Sur le livre de Marie-Paule Farina
« Descartes, sur la foi d’un rêve »
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4° de couverture
« Il y a quatre siècles, en affirmant que tous les êtres humains avaient le pouvoir de distinguer le vrai du faux, Descartes offrait à chacun d’entre nous, non un modèle à suivre, mais le récit d’un trajet, le sien, vers plus de vérité, et donc, plus de liberté.
C’est ce parcours surprenant que cet ouvrage présente, en amitié pour un homme généreux dont la vie et les combats, trop souvent éclipsés par ses commentateurs, restent nécessaires à la compréhension de notre modernité. »
Biographie de l’Auteur
« Spécialiste de Sade, la philosophe Marie-Paule FARINA porte une attention revigorante aux parcours créatifs d‘écrivains aussi différents que Sade, Flaubert, Rousseau et aujourd’hui Descartes. Elle a publié des monographies de ces auteurs dans la collection “Éthiques de la création” (Le rire de Sade, pour une sadothérapie joyeuse ; Flaubert, les luxures de plume ; Rousseau, un ours dans le salon des Lumières). »
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Nul n’écrit au hasard de soi, comme si, écrire, était une tâche contingente parmi d’autres, comme si, tremper sa plume dans l’encre se donnait pour identique au geste de tremper son biscuit dans la tasse de thé. Allusion, ici, à la célèbre « madeleine » de Proust. Écrivant « La Recherche », Proust donnait l’impression que son Narrateur (lui-même) ne se plaisait guère qu’à puiser son écriture dans le breuvage amoureusement préparé par sa Tante Léonie. Et il en est bien ainsi, l’écriture de Proust, en son entièreté, sortait directement de « son » réel d’autrefois, de Balbec, de Paris, de Venise, de Combray, je veux dire de sa géographie intime. Son Moi-conceptuel s’alimentait à son Moi-intime, aux événements singuliers qui en avaient tracé l’aventure unique. On n’écrit jamais que pour soi, en soi, on n’est que le Narrateur de son propre soi. C’est toujours son ipséité qui est en question et chacun comprendra aisément que le texte d’un écrivain n’est nullement substituable à un autre. Ce que je veux dire par-là, c’est que tout geste d’écriture part du Sujet écrivant, se charge d’un pollen extérieur et revient dans sa propre ruche, là où le nectar sera ce nectar-ci et nullement ce nectar-là. Cette métaphore veut simplement montrer la chose suivante : on n’écrit que les contours de son propre monde, on ne fait jamais que girer autour de son propre ego, et, du reste, comment pourrait-il en être autrement ?
« Toute conscience est conscience de quelque chose », énonce la phénoménologie, à commencer par la conscience de soi. Mais revenons un instant à Proust. En conséquence de ceci même qui vient d’être énoncé, une marine d’Elstir est SA propre marine, un septuor de Vinteuil est SON septuor, les pavés de l’Hôtel de Guermantes sont SES pavés, ce qui fait signe, bien entendu, en direction de cette indépassable subjectivité, de cet égotisme tenant la plume de l’Écrivain. Toutes les entreprises contemporaines de déconstruction du moi sont, par avance, vouées à l’échec. Ce « JE » qui résiste à l’épreuve du Doute, ce JE qui constitue le point focal de la philosophie de Descartes, ce JE dont tout procède, surtout la raison, et aussi bien le sentiment, qui donc pourrait l’évincer au motif que, sur lui, prospèrent l’égoïsme et quelques vices bien trempés des Hommes et des Femmes ?
Et pour faire écho à ceci, si le septuor du Narrateur, est bien SON septuor, Le « Rousseau », le « Sade », le « Descartes » de Marie-Paule Farina sont, respectivement, SON Rousseau, SON Sade, SON Descartes et ceci est tout à fait remarquable. Pratiquant, dans le réel du passé, une parenthèse, une manière d’épochê, l’Auteur s’approprie ces autres Auteurs, les façonne à son image, projette sur eux quelques unes des affinités qui lui sont propres. Å l’évidence, le Rousseau que je rencontre, que je me plais à aimer est le Mien, nullement celui dont, vous Lectrice, vous Lecteur, vous plaisez à tracer l’original liseré. Ce genre d’appropriation du Sujet à traiter est la seule possible si l’on veut faire venir à soi l’épiphanie de ces Invisibles, selon leur propre vérité qui, momentanément, est la nôtre tout le temps que durera l’examen de leur singularité. Ceci est d’autant plus remarquable que Marie-Paule Farina dresse de ces hautes figures des esquisses plus qu’attachantes, une manière d’authenticité fictionnelle qui ne peut qu’emporter notre adhésion. Les portraits, toujours infiniment singuliers, trahissent une tendresse de l’Auteur, une considération toute de sympathie tissée ; une passion, je crois, pour ces « héros » ordinaires, on s’en rendra compte à la lecture de ces ouvrages généreux, toujours très documentés sur le plan biographique, historique, philosophique.
