Mise en image : Lé Ciari
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Imaginez ceci : la Terre serait totalement plongée dans l’ombre, inconsciente de sa propre forme, oublieuse de tout ce qui pullule habituellement à sa surface, plantes, animaux, hommes et femmes, petits enfants jouant dans les cours d’école. Rien ne serait visible qu’une immense matière opaque, ténébreuse, genre de jarre occluse au sein de laquelle plus rien ne se distinguerait de rien. Cependant n’allez pas croire que les susnommés, plantes, animaux, hommes et femmes, enfants, aient pu aussi facilement renoncer à leur privilège de voir, de toucher, d’éprouver, en un mot de vivre au plein de leur singulière existence. Ce serait comme si, revenus à une manière de concrétion originaire, ils étaient à nouveau soudés au fondement dont ils provenaient, soudaine et étrange involution qui les ramènerait au statut mutique et immuable du minéral. Et savez-vous au moins ce qu’ils regretteraient de leur vie antécédente ? Sans doute penserez-vous aux loisirs, aux friandises et autres plaisirs de la table, aux écrans polychromes diffuseurs de rêve. Certes, ceci s’imprimerait dans leur cerveau de pierre à la manière d’une immense vacuité. Mais vous avez omis, dans votre hâte, de citer l’Amour, sa perte sonnant comme le gong du tragique. Oui, l’Amour leur manquerait et forerait en eux de grandes vrilles pareilles à ces tourbillons d’eau où disparaissent les flottilles de feuilles mortes. Mais ce dont ils seraient le plus en deuil, ce qui creuserait en eux l’abîme le plus vertigineux qui se pût imaginer : la perte du Mouvement, l’effacement de la Lumière. C’est dorénavant ceci, Mouvement, Lumière, qu’il faut porter au centre de notre attention. Comment pourrait-on davantage différer de ce qui fait sens bien au-delà des simples occupations du quotidien ? Comment pourrait-on se soustraire à ce qui nous anime en notre fond, à ce qui fait briller notre esprit, à ce qui dilate notre âme et la porte à la dimension des choses essentielles ? Comment ?
La pièce (mais est-ce une pièce ou bien est-ce un fragment d’univers qui flotterait au large de nos yeux dont, nous n’aurions nullement perçu la présence ?) le lieu donc se montre identique à un tableau en clair-obscur sur le fond duquel émergeraient Deux Formes pour l’instant non affectées de signification, comme ces nuages qui, parfois, flottent tout en haut du ciel avec leur charge de mystère, nous voudrions leur attribuer un nom, les dire visage connu, objet familier, élément de paysage, mais rien de précis ne se détache et nous demeurons dans l’incapacité de nommer, orphelins en quelque sorte des vertus prédicatives de notre langue. Et, d’être condamnés au silence, trace en nous les motifs de quelque tristesse. Le fond est une teinte unie Brou de noix, Cachou, ces belles nuances de Terre qui nous appellent au lieu même de notre habitation. Ceci nous rassure et nous oriente insensiblement en direction de cette merveilleuse profondeur humaine dont, toujours, nous recherchons le motif, fût-ce dans la distraction, dans l’insu.
Les Énigmatiques Figures dont nous avons pris acte, sans leur attribuer quelque désignation que ce soit, voici qu’elles commencent à devenir visibles, un peu comme une silhouette tremble dans la brume d’automne et devient peu à peu pensable. Un secret se lève dont il faudra bien décrire la venue. Donc, sur fond de nuit, sur la toile infinie en son voilement même, ce sont bien deux Formes Humaines, Féminines qui émergent de l’oubli. Et, d’emblée, nous sommes saisis d’un doute quant à cette vision quasiment ubiquitaire.
Une seule et même personne en deux endroits présente
Comment ceci est-ce possible ? Comment attribuer à une seule Existante, une existence double, la situer ici et là en un même empan de temps ? Ou bien s’agit-il d’un trouble de la vision, d’un égarement passager de la conscience, à moins qu’un acte de magie féérique n’ait métamorphosé une présence en sa double venue ?
Bien évidemment, en cette Forme Double, c’est bien d’une même et unique Danseuse dont il s’agit. Nous la nommerons « Pas de Deux », comment pourrait-il en être autrement ? Pas de Deux est ce Mouvement, cette Lumière dont notre fiction initiale posait la nécessité aux yeux de Ceux et Celles qui avaient régressé dans l’Ombre et l’Immobilité. Cette image purement onirique est belle en raison même de cette Chair qui se lève, rayonne, illumine la scène d’une pure présence à Soi. Oui, c’est tout à Soi qu’il faut être, sans délai, afin que le geste de la Danse pris au corps, ne diffère nullement de son être, qu’il devienne énergie vibratoire, oscillation de pendule, battement de métronome, source d’un rythme en sa tenue la plus féconde, la plus irisée, un vertige nous prend, nous les Voyeurs, tout comme il fait de l’anatomie de la Danseuse le lieu d’un étrange rituel à la limite d’une transe.
