits, la valeur d’un argent sombre, une manière de chant en clair-obscur qui vient à nous au travers d’un air tissé d’à peu près rien. Tout est en attente, vois-tu, de proférer. Seule une parole silencieuse, inarticulée, lovée dans le pli de quelque vague est en mesure d’énoncer cette paix, ce calme qui se lèvent de l’image et se tiennent en sustentation, ce sont de célestes présences qui naissent d’elles-mêmes et installent un genre de Cercle de l’Eternel Retour.
Comme si l’intervalle d’une éternité nous était remis pour la suite et la suite infinie des jours.
Là, dans la faille ouverte
de la belle lumière,
là sur les écailles qui dansent
au fil de l’eau,
là sur cette mer moirée semblable
aux saltos de l’amour,
tout enjoint au recueil,
tout fait signe en direction
d’une contemplation.
La plus belle qui soit : celle qui n’a nul autre objet à viser que la vision elle-même. Les vagues courtes, hérissées, viennent de loin, là où les hommes se lèvent à peine, leurs cheveux ébouriffés d’avoir trop rêvé, peut-être trop espéré. On entend leurs bâillements, on devine leurs yeux bouffis, on croit percevoir l’étirement de leurs membres gourds de sommeil, les premiers claquements de leurs ligaments qui disent l’attente de plonger dans le lac brillant du jour. Et la retenue sur le bord du temps, car l’inconnu est manifeste qui, parfois, gèle leurs mouvements, soude leurs doigts et les met en demeure de paraître, pareils à des spectres nocturnes.
Regarde donc ces pieux plantés dans la vase, ils sont des fragments de la lourde inconscience de la terre, ils viennent de ses racines, là où l’au est limoneuse, là où vivent les crabes aux pinces lourdes, les limaçons qui, jamais, ne connaîtront la houle blanche du soleil au zénith, ce luxe absolu qui ne peut être visé qu’au risque de la cécité, c’est à dire d’un renoncement à voir la ligne d’horizon qui se confond avec la brume, cette silhouette noire qui cherche on ne sait quoi - peut-être en ignore-t-elle elle-même le sens ? -, ces rebonds de lumière, ces cristallisations bientôt dressées contre l’écran illisible de la nuit. Sais-tu combien il serait tentant de deviser, des heures durant, sur cet étonnant sens des choses dont la lumière est l’unique révélateur ?
Mais, bientôt, il faudra dormir, prendre la forme d’un gisant de pierre sur la dalle de notre couche, ne plus bouger. Longtemps, très longtemps, quelques dernières clartés viendront nous visiter avant que nous ne rejoignions le royaume de Morphée. Certes, il y aura des ombres qui glisseront, des ténèbres qui poliront l’arc de notre front, du noir et du gris planant au-dessus de notre tête tels de voluptueux milans en quête de l’objet de leur désir, cette proie qui brille dans l’obscur et appelle au sacrifice ultime.
Un coup de bec lacèrera le réel,
dira la mort, l’ombre,
tout contre la vie, la lumière.
Il n’y a nulle autre alternative à ce tragique clignotement. Est-ce pour ceci que, en une certaine façon, nous vénérons les feux, aimons la tache claire de la bougie, sommes fascinés par la giration sans fin des phares ? Tout ceci nous le verrons avec une précision diamantaire, avec les yeux taillés en saphir, avec les pupilles aiguisées tel d’efficaces trépans. La grande houle maritime du rêve nous enveloppera telle une taie brodée de fils d’or, de fils d’argent, de fils de platine. Ce seront les derniers éclats de la lumière, des sourires d’écume, des coursives de cristal, des corridors de verre. Au milieu d’eux nous serons pris dans le tourbillon d’étincelles de nos premiers songes.
En attente du jour.
Oui, en attente du jour !
Cette LUMIERE !