Mais le temps est maintenant venu de nous pencher sur la vie de cet insolite créateur d’une res cogitans certes historiquement située mais dont les effets se font sentir jusqu’en nos contemporaines latitudes. De manière sans doute arbitraire, bien qu’un lien logique les réunisse à mon sens, Descartes sera envisagé sous les traits d’une figure à la Janus : une face orientée vers le Moi-concept et la raison, l’autre face inclinant vers le Moi-intime et la passion. Car c’est bien une force de ce bel ouvrage que d’entrelacer, en une sorte de chiasme, le concept et l’intime, la raison et la passion. Certes, le nom de Descartes et la notion de cartésianisme qui y est attachée, orientent le regard vers la seule raison, la déduction logique, les architectures de l’entendement. Or ici, et ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre, c’est une esquisse totalement humaine, empreinte de sensibilité et même de fragilité qui se dégage au fil des pages. Si bien que cet ouvrage, qui se lit tel un roman, mais avec la rigueur de l’analyse philosophique, présente des facettes capables, tout à la fois, de séduire le lecteur érudit et, aussi bien, celui, celle qui, en quête des secrets d’une existence, voyeurisme exclus cependant, souhaitent se lier d’amitié au travers du temps et de l’espace avec cette figure si séduisante.
Trois occurrences où le Moi-concept est le point focal d’où tout part, où tout revient :
« … contrairement à Rousseau affichant dès le Début des Confessions sa certitude […] de former « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura jamais d’imitateur » ce petit texte, où Descartes expose le chemin qui a été le sien, constitue, aujourd’hui encore, un objet totalement singulier, la première et dernière autobiographie spirituelle d’un philosophe choisissant de parler de métaphysique à ses contemporains comme on mène une conversation en tisonnant son feu et en parlant de soi. »
Å l’évidence, Marie-Paule Farina nous introduit de manière originale, avec le seul lexique qui convient, au cœur même de la problématique cartésienne aussi osée qu’imprévisible. Il est émouvant, en même temps que provocant et hautement iconoclaste, non seulement de parler de soi, mais d’en faire la matière d’une autobiographie, « spirituelle » de surcroît. Et comment ne pas être étonnés, et ravis à la fois, d’entendre la métaphysique, cette science entièrement hypothétique, dans le flux d’une simple « conversation », tout comme l’on attiserait songeusement des brandons au bout desquels, en réalité, le Moi et le Moi seul rougeoierait, tout comme l’Amant le ferait, déflorant son Aimée.
« Mais quand bien même je dormirais, tout ce qui se présente à mon esprit avec évidence est absolument véritable. » Cette certitude ne s’affirme ainsi […], qu’au terme de la troisième Méditation.
« Je fermerai maintenant les yeux […] et ainsi m’entretenant seulement de moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. »
Et ici, au risque d’étonner Lecteurs et Lectrices, c’est sans doute la métaphore de la défloration (cette ouverture aux émois du Moi adverse, un Moi tout de même !), qu’il convient de prolonger un peu. S’entretenir de soi-même, considérer son intérieur, ceci ne fleure-t-il bon la complaisance à soi et, plus même peut-être, la poursuite d’une activité qui, dans le creux du sommeil (« je dormirais »), pourrait confiner à quelque onanisme mental à ne guère livrer aux quolibets des places publiques et aux conversations feutrées des salons et autres boudoirs ? Il faut bien reconnaître que le style cartésien atteint en ce domaine une naïveté toute feinte dont Descartes lui-même, devait rire sous cape.
