Image : Léa Ciari
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[Quelques mots avant-coureurs du poème
La poésie est toujours un mystère, la poésie veut le secret, veut la faible lueur. Je crois que ce qui lui convient le mieux, en termes de lumière, cet ambigu clair-obscur où, d’un même mouvement, elle vient à nous et se retire. Oui, car les mots du poème, s’ils paraissent au jour, demandent la nuit, demandent l’ombre, demandent le repli. Les exposer à une trop vive clarté en détruirait le subtil équilibre, en obèrerait le rythme à peine venu « sur des pattes de colombe » pour paraphraser le subtil Nietzsche. Car il y aurait un risque réel à exposer sa douce chair au combat du jour, à la polémique dont les événements, toujours, sont tressés. Il est nécessaire que la poésie repose en soi, en une manière de crique qui la mette à l’abri des convulsions du monde et de ses tempêtes toujours en réserve.
La poésie qui suit, que vous lirez peut-être, elle aussi demande la pénombre, une manière de recueil tout comme le Spectateur de cinéma demeure en retrait de l’écran où s’animent les fabuleuses images, elles sont tissées d’un pur onirisme qui rejoint l’imaginaire des Voyeurs. « Voyeurs » dit mieux que « Spectateurs » le genre d’acte subversif, toujours indiscret qui auréole le regard comme si, toujours, un secret allait se dévoiler dont les Quidams tireraient quelque fortune, peut-être un gain qualitatif quant à leur vision, peut-être une ivresse à enfouir au plein même de leur chair.
« Toi la grise Endormie » se situe dans la pure veine orphique dont mes habituels Lecteurs et Lectrices auront reconnu l’empreinte, elle court à la façon d’un mythe fondateur dans la quasi-totalité de mes Nouvelles et Poésies. Orphisme : perte de Soi, perte de l’Autre. Orphée (entendez l’Auteur) cherche son Eurydice (entendez l’Écriture) comme sa quête obsessionnelle dont, cependant, il sait qu’il ne parviendra jamais au bout de son unique souci. Et c’est bien en ceci que réside la beauté de tout chemin créatif, il n’avance jamais qu’à être aiguillonné par cet abîme dont il essaie de combler la faille existentielle.
Bien évidemment, le parti-pris d’un style orphique se traduit par l’allure de la plainte, du regret, une lente mélancolie poudre tout de sa dette immuable au passé. « Passéisme » diront certains, mais peu importe et le mode sur lequel l’écriture vient à elle et la phase du temps qu’elle convoque. Dans tout motif d’écriture, rien ne compte que l’usage du langage, la présence des mots à eux-mêmes car c’est bien de ceci dont il retourne, les mots vivent d’abord pour eux, dans une manière d’étrange autarcie, le Lecteur, la Lectrice n’intervenant, si l’on peut dire, que de surcroît. Contre ceux, parmi les Esthéticiens, qui affirment que l’œuvre n’est accomplie qu’à l’aune de sa réception, je prétends le contraire, l’œuvre, la prose, le poème sont tout entiers leur propre monde, ils sont un en-soi qui trouve sa propre justification une fois le point final posé par l’Auteur.
Ne serait-ce ceci, tout autre point de vue ne ferait qu’affirmer la relativité d’une création puisque, aussi bien, elle serait dépendante de la présence, de l’activité de consciences intentionnelles extérieures qui en détermineraient l’être et sa possible postérité. L’œuvre ne peut être sa justification qu’à l’aune de son existence interne. La gemme qui repose au centre de la terre est gemme en dehors de quelque regard humain qui la transcenderait et lui confèrerait sa propre vérité. La haute canopée amazonienne n’appelle quiconque à la reconnaître comme telle. Elle est un genre d’a priori qui existait de tout temps à même sa nature singulière, existera de tout temps, vue ou non par quelque présence que ce soit. Donc poésie orphique. Elle est sa propre totalité, tout comme vous, Lecteur, Lectrice, êtes la vôtre. Parfois des mondes peuvent-ils se rejoindre avant de rejoindre, chacun, ce clair-obscur qui les constitue, qui est sans partage. Avant d’être des Êtres possiblement poétiques, nous sommes Hommes et Femmes. Avant de nous rencontrer, toute Poésie est avant tout Poésie.]
