Il ne se passait nulle semaine, qu’enfants, ma Sœur et moi, nous n’allions rendre visite à nos Grands-Parents paternels dont la ferme était distante de quatre kilomètres de notre maison. Tous les mercredis soir, à la belle saison, nous rejoignions « Bareltou » à vélo, nous y passions la nuit et revenions le lendemain à Beaulieu. Cet agréable intermède faisait le bonheur de nos Aïeux et nous remplissait d’une réelle joie. C’était comme un Soleil qui émergeait de la brume et éclairait notre semaine d’une manière particulière. La journée du Jeudi, jour de congé scolaire d’alors, nous la passions dans la plus grande insouciance, autrement dit dans la plus exacte liberté. Ceci avait aussi visage de vérité. Ruraux d’un modeste village, la campagne non seulement ne nous dépaysait en rien, mais nous en cherchions le calme, le lieu d’une possible paresse, mais aussi de toutes les minces aventures qui s’offraient à nous. Nous n’emportions nul jouet au simple motif que nous en possédions peu, que tout, ici, était prétexte à jeu, à imaginaire.
En cette époque de peu, un rien devenait un tout. La rafle d’un épi de maïs entourée de quelques feuilles, une boule de gale de chêne pour la tête et ma Sœur pouvait s’amuser, la journée durant, avec cette poupée improvisée. Quant à moi, un bâton devenait épée, la fourche d’une branche, une fronde bien inoffensive, ; un peu de glaise façonnée entre les doigts, des billes après que sa matière avait été exposée au feu de cheminée. Outre ces jeux, nous aimions, en compagnie de Grand-Mère, distribuer du grain aux poules, donner la pâtée au cochon, en compagnie de Grand-Père, traîner dans la grange parmi la paille, les mouvements désordonnés des jeunes veaux puis gagner le puits, y puiser un seau d’eau pour les besoins de la cuisine ou simplement nous amuser à actionner la pompe et à y faire de rapides ablutions. Le temps passait ainsi, sans à-coups, lentement, comblé, nul ennui ne s’y installant. Il faisait partie de nous comme nous faisions partie de lui, sans césure, sans hiatus, temps de félicité d’une enfance alors exempte de d’inquiétude. Les repas étaient le lieu de la rencontre, des échanges et, dans les yeux de Géranie et de Léonce, s’allumait toujours un brin de malice, une rapide taquinerie, le plaisir d’une connivence, l’union des affinités.
Si « Bareltou » était une manière d’Arcadie, cependant nous en séparer le jeudi soir venu n’était ni une peine, ni une épreuve. Bientôt nous retrouverions des Parents aimants qui nous entoureraient de tous leurs soins. En réalité la « séparation » n’en était pas une, une simple parenthèse entre les signes de laquelle se plaçait toujours la fluidité, le naturel qui conviennent aux choses non seulement acceptées mais souhaitées du fond du cœur. Certes, lorsqu’avec ma Sœur nous reprenions le chemin qui conduisait à Beaulieu, au moment du départ, une émotion se lisait sur le visage de nos Grands-Parents. Sans doute se consolaient-ils à l’idée de notre prochaine rencontre. Il ne nous fallait guère qu’un petit quart d’heure pour rejoindre notre habituel logis. Nous prenions notre dîner avec nos Parents, leur racontant par le menu les aventures qui nous avaient occupés tout au long de la journée, dont je présume qu’elles devaient s’amplifier de l’inévitable travail de l’imaginaire.
Dès le repas terminé, le plus souvent j’accompagnais mon Père au garage distant de quelques centaines de mètres. Il y avait un rituel à accomplir : la lumière ayant baissé, à peine une clarté « entre chien et loup », il nous fallait actionner, à plusieurs reprises, l’interrupteur électrique qui commandait une grosse lampe de tôle fixée sur la façade. C’était l’appel convenu qui signait notre retour au foyer, ma Sœur et moi, indemnes de tous soucis. Comme, entre le garage et la ferme de « Bareltou » aucun obstacle ne venait fermer le paysage, nos Grands-Parents répondaient à notre signal en Morse, par un bref clignotement depuis la lanterne de l’auvent situé devant leur maison. La mission accomplie, le cœur léger, mon Père et moi regagnions la « Petite maison aux Volets Rouges ». Il serait temps de dormir. Demain l’école nous attendrait. Je ne sais si, au cours des « rédactions » que le Maître nous demandait de rédiger, dont l’énoncé, le plus souvent, se disait de cette façon : « Racontez une journée passée à la ferme », je ne sais si la parenthèse du jeudi à « Bareltou » trouvait le lieu de son expression. Aujourd’hui, si loin de tout ceci qui a été une « parenthèse enchantée », j’aime à le croire.