La Loire,
Bois Levé
Photographie : Thierry Cardon
***
[Petite précaution oratoire – Ce texte, dont la forme pourrait faire croire à un poème, n’en est nullement un. Sa présentation graphique, ses soulignements, sa typographie parfois différente du texte de fond, tout ceci ne concourt qu’à faire émerger du sens là où, selon nous, il mérite de l’être. Comme si le fond était pure mise en abyme de signifiants, au-dessus desquels, d’une manière simplement conceptuelle, certains signifiés émergeraient telle une figure de proue dont ils signaleraient la présence. Dès l’instant où le discours devient abstrait, un peu à la façon des calligrammes de Guillaume Apollinaire, dessinant dans l’espace le trajet intérieur de l’intellect, ces artifices graphiques viendraient en préciser les points les plus saillants. Parfois, devient-il nécessaire de forcer le trait, de désigner l’essentiel au détriment du factuel inessentiel. Ainsi la Vérité se signalera au titre d’une Majuscule, son opposé, la fausseté se contentant d’une minuscule.
Quant à l’Être, maintes fois mis en exergue, il ne fait signe, ni en direction d’un dieu caché, ni ne dissimule une mystique, pas plus n’il ne relève de quelque magie, tel qu’il est précisé dans les lignes ci-dessous.
L’Être est le Signifié qui nous livre
l’étant comme signifiant.
Il n’y a guère d’autre mystère ! Sur ce, que votre lecture, tel ce « Bois levé », puisse gagner le sens plein des significations, c’est tout le « mal » que vous souhaite l’Auteur que je suis, en son essentielle modestie.]
*
Il y a beaucoup de choses dissimulées,
occultées dans le Monde.
L’Amour en cage,
sa baie enfermée
dans son calice rouge,
le cerneau de noix muré
dans sa coque de bois,
le corail serré
dans sa bogue d’épines.
De manière symbolique,
L’Amour est Vérité, le calice fausseté
Le Cerneau est Vérité, la coque est artifice
Le Corail est Vérité, la bogue est mensonge
La Vérité se décline sur un seul mode, si bien que le mot pour en exprimer l’essence demeure identique à qui il est, unique, quelles que soient les circonstances ; l’erreur se décline sous des modes divers, polyphoniques, si bien que les mots pour témoigner de ses accidents successifs se donnent sous le signe de la multiplicité, du chatoiement trompeur, de l’illusion polychrome.
La Vérité est nue, la fausseté est vêtue.
Être en Vérité c’est être Nu.
Fausseté : masque du dés-être.
Être, c’est Être-NU.
Toute vêture soustrait au regard la belle
et irremplaçable signifiance du corps.
Nulle vêture et c’est le saut immédiat
dans le réel plus que réel des Choses,
leur authenticité accomplie.
Il n’y a d’Être,
donc de possible ontologie,
que du Nu.
Le vêtu, se dispensant d’être, existe a minima, fragile aura à distance de ce qui est seulement à considérer, l’Être en son essentielle vigueur. Certes la Nudité n’est nullement l’Être en sa plénière valeur, il n’en est que la manifestation,
tout comme la brume manifeste l’eau de la lagune,
tout comme la vapeur manifeste le nuage,
tout comme le rose aux joues manifeste la présence de l’Amour.
Certes, parler de l’Être est toujours prendre le risque de nommer ce qui, dépourvu de quelque apparence, ne fait sens qu’en tant que phénomène de la pensée.
Si l’on assemble « fausseté », « artifice », « mensonge », on ne fait que produire une chaîne de signifiants.
Si l’on recueille, en un seul et unique endroit, « Amour », « Cerneau », « Corail » on ne fait qu’énoncer trois fois le même et unique Signifié.
L’étant est signifiant,
seul l’Être est Signifié,
seul Il peut recevoir
une Majuscule à l’Initiale.
Ceci n’est ni opération magique, ni mysticisme, ceci est la simple mise en exergue de la différence ontologique :
l’Être est le versant
caché de l’étant.
L’utilité de ce préambule se donne à la manière d’un abord propédeutique. Qu’en est-il de cette belle photographie de Thierry Cardon au regard des méditations antécédentes ? Eh bien ceci consiste simplement
en ce que la Nudité
s’y présente en tant que
surgissement de la Vérité.
Et, ici encore, il nous faut créer une incise signifiante en nous reportant au concept de la Vérité tel qu’envisagé chez les Anciens Grecs sous la forme de « l’alètheia », forme selon laquelle cette Vérité ne serait que dévoilement de choses occultées. Donc la Vérité serait recouverte de milliers de voiles qui la soustrairaient au regard de la conscience. Aller droit au Signifié de la Vérité, consisterait à progressivement soustraire toutes les strates signifiantes (in-signifiantes, devrait-on dire) qui en obturent l’accès. Autrement dit, substituer à la doxa, aux opinions toutes faites, la rigueur d’une connaissance fondée en ses plus effectifs principes. Trouver l’Amour, non ce qui lui sert d’abri, de dissimulation, ce calice mensonger qui, tout aussi bien peut revêtir n’importe quel autre aspect, l’important étant de mettre la Vérité en lieu sûr. Et, ici, d’un seul coup se dévoile l’ambiguïté, le paradoxe étonnant qui postulent la dissimulation comme condition de possibilité du Vrai. L’exister n’est nullement à ceci près, qu’il use le plus souvent de la « ruse de la raison » afin de parvenir à ses fins. La Raison ne prospère jamais mieux que sur le brasier des passions humaines.