« Ce qui fait que je suis ce que je suis […] c’est le fait que je pense et découvre en moi le pouvoir de dire non à tout ce qui m’enracine, m’attache, me définit de l’extérieur et finalement me limite à être ceci ou cela. […] « Philosopher comme si personne ne l’avait encore fait » et vider mon esprit de tout ce que j’ai pensé, de tout ce qui a été pensé avant moi, voilà ce que dit Descartes et, le lisant, nous entendons sa voix, cette démarche de doute en doute nous l’effectuons avec lui « jusqu’à ce Moi le plus pur, le moins personnel, qui doit être le même en tous, et l’universel en chacun. »
« Le pouvoir de dire non », autrement dit le postulat d’une liberté infinie dont le Moi serait le foyer incandescent dès l’instant où, se révélant à soi telle l’exception qu’il est, c’est son illimitation même qui se montre et bourgeonne à l’infini. Puis vient le très étonnant « comme si personne », ceci posant la position originaire de ce Moi aux virtualités inépuisables, incommensurables. Et comment ne pas être transis jusqu’en ses propres fondements face à cette belle et unique énonciation « jusqu’à ce Moi le plus pur » ? Comment, face au surgissement imprévu de ce prodigieux solipsisme, ne pas envisager encore d’autres développements, une manière d’ivresse quant aux nouvelles possibilités de l’entendement humain, de sa puissance conceptuelle, du tremplin illimité qu’il offre dans la conquête de l’universel alors que le particulier est si étroit, si gêné aux entournures, tellement producteur de contraintes et d’échecs ? Révolution copernicienne s’il en est que la position de ce Moi qui foule aux pieds toutes les déterminations antérieures des facultés humaines.
Et comment ne pas percevoir, dans ce Moi, l’extraordinaire fécondité qu’il contient en germe, dont Edmond Husserl tirera toutes les conséquences théoriques dans ses célèbres « Méditations cartésiennes » jusqu’aux pensées crépusculaires de la « Krisis ». Mais ici, il faut laisser la parole au Fondateur de l’admirable phénoménologie, sans doute le courant le plus novateur de la philosophie des XX° et XXI° siècles dans ses riches « Méditations » :
« Ce je et sa vie de je qui persistent nécessairement pour moi grâce à cette epokhế ne sont pas une partie du monde – et dire : « Je suis, ego cogito », cela ne veut plus dire : « Je suis en tant que cet homme-ci. » […] Par l’epokhế phénoménologique, je réduis le je humain naturel qui est le mien, ainsi que ma vie psychique – domaine de ma propre expérience psychologique – à mon je phénoménologique transcendantal, domaine de l’expérience phénoménologique transcendantale de soi. »
Ce Moi que Descartes le premier a exhumé des cendres de la métaphysique, il demande un essor qui le conduise quasiment à l’illimitation d’un absolu ou, à tout le moins, sur les fonts d’un Idéalisme Transcendantal. Car l’étant est encore transi de doute au regard de ses attaches mondaines, de ses racines qui plongent dans le sol empirique, confus, tellurique. Mais quelle « chose », donc, peut s’abstraire à ce point de ses adhérences, de ses liens, se libérer de ses « fers » pour employer le lexique de Rousseau, se situer totalement hors doute, si ce n’est le pur ego de ses cogitationes, le Je du « je pense » ? Ce que Claude Romano définit par la formule synthétique suivante dans son beau livre « Au cœur de la raison, la phénoménologie » :
« Å l’ego psychologique (l’âme) et à l’ego comme composé psycho-physique (« l’ego-homme »), qui sont tous les deux des réalités du monde, s’oppose désormais un ego transcendantal qui n’est ni dans le monde ni du monde, mais en forme l’origine constituante. »
Ce que Martin Heidegger précisera selon la formule « indubitable » : « Il faut partir d’ailleurs que de l’ego cogito. » « Questions IV »
Cette parenthèse théorique refermée, il nous reste maintenant à labourer avec délices le sol de ce Moi-intime sans lequel notre approche demeurerait telle la branche dépouillée hivernale, une ombre d’elle-même. C’est du vivant, du concret, de l’intime, du passionnel, du simple à portée de la main dont il nous faut faire l’épreuve amicale, portant Descartes auprès de nous, nous-même en « son poêle », comme lui en son Moi, deux consciences ouvertes à la beauté du Monde car la mesure mondaine, nous n’en doutons guère, est celle dont, chaque heure qui passe, nous pouvons faire l’expérience, certes heureuse ou malheureuse mais nul ne peut échapper à son destin si, du moins, notre narration personnelle est sa mise en musique.
