Fille Egon
Barbara Kroll
***
Fille Rouge,
fille de désir et de braise,
combien j’aime ta posture,
effigie dressée
à la face du monde !
Bien des fâcheux
se désespèrent
de ta farouche liberté.
Combien ils ont tort,
eux qui ne vivent
que de menus faits
et débitent leurs patenôtres
à l’abri des regards,
dans de bien tristes églises !
Ta liberté, Fille de Vent,
est ton étendard,
l’oriflamme que tu déploies
à l’encontre
des Sinistres et des Bien-pensants.
Te dire comment je te vois
c’est écrire des lettres de feu
aux fronts des Libertaires
et des Libres Penseurs.
Eux te reconnaissent,
eux ne vivent qu’à t’envisager
dans leur propre horizon
qui est celui ouvert, mobile,
arrimé à l’immédiate
beauté des choses.
Nul ne peut voir ton visage
sculpté de volupté,
la blessure serait trop grande
par où s’épancherait leur âme,
par où se dissoudrait leur esprit.
Nul ne pourrait soutenir
ton masque de plaisir,
ces yeux profonds
ouverts sur le mystère
des choses,
ces lèvres rubescentes
qui sont l’abîme
où ils se jetteraient
afin de ne plus soutenir
cette vision
qui les rendrait fous.
Oui, Fille de Vent,
tu as ce pouvoir immense
de réduire à la démence,
à la fois ceux qui sont
dans la distance,
à la fois ceux qui sont,
une fois, tes Amants
et ne reviennent jamais
du voyage nuptial
dont tu leur as fait l’offrande.
Certains prétendent que tu n’es
qu’une Mante Religieuse
qui aurait troqué sa robe verte
pour cette vêture de chair rouge,
que tes lèvres ne seraient
que les mandibules au gré desquelles,
après le geste d’amour,
tu te repaîtrais
de tes innocentes victimes.
Mais que le monde est donc sot,
que les gens sont légers
de soutenir pareilles billevesées !
Quiconque t’approcherait voudrait,
sitôt le baiser d’Amour,
recevoir, de toi,
le baisser de la Mort.
Bien sûr nulle logique à ceci,
seulement la volonté,
après avoir connu le Ciel,
de connaître la Terre,
immense reposoir
pour les Amants fourbus.
Oui, Terre après Ciel,
repos après l’infinie jouissance
dont tu es le temple,
la Grande Prêtresse,
l’ordonnatrice à tout jamais.
Sais-tu que moi,
qui écris à ton sujet,
suis depuis longtemps
ton affable Serviteur
et, parfois,
oserais-je le dire,
ton Esclave ?
Ô ne va nullement croire
que le dévoilement de ce secret
ait quelque intention cachée,
par exemple de te séduire.
Certes te séduire me plairait
et rien ne me satisferait tant
que de succomber entre tes bras
de t’avoir trop aimée.
Bien au contraire,
ma mort justifierait
cet excès de toi
dont je suis atteint,
que seule ma disparition
pourrait effacer,
comme l’on gomme
d’une feuille blanche
un signe noir
que l’on trouve
trop insistant.
Vois-tu, parfois je ne peux
surseoir à mes phantasmes,
ils brûlent ma peau,
ils mettent ma chair au supplice
et ma libido écarlate te visite
telle la Reine que tu es.
Longtemps je me plais
à butiner
la falaise de ton cou,
à plonger mes cheveux
dans les tiens,
cette rivière d’ébène et d’acajou,
à en mêler les sombres confluences
afin qu’une fusion en naisse
et alors je pourrais te connaître
de l’intérieur,
parcourir la tunique de ton cœur,
écouter ses pulsations carminées,
me fondre dans la vasque de ton ventre,
m’immoler dans la forêt pluviale
de ton sexe.
Combien il me plairait alors
de devenir cet Ara macao
au plumage de feu,
au bec recourbé
qui prélèverait dans ton antre
les mousses et les lichens
de la pure passion.
Mais peux-tu au moins
connaître la fièvre
qui nous parcourt,
nous les hommes,
à la seule idée de nous réfugier
au creux de ton intimité,
d’en humer l’odeur de rose,
d’en sentir la fraîcheur pluviale,
d’en éprouver la pliure
de soie et d’organdi ?
Sais-tu, au moins,
que nombre
de mes semblables,
après avoir absorbé
quelque élixir vénéneux,
cannabis, morphine ou héroïne,
n’y trouvant guère leur compte
et désespérant de jamais
pouvoir être les hôtes
de ton paradis naturel
se sont donné la mort
et que leurs âmes en perdition
volent,
pareilles à ces feux de Saint-Elme
qui brillent à la cimaise des caravelles ?
C’est ceci ton pouvoir :
donner la Vie
et, pareillement,
donner la Mort.
Pourrait-il y avoir
plus grande puissance
sur Terre ?
Nombre de mes semblables,
parlant de tes coreligionnaires,
usent de qualificatifs erronés
qui vont
de « fragile » à « menu »
en passant par « frêle »,
comme s’il s’agissait
de jeunes rameaux
que le vent martyriserait.
Mais combien ils se trompent,
mais combien ils croient,
tels de naïfs enfants,
au privilège de leur sexe,
combien ils estiment
leur condition
au-dessus de tout.