Les yeux sont ouverts qui interrogent l’invisible, puis soudain fermés, qui questionnent le visible. C’est bien d’une inversion du sens dont il s’agit, d’un retournement, comme si la perception devait forer l’envers des choses, voir la nervure du Rien, se rendre aveugle à l’éblouissement des Choses présentes, trop présentes, elles voilent la vérité, elles disent Noir là où devrait être nommé le Blanc en sa radieuse et ruisselante beauté, car n’est beau que ce qui est simple, authentique. Cette Chair qui se lève brille d’un somptueux éclat, comme si la Lumière intérieure transparaissait, disant le feu intérieur, disant l’urgence à être tout au bout de la flèche du Soi. L’attitude, la tonalité de l’âme, tour à tour, sont exposées à la plus vive clarté que, l’instant d’après, livre à une intense méditation-contemplation. Cette posture est quasi-religieuse en son essence, elle unit, en un seul et même endroit, le divers pour le livrer à l’aimantation d’une spiritualité. Là, Pas de Deux a franchi le pas qui la séparait d’elle, là Pas de deux a rejoint le lieu de sa source intime qui est aussi ressource pour la suite des temps à venir.
Maintenant le moment est venu d’une brève incise de nature métaphysique. Si Pas de deux apparaît selon deux silhouettes coexistantes, simultanées, ce qui ne saurait bien évidemment s’inscrire dans le tissu serré du Réel, il faut en tirer quelque enseignement théorique qui pourrait bien éclairer le champ toujours mystérieux des oppositions fondamentales du Même et de l’Autre. En pure logique, aucune Identité ne pourrait, tout à la fois, être identique à sa propre essence, en différer radicalement en occupant une place Autre que la sienne propre. En clair : Pas de deux n’a nulle possibilité d’être Soi et une Autre. Et, cependant, ceci est-il si affirmé que la réalité veut nous le faire croire ? N’y a-t-il pas en Nous, à l’intérieur même de notre site existentiel, des marges, des franges d’altérité qui nous déportent de qui-l’on-est, sinon pour nous rendre différent, du moins pour nous amener à figurer ici de telle manière, plus loin de telle autre qui n’est plus le même territoire que celui qui précédait, ce qu’il faut bien nommer la « métamorphose ».
Car si notre quête d’identité est quasi obsessionnelle, tellement nous sommes attachés à une image de Nous-Même qui ne diffère nullement, qui nous pose à la manière d’un étalon de platine, nos fondations internes tremblent constamment sur un sol mouvant, si bien que nous pouvons être, successivement, des décalques de-qui-nous-sommes, certes à l’insensible variation, mais des sortes de « bougés » de « tremblés » au gré desquels nous avons bien le sentiment intrinsèque que quelque chose a eu lieu, que seul un lexique différent pourrait nommer. Or toute substitution selon l’axe paradigmatique est signifiante. Si je dis : « Pas de deux est lumière », puis aussitôt : « Pas de deux est mouvement », ou bien : « Pas de deux a les yeux fermés », à gauche de l’image, puis, à droite de la même image : « Pas deux a les yeux ouverts », on voit bien que la modification de la prédication est, en même temps, de facto, modification de la signification et, en définitive modification ontologique de Pas de deux, en ses donations successives. Elle est donc elle-même, mais en ses différences apparitionnelles. Ce qui veut simplement dire que notre réalité, que nous pensions immuable, fixe, définitive est, a contrario, instable, traversée du flux et du reflux de la vie qui modèle, façonne sans cesse les modalités de notre être-au-monde. Je ne suis tel que je suis qu’à être différent, qu’à me donner selon un nombre infini d’esquisses, lesquelles sont inépuisables, tout comme l’existence qui se renouvelle d’instant en instant.
C’est un peu comme si nous obtenions, simultanément, en deux points séparés de l’espace, mais en l’étroitesse d’un temps unique, « Pas de deux 1 », puis « Pas de deux 2 », autrement dit Identité et Différence, étrangement assemblées. Espace, Temps, ces « formes a priori de notre sensibilité », en termes kantiens, ces insaisissables, les voici devenus tangibles, portés précisément dans le sensible à la hauteur d’une élégante métaphore. Cette image est riche de sens multiples. Non seulement elle constitue un éloge de la Danse (cet Art majeur qui spiritualise le corps), mais elle fore en profondeur, jusqu’au socle de-qui-nous-sommes. Les tirets qui relient entre eux les mots écrits ne sont eux-mêmes que la métaphore de cette unité dont nous sommes en quête afin de ménager à notre être l’espace d’une illusion. Toujours nous sommes en lutte contre notre propre éparpillement, notre propre dispersion, notre propre dissémination.
Être c’est être-assemblé
S’en exonérer c’est se
mesurer au non-être.
Nous ne sommes que ceci,
être, non-être, être, non-être,
un constant clignotement qui,
en même temps, est le lieu
unique de notre joie :
Lumière-Mouvement.
Chorégraphie existentielle