Oui, je reconnais, le prétexte est mince, le titre peu alléchant. Pourrait-on trouver chose plus modeste que ces « gousses immatures » pour en faire le thème d’un récit, fût-il humble et empli des meilleures intentions ? Parfois, et peut-être souvent, est-ce le Simple qui possède le plus de vertus, qui s’approche de quelque vérité. Quoiqu’il en soit, ce légume aujourd’hui en désamour me parle vivement, du plus loin du temps. Imaginez ceci : nous sommes aux environs des années 1954-1956, l’été bat son plein, les vacances scolaires viennent de commencer, elles dureront de la mi-juillet au début du mois d’octobre. Longue parenthèse estivale qu’il convient de meubler d’une manière ou d’une autre. Certes les loisirs, certes les jeux, les longues déambulations avec les camarades dans les rues du village, dans les prés au bord de la Leyre, sur les collines blanches où habitent les renards, près des trous mystérieux qui s’enfoncent dans la terre, possibles souterrains qui relient entre eux, paraît-il, les châteaux des environs. A défaut que le réel nous comble, il faut y semer du songe, y tresser les lianes du merveilleux, y établir quelque mythologie.
Mais le rêve ne suffit pas en ces années où la notion de labeur est au plein des têtes, où il convient de participer aux menus travaux, à quelques tâches ménagères. L’année alors est bien déterminée, les saisons tranchées, l’été consacré aux moissons, l’automne aux vendanges. Témoin éloquent de cette division du rythme annuel, le livre de Français de l’École Primaire, le « Souché » qui fonctionne par « Centres d’intérêt » : « Petites Scènes du foyer », « Autour du feu », « En voyage », « Artisans et Ouvriers au travail ». Ces titres, bien mieux qu’un long traité d’Histoire, disent l’ambiance d’une époque, la couleur des jours, les modes de vie et de relation.
Donc l’été 1956. Dix heures du matin. Déjà la chaleur commence à vibrer au-dessus des vergers, déjà elle fait ses taches de clarté à l’intérieur de la « Grande Maison ». Les persiennes sont tirées de manière à ne laisser passer qu’une manière de lumière diffuse, un genre de clair-obscur reposant pour les yeux. Le camion de la Conserverie de la ville voisine vient de distribuer, comme chaque jour, ses lourds sacs de jute remplis de haricots verts. Presque tout le monde, dans le village, s’adonne à un identique rituel : équeuter ces légumes afin qu’ils puissent être mis en conserve et deviennent comestibles.
Le pourtour de la grande table de la cuisine est une sorte de ruche bourdonnante où chacun s’exprime sur le temps qu’il fait, sur les dernières nouvelles de la commune, sur les faits divers et autres rumeurs qui tissent la toile du quotidien. Tout le monde est convié à la fête, aussi bien une Grand-Tante souvent présente, une Cousine de passage et, bien sûr ma Sœur et moi, tribut versé à la marche du jour. Parfois, lorsqu’un « ange passe », qu’une accalmie s’installe entre les conversations, l’on ne perçoit plus que le bruit sec des pédoncules dont on coupe les extrémités d’un geste rapide et ce murmure des temps anciens est encore présent, palpable, tout comme peut l’être un objet à portée de la main. Cette époque, dont il me plaît, le plus souvent de dire « l’exactitude », savait faire la part des choses, placer ici les « travaux et les jours », là ouvrir le champ des festivités, là encore dresser la table pour les rencontres familiales. Tout était net, tranché, si bien que nulle ambiguïté n’affectait le réel. Le réel était limité à sa forme de réel, le songe ne s’y « épanchait » guère, la subtile poésie nervalienne devait choisir d’autre lieu pour sa manifestation. Je crois bien que chacun y trouvait son compte, que les activités s’y inséraient de manière « naturelle » si l’on peut dire. Chaque jour recevait son lot de travail, mais aussi de rencontres, mais aussi de loisir. L’équeutage des haricots était un moment de la journée que suivait, invariablement, un entraînement scolaire sur ces cahiers de « Devoirs de Vacances » au titre évocateur.
Sans doute, nos chères têtes blondes d’aujourd’hui rechigneraient-elles à se pencher sur de tels ouvrages qui constitueraient une atteinte à leur « liberté ». De nos jours le virtuel s’affirme de plus en plus en lieu et place du réel, si bien que les domaines respectifs deviennent flous, les limites incertaines. Le Smartphone se donne en tant qu’unique remplaçant de ces tâches multiples et variées qui émaillaient le parcours de tout écolier. Faut-il s’en plaindre ou bien s’en féliciter ? Mais, formulée de cette manière, la question n’a guère de sens au simple motif que 2022 n’est pas 1956, que les « temps ont changé » et nous avec, que nul ne peut se targuer de maîtriser le progrès, la marche en avant du siècle.
Si nous étions des enfants d’aujourd’hui, nul doute que nous choisirions, sans le moindre état d’âme, le ballet des images bien plutôt que celui de ces minces légumes qui n’ont plus guère cours dans le moment présent. Bien évidemment, se pencher sur son passé ne saurait se dissocier de cette inévitable nostalgie qui n’est nullement question de génération, seulement l’empreinte, en nous, d’un temps qui reflue et clignote faiblement, loin là-bas, dans un temps qui a existé, nous marque au plus profond de notre être. Aurais-je encore, en cet instant, cette simple et immédiate joie d’enchaîner ces activités dont on a toujours pensé qu’elles étaient « saines » ? Comme s’il y avait une échelle des valeurs sur les degrés de laquelle s’inscriraient mérites, louanges et vertus. Ceci est bien difficile à démêler, aussi convient-il de progresser dans le temps avec le sentiment que nous suivons un chemin tracé de toute éternité. Destin ou Liberté ? Avons-nous au moins le choix ?