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23 juillet 2020 4 23 /07 /juillet /2020 07:48

   Ce sont les dernières vagues de la nuit. Des rouleaux d’écume grise poussent devant eux la première blancheur, la première neige. L’aube nait à l’horizon avec un frémissement de libellule. Cela se défroisse à peine, cela ne dit pas encore son nom, c’est un signe précurseur d’avant le baptême, d’avant la nomination. Alors on est soi hors de soi, alors on est soi sur le bord de son être. Tout attend à la pliure du monde et le grand souffle du ciel se retient avant de parcourir la terre, d’y semer les fleurs éparses qui diront aux hommes le devoir d’exister, de tracer leur sillon dans la glaise du vivant. Cette attente est belle, elle dit l’aventure sur le point de paraître, elle dit l’événement gros de sa propre stupeur, elle dit la prochaine turgescence du jour, l’étonnant surgissement des choses sur la toile libre de la conscience.

   Il doit être cinq heures du matin en cette fin de printemps. Depuis ma chambre je sens le prochain gonflement du jour, la grande parturition au gré de laquelle nous, les Errants, figurerons parmi les esquisses plurielles de l’exister. Ici, près de cette rivière à la claire voix, ici encore dans le pré piqué des dernières étincelles de la nuit, là sur le haut sommet de la montagne sur laquelle se découpe la flèche noire du vol des milans, là encore sur la margelle des villes, dans les banlieues bleues où se dressent les figures anonymes des hautes tours, elles forent l’espace mais leurs yeux sont éteints, bordés de cécité.

   J’ai dans les treize ans, autrement dit c’est une manière de bouton virginal qui s’éveille à la vie et ne rêve que de déployer son pollen, de faire vibrer son nectar sur tous les orients qui se lèvent et appellent à la grande fête de la vie. Par la fente de mes volets à demi fermés, c’est un genre de feuille illisible qui traverse ma chambre, une manière de soie qui palpite, ne se pose nulle part, regarde simplement le blanc des murs, la plaine blonde du parquet. Le silence est grand, il fait son troublant vortex où tout semble disparaître pour ne plus paraître. C’est méticuleux, le silence, ça se pose sur les choses comme un doigt sur des lèvres closes, cela dispose au recueillement intérieur, cela appelle à la méditation. J’épie le moindre bruit, retiens ma respiration. Ce qui doit advenir, qui est pure joie, je ne saurais en différer la venue au gré d’une distraction de l’âme. L’âme, c’est si léger, si fragile, un genre de papier d’Arménie qui pourrait se consumer dans une odeur de résine et s’absenter de nous et alors nous serions orphelins de nous-mêmes, sans plus de contour que le vide, sans plus de consistance que les fils de la Vierge.

   Voici, j’entends le premier signal, la première émergence d’une aventure qui, bientôt germera, pour l’instant se retient. C’est bien normal, les choses sont toujours engourdies au sortir de la nuit, elles veillent à leur dépliement, mais dans le secret, dans la rutilance encore présente des massifs d’ombre du songe, parfois encore des éclairs les traversent qui fusent dans le corail gris de la tête. Un matelas a grincé. Des gonds ont fait leur bruit lorsque la porte s’est ouverte. Des pas ont frappé le sol de planches, ont imprimé, dans le massif indistinct de la maison, l’espoir d’un lever, ont déposé l’obole d’un jour nouveau. D’un jour à connaître. D’un jour à créer. Oui, car c’est bien nous qui créons le temps à l’aune de notre volonté, de notre conscience. Grand-Père William a toujours été un lève-tôt, une impatience livrée à son propre tumulte, une énergie à mettre en marche dès la fin du somme.

   J’ai rejoint mon Grand-Père dans la cuisine qui donne sur le levant. La lumière est encore basse qui agrandit les ombres, leur donne une belle moirure, les plaque au sol où naissent les premiers reflets. William prend son petit déjeuner. Il a déroulé ses anchois, les a posés sur un lit de pain imbibé d’huile d’olive. Du bout de son Opinel il prélève de minces tranches qu’il porte à la bouche. Un cube de mie les accompagne qu’il mâche longuement. Chez Grand-Père, le simple fait de manger représente une attention toute particulière qui, parfois, confine à la dévotion. Il est un homme simple, un journalier agricole dont les modestes revenus lui permettent à peine de vivre. Séparé de ma Grand-Mère, il loge chez mes Parents et, accessoirement, dans une vielle maison adossée à un antique monastère sur la colline qui domine Beaulieu. Il vit au jour le jour. Il vit comme la Leyre - la rivière qui coule au bas du village -, faisant avancer son existence goutte à goutte, en direction de cet aval qu’il ne redoute nullement, trop occupé qu’il est par la fête unique, irremplaçable de l’instant, ce don qui s’épuise à chaque seconde mais, toujours se renouvelle. 

   Nous sommes dans la rue lorsque les premiers rayons du soleil se lèvent au-dessus de l’horizon. Nous traversons le village encore endormi. Douceur d’écume de cette solitude à deux, elle renforce des liens déjà profonds, inentamables. Nulle distance entre Grand-Père William et moi. Non seulement nous sommes de la même chair, mais nous sommes uniques en quelque sorte, deux vies s’abreuvant aux mêmes plaisirs simples, aux mêmes joies modestes, immédiates. Notre goût commun pour la pêche est un ciment supplémentaire, un indéfectible liant, une osmose dont nous n’avons nullement à interroger l’essence tellement elle est naturelle, incisée d’une identique félicité d’être, ici et maintenant, sur ce lopin de terre où plongent nos racines communes.

