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Parfois, au cours de reportages réalisés sur des pays vivant encore à la manière d’autrefois, aperçoit-on des « Lavandières » en action. La plupart du temps, dans ce beau pays du Portugal. Images surannées, images d’un autre monde dont on aurait pu croire qu’il avait disparu. Toujours un étonnement que de découvrir ces antiques carrioles tirées par un cheval, montées sur des pneus de voiture, en Roumanie, ou d’autres témoins d’une vie au plus près, encore attachée à d’ancestrales pratiques. Bien évidemment ces représentations ont l’allure de ces anciennes gravures de « L’Almanach Vermot », un temps est passé qui ne reviendra plus. Est-on, en quelque manière, relié à ces minces événements au gré de nos souvenirs (je parle des plus Anciens d’entre nous), éprouve-t-on encore quelque pincement au cœur à la vue de si touchantes scènes, ou bien ne se penche-t-on sur ces antiques berceaux que pour apercevoir nos visages de tout petits enfants, nous étions alors enveloppés dans des langes et arborions sur la tête un bonnet de laine amoureusement tricoté par l’une de nos Aïeules ? A contempler ces antiques vues, l’on est toujours menacés de sombrer dans un facile pathos, de verser des larmes intérieures qui ne sont jamais que des larmes sur soi. Mais l’existence suit son chemin, avance, et nous avec.
C’est un matin comme bien d’autres lors de mes neuf ou dix ans. Comme d’habitude, Beaulieu ronronne aimablement tout en haut de sa falaise blanche. Aujourd’hui est Jour de Lessive, ma Mère m’en a prévenu hier, histoire de me préparer mentalement à « l’épreuve » qui m’attend. La « Lessive » m’apparaît avec son double visage à la Janus. Un côté souriant avec mes jeux au Lavoir. Un côté contraignant avec la lourde brouette qui m’invite à lui faire remonter la pente raide avant de parvenir au bitume des rues, posé, lui, bien à plat. Le linge à laver, vêtements divers mais aussi paires de draps, a été placé dans une large corbeille en osier. L’attelage est léger au départ, si bien qu’il s’agit d’un jeu. Je suis préposé à la conduite. La roue fait son bruit de fer sur le revêtement des rues. Les manches, je les tiens du bout des doigts, par fantaisie, mais aussi pour éprouver une réjouissante facilité. Mon geste n’est rien moins qu’avant-coureur d’un autre qui, un peu plus tard, se manifestera sous l’effort et quelques grimaces. Je crois me souvenir (oui, parfois la mémoire valorise-t-elle un passé qui, en son temps, était somme toute ordinaire, sinon vécu sous la figure de l’ennui), que le « Jour de Lessive », loin d’être marqué d’une pierre sombre, était le prétexte d’une mince joie. Un bonheur rayonnait à simplement entendre le linge mouillé frapper la pierre, à seulement voir le jaillissement des gouttes d’eau, leur pluie à la surface claire du Lavoir.
Maintenant nous avons dépassé les dernières maisons du village. La « Maison du Moyen-Âge », avec ses murs en torchis, les croisées de ses colombages de bois, sa façade en encorbellement, est derrière nous, témoin d’un temps si lointain qu’il ne s’armorie guère plus que de ces quelques détails architecturaux. Le chemin est de castine, très incliné, parcouru, par endroits, de saignées que la pluie a creusées. Alors, il me faut serrer les manches, éviter que la brouette ne m’échappe. Maman me retient amicalement, sa main agrippant mon pull de laine dans mon dos. Je crois que nous sommes heureux de cette connivence, de cette entente à demi-mots. Nul besoin de parler, nos attitudes suffisent à dire le simple et le merveilleux de ces tâches quotidiennes vectrices de profonds ressentis, serties d’émotions à fleur de peau. Ce qui se constitue là, dans l’instant, sera un trésor inépuisable pour plus tard. Sur-le-champ, pris par le travail à accomplir, l’on n’y pense guère et le futur est un futur immédiat. Éloigné, le temps de plus tard, de la maturité et la vieillesse est une indistincte nuée à l’horizon, une simple fable, une histoire pour enfants naïfs.
