Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 juillet 2022 6 23 /07 /juillet /2022 09:53
LES ÉCREVISSES

***

 

 

   Je devais avoir dans les huit ou neuf ans lorsque, avec mes Parents et ma Sœur, pendant quelques années, nous allions rejoindre des Amis à Salies-du Salat. Nous y passions une quinzaine de jours. Les loisirs en composaient la dominante, longues promenades dans ce beau pays du Comminges situé à peu de distance des Pyrénées Ariégeoises, puis quelques soins aux Thermes pour des problèmes de peau et aussi et surtout pêche à l’écrevisse, un impérissable souvenir est attaché à cette activité si plaisante. Mais il me faut rendre cet événement présent, y semer, sans doute, une touche d’imaginaire, afin de le rendre palpable, de lui restituer son lustre ancien.

   Août 1953 - Cela fait quelques jours que nous sommes arrivés à Salies. Nous y avons pris nos marques, avons longuement respiré l’air vivifiant des Montagnes si proches. J’ai bénéficié de plusieurs bains aux Thermes. L’eau y est fortement salée ce qui, à l’évidence, justifie le nom de la ville, Salies-du-Salat, une manière de redoublement de sa forte teneur minérale. Mais les Thermes ne sont nullement le seul attrait. Jean A., ancien militaire de carrière, nous a longuement parlé de la pêche dans le Salat et autres ruisseaux, ses yeux brillaient d’un étrange éclat lors de ses évocations. Si l’évènement qu’il nous décrit est à la hauteur du récit alors, pour nous, ce sera comme une pierre blanche semée au cœur même de notre ombreuse mémoire.

   Matin, de très bonne heure. Une brume légère monte encore de la Rivière Salat. La fraîcheur s’enroule autour de mes jambes nues si bien que le confort de la voiture sera apprécié à sa juste valeur. Hier, tous les préparatifs ont été faits. Les balances pour la pêche, les quartiers de tête de mouton, les sacs en toile de jute ont été placés dans un coffre de bois. Josée, la femme de Jean, et ma Mère ont préparé un pique-nique. Tout s’est fait dans une sorte d’effervescence qui, ce matin, a laissé place au calme qui succède toujours aux grandes excitations. Tout a été installé dans le coffre de la Traction Avant. Nous quittons Salies dans des heures si matinales que nous croisons peu de quidams. Nous roulons une vingtaine de minutes vers l’amont, vers Saint-Girons, puis obliquons sur la gauche, longeons un mince affluent du Salat. Tout le long de la route, il n’a guère été question que des crustacés dont nous espérons qu’ils seront nombreux, dissimulés, ici et là, parmi les pierres qui jonchent le cours du ruisseau. Le genre d’exaltation qui nous habite en sourdine, je la pense aujourd’hui une simple correspondance de l’esprit cueilleur-chasseur de nos lointains ancêtres de la préhistoire. On ne place pas si facilement hors de soi un instinct millénaire, on n’efface nullement la genèse dont, en ce temps-ci qui est le nôtre, nous sommes le résultat.

   Nous sommes enfin à pied d’œuvre alors que le soleil poursuit son ascension vers le milieu du ciel. D’abord il s’agit de reconnaître les lieux, de déterminer les endroits où les balances seront posées. Le ruisseau est brillant, semé d’eau claire, son lit parcouru de pierres plus ou moins larges, à l’abri desquelles se dissimule le trésor escompté de notre pêche. Au fond de chaque balance, nous attachons solidement les quartiers de tête de mouton. Il paraît que les écrevisses en sont friandes. Le groupe des hommes, Jean, mon Père et moi sommes commis à traquer nos proies, alors que le groupe des femmes, Josée, ma Mère, ma Sœur, Jeanine et Huguette, les filles de nos hôtes, s’affairent à dénicher un endroit convenable pour le repas de midi. Oui, en ce temps-là, les activités étaient bien déterminées qui plaçaient ici le domaine des Garçons, là le domaine des Filles. Bien évidemment, personne ne s’en offusquait, c’était dans l’ordre des choses de l’époque.

