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Déjà, à seulement employer les termes de « Colonie de Vacances », et l’on est dans une autre époque, sinon dans un autre monde. Et déjà l’on parle d’un temps qui fuit au loin, dans la grisaille des jours. Avec la distance qu’instaure toute « modernité », la perspective s’agrandit et c’est comme si l’on observait le passé en ayant inversé le sens de la lorgnette, quelque chose se donne à voir, dans la forme du tremblement, dans l’allure d’une carte postale ancienne. Un peu comme si l’on était atteint d’un trouble de la vision, peut-être une myopie et il faudrait poser sur les yeux des verres grossissants. Je crois même que ce qui fut mon enfance devient une simple fiction, quelques mots dans le Grand Livre de l’Existence, un point à peine visible, une image qui saute au fond d’une distante lanterne magique. Étonnant sentiment d’étrangeté, nos jeunes années nous appartiennent-elles encore ? Et pourtant, malgré ce frisson de l’âme, quelque chose brille, comme une flamme qui ne voudrait s’éteindre. Quelque chose appelle et demande à être dit. Pour qui ? Sans doute pour moi, au premier chef. Pour quoi ? Pour témoigner, mettre en scène et jouir du souvenir, cette « petite madeleine » qui fond autant dans le cœur que dans la bouche. Cela sert-il à quelque chose ? Non, cela ne sert à rien et c’est ceci qui est d’autant plus stimulant !
Matin de Juillet, comme maintenant, mais en moins chaud. Sur la Place du Pin, à Agen, des autocars sont rangés en rangs d’oignons. Ils attendent les enfants du Département qui vont regagner leurs Colonies respectives. Déjà on s’impatiente, déjà on s’égaille. Déjà des larmes perlent dans les yeux des plus jeunes et il s’en faudrait de peu qu’elles ne se manifestent dans ceux de leurs parents. Les plus grands, les plus affranchis (certains sont « Colons » depuis plusieurs années) vont et viennent, à l’aise, fiers de leur autonomie. Les Moniteurs et Monitrices, liste en main, font l’appel. Peu à peu les autocars se remplissent. Puis c’est l’heure du départ, avec ses joies et ses peines. Des mouchoirs s’agitent, des mains tremblent. Pour ma part, avec mes Compagnons d’équipée, je suis en route, pour la seconde fois, en direction de Bagnères-de-Bigorre où se trouve l’une des Colonies de l’Amicale des Œuvres Laïques. Certes le titre est daté et, aujourd’hui, sans doute prêterait-il à sourire. En ce temps, l’amical existait, en ce temps le laïque connaissait ses lettres de noblesse.
Le voyage est long, il dure quelques heures pendant lesquelles, sous « l’amicale » invitation de nos Encadrants, nous entonnons quelques chants du style « Å la volette », « Vive le vent », « Å la claire fontaine ». L’époque se contente de ces « bluettes » dont, peut-être déjà, nous sommes quelques uns à nous apercevoir qu’elles sont candides, ingénues, brodées de bien des « Fleurs bleues » dont il s’agira de se défaire au plus vite. Mais on ne s’exonère jamais facilement d’une ambiance dans l’air du temps. Lorsque nous arrivons à la Colonie, deux sévères bâtiments gris se faisant face, la maison du Directeur faisant office de fond de scène, les Nouveaux venus ne dissimulent pas leur tristesse, alors que les Anciens paradent un peu pour se donner de l’importance. Lors du séjour de trois semaines, le rituel est immuable, réglé comme papier à musique. Le plus souvent, le matin est consacré aux travaux d’atelier : dessin, coloriage, peinture, découpage. Rien que de très ordinaire, de très monotone en son fond mais nul ne s’insurge de cette duplication à l’identique des jours suivant les jours, pareils aux perles d’un collier. Les après-midis, après la sempiternelle sieste, laquelle n’a de sieste que le nom, la plupart font les pitres à l’abri de leurs couvertures ou de leurs polochons essaient de faire quelque projectile, nous avons « plein-air », ce qui veut signifier que nous pourrons respirer à pleins poumons, gambader, sauter, dépenser l’énergie accumulée lors des activités de « travaux pratiques ». Il va sans dire que la plupart d’entre nous préfère la liberté des après-midis aux « contraintes » du matin.
Nos destinations ? Un Parc en ville où nous dressons de minces barrages constitués de plaques de schiste que nous disposons dans de petits canaux cimentés où coule une claire eau de montagne. Des moulins que nous avons fabriqués y font tourner leur roue, des bateaux improvisés (une feuille, un bout d’écorce) en descendent le cours. Nos destinations ? La proche montagne semée de grandes fougères. Nous les prélevons afin de couvrir les toits de nos cabanes à l’intérieur desquelles nous abritons nos trésors, une pierre bleue, des morceaux de bois, des soldats de plomb qui monteront la garde en notre absence. Nos destinations ? Le soir, après le « plein-air », nous constituons plusieurs groupes, disséminés dans le grand pré de la « Colo ». Notre jeu, quoiqu’interdit, et d’autant plus recherché, de longues partie de « plante-couteau ». La plupart d’entre nous dispose d’un canif, d’un couteau de scout, d’un modeste, venu de quelque cuisine. Au sol, nous disposons une tige de bois, cible qu’il nous faut essayer d’atteindre, les plus chanceux ou les plus adroits en traverseront le mince limbe. Toujours quelqu’un monte le guet et, d’un signal convenu, prévient de l’arrivée d’un ou d’une « Mono ». Alors tout disparaît en un clin d’œil, des calots sortent des poches, des parties de billes s’organisent. Nul n’est dupe du stratagème. Les « Monos » savent que nous faisions une partie de « plante-couteau » et nous savons qu’ils le savent. Ceci se nomme « diplomatie » en vocabulaire politique. Ceci se nomme « facétie » en termes de Colons. Chacun y trouve son compte et c’est bien là l’essentiel.
Le soir, après le dîner dans la grande salle du réfectoire, suite à une ultime partie de « plante-couteau », une dernière blague de carabin, toute la « Colo » se dispose en rang devant la maison du Directeur, afin de clôturer une journée « bien remplie ». Alors, dans le soir qui approche et bleuit les montagnes, nous entonnons, pour la énième fois, le sempiternel refrain des « Cloches du vieux manoir ». Beaucoup, dont je fais partie, miment les mouvements du chant sans y participer vraiment. Premier geste de sédition qui en anticipe bien d’autres à venir. Voilà, cette évocation s’est faite sans tristesse, joie ou nostalgie, simple témoin d’une époque qui fut. Comment mieux conclure qu’en vous offrant ce morceau d’anthologie « médiéval » :
« C'est la cloche du vieux manoir, du vieux manoir
Qui sonne le retour du soir, le retour du soir
Ding, ding dong
Ding, ding dong »
De temps à autre faut-il prendre les choses avec humour. Le « c’était mieux autrefois », que nous adressent souvent ironiquement nos « Jeunes », il faut bien leur accorder qu’il ne s’agit que d’une formule qui porte en soi son propre revers. Certes, parfois « c’était aussi nul que maintenant. » Ceci se nomme « retour d’ascenseur », lequel fonctionne dans les deux sens, si du moins, il est moderne !