Nous sommes à pied d’œuvre. Maman a posé la corbeille avec le linge sur un muret de ciment construit à cet effet. Elle a aussi posé la lourde brosse Chiendent, le cube de Savon de Marseille. Elle commence par le petit linge qu’elle lave avec précaution tout comme on le ferait pour la toilette d’un petit enfant. Pour le moment, libre de toute contrainte, je batifole, pareil à une libellule ivre de liberté. Je grimpe le long du rocher moussu qui donne accès au « Turron », « Turrou » en lange d’Oc, mot dont je n’ai pu retrouver l’origine. Ici, il signifie un trou dans la falaise duquel sort l’eau d’une résurgence. Une cloison de briques a été élevée autrefois de façon à servir de verrou, à retenir l’eau. Un tuyau de ciment l’achemine jusqu’à un bassin en contrebas. Je me souviens avoir souvent scruté longuement cette mystérieuse grotte afin d’en deviner les sombres arcanes. Je faisais, à l’époque, de longs voyages souterrains peuplés des personnages de mes rêves intimes.
Puis, redescendu de mon poste d’observation, je joue à attraper de noires sangsues du bout d’un bâton, je les dispose selon un long convoi tout autour du bassin. Parfois je fais une escapade jusque dans le genre de steppe qui se situe sous le Presbytère, terrain d’aventures solitaires mais combien productrices de belles satisfactions. Parfois, je rejoins Maman près du Lavoir, je m’amuse à actionner la pelle qui permet d’évacuer l’eau vers un fossé qui passe derrière la Boulangerie, rejoint la Leyre. Il n’est pas rare que Maman me gronde gentiment pour ce petit « méfait ». L’eau coule en abondance, il en restera toujours assez pour la lessive. Je m’assieds sur le mur de ciment qui entoure le Lavoir. J’aime voir Maman laver les draps, les soulever vigoureusement en l’air dans une jolie nuée de bulles. Le linge claque fort lorsqu’il rejoint la nappe d’eau et, la plupart du temps, un fin bouillard vient jusqu’à moi, quelques gouttes ruissellent sur mes jambes nues. Puis j’aide Maman à tordre le linge pour l’essorer. Pendant ce temps, Janus sourit en douce, avec son mauvais visage. Déjà il se réjouit d’imaginer la sueur perler sur mon front, la fatigue s’insinuer dans le creux entre mes omoplates.
Maman a attaché une forte corde au tablier de la brouette. Elle m’en tend l’extrémité. Pendant qu’elle s’escrimera à remonter la pente, je tirerai sur la corde afin de la soulager, de lui donner un peu d’élan, si je puis dire. De larges caniveaux de ciment servent de drains pour éliminer l’eau de pluie, ils courent en diagonale à intervalles réguliers. Les aborder est un souci, en sortir une récompense. Nous avons chaud, nous suons et soufflons. Enfin le dernier raidillon est franchi, la « Maison du Moyen-Âge » nous toise de son air goguenard. Les premières rues de Beaulieu. Le temps de notre délivrance commune. Après l’effort, la tâche semble facile et avec Maman nous nous disputons pour savoir qui, d’elle ou de moi, assurera la suite du parcours. Nous croisons quelques personnes du village que nous saluons sans prendre la peine de nous arrêter car nous avons hâte de retrouver la maison, d’y consommer une boisson pour nous rafraîchir.
Épilogue - Le Lavoir est encore présent, non en tant que sa fonction première, évidemment. Il est devenu, comblé de terre, un genre de jardinière censée réjouir les Touristes en mal d’antiques témoins des temps qui furent. Le chemin de castine, empli maintenant d’un bitume lisse est devenu « Sentier de Randonnée », cette activité est à la mode et une ruralité « bien pensée » ne saurait faire exception à la règle. Il faut « être dans le vent », faute de quoi l’on est relégué dans les réserves d’un poussiéreux musée. Bien évidemment, pour moi qui l’ai connu « Lavoir en tant que Lavoir », son aspect actuel est comme le Rire selon Bergson : « du mécanique plaqué sur du vivant ». Pour ma part je préfère le « vivant », mais c’est question de sensibilité. Il est un usage fort répandu en ces temps de progrès illimité : prendre le fac-similé pour l’original. On a l’origine qu’on peut ! Vive le vieux et débonnaire Lavoir ! Un peu de qui j’étais, de qui nous étions, s’y trouve encore en filigrane. Ceci est de l’invisible, donc ceci est précieux.