    Oui, cette pseudo-solitude rapproche les cœurs, ensemence de joie le trajet singulier qui s’étoile devant soi et indique la plus haute certitude dont s’investit tout sentiment vrai. Nos cannes à pêche, tout comme nos paniers, tout comme nos âmes, sont légers, tissés d’air et traversés de fins nuages. Quelle volupté alors que d’être logé au plein de soi, sous le vol léger des passereaux, la frise aérienne de l’azur, les dentelles vert-de-grisées des aulnes qui longent les rives de la Leyre. Je n’ai nullement besoin de regarder la lumière briller dans les yeux gris de William, je sais qu’elle est là, pareille à une brume qui flotte au-dessus de la lagune, lui donne sa belle couleur et le caractère qui la fait telle qu’elle est, irreprésentable hors de soi. 

   Nous avons atteint la grève de Talbert. Une plage de cailloux gris et blancs qui jouent avec une eau brillante, écumeuse, des bulles éclatent sous la poussée des demoiselles. Ici est notre Eden, le lieu de notre ineffable joie. Soudain nous nous sentons si légers, si libres de nos mouvements, de nos pensées. Grand-Père modèle, dans le creux de ses mains, des appâts qu’il a lui-même confectionnés avec de la mie de pain, du maïs concassé, des croûtes de fromage, des épluchures, le tout lié par de la farine et un peu d’eau. Lorsque les boules touchent la rivière, elles s’éparpillent en mille minuscules soleils, font des traînées le long du courant, troublent l’onde qui jaunit. Bientôt des frémissements, des frétillements. Ils disent la présence des goujons, des tanches, peut-être de carpes aux ventres lourds qui s’accrocheront à nos hameçons. Nous ne les attrapons pas pour les blesser, leur montrer notre soi-disant supériorité d’hommes. Nous les attrapons et les concevons à la manière d’une provende à destination des dieux, que nous accompagnerons d’une longue libation. Je sais la source qui coule à bas bruit dans le sol de mon aïeul, je sais la pertinence, pour lui, d’un repas pris entre amis, d’un désir accompli sous l’arche brillante de la rencontre, sous les auspices de ces moments qui scintillent telles des gemmes serrées dans leur écrin d’argile. Je sais le rare et le précieux, William me les appris, non d’une manière docte, ce n’était nullement son style, seulement par l’exemple qui, à première vue paraîtrait indigent mais qui, en réalité, ruisselle de bon sens, de don de soi ouvert, effectif, toujours renouvelé par le premier événement.

   Au travers du rideau des arbres, la clarté s’élève avec douceur, elle est pareille à la venue de la raison après la nuit de l’obscurantisme, une délivrance, une participation de qui on est à la fête fraternelle que les heures portent en elles pour qui sait les observer, y repérer les signes d’une intelligence secrète de la terre, des choses, de l’eau qui court, de l’abeille qui fait son butin des étamines solaires de la fleur. Tout converge dans un identique sillon de sens. La nature fait l’homme qui fait la splendeur du monde pour peu qu’il soit attentif à la tendresse de ce qui vient à lui : le rayon de soleil, la tunique noire du grillon, sa chanson discrète, la goutte de pluie qui féconde la joue et la dispose au repos, à la fraîcheur. C’est tout ceci que Grand-Père William m’a appris, tout comme le ciel nous apprend les nuages, les nuages les gouttes, les gouttes le mince ruisseau qui, bientôt, sera mer, sera l’immense pour nous les minuscules qui croyons tutoyer les étoiles, nous mesurer à l’infinité de l’univers, sans ciller, sans inquiétude aucune, alors que nous sommes infinitésimaux au regard des constellations.

   Du trou d’eau qui est le nôtre, qui est un peu le méridien sur lequel nous nous orientons, en cette radieuse matinée de printemps, nous avons extrait nombre poissons aux écailles d’argent, un arc-en-ciel de gouttes suivit leur capture. Du panier en osier que nous avions emporté, nous avons prélevé quelques nourritures terrestres qui nous ont fait hommes, sur cette terre, en cet endroit, en cet instant non renouvelable. Mais, ce que nous avons retiré de plus précieux, cette invisible substance dont est tissée toute relation vraie. Jamais elle ne s’épuise et, aujourd’hui, bien des années plus tard, c’est bien entendu la célèbre ‘petite madeleine’ proustienne qui a surgi du fond du passé.

   Mon Combray est ce Beaulieu de l’enfance. Ma Tante Léonie ce Grand-Père rieur dont, parfois, le visage me hante avec bonheur, lors de mes nuits d’insomnie. L’existence est une très longue nuit faite de sombres gouffres, d’oubliettes sans fin, de gorges étroites envahies de froid et de tristesse. Oui, elle est bien ceci, mais, dans le profond de la nuit, clignotent de vives étoiles, leur signal vient jusqu’à nous après des années-lumière, des épaisseurs immenses de temps, des vastitudes d’espace. Elles sont telles des balises qui nous indiquent le chemin à poursuivre. De hautes figurent s’y détachent qui tiennent nos mains et nous guident parmi le vague et l’immense dont nous ne connaissons jamais rien mais dont nous espérons la flamme d’une mince joie. Oui, d’une joie. A défaut nous serions perdus au monde et à nous-mêmes !

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