   Jean, mon Père et moi, avons progressé le long du ruisseau, déposant près des pierres qui nous semblaient être les plus opportunes, nos pièges constitués d’un léger treillis métallique, d’un faisceau de trois minces ficelles pour les remonter. Nous progressons lentement vers l’amont. L’eau chante sur les grèves de galets. Les ramures des aulnes dispensent un beau clair-obscur qui nappe l’onde d’une clarté mystérieuse. Arrivés au point où nous n’avons plus de balances à poser, nous nous asseyons un long moment dans l’herbe. Nous voulons laisser le temps à notre futur butin de choisir le lieu de son festin qui sera anticipateur du nôtre. C’est Jean qui donne le signal. Nous nous levons avec, logé au fond du cœur, le secret espoir que la récolte sera bonne, que la Nature aura été généreuse. Et, généreuse, elle le sera bien au-delà de nos souhaits les plus fabuleux.

   Dès la première balance, ce sont des grappes compactes d’écrevisses qui sont à la curée. Nous demeurons un instant interdits, surprise et joie mêlées. Jean tient grand ouvert le sac de jute. Mon Père sort de l’eau, d’un geste à la fois rapide et précis, le produit de notre pêche. Au fur et à mesure que nous rebroussons chemin, le sac se remplit. A l’intérieur, l’agitation des écrevisses fait un étrange bruit, une manière de cliquetis mouillé bien caractéristique, il vient encore jusqu’à moi aujourd’hui. Le pique-nique au bord du ruisseau est pur enchantement. Tous, nous sommes fébriles tels des enfants découvrant quelque grotte secrète où ils pourront faire fructifier leur imaginaire.

   L’après-midi est déjà bien avancé lorsque nous rentrons à Salies. Dans l’obscurité du coffre, c’est tout un peuple grouillant d’écailles qui se démène et cherche une issue pour son improbable évasion. Revenus à la maison de nos Amis, c’est comme une traînée de poudre qui se répand dans le quartier. C’est nous, les enfants, que l’on a chargés de faire la distribution aux Voisins. Il va sans dire que nous sommes ravis de notre mission, que l’on est accueillis tel des Rois et des Reines. Pendant ce temps, nos Parents s’activent à nettoyer les crustacés, à préparer le court-bouillon dans lequel ils rougiront avant même d’avoir médité sur leur propre sort. Le dîner sera joyeux, le mets arrosé d’un généreux vin blanc et l’ambiance sera aussi festive que lors des concours de « Vaches landaises » qui ont lieu dans la région à intervalles réguliers.

   Que reste-t-il aujourd’hui de ces pêches miraculeuses ? Ont-elles encore lieu ? Malheureusement je crois que l’action conjuguée des pesticides, jointe à l’introduction dans les rivières des écrevisses américaines, ont définitivement rayé de la carte l’espèce endémique qui faisait le bonheur de tous. Un bonheur simple que toutes les « félicités » techno-médiatiques actuelles jamais ne pourront égaler. C’est de la Nature dont il est question avec les écrevisses. C’est d’une « culture » au rabais dont il est question avec les hallucinations virtuelles. Avons-nous encore la possibilité de choisir ? Oui, nous l’avons. Il ne tient qu’à nous de placer du Sens là où nous pensons qu’il doit l’être. Il faut bien l’avouer, il y a, dans la nouveauté, quelque chose qui nous déroute, si bien qu’il existe tout un étrange domaine dont nous ne pourrions dire le nom, pas plus que lui attribuer quelque prédicat que ce soit. Nul doute qu’il soit utile de porter notre regard ailleurs.  Autant ignorer ce qui, pour nous, ne tient nul langage signifiant. Oui, la pêche aux écrevisses était un pur bonheur !

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher