***
Il est tout de même curieux que les couleurs, les simples couleurs, nous déterminent à ce point. Si profondément même qu’une Courtisane était nommée « La Rouge », qu’un Anarchiste était nommé « Le Noir ». Si l’on veut, une opposition entre le Rouge désir et la Noire mort de la rébellion. Dans le roman de Stendhal, « Le Rouge et le Noir », bien que l’Auteur ne s’en soit jamais clairement expliqué, les symboles y sont nettement visibles : le Noir indique le « triste habit noir » de Julien-le-Séminariste, alors que le Rouge renvoie à l’éclatant maquillage des femmes :
« Une jeune fille de seize ans avait
des couleurs charmantes,
et elle mettait du rouge ».
Ici l’on voit bien que le Noir incline vers le deuil et les ténèbres, le Rouge vers la vie et l’amour. Ainsi certains êtres, bien malgré eux, selon les hasards de leur naissance, se situent tantôt sous le dais écrasant de la tristesse, tantôt sous la bannière éclatante de la joie. On n’est nullement libres vis-à-vis du chromatisme de l’existence, c’est bien lui qui nous choisit et trace en nous les voies de notre destin, de telle ou de telle façon.
VOUS, que je découvre tout juste parmi mes multiples tribulations sur les chemins du Monde, vous qui surgissez à la croisée des sentiers, voici qu’à peine entr’aperçue, je vous conçois comme nécessaire, inévitable, manière d’air pur dont je ne pourrais faire l’économie qu’à m’absenter de moi. Vous êtes Rouge plus que Rouge, de ce Rouge Brique ou de Falun, de ces Rouges éteints, sombres, ceux qui me ravissent et font écho sur la falaise de ma disposition fantasque, toujours sujette au moindre changement, mais dont la chute la plus habituelle se solde, le plus souvent, par une sorte de vague à l’âme sans autre cause que d’être lui-même en lui-même. Si vous avez bien suivi la gravité de mon propos, sous des airs faussement détachés, vous aurez bien vite perçu la manière de complaisance morbide que j’entretiens avec la teinte crépusculaire de ma mélancolie.
Oui, car du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours tutoyé les teintes lestées de mystère des cryptes, les ambiances de fin du monde des lourds sépulcres, les atmosphères glauques de ces zones de banlieue où le lichen le dispute aux pierres claires des murs, où la mousse verte et sombre éteint la prétention des rues à parader, à se donner en spectacle. Les nuances Violine, la carnation Zinzolin, les failles Indigo, tel était le lexique coloré selon lequel ma conscience végétait dans de bien sombres cachots. Mais n’allez nullement déduire de mon emploi verbal du passé, que mon présent en diffère en tous points. Je crois même que, chaque jour qui passe, ne me découvre de plus en plus nocturne, mais d’un Noir profond, d’un Noir sans issue. Non, ce n’est pas une plainte que je vous adresse afin que, me tendant une main secourable, je puisse exciper de ma condition. Vous savez, l’on finit par s’habituer à Soi, par reconnaître pour sienne l’image dans le miroir, qu’elle soit heureuse, épanouie ou bien fade comme celle du Mime. De cette longue habitude l’on ne sort nullement harassé. Bien au contraire, cette sorte de continuité en Soi est peut-être le seul viatique que l’on possède pour progresser à l’intérieur de qui-l’on-est, se faire sien en quelque sorte et que la vie devienne recevable.
