Peinture : Barbara Kroll
***
La salle du Musée est grande, blanche, silencieuse. « Grand », « blanc », « silence », les trois prédicats, les trois unités au gré desquels rencontrer l’œuvre, s’y confier dans le souci, peut-être, d’en percer l’énigme. Rien n’est encore décidé de ce qui va advenir. Le matin est tout juste levé, les voitures font leur glissement d’ouate sur le pavé lisse des rues. Le Musée ? Une grande bâtisse. Une porte encadrée de hautes colonnes. De larges baies par où entre la lumière, mais une lumière filtrée, tamisée. Des ouïes zénithales, des oculi à la cimaise des murs. L’Art en sa pure clarté car il faut que la lumière porte les œuvres à leur accomplissement, les nimbe d’un genre d’aube originaire. C’est comme une naissance à Soi, du jour, des choses, du monde, de tout ce qui vit alentour et doit faire sens. Nullement différé. Immédiat. Les œuvres ne sauraient souffrir quelque vacuité qui annulerait leur présence.
Pour cette raison la peinture belle est à elle-même son rayonnement, sa puissance d’irradiation, son aura et nul ne pourra se soustraire à cette aimantation qui porte en soi quelque souci esthétique, nécessite un lieu où accueillir, un espace où contempler. Il faut cette zone préalable où la conscience du Visiteur, portée en son repos, guidée par un sûr instinct de l’événement qui va surgir, devienne attentive à sa germination. Des grains sont semés dans l’humus du corps, ils vivent à l’ombre de la chair, un trajet déjà se lève qui les portera à l’évidence du jour, et alors, il y aura éclosion, il y aura ouverture et ceci n’aura nul repos qu’une œuvre n’ait été rencontrée, fertile, plurielle selon ses significations latentes, qu’une œuvre n’ait été portée au plein de Soi, là où cela tremble, là où cela résonne, là où cela fourmille.
Jeune Visiteuse est là, debout dans l’aire blanche de la salle. Face à face de l’Oeuvre, de la Conscience de Visiteuse. Rien n’existe au Monde que ceci, cette uni-dualité qui assemble et pose, en un seul lieu, la peinture, la présence humaine, l’inclination à être au plus près, au foyer de ce qui a sens. Afin que quelque chose se dise, de l’ordre de l’essentiel, il faut ceci, cette intime liaison qui ne pourrait souffrir quelque approximation, quelque distraction. Jeune Visiteuse regarde l’œuvre, l’œuvre qui, en retour, la regarde. Regards croisés, soudés dans l’entrelacs, abouchés l’un à l’autre dans le régime convergent du chiasme, dans la rencontre de deux points-source qui ne vivent que d’un unique flux, comme si un étrange rayon en déterminait la coalescence. Dans l’instant qui vient, dans l’orbe de silence, dans la résille étroite du jour, mais combien exacte, Deux Entités n’en font qu’Une, Deux Réalités fusionnent et ceci dit la beauté du geste artistique et ceci dit la beauté de Celle-qui-regarde et parvient à Soi dans la vérité la plus juste qui se puisse imaginer.
C’est par l’œuvre d’art que l’on parvient à Soi dans le site le plus précieux de son être. Jeune Visiteuse le sait depuis la certitude de son jeune corps, depuis l’assurance de ses yeux, depuis la plante de ses pieds qui touche le sol avec la plus grande légèreté. Car, étonnamment, tout est devenu léger, aérien, dans l’instant même de la vision. Tout est allégie de Soi et se dévoilent le domaine des pensées heureuses, le promontoire des joies simples, le seuil des faveurs infiniment renouvelables. Il suffit de dilater ses pupilles, d’ouvrir leur puits jusqu’à la mydriase et alors l’âme (nullement la métaphorique, l’éthérée, l’hypothétique), l’âme vraie, celle qui ressent, aime, se désespère, s’incline puis se relève, l’âme est touchée jusqu’en son tréfonds. Si bien qu’hors d’elle rien n’existe, sauf des poussières de contingences, des fragments de hasard qui flottent infiniment, peut-être au-delà des frontières de l’univers.
