« Nu au fauteuil rouge »
Barbara Kroll
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C’est à vous, Nue-plus-que-nue que je m’adresse, sans intermédiaire, sans médiateur qui auraient pu faciliter la relation, me mettre, moi-le-Voyeur, à la hauteur de l’Artiste qui vous a donné le jour. Mais, au fait, peut-on vraiment dialoguer avec une œuvre, par nature muette ? Certes on le peut, mais au gré d’un monologue, d’un soliloque, ce sont les formes de la parole communément humaines puisque je soutiens que, parlant, c’est d’abord à moi que je parle et, en définitive, peut-être qu’à moi. Savez-vous, Nue-plus-que-nue, combien notre solitude est grande.
Solitude face à l’exister,
à l’amour,
à la souffrance,
à la mort.
Oui, notre acte de parole n'est jamais qu’une boucle, un cercle qui se referme sur lui-même, à la façon étonnante du mythique ouroboros, serpent ou dragon qui se mord la queue en une manière d’inquiétante autophagie. Sommes-nous, nous aussi, des individus qui nous phagocytons dès après notre naissance et jusqu’à notre heure dernière ? Mais je n’abuse plus de ces tristes images qui embrumeraient notre conscience et la mettraient hors de considération du champ qui, maintenant, va entièrement nous occuper.
En guise de préambule, que je dise le motif de votre nomination. Aussi bien aurais-je pu me contenter de vous nommer « Nue », cela aurait eu au moins l’avantage de la concision, certes mais au détriment d’une perte de sens. Nue-plus-que-nue veut dire le dépassement même de votre nudité pour surgir dans une nudité encore plus radicale que celle que laisse supposer votre corps livré à l’espace, à la lumière, au vent, aux regards des Curieux. Or qu’y aurait-il de plus dépouillé que de devenir son propre hors-mesure, de ne même plus reconnaître ce qui est enclos en ses propres limites, de faire de son anatomie un lieu de pure dépossession comme si, ne vous appartenant plus, elle pouvait à chaque instant devenir cette étrange altérité, cette insularité au loin de vous, dont vous ne connaîtriez ni le nom, ni la route à suivre pour en rejoindre le site. Étonnant sentiment, « inquiétante étrangeté » de ce qui vous était familier et qui, en un éclair, vous exile de qui-vous-êtes. Comme si vous étiez semblable à ces oiseaux de proie qui volent haut, ailes largement éployées, accomplissant de grands cercles au-dessus de qui-vous-avez-été, dont vous ne regagnerez plus la lointaine identité. Une manière de désespoir vous gagne qui devient visible à même la tristesse de votre chair, au teint de cierge de votre peau, à l’abattement de votre visage mangé par les cernes noirs des yeux, plus rien de votre âme n’y est encore visible. Et cette noire chevelure, ces cordes de suie de vos mèches, cette résille qui cerne votre visage des hautes falaises du malheur.
Et le trait de votre bouche qu’obture la règle de votre index. Un index n’est-il pour faire signe en direction de l’avenir afin d’y déceler la lumière d’une mince joie ? Et les deux grains de café de vos aréoles, n’indiquent-ils une maternité tarie, l’impossibilité de l’allaitement, cette source de vie, cette promesse de genèse. Nue-plus-que-nue en votre ultime dépossession. Il s’en faudrait d’un iota que votre étique silhouette ne se dissolve dans les mailles captatrices du temps. Et ce mont de Vénus avec votre main qui en interdit aussi bien la vision que l’accès, n’est-il le symbole d’une féminité dévastée ? j’y suppute une steppe lissée par les vents mauvais de l’indigence. Et votre attitude inclinée comme si vous vous affaliez sous les coups de bélier du Destin, comme si la Moïra avait fomenté à votre égard les pires desseins qui se puissent imaginer. Et ces bâtons des jambes, ces terminaisons si frêles, elles ne peuvent vous assurer de quelque assise stable sur la dalle de terre, sauf une possible disparition à même son sol de poussière.
« Grand nu au fauteuil rouge » « Nu au fauteuil rouge »
Source : Musée National Picasso Barbara Kroll
Et sans doute, vous, Nue plus que nue, ne manquerez d’être étonnée du rapprochement que je fais entre « Nu au fauteuil rouge » de Celle-qui-vous-a-donné-le-jour et « Grand nu au fauteuil rouge » de Picasso. Et n’allez point vous abuser, l’analogie ne consiste pas seulement à la mise en relation des deux titres, comme si la totalité de l’explication tenait à la ressemblance des fauteuils et à leur teinte pourpre. Non, l’homologie est bien plus profonde qui fait signe en direction d’états d’âme qui, à mon sens, sont immédiatement superposables. Car il ne s’agit nullement de s’arrêter au niveau formel. Le Modèle de Picasso tout droit venu de la période dite du « Jongleur des formes » ne saurait trouver d’équivalence en-qui-vous-êtes et votre attitude est bien plus « sage » si je peux m’exprimer ainsi, plus résignée. Mais y a-t-il si loin de « Nu au fauteuil rouge » à « Grand nu au fauteuil rouge » ? N’y aurait-il bien plutôt d’étranges convergences ?
La pâte dans laquelle les deux corps sont modelés a la même teinte cireuse, une sorte de chair en voie de sa corruption terminale. La chevelure est une identique moisson triste, des genres de raideurs qui s’inscrivent en faux contre la souplesse, la plasticité féminines. Quant au cri lancé par l’Égérie de Picasso, votre mutisme en est l’exact répondant. Cri, mutité deux signes d’une identique douleur. Et l’aspect flasque, liquide, du bras de « Grand nu », aurait-il quelque chose à envier à celui dont vous vous servez pour dissimuler l’amande de votre sexe ? Non, la même désolation, le même renoncement à être. Dans un cas comme dans l’autre, le sexe est biffé, reconduit à une virginité subie plus que voulue. Quant aux rameaux des jambes respectives, ils se disent sur le mode d’une impuissance et paraissent affectés de quelque hémiplégie qui ne les dispose qu’à une cruelle immobilité.
Oui, « Nue plus que nue », j’en conviens, je viens de dresser de votre troublante effigie un portrait bien cruel, bien livré à la désespérance la plus verticale qui se puisse imaginer. Alors à ceci, il y a deux explications. Ou bien ma description est objective, fondée sur des significations évidentes qui courent dans les deux peintures, que nombre de Regardeurs ne manqueraient de noter. Ou bien mon interprétation est totalement subjective, entièrement fondée sur ma climatique personnelle, permanente ou bien liée à des événements contemporains. Je dois vous avouer que la tristesse endémique du Monde en ces jours de guerre et de dévastations de tous ordres ne m’incline guère à la mansuétude, ne me dispose guère à distiller quelque joie qui, du reste, serait bien légère, bien inconsciente.
Bien évidemment, le Monde va comme il va et il n’est guère dans le pouvoir de quiconque d’en infléchir le cours. Pour autant, convient-il de forcer le trait, de charbonner un réel déjà bien sombre ? Oui, je crois qu’il le faut pour les Dormeurs-debout que nous sommes. Je crois qu’il nous faut nous munir du scalpel de notre conscience et tâcher de débusquer, partout où cela est possible, les germes de la tristesse et les ferments d’une juste révolte. Pour autant, il ne servirait à rien de se battre la coulpe de se flageller avec un cilice et d’offrir son corps mutilé à la sollicitude des autres Existants. Peut-être la seule chose symbolique qui nous resterait à faire, nous munir d’une lampe, avancer par les rues et clamer, tel le bon Diogène :
« Je cherche un homme, je cherche un homme »
Pour autant, trouverions-nous l’Humanité en sa plus exacte essence ? Sans doute la trouverions-nous. Rien n’est perdu que pour ceux qui désespèrent sans raison. Il n’est jamais trop tard pour se mettre en chemin ! Merci à Barbara Kroll de nous avoir prêté cette belle peinture aux fins de faire se lever une mince allégorie. Nous regardons le Monde. Il y a encore une lumière à l’horizon.