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14 septembre 2024 6 14 /09 /septembre /2024 08:29
De la relativité de la ligne

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Cette image ne se donne nullement d’emblée. Du reste, aucune ne peut livrer son être à l’aune d’un premier regard. Ce dernier est toujours distrait, à peine sorti des limbes de l’ego, encore serti des touffeurs de la subjectivité. Tout regard qui sort du massif du corps doit d’abord s’arracher des adhérences qui le retiennent captif, il demeure comme retourné en soi, seulement disposé à examiner les choses intérieures, à éprouver, dans les mystérieuses pliures de l’âme, la subtile texture des états qui l’affectent continûment et le donnent pour cet illisible brouillard, nuée inapparente bien plutôt que goutte claire, que cristal dont, facilement, on pourrait décrypter les messages cachés. C’est bien là le rôle de toute anatomie que de garder en soi, dans de sombres et étroites coursives, ce qui, soudain exhumé à l’extérieur, serait menacé d’une immédiate destruction. Toujours une douleur, une vive souffrance que ce passage, cette expulsion de l’intime, lequel brûle ses ailes de papier à la trop vive lumière, les yeux Adverses en détruisant, aussitôt, la consistance de tulle. « Les yeux, fenêtre de l’âme », dit le dicton et si celui-ci est vrai (gageons que l’intuition populaire est exacte au titre de quelque étonnante compréhension dont nul ne pourrait déterminer la cause), donc si celui-ci est ourlé d’une belle authenticité, Chacun, Chacune saisira immédiatement la nécessité d’une prudence disposant le regard intérieur à se métamorphoser en vision extérieure.

   Si notre analyse sonne juste, il conviendra que notre description parte d’un intérieur irrévélé, secret, pour se donner, au plein jour, en tant que vision ouverte sur la vastitude du Monde après que d’infinies précautions auront été prises dans l’entreprise de défloration. Cependant l’écoulement d’un regard à l’autre, source devenant ruisseau, puis large rivière, puis fleuve étincelant, toute cette fantasmagorie étrange, cette alchimie souterraine, cette transmutation d’une conscience de lumignon à cette autre de vive clarté demeureront nécessairement une énigme, les choses de l’âme ne se laissant facilement interpréter. Alors, peut-être, faudra-t-il se contenter d’une notation, par le menu, des phénomènes qui voudront bien apparaître, ici ou là. Tout part d’une dimension totalement neutre, comme si « Linéaire » (le nom du Modèle), ne pouvait faire s’enlever sa matérielle texture que d’une longue absence, d’une sorte de Néant diffus dont elle proviendrait, ne pouvant rien savoir de son opaque naissance, désemparés que nous sommes comme le Déchiffreur de signes ésotériques pareils à des hiéroglyphes.

   Et quand nous disons « faire fond sur du Néant », cette assertion est redoublée au motif que la transparence du fond traverse en son entièreté la nappe translucide de sa substance. Intriquée, fondue dans le Rien, elle semble n’être, Linéaire, comptable que d’une évidente invisibilité. Mais comment un Être destiné à croître, à agir, à s’affirmer existentiellement, peut-il se rendre compréhensible à partir de cette illisible vapeur ? Sans doute au motif de l’équivalence : Être = Néant, dont, à l’évidence, nous ne pouvons rien formuler de conceptualisable.  Seulement être transis de doute, peut-être même être saisis d’une juste frayeur quant à la tragique réalité de notre propre condition.

   Sortir du Rien, s’affirmer en tant que possible objet du Monde, voici la mesure décisive au gré de laquelle (cette « évidence » demeurant pure hypothèse) une Existence peut faire signe, émettre des sons, articuler des mots, se propager dans l’espace, s’insérer dans le flux du temps. Que nous n’ayons pu en déterminer les raisons d’apparition est non seulement réel, mais nécessaire, car jamais interrogation essentielle ne trouve de réponse claire, uniquement la rapide intuition de l’instant, uniquement la pointe, l’étincelle d’une phénoménologie de l’immédiatement préhensible, du vent qui passe et ne laisse, derrière lui, que l’empreinte d’un souffle sur le visage des Regardeurs. Dans l’ordre de cette apparition spectrale, ici, sur cette image en devenir, cette manière de point d’interrogation (?) inversé, diffusion de rose pastel, aquarellé qui dit l’eau sans en appeler la présence, qui dit la chair sans en imposer l’heureuse et ferme densité. Tout est évoqué dans une douce suggestion, tout se livre à même son retrait et c’est peut-être ceci, le geste artistique, une rapide impulsion, une subite évocation, des pointillés s’opposant à la ligne consistante, compacte du réel.

   Détourant Linéaire, plutôt que de l’armorier de l’intérieur, à même sa chair, cette touche volontairement distante ne nous dit-elle le fragile de l’humain, son essence toujours en question, son chant de Sirène que le premier vent pourrait dissoudre, comme une hallucination s’effaçant au gré de son peu de présence ? Une réserve cependant, le visage (mais est-ce un visage ou, plutôt, sa seule fiction ?), se colore, lui aussi, de cette touche qui dit, tout à la fois, sa possible venue et, aussi bien, sa possible abolition, sa possible révocation : quelque chose s’est levé du Rien qui y retourne. Certes, cette figuration de la présence humaine nous dérange, nous place face à nos propres apories, nous convoque à l’étroitesse du Présent, Passé et Futur sans épaisseur dont nous supputons qu’il pourrait s’agir d’une fable, d’une habile mythologie disposée à nous tromper.

   Les cheveux sont une chute de corde de chanvre, si près de la contorsion végétale. L’œil unique qui s’offre à nous, œil cyclopéen s’il en est, la puissance de son regard pourrait nous détruire. Quant à la bouche, ces vigoureux traits de sanguine en guise de lèvres, ne nous dit-elle l’affliction de paroles qui ne pourraient être que l’étrange et ténébreuse mise en musique de quelque conflit intérieur, des braises crépitent qui ne nous laisseront nul repos. Représentation qui, comme à l’accoutumée, chez cette Artiste, nous ôte du réel manifeste pour nous conduire en ces contrées illisible de la Métaphysique que beaucoup s’ingénient à gommer, alors qu’elle tresse, en son entier, cette Métaphysique, les lignes mêmes qui constituent notre silhouette la plus probable, la plus effective. Annuler la Métaphysique, c’est simplement renoncer à la voir mais nier n’est pas invalider, seulement céder à quelque croyance logée en son for intérieur.

   Face à Linéaire, nous nous trouvons, d’emblée, face à nous-mêmes car, de Linéaire ne pouvant rien affirmer, la réflexion se retourne, tel un boomerang existentiel vers qui-nous-sommes, nous mettant en demeure de répondre de notre vie trouée de silences, empreinte des doutes les plus massifs qui se puissent imaginer.  Mais nous sommes acculés, en une certaine façon, à réaliser l’inventaire de cette pure Énigme. En elle, tout est porté au paroxysme d’une incompréhension, tout est disposé dans un genre d’illisible Chaos qui joue avec le nôtre propre, l’intérieur, auquel nous n’avons jamais accès sauf à la répétition d’interrogations vides, de réponses qui tardent à venir, font leur bruit de rhombe quelque part dans les tissus serrés de nos aponévroses. Mais Linéaire est là que nous ne pouvons davantage livrer au suspens. Linéaire : cette ligne continue temporelle, cette immense et complexe sinuosité qui ne fait que nous égarer dans le vaste labyrinthe des choses insues, aperçues seulement, jamais confirmées en une conclusion positive, une possibilité de parole. La main de Linéaire, ce genre de gant qui laisse égoutter son sang au rythme d’une étrange clepsydre, cette main donc tient une cigarette, laquelle est l’image même de la combustion de l’âme, la dévastation d’un corps de nulle présence. Seule l’évanescence d’une fumée sur laquelle nous ne pouvons plaquer la moindre des justifications. Fumer pour fumer, genre d’étroite tautologie se refermant sur son mystère.

   Et combien est inquiétant ce carrefour de lignes, on dirait la disposition croisée, la transparence, la superposition infinie de figures telle qu’imaginée par les recherches du Cubisme synthétique : tout se dit de tout en une évidente conflagration des temps et des espaces. La poitrine n’est poitrine qu’à partager son aire, se confondre avec l’arrondi de l’épaule, le galbe du genou. Et ainsi de toutes les lignes qui se chevauchent, se croisent, confluent en un bizarre maelstrom. Une figuration d’avant même la Genèse, un déluge de membres, une indistinction de tout ce qui va prétendre vivre et se donner en tant que mirages de l’être. Et cette posture des jambes, deux lianes rouges qui miment le mouvement alors même que le cercle rose les enclot en une façon d’étroite geôle. Et ce bras de suie noire, cette forme quasiment liquide semblant s’écouler vers l’aval du dessin avant même que de chuter sur le sol de néante texture.

   Ici, dans la globalité de l’énonciation plastique, tout ne naît et ne croît qu’au prix d’une décroissance, d’une involution dans l’antéprédicatif, le non encore proféré, le non encore visible. Si nous regardons ce dessin dans sa configuration symbolique, ce qui s’annonce, ceci : le dos est accoté au Passé dont il semble renier jusqu’à l’existence, le visage tendu vers le Futur est gommé en son intention même, biffé qu’il est pour n’être nullement venu au terme de son épiphanie. Le corps en son ensemble, le corps en sa flexuosité n’est qu’une résurgence d’un Chaos natif réclamant son dû. En fait Linéaire, paradoxalement, existe à ne nullement exister. Bien sûr ceci est parfaitement incompréhensible, extérieur au Principe de Raison et c’est bien en cela que cette image est précieuse : elle aiguillonne le scalpel de notre lucidité, le met en demeure de se hausser à la pointe extrême de notre conscience, non pour y apporter une réponse, pour y allumer la braise d’une question et la maintenir dans ce brasillement, cet étincellement, l’instant d’une éternité.

 

Ce complexe de lignes n’a d’autre but

que de nous inciter à sonder celles

qui édifient notre esquisse,

que nous sentons confusément,

comme des lignes de la main

où ne nullement lire notre Avenir,

pas plus que faire surgir notre Passé,

seulement questionner notre Présent

et n’en point sortir.

Vivre la présence du Présent

et ne point porter sa vision au-delà

de cette vue en meurtrière.

Tout au-delà de celle-ci est déjà

perte en des avens

d’innommable mesure.

 

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