Quelques occurrences où le Moi-intime se donne en tant que « l’humain plus qu’humain »
Et ici, puisque nous avons transgressé la bonne règle, les convenances, puisque nous avons eu l’effronterie d’apercevoir, sous la cuirasse du Philosophe, un peu de sa chair nue (sous la figure prosaïque de la « défloration », de « l’onanisme »), il convient que nous nous interrogions sur la dimension humaine, simplement humaine de cette haute Figure qui, elle aussi, connaît les vicissitudes de l’envie, les feux du désir, les affres, parfois, du lourd cheminement terrestre. Si Emmanuel Kant (tout comme Descartes d’ailleurs, Auteur du « Discours de la Méthode ») si donc le natif de Königsberg peut être perçu tel l’Auteur de la superbe « Critique de la raison pure », il n’en demeure pas moins qu’il ne peut que s’abreuver à cette « Raison pratique », tutoyer et même s’immerger dans ce domaine de l’agir qui, de toutes parts le cerne, tout comme il constitue le liseré de tout un chacun. Jean-Baptiste Botul a commis, il y a quelques années un petit opuscule intitulé « La vie sexuelle d'Emmanuel Kant » dont la présentation nous précise :
« Kant semble avoir vécu dans la chasteté la plus complète. On ne lui connaît ni épouse ni maîtresse. C'est du moins ce que prétendent ses biographes. »
Ce Philosophe dont la vie réglée comme du papier à musique semblait le mettre à l’écart de toute tentation voluptueuse concernent le sexe opposé, n’avait-il, en réalité pour maîtresses ses « Trois critiques » et autres extases intellectuelles ? Bien évidemment, les sceptiques, tout comme les autres peuvent en douter et le refuge dans la mélancolie ne saurait donner pour acquis que la vie sexuelle du Maître confinait à quelque confondant néant. Pour être Kant, pour être Descartes, on n’en est pas moins hommes, c’est ce que voudrait montrer la suite de cet article.
SEUL
« Monsieur d’Écart », « Seigneur d’Écart », a-t-on parfois appelé Descartes tant cette solitude recherchée, revendiquée et défendue bec et ongles irritait. »
Certes nul n’aurait pu écrire « Les méditations métaphysiques » dans « le bruit et la fureur ». Il faut, aux recherches métaphysiques, une manière de clair-obscur, de lumière en demi-teinte afin que, précisément, de l’obscur puisse naître quelque « idée claire ». Si le prédicat « Seigneur d’Écart » était gentiment péjoratif, il faisait signe en direction de cette solitude nullement tissée des faveurs d’une vie exempte de toute difficulté, la « confession » de Descartes ci-après en atteste l’évidence s’il en était besoin.
« Rien, ne reste rien, ni personne à qui se raccrocher. Seul et dans le noir le plus complet, « je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire. »
Exilé en Hollande, retiré « dans son poêle », la solitude de Descartes, cependant, n’est nullement la solitude ordinaire affectant les quidams de passage sur Terre. Cette solitude est condition de possibilité de son œuvre, elle est entièrement coalescente à l’expression de son génie. Et le génie, nul ne peut le décrire avec des termes usuels, son monde est certes le nôtre mais à une octave bien supérieure.
RÊVE - IMAGINATION
« Si Descartes vit les deux premiers rêves dans la « terreur et l’effroi », le troisième, au contraire, lui est très agréable : « doutant s’il rêvait ou méditait, il se réveilla sans émotion et continua les yeux ouverts l’interprétation de son songe. »
L’extraordinaire poursuit ici son singulier chemin. « Terreur et effroi », certes ceci ferait trembler quiconque sur ses bases, mais le Philosophe a mieux à faire que de s’abandonner à cette sorte d’angoisse native, « les yeux ouverts » (la lucidité, la clarté de l’entendement), interprètent le Monde et posent sur lui la grille interprétative d’une pensée toujours en alerte, toujours à la recherche de l’enchaînement des causes et des conséquences. Le portrait que je trace là, porte en lui ces beaux stigmates d’une ambivalence à l’œuvre, Descartes n’est lui-même qu’à s’adosser à ce réel têtu dont cependant son génie moissonne, chaque jour qui passe, les paradigmes d’une vision renouvelée des choses et des êtres. Ici se laisse entrevoir le hiatus de toute interprétation des actions humaines qui, au titre d’une conceptualisation du réel, lui impriment des torsions qui ne correspondent que partiellement à la complexité des sèmes partout disséminés, partout en fuite, on essaie d’en saisir l’étoffe et déjà ils sont loin en avant de nous.