Mais un bien naturel solipsisme m’a conduit à ne parler que de moi, comme si, par mes simples mots, je me livrais à un travail d’archéologie interne, une connaissance de qui-je-suis par qui-je-suis, peut-être la seule à laquelle on puisse se livrer, en toute objectivité. Mais je ne peux parler de vous qu’en partant de moi, progressant, en quelque façon, du connu vers l’inconnu. C’est là un paradigme de la façon de connaître qui est bien usuel. Aussi ne m’étendrai-je davantage là-dessus. Si je puis user d’une métaphore cosmique, je suis ce vertigineux tourbillon de gaz, cette nuée ténébreuse, cet amas de formes confuses qui flottent au plus haut du ciel et nimbent votre corps d’une sorte de mandorle funeste. En réalité, c’est un peu comme si, étoile neuve et innocente, vous étiez née de qui-je-suis, en vérité une manière d’indescriptible chaos. Je n’ai de cesse de vous entourer, tel le vaste océan qui ceint l’île et en fait sa chose, sa création ultime, peut-être une vague minérale, un gneiss né de l’étrange alchimie des abysses. On n’est jamais gros de ce que l’on porte au Monde qu’à en assumer l’évidente paternité. Or cette loi existe de tous temps, laquelle revendique sa propre prééminence dans l’ordre de ce-qui-est. Å l’aune de cette hypothèse, vous n’êtes que par moi qui vous porte au jour, tel le généreux Soleil qui féconde tout ce qui se présente sous son regard. Et croyez bien que la gloire que j’en tire n’est qu’à la hauteur de qui-vous-êtes.
Mais Celle-que-vous-êtes, bien qu’un peu mienne, j’en éprouve la vive beauté en même temps que le hiatus qui se creuse entre nous. Car, serais-je un Démiurge tout puissant, il ne m’appartient nullement de faire de vous la possession dont je pourrais user à ma guise. La Créature, c’est une loi immémoriale, doit toujours se séparer de l’acte de création, et par voie de conséquence, de son Créateur. Oh, croyez bien que j’en éprouve un vif sentiment de dépossession comme si, isolé de qui-vous-êtes, des haillons de ma propre chair flottaient dans l’espace qui, jamais, ne retrouveraient le lieu de leur origine. Orphelin en quelque sorte de Celle que j’ai déposée avec douceur sur les fonts baptismaux de l’exister.
Sachez bien que souvent, évoquant les relations entre Amants, je parle de « fusion », « d’osmose », de « vases communicants » s’épanchant l’un en l’autre. Maus vous n’êtes nullement sans savoir que ceci est de l’ordre de l’image onirique, de la métaphore et de ses dentelles imaginaires. Combien, en effet, j’aimerais que mon MOI et votre VOUS ne fassent qu’une seule ligne continue, un seul harmonique parmi les intenses vibrations, les oscillations, les soubresauts du vaste Univers. Mais je crois qu’à seulement l’énoncer en voix intérieure, vous puissiez en ressentir les ondes pulsatilles, les flux aimantés, les quantas d’énergie qui sillonnent le ciel de leurs belles turbulences, de leurs sillages de feu. Je vous souhaiterais Planète aux multiples faveurs et moi, simple comète illuminant le luxe de votre corps.
Vous flottez au sein de ce Rouge éteint à la façon dont un léger nuage frôle le firmament, paraissant lui appartenir et, pourtant, s’en dissociant avec quelque autorité. Ah, l’autonomie est une belle chose ! Ah, les liens étroits sont une merveille ! Et, cependant, il n’est de plus grande félicité que de connaître la première, l’autonomie ; puis les seconds, les liens étroits, les mêlant à loisir, puis les séparant, tout le bonheur étant dans ce simple mouvement de l’une à l’autre condition, une sorte de balancement qui se pourrait comparer à l’oscillation tout en grâce d’une escarpolette dont le très précieux Fragonard peignit la toile avec tant d’équilibre et d’audace mêlés. Et si je nomme Fragonard, ceci n’est pur hasard, le motif en est dû à l’analogie de la carnation qui vous rassemble, Vous-l’Inconnue, Elle-la-Galante qui ne cherche qu’à troubler les âmes de ses Prétendants. Mais pousser plus loin le parallèle ne serait qu’œuvre de coquetterie et il convient que je me recentre sur vous, sur nos réciproques relations et surtout sur ces merveilleuses couleurs dont, jamais, l’on ne se lasserait d’évoquer les noms dans leur pulpe native, dans le délicat bourgeonnement de leur chair intime.
Pour les Rouges :
Amarante, Ponceau, Andrinople.
