« Nue dans la chambre »
Crayon de Barbara Kroll
Source : ZATISTA
***
Vous, Venue de l’illisible contrée, qui êtes-vous dont, jamais, je n’ai rencontré la silhouette ? Imaginez : c’est comme si ma conscience, débarrassée de toutes ses scories, lavée de toutes ses rumeurs intestines, poncée jusqu’à l’oubli d’elle-même (une large plaine blanche en réalité), c’est comme si vous y surgissiez avec la célérité de l’éclair dans le ciel d’orage, avec la force de la chute d’eau, ces sublimes Wasserfalls qui bondissent des roches alpines. De l’éclair, jamais l’on ne revient. Du Wasserfalls l’on n’oublie sa violence sauvage. Il y a, au sein même de la psyché, des roches dures qui se lèvent, des manières de silex que rien ne viendrait dissoudre. L’on aura beau chercher à se distraire, feuilleter les pages d’un livre, s’absorber dans la vision d’une image, cueillir une fleur odorante, la pierre tranchante sera toujours là qui incisera le centre même du corps des signes d’une dette. Oui, d’une dette. L’on se croit dépendant, l’on se pense assigné à produire quelque acte salvateur qui vous serait destiné, vous l’Étonnant Croquis qui paraissez n’avoir de réalité qu’à m’interroger vivement, à répandre dans le charbon de mes nuits les lueurs blafardes de l’insomnie. M’avez-vous donc ôté le sommeil, en tout cas vous en parcourez les rives avec tant de constance, tant d’assiduité.
Mais il me faut vous dire maintenant en des termes qui ne soient plus généraux, vagues, ils ne mènent à rien. Il me faut vous situer parmi l’immense carrousel des mots, y découvrir quelque chose qui vous ressemble, mais aussi, vous assemble, vous dont l’éparpillement, la dispersion paraissent constituer votre immuable essence. Je vais vous nommer au plus près du motif de la vision que vous me proposez de vous. Vous-la-Rouge-Noire-en-votre-Énigme. Je ne trouve que cette périphrase qui soit en mesure de vous circonscrire tant bien que mal. Une pure et simple forme graphique si vous voulez, un crayonné, des gestes d’enfants posés sur la feuille du jour. Du formel seulement car c’est cette seule perspective que vous me tendez de vous. Combien j’aurais été plus heureux de vous saisir en votre intime, de pouvoir, par exemple vous dire la Douce, l’Attentive, la Généreuse.
Mais avouez, comment tirer de ce lacis de crayons de couleurs autre chose qu’une impression sensorielle, une manière de vibration, d’onde, de tracé d’électroencéphalogramme, en quelque sorte une « conscience nerveuse de la matière » ? Votre avancée, en son étonnant tellurisme, en ses lignes de fracture géodésiques, toutes vos courbes de niveau, les strates que vous figurez, tout ceci trace votre simple topologie externe sans qu’il ne me soit aucunement possible de m’immiscer en quelque façon à l’intérieur de cette citadelle que vous semblez défendre farouchement. Comme s’il y avait danger à figurer au Monde à l’aune d’une esquisse puisque, aussi bien, ce début d’entrelacs, cette forme en voie de constitution ne vous protégeraient nullement des atteintes de l’existence. Sans doute êtes-vous plus démunie que la moyenne des Existants qui hantent la Terre, pour la simple raison de votre constitutionnel inachèvement. La complétude vous est étrangère. La plénitude est une sensation qui ne vous visite guère.
La parole n’est encore qu’une hypothèse, un genre de cailloux de Démosthène qui s’agitent en aval de votre glotte, un genre de langage infra-verbal qui ne se traduit que par un murmure sourd, une caverneuse résonance, un genre d’ébruitement somatique dans votre corps d’allure encore bien racinaire. Êtes-vous au moins inscriptible en un discours qui ait quelque cohérence logique ? Je vais sur-le-champ tenter de vous circonscrire, vous et la scène que vous m’offrez afin de vous rendre, sinon réelle, du moins plausible. C’est une tentative toujours éprouvante que de tirer du sens de ce qui, à l’évidence, en présente si peu, une brume s’élève dans le ciel que, bientôt, une brise effacera. Vous-la-Rouge-Noire-en-votre-Énigme au risque que mon langage soit un simple écho de paroles antérieures, une réitération obsessionnelle de votre être, que je dise cette liane rouge qui cerne le vide de votre cops, lui attribue provisoirement une halte dans l’espace, le délimite, non en tant que chair, vous en êtes si loin, juste un tremblement aux confins de la Vie. Que je dise (mon langage vous crée autant que le dessin vous pose ici, devant moi), la brisure de vos bras (mais il semble qu’il soit unique, ce bras), aussi indique-t-il la présence d’un tragique sous-jacent, d’une « naissance latente », je préfère cette formulation rimbaldienne à l’annulation que profèrerait l’idée d’un manque, d’une absence, d’un vide. A moins que vous ne soyez émergence du Néant et menaceriez de punir mon audace à tenter de vous porter à l’être et je risquerais, à chaque mot posé sur la page, de disparaître à moi-même.