INTIMITÉ
« Descartes ne raconte plus l’histoire de sa formation, mais il est là, c’est le son de sa voix que l’on entend à nouveau, mais, peut-être, sommes-nous devenus, nous aussi, plus mûrs, capables de pénétrer plus avant dans l’intimité d’un Descartes qui nous reçoit en robe de chambre, en ami, près de son poêle dont la chaleur est sensible tout au long de notre lecture. »
Combien la mention de Marie-Paule Farina est heureuse, combien « chaleureuse », il va sans dire, puisque nous sommes invités au sein même de la galaxie cartésienne, là, dans sa chambre, lui-même en robe du même nom, près du poêle où ronronne un feu rassurant, nous laissant caresser par sa voix que nous supputons exacte en même temps que disponible. Mais qui donc n’a jamais rêvé de s’introduire dans le cabinet d’un Philosophe (je songe ici au « Philosophe en méditation » de Rembrandt qui contient dans la lumière même de ses pigments, la presque totalité de cette Métaphysique toujours insaisissable), qui n’a rêvé de se trouver dans la chambre d’un Ecrivain, rêvant secrètement de découvrir au seuil de sa contemplation quelque secret de fabrication, quelque alchimie détentrice de puissances irrévélées ? L’Auteur est habile à nous inviter à parcourir les plis de la confidence, à en révéler au plein jour la prolifique substance. Si la visée du concept se donnait sous le signe d’uns symphonie à trois temps, allégro, scherzo, andante, celle de l’intime se donne sous le rythme lent, apaisé, sentimental de l’adagio. Nous étions sur le seuil d’une défloration, nous voici au plein, là où les digues de la pudeur cèdent, où la chair de la confidence se fait onctueuse. Oui, à partir d’ici, comme nous le précise Marie-Paule Farina, « la chaleur est sensible tout au long de notre lecture. » C’est bien ceci le prodige de l’intime, faire se lever une source là ou rien n’était visible que l’aridité d’un terrain dont nulle faveur n’aurait ameubli le sol.
PÈRE ET AMANT
« Une seule lettre de Descartes fait allusion sans ambiguïté à Hélène (son Amante) et à Francine (sa Fille), en la nommant simplement sa « nièce ». Cette lettre […] on y découvre que Descartes a, en Hollande, au moins un ami en qui il a toute confiance, qui connaît Hélène, s’en occupe, a dû lui fournir, près de chez lui, un lieu où accoucher et une place et qui, en plus, lui transmet les lettres de Descartes. »
Voici, après avoir longtemps erré auprès du concept, après avoir aperçu le paysage de l’intime, ce dernier se révèle avec toute la grâce dont il est porteur. Descartes se dévoile à nos yeux tel cet humain aux prises avec son destin. Quoi de plus commun, en effet, d’être lié à une Amante, d’obtenir d’elle qu’elle soit la mère de cet « enfant naturel » à soustraire aux yeux des Voyeurs et des Détracteurs de toutes sortes qui n’attendent que la chute de leur ennemi héréditaire ? Ceci est-ce affligeant de la part d’un Homme si élevé en soi, tellement porteur de grandes espérances de la pensée ? Non, tout homme, fût-il d’extraction commune a le droit, plein et entier, au nom de sa liberté, d’orienter son sentier selon la pente qu’il a choisi de lui imposer. Et nul n’a à juger des inclinations particulières, des décisions intimes. Mais est-ce donc si étrange que Rousseau, Sade, Descartes (pour emprunter quelques des noms du panthéon de l’Auteur) soient des germes comme les autres qui dispersent à l’envi les spores singulières de leur devenir ? Poser la question est déjà y répondre.
DISTRACTION
« Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la présence de Francine et peut-être d’Hélène, je n’en sais rien, lui offre, pendant ces trois années si fécondes intellectuellement, une distraction, une sorte de petit cadeau du destin qu’il vit avec bonheur et en toute innocence. »
Certes, Hélène, Francine, peuvent être considérées à la manière de « Bêtises de Cambrai » destinées à purger ce Grand Homme de ses hautes considérations philosophiques, sorte de catharsis avant-courrière du dévoilement d’un Grand Œuvre. Mais, plus simplement, il me plaît d’imaginer Descartes sous les traits d’un Amant attentionné, d’un Père aimant car aucune grande théorie ne pourrait éthiquement se satisfaire du recours à des personnes humaines en guise de viatique pour servir des idées, fussent-elles admirables. « Distraction », certes au sens de « distraire » au sens étymologique de « détourner quelqu'un de l'objet auquel il s'applique ». Détourner provisoirement, installer une respiration sentimentale dans le grand cours fluvial des pensées.