Pour les Noirs :
Brou de Noix, Noir d’Aniline, Ébène.
Ne trouvez-vous ces nominations émouvantes, pleines de poésie, tissées de la soie de l’imaginaire ? Nous disons « Amarante » qui rime avec « Amante » et déjà nous sommes loin, dans la confrontation complexe du désir et de ce qui l’alimente, un amour de Soi en l’Autre, une amour de l’Autre en Soi. Nous disons « Andrinople » qui rime avec « Constantinople » et déjà nous sommes loin sur les rivages de l’antique Byzance, et déjà le Bosphore nous ouvre les portes du mystérieux et magnétique Orient. Les couleurs, les somptueuses couleurs portent-elles en soi les ferments qui les multiplie, les rend si capiteuses, si attirantes ? Ou bien est-ce nous qui versons en elle, comme dans un secret athanor, les trésors qui sont en nous, que nous voulons faire fleurir ?
Mais il faut revenir à la pléiade polychrome de Stendhal, donner à ses personnages quelque consistance, chercher en eux leur dévotion à la couleur ou bien leur affranchissement, le sillage d’une possible liberté. Il y a tant de symboles disponibles dans un Azur, un Émeraude, un Gris de Payne ! Mais, sans doute, ce qui sera le plus remarquable, le jeu constant d’attrait/répulsion dont sont atteints les Sujets, tantôt sublimés par l’éclat du Rouge, tantôt pliés sous les fourches caudines d’un irrémissible Noir.
NOIRE fureur d’un Julien Sorel vis-à-vis d’un Père qu’il déteste.
ROUGE effusion de Julien en direction de la belle et sensible Madame de Rênal.
Puis, entre les deux Amants, un NOIR Aile de Corbeau qui les divise et les atteint au plein de qui ils sont, des êtres que leurs instincts poussent à la faute.
ROUGE Solaire d’un Julien ébloui par le monde brillant de l’aristocratie.
ROUGE feu qui se lève entre Mathilde, la fille du Marquis, et Julien qui devient son Amant.
NOIR Animal, instinctuel, au moment où la lettre de Madame de Rênal vient accuser Julien de n’être qu’un intriguant.
NOIR de Jais, le geste de Julien, il tire en pleine église sur cette Femme qui lui a voué un amour véritable.
NOIR d’Encre, à l’instant où Julien connaît le désespoir de l’emprisonnement, son cachot fermé à la vie, fermé à l’amour.
ROUGE/NOIR le sentiment de Julien dont le souhait d’être guillotiné culmine dans son exécution.
NOIR de Suie, la mort de Madame de Rênal qui ne survit que trois jours à la disparition de son ancien Amant.
Épilogue – L’approfondissement du lieu intime de Soi, la recherche de l‘étincelle de la Vérité, voici les deux directions dans lesquelles se déploie la quête d’un Julien Sorel qui se reflète, en écho, dans celle de Stendhal lui-même. Tant il est vrai que l’intention de l’écriture, elle-même incluse dans le projet de toute œuvre d’art, est bien cette fiévreuse investigation où il y va de Soi et rien que de Soi. En contester la nature ne constituerait que le sentier tortueux de quelque sophisme. C’est le sourd travail de la factualité en nous qui creuse son éternel et tragique sillon. Jeu alterné, syncopé, une fois brillant, une fois terne de la Grande Roue des Couleurs.
Tantôt claire, à la manière d’une Aigue-Marine ;
tantôt ombreuse telle une terre de Sienne ;
tantôt éclatante comme le Rubis ;
tantôt teinte de Malachite ou de Sapin
et alors on se débat dans la nuit
de sa propre conscience sans que
quelque issue paraisse
pouvoir se manifester.
Nous les Hommes, vous les Femmes ne faisons qu’arborer un habit d’Arlequin avec ses pièces multicolores. En réalité une Vérité de caméléon qui ne fait que cultiver le paradoxe.
Oui, nous sommes des Êtres paradoxaux.
Définitivement !