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Toi la grise Endormie
Que j’ai suivie
Sur le chemin
De mon destin
Toi la grise endormie
Ô unique festin
O unique Poésie
Vois-tu l’Endormie combien
Il est plaisant pour mon maintien
De veiller à ton sommeil
Ce sublime sans pareil
De ne le point troubler
Mais de simplement l’encenser
Mes yeux sont grand ouverts
Qui font ton inventaire
Tu es sans défense
Image lisse de l’enfance
Sur toi veille l’inconscient
Gardien très omniscient
De moi ne viendra nul présent
Je serai une manière d’Absent
Ce que mes yeux verront
Mes souvenirs l’oublieront
Mon corps sera au repos
Dans son monde clos
Lui que le temps a flétri
Lui que l’âge a conduit
Au plus profond d’un puits
Je suis disposé à ta seule Beauté
Et nul trouble dissimulé
N’en viendra ternir la félicité
Te voyant ainsi abandonnée
Au luxe immédiat de ton corps
Il est luxe, il est or
Je ne peux m’empêcher de
Penser à ces « Belles Endormies »
Elles dorment alanguies
Un puissant narcotique
Empêche leur réveil
Le site d’un pur onirique
Les auréole d’un nonpareil
Je suis tel le vieil Eguchi
Homme remis
Au Crépuscule de l’âge
Tel un Antique Sage
Je passe des nuits à errer
Auprès de toi, l’Abandonnée
Je passe des journées
Cruelles à sonder le passé
Toi la grise Endormie
Que j’ai suivie
Sur le chemin
De mon destin
Toi la grise endormie
Ô unique festin
O unique Poésie
Ainsi me viennent en mémoire
Comme dans le médaillon d’un camée
Dans l’irisation de leur moire
De très jeunes et anciennes Aimées
Elles ne sont plus, dans le jour iridescent
Que quelques haillons agités par le vent
Oui, Toi la Grise Endormie
Depuis les plis de ton long sommeil
Tu ignores la douleur de mon éveil
Celui qui n’attend que le son de l’hallali
Le sombre abîme
En sa passée ultime
Jeune, tout comme toi
Je n’exprimais que la foi
Aujourd’hui
Seul le déni
La roue du Temps est sans pitié
Elle moissonne tout ce qui est usé
Le Temps est sans indulgence
Il avance, il avance
Non, surtout, ne considère nullement ces mots
Tels de longs et tragiques sanglots
Te voir est déjà bonheur
Bien plus que simple faveur
Ne pas te voir ôterait à mes yeux
Tout motif d’être uniment joyeux
Quand on a beaucoup vu
Entendu, touché
Que demeure-t-il sinon l’aperçu
Souple d’une courte félicité
Le sentiment de pouvoir à nouveau
Éprouver tel le Jouvenceau
La gamme inouïe d’un plaisir
De pouvoir vivre encore quelque désir
De tomber amoureux
D’un fruit charnu et duveteux
Des boules des nuages
Du sable d’une plage
Toi la grise Endormie
Que j’ai suivie
Sur le chemin
De mon destin
Toi la grise endormie
Ô unique festin
O unique Poésie
Tu es posée avec délicatesse
Au milieu de tout ce gris
Tu as l’air d’une Princesse
Couchée dans l’écrin de son lit
La natte sur laquelle tu reposes
A la douce splendeur d’une rose
Ta robe lui répond
En l’éclat assourdi d’un rayon
Ta chair qui, par endroits
A la moirure d’une délicate soie
Émerge du néant
M’apparaît tel le chant
Dont tu parais tressée
Dans le genre d’une Fée
Ce que je voudrais ici
De toute la force de mon cœur
Du plus secret de mon ardeur
Te rejoindre en ce Paradis
Dont tu es l’alpha et l’oméga
Ce Pays au-delà des soucis
Ce pays que je ne connais pas
Cependant il est à Toi
Seulement à Toi
Alors que dire
Qu’éprouver
Que souhaiter
Rien ne serait pire
Que de t’éloigner
Que vienne se dévoiler
Le secret qui, sans arrêt
Ne cesse de m’interroger
Que le jour meure
Que la nuit demeure
Que tes rêves m’apparaissent
Sur fond d’une étrange liesse
Que mon cruel désarroi
Soit l’ombre de ma croix
Que mon intime pudeur
Rime avec ton vif bonheur
Tu es le constant effroi
Qui me ramène à moi
Tu es la source vive
Par elle tout s’avive
Tu es la douce apparition
Agis telle une onction
Surtout demeures qui tu es
C’est ceci qui me plaît
Å simplement t’observer
Je suis un Roi couronné
Tu es ton long sommeil gris
Ton réveil sera mon dernier abri
Juste avant que ne vienne ma folie
Oui, ma folie