« …le passage d’une lettre à Mersenne […] imagine Descartes, jouant tous les jours dans son jardin avec la petite Francine de quatre ans, et tapant des mains pour faire se lever les oiseaux et l’amuser en attendant l’écho, pourquoi pas ? « Pour l’écho…je vous assure que je l’ai observé aux champs, en mon propre jardin… Et encore maintenant, il y a une planche de chicorée sauvage, dans laquelle il répond un peu quand on frappe des mains ; mais les grandes herbes où il répondait le plus distinctement ont été coupées. » Ce passage est certes déconcertant. Un Descartes herborisant à la manière de Jean-Jacques dans sa bienheureuse Île de Saint-Pierre. Un Descartes jardinier mais alors il faut aller voir du côté du « cultiver son jardin » tel qu’énoncé par Voltaire par la voix de Candide, ce philosophe naïf sous lequel s’amuse à tromper son monde l’Auteur de « Zadig ». Oui, j’en conviens, il est déconcertant de déshabiller la statue de Descartes, d’ôter la pellicule très brillante sous laquelle s’abrite le promoteur de la Raison, mais combien il est heureux, aussi, de voir l’envers de la vêture et tous les artifices, empiècements, rapiéçages, reprisages qui tissent les fils de la destinée ordinaire des Hommes. Si le Descartes de la souveraine Raison ne peut faire phénomène que dans la distance, celui de la Passion nous touche directement au cœur et ceci est heureux !
LES LARMES
Lettre à Alphonse Pollot, ami hollandais : « Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que, pour paraître homme de cœur, on se doive contraindre à montrer toujours un visage tranquille. J’ai senti depuis peu la perte de deux personnes qui m’étaient très proches et j’ai éprouvé que ceux qui me voulaient défendre la tristesse l’irritait. »
Jamais Descartes ne pourra mieux jouer dans le proximal qu’à nous confier sa peine, sa détresse liée à la perte de ses deux êtres sans doute les plus chers. C’est un peu comme si « la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » s’était soudain muée en « expérience pour bien cultiver sa passion et chercher la félicité dans l’Amour ». Oui, la pirouette est osée mais ce sont toujours les intervalles dialectiques qui, éloignant les deux termes de l’exposition au concept, s’accroissent mutuellement de leurs significations internes. Il est nécessaire de distendre le réel, de lui infliger une tension, de ce coup de fouet naissent les plus grandes intuitions. Oui, « la tristesse » appartient aussi aux hommes, lesquels, le plus souvent, sont décontenancés dès l’instant où leur Mère s’absente, où leur Maîtresse s’éloigne de quelques coudées : orphelinat sans fin des êtres ne reposant plus que sur un pôle, le masculin, cette légende de force et de puissance.
C’est avec beaucoup de tact et de doigté, avec la finesse non seulement supposée, mais bien réelle de la position féminine, que Marie-Paule Farina nous invite, nous les hommes de faible volonté, à faire abstinence de qui nous sommes, à regarder notre soi-disant courage, notre détermination, nullement en nous, mais orientée en direction de la conquête de ces Femmes, Amantes et Mères sans qui nous ne serions que faibles balbutiements. On ne peut « défendre la tristesse » à qui l’expérimente en soi au creux le plus vif de l’intime. Pour nous, en nous, l’Auteur a tracé les voies les plus productrices de sens qui se puissent imaginer. Descartes de gloire et de lumière, Descartes d’affliction et d’ombre. Tous, autant que nous sommes puisons à ces deux sources de l’être et heureux qu’il en soit ainsi !
Les autres ouvrages de Marie-Paule Farina dont la lecture est bien plus qu’une simple « distraction » :
* Comprendre Sade – 2012 – éd. Max Milo
* Sade et ses femmes. Correspondance et journal – éd. François Bourin – 2016
* Le rire de Sade – Exssai de sadothérapie joyeuse – coédition institut Charles Cros/L’Harmattan -
2019
* Flaubert, les luxures de plume - coédition institut Charles Cros/L’Harmattan – 2020
* Rousseau, un ours dans le salon des Lumières - coédition institut Charles Cros/L’Harmattan – 2021
* Voilà comme j’étais – Autobiographie posthume de Sade – éditions des instants - 2022
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