Maintenant il nous faut décrire l’image, conservant en arrière-fond, ce motif alèthéiologique qui en constitue, en une certaine façon, la nervure inaperçue. Le ciel est gris perle qui s’élève haut (Être), sur lequel repose le peuple blanc des nuages : un peuple efface (des-être) l’autre tout en le révélant. L’horizon médian est une ligne d’arbres aux noires silhouettes qui s’incline et plonge de l’orient à l’occident de l’image. L’orient comme Vérité qui joue en mode dialectique avec son opposé, cet occident où s’abîme la clarté-vérité solaire, où la nuit dissimulatrice des révélations du jour se dispose à jeter son immense cape noire sur les rêves des Hommes, ils sont des fragments d’évidence qui ne subsistent que dans l’étrange clignotement qui est celui, étonnant, de l’Être. Une plage de sable clair (Être) rejoint le massif ténébreux (dés-être) des arbres, comme si la clarté le disputait au nocturne partout envahissant.
Une mare d’eau grise, immobile, que détoure une grève de graviers de couleur anthracite, sert de fond au déploiement de ce remarquable « bois levé », dépouillé, nu, (Être) débarrassé de sa vêture d’écorce (des-être), laquelle aurait dissimulé toute cette beauté infiniment vacante qui, la plupart du temps, occultée, ne s’imprime ni sur notre rétine, ni sur la lame curieuse de notre intellect.
Cette forme se donne,
dans une pure évidence,
en tant que Forme-Archétype
dont un originaire universel est tissé,
dont notre originaire singulier est l’exact reflet.
Si cet entrelacement de tiges de bois est bien de l’ordre du signifiant, comment du reste pourrait-il s’en excepter ?, sa souple harmonie, son mince cosmos répondant à quelque loi d’organisation, son architecture aérienne, sa présence pleine et entière font signe, d’une façon lumineuse, en direction d’un Signifié cardinal en lequel, bien sûr, nous reconnaissant le signe de l’Être à nous adressé, à nous Hommes de Langage et de Raison dont l’aiguille de la boussole ne saurait être aimantée que par un pôle éminent de signification.
Car ce « bois levé », sa désignation le destine à quelque transcendance vouée à gommer le sombre réduit des immanences plurielles, ce « bois levé » donc est pur langage, « voix levée » parmi le silence de cette Nature prodigue, de cette inépuisable génitrice, de cette admirable
Phusis qui est un autre nom pour l’Être,
un autre nom pour la Vérité.
Être Artiste c’est Être-en-Vérité,
toute occultation de cette exigence et les voiles retombent qui obombrent les pratiques humaines, les reconduisent à n’être que de pathétiques colifichets posés sur l’immense beauté d’un corps, celui de l’Art. On ne le dira jamais assez :
l’Art est Beauté,
la Beauté est Vérité,
la Vérité est Être
en son exceptionnelle venue à nous, les Distraits, les Curieux de futilités et de biens vite acquis, vite métabolisés, l’urgence de vivre talonne que n’anime nul repos, que ne tient en suspens nulle patience. Cette œuvre est œuvre de longue haleine, exercice scrutateur d’un regard exercé à mettre dans les coulisses ce qui mérite de l’être, à placer sur la vive lumière de la scène
ce qui nous fait Humains
parmi le vaste chaos mondain des approximations, des reniements, des infidélités, des hypostases qui arasent le réel rendu méconnaissable à la mesure des mouvements aporétiques qui s’y inscrivent quotidiennement et menacent de le réduire à néant.
De telles images rayonnent de la vertu du Simple
qui est leur mode d’Être essentiel.
Non seulement elles s’adressent à notre sensibilité, à notre émotion esthétique, mais elles constituent une vivante et efficiente prophylaxie dont nous souhaiterions que, touchant Chacune, Chacun, ces images puissent inscrire, en notre vision du Monde, un peu de ce qui en fait l’exception :
une Lumière se lève,
les ombres rétrocèdent,
le Sens surgit du sein
du sombre labyrinthe existentiel.
Nous, les Erratiques Figures,
avons besoin
de « Bois Levés »,
de Bois infiniment Levés.
Merci Thierry Cardon d’allumer en nous ces comètes, leur sillage brillera longtemps, comme fulgurent les Étoiles dans le champ occulte de la vaste nuit.
Nous le pressentons,
un Bois va se lever,
il sera l’Orient de la Terre !