Le Rouge, ce symbole de sang, ne vous accomplit nullement en votre entier. Le Noir vient à la rescousse. Ce que le Rouge hissait tout en haut d’un pavillon qui eût pu être de gloire, voici que le Noir vient l’obombrer de son funeste crêpe. Cheveux de suie qui annulent le visage. Nulle épiphanie qui dirait le lac des yeux, la fraise des lèvres, l’éperon du nez. Nulle métaphore qui ferait se lever le bonheur d’une poétique. Vous demeurez en retrait. Peut-être même êtes-vous la figure du Retrait, du Retranchement, de la Soustraction ? Autrement dit du Refuge en une Innommable Contrée. Laquelle ? Du Silence ? De l’Infini ? De l’Absolu ? Tout ceci est si éthéré. Å peine le mot est-il prononcé qu’il se dissout à même le fourmillement de son chiffre. Ainsi êtes-vous la Doublement Tonale et vous n’êtes nullement sans me faire penser au roman de Stendhal « Le Rouge et le Noir ». Le Rouge de la Passion ? Le Noir de la Mort ? Si la Passion est la Mort de l’âme, alors mon interprétation est juste que je reporte immédiatement sur le Griffonné que vous me tendez à la manière du document qui vous décrit le mieux. Et je crois volontiers que vous êtes sur la frontière entre la Passion en voie de laquelle vous êtes sans doute et la Mort qui est votre certitude ultime, tout comme elle l’est pour tout un chacun. Mais ici, la force du dessin est de mettre en vis-à-vis, le sang de la Vie, le crêpe de la Mort. Aussi le qualifierais-je « d’existentialiste », cette manière d’équilibre précaire entre une naissance dont on n’a pas décidé, pas plus de notre finitude qui s’impose à nous avec la violence du cyclone, du cataclysme.
Aussi, dans ce contexte qui confine au tragique, tout ce qui vous entoure, tout ce qui se pose en tant que vos immédiats prédicats, prend la figure énigmatique et inquiétante de spectres. Qu’en est-il de cette trace griffonnée sur le mur du fond ? On dirait la silhouette approximative d’un caniche. Ceci veut-il signifier l’imminence d’une animalité qui vous guetterait ? Ou bien cela indique-t-il que l’humain n’est jamais vraiment sorti de sa composante archaïque ? animé qu’il est d’instincts qui, parfois, le font se confondre avec les tubercules, les rhizomes, ils sont encore plus primitifs que la dimension animale. Et le mur qui est à votre gauche, combien son réseau de lignes noires, denses, chaotiques incline vers quelque effroi qui rôderait au large de vous, menaçant votre intégrité même ! Sans doute une toile sur laquelle s’inscrit le destin douloureux du Monde. En bas, au centre de l’image, une soudaine profusion de traits, de lignes, un foisonnement, une prolifération qui paraissent concourir à faire émerger de cette forêt de signes, une vague Forme Humaine, un peu à la manière d’une enfance de l’Humanité, un genre de grouillement de mangrove, de jungle inextricable, de steppe perdue dans la nappe de ses hautes herbes. Le sentiment qui se détache de cette vision quasiment hallucinée des choses est identique à l’effroi d’un Monde qui serait soudain plongé dans les rets d’une irrémédiable nuit dont tout phénomène de visibilité serait exclus à jamais.
Vous-la-Rouge-Noire-en-votre-Énigme, si depuis le silence cotonneux dans lequel le dessin vous retient vous percevez ma voix, fût-ce un mince filet d’eau, cherchez en votre pouvoir les voies par lesquelles arriver à Celle-que-vous-serez dans l’étape ultérieure de votre figuration, à savoir une Forme Hautement Lisible. Cependant, ce souhait que je formule d’une vision de vous qui soit arrivée à son terme n’est nullement pour me réjouir. Mon sentiment de modeste Esthète vous préfère mille fois dans cette posture à peine levée de Vous, qui vous relie à votre Origine, or il n’y a guère de plus noble événement que celui de la Naissance. Demeurez en vous dans cette indistinction, ce tremblement, cet avant-dire de ce qui est, alors toutes les grâces vous sont promises de figurer de telle ou de telle manière. Autrement dit, c’est votre propre Liberté qui est en jeu ! La mienne aussi, il va de soi. Vous savoir arrivée à vous-même, c’est, en une certaine façon, me doter moi-même d’une entièreté. Or le Monde est si parcellaire. Or vous êtes si lacunaire. Or je suis si morcelé. Qu’une Unité vienne nous visiter et nous serons pure harmonie. Oui, pure !