Jeune Visiteuse a accompli l’heureux périple qui l’a soustraite aux tracasseries de l’heure, l’a exilée des divergences, l’a extraite des mors vénéneux de l’angoisse. Elle est totalement à Soi (sans doute l’acmé de la joie, on n’en peut tracer le dessin, seulement en ressentir la profondeur, en éprouver l’heureux vertige), elle est identique à qui-elle-est, sans partage, sans ligne de césure, elle est Soi-plus-que-Soi : le Temps, c’est Elle ; l’Espace, c’est Elle ; la Forme en sa vérité, c’est Elle. Le ruissellement blond des cheveux de Visiteuse, c’est le reflet des cheveux de Celle-de-la-toile. Le sage corsage blanc de Visiteuse trouve sa confirmation dans la porcelaine des jambes de Celle-qui-est-assise. Le noir de la jupe et des collants, c’est le sac à mains posé sur les genoux. L’attitude attentive de Visiteuse trouve son écho dans le geste de repos qui émane de la toile. Seule la flamme rouge du corsage du Modèle diffère et se donne en tant que foyer autour duquel l’œuvre rayonne et se donne à penser. Mais ceci n’affecte en rien l’unité de ce qui a lieu. Cette « différence » n’est présente qu’à souligner les affinités, à illustrer la fusion, le colloque secret qui s’est tissé d’une présence à l’autre. Parfois faut-il une déchirure dans le tissu du monde pour percevoir son harmonie, le flux apaisé qui en détermine le caractère.
Pour autant, n’existe-t-il que de la félicité, rien ne vient-il troubler l’ordonnancement idyllique qui semble réunir les deux existences dans une assurance sans faille ? Å l’évidence, Celle-qui-est-assise paraît affectée d’une sorte de lassitude dont témoigne son bras droit soutenant sa tête. Fatigue passagère, moment d’abattement, quelque chagrin éprouvé ? Nous ne savons, mais ceci n’est nullement essentiel. C’est moins le thème et la nature de son traitement sur la toile qui importent que la fascination qu’exerce l’œuvre sur l’esprit de Jeune Visiteuse. Bientôt, dans les salles du Musée, seront les mouvements, les chuchotements, les allées et venues des Existants, le théâtre de la vie selon l’un de ses actes singuliers. Peut-être Visiteuse aura-t-elle quitté le Musée, peut-être se sera-t-elle mêlée à la foule anonyme des rues. Certes, le sentiment unitaire issu de sa rencontre avec la Toile commencera-t-il à se diluer, à s’atténuer et même à se dissoudre totalement, au milieu de l’agitation et du bruit de la ville. Mais ceci n’est rien moins que naturel, banal.
Pour autant tout aura-t-il été perdu, à la manière d’un objet qu’on égare, que l’on ne retrouve plus ? Bien évidemment non, l’objet-Art est d’une autre nature, il ne se dissout nullement parmi la factualité existentielle. Son pouvoir d’émergence, de diffusion, de nitescence est prodigieux, fabuleux. Rien n’est oublié de qui il aura été l’espace d’un instant dans cette salle « grande, blanche, silencieuse », au contact de Celle-qui-est-assise, avec laquelle un événement singulier se sera manifesté. Un bavardage mondain est vite oublié, relégué dans les corridors ténébreux de la mémoire. Une œuvre d’art, si elle est vraie, ne l’est jamais, elle demeure à la manière du pinceau du phare qui balaie la nuit, en dissipe les ombres, en écarte les sourdes menaces. Désormais, entre Femme-au-sac-à-main et Jeune Visiteuse, un lien indéfectible existera pour la suite des temps. Peut-être se réactualisera-t-il au gré d’un souvenir, d’une esquisse tracée sur le blanc d’une feuille, de la découverte d’un sac à main que l’on croyait perdu. Peut-être !