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24 février 2014 1 24 /02 /février /2014 09:15

 

La nécessaire liberté de l’œuvre.

 

 

lnldl1.JPG

Senecio – Pau Klee.

1922.

Source : WikiPaintings.

 

 

 

  Re Chab :

 

  Merci Blanc Seing de cette perception ( ici des poèmes de Nath ), mais sans doute recouvrant beaucoup d'expressions poétiques... je retiens en particulier... ---------------------------------------------- Le "cri" fait apparaître le merveilleux déploiement montant jusqu'au "poitrail profond du ciel", le "cri"fore, vrille les tympans, se loge dans le réceptacle humain, envahit l'espace disponible de la conscience, fait ses effusions dans la gemme anthropologique. Soudain, tout est Poème,......
------------------------------
S'abandonner au poème, c'est s'extraire de cette pesanteur, c'est s'abreuver au "goulot de lumière", par lequel s'annonce une liberté. Alors on devient falaise soi-même, grande élévation de craie où s'inscrivent les pensées du monde, où se déposent les lignes souples du savoir. C'est comme de flotter longuement au-dessus des plaines d'herbe----------C'est comme de se retrouver libre nuage que le zéphyr fait danser au gré de ses fantaisies. ... --------------------------------------------------------------- justement dans l'approche "analytique", qu'on pourrait avoir des poèmes ( et qui pour moi se rapproche de la dissection... donc de quelque chose de mort... - spécialité de nos enseignants en français; je préfère l'indécis de la perception "vivante"... ) ainsi, comme je me réfère souvent à la musique.... et par exemple celle de Scriabine... lui même déclarait ne pas vouloir qu'on analyse sa musique, car celle-ci était plutôt propice à offrir un espace de liberté.

 

 Blanc-Seing :

 

 Merci de vos nombreuses annotations. En effet, aborder le domaine de l’art, quel qu’il soit, nécessite que soit reconnue l’essence qui l’anime. Or, si le visible en est la forme immédiatement perceptible, il va de soi que quantité de significations latentes y courent « sous la ligne de flottaison ». Ce qui, nécessairement, veut dire qu’il faut se mettre en quête d’une profondeur, laquelle n’est jamais donnée d’avance. Il semble essentiel de partir de la conception de Paul Klee concernant l’art : «  L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

  Or, cette part d’invisible ne surgit jamais qu’au moyen d’une immersion aussi peu démontrable que peut l’être la participation à quelque chose de secret, de personnel, disons une coloration telle qu’un sentiment. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de sentiment au travers duquel l’on perçoit la nature de ce que l’Artiste a introduit dans sa création. Sans doute le concept de « stimmung », issu du romantisme allemand et de la phénoménologie est-il à même  de correspondre à ce qui voudrait se montrer. Il s’agit de tonalité affective, de couleur intérieured’inclinations particulièresd’états d’âme. C’est, en somme, le degré dont le réel nous affecte, singulièrement l’art qui, par nature, s’adresse à nous sur le mode de l’affectivité, que nous intégrons au sein même de notre vécu, de la même manière que s’adresse à nous un beau paysage, un visage aimé. L’art n’est jamais une contingence, une affaire« mondaine » (entendez « insérée dans une mondanéité »), une pure distraction qui graviterait en nous à la manière d’un « lieu commun ».

  Car le lieu de l’art a ceci de particulier qu’il joue en écho avec notre propre lieu, à savoir l’espace autour duquel nous nous construisons, qui peut se déterminer comme espace de nos racines fondatrices, de nos nervures existentielles, de cette feuillaison dont nous faisons l’offrande à ceux qui viennent à notre rencontre. Jamais il ne peut s’agir d’une simple distraction dont nous serions affectés comme d’un accident qui advient au hasard, ou d’un caprice saisonnier. L’art est événement, ce qui veut dire surgissement au plein de la conscience et, ensuite, déploiement en direction de l’exister. L’art nous métamorphose et accroît notre propre dimension ou bien il n’est que représentation du réel, simple imitation et manque sa cible, celle qui doit, en notre intériorité, mobiliser une énergie particulière, installer une dimension spatio-temporelle spécifique. Inimitable, non reproductible, autrement exprimé, essentielle.

  Si l’art peut nous toucher, chacun, chacune, de façon si particulière, c’est simplement relativement aux « affinités électives » (pour reprendre l’excellent titre de Goethe) que nous tissons avec les choses et qui dessinent la quadrature de notre exister, les polarités de notre possible architecture. Ce qui veut faire signe en direction d’une rencontre, de son éminente singularité.

 

lnldl2.JPG

La Nuit étoilée.

Vincent Van Gogh. 1889.

Source : Wikipédia.

 

 

 « La nuit étoilée » de Van Gogh, par exemple, sera chaque fois différente pour chaque Témoin de l’œuvre. Bien évidemment, cette « nuit » jouera avec les nuits réelles ou bien fantasmées ou imaginaires, symboliques avec lesquelles le Voyeur de la scène aura été personnellement confronté. Et de ceci, de ces nuits passées, essentiellement, il n’en fera l’objet d’aucune thèse, pas plus que le foyer d’une intellection. Ce sera bien de l’intérieur de son propre sensible que le Dasein y aura accès, à savoir en fonction des sensibilités éprouvées, incarnées, métabolisées, non d’une quelconque projection sur le monde. Or, si cette singularité est bien effective, et gageons qu’elle le soit, il faut bien admettre que ceci a lieu en raison des « sentiments » - (les affinités sont de cet ordre) - que nous entretenons avec elle, l’œuvre en question. S’il ne s’agissait que d’intellect, un concept aurait tôt fait de s’imposer, lequel ayant recours aux habituelles ruses de la raison, se hâterait  de thématiser le sujet de la peinture et de l’objectiver, la faisant aussitôt migrer de son statut d’œuvre à celui de simple objet. Or, regardant le portrait de Klee placé à l’initiale de l’article, l’on conviendra aisément que nous n’avons aucunement affaire à une chose contingente, mais bien à la projection de l’âme de l’Artiste sur le subjectile qui joue, métaphoriquement, comme le point de jonction de deux consciences, de deux affectivités : celle du Créateur, celle du Regardant

  Cette jonction qui se transforme en osmose si les regards se croisent adéquatement, en  fusion dans une même réalité picturale ne saurait résulter que d’une subtile alchimie par laquelle se médiatise toute rencontre humaine. Ce ne sont jamais deux équations abstraites, deux rapprochements asymptotiques se résumant en une formule algébrique, mais bien plutôt une alliance, une confluence des vécus, un précipité des états d’âme. Identiquement à l’exemple de la pierre de calcaire dans le roman de Goethe, laquelle plongée dans l’acide sulfurique se transforme en gypse, la formation de ce nouveau composé mettant en évidence le phénomène d’une mystérieuse force d’attraction (les affinités électives) dont la métaphore sert à l’Auteur de trame romanesque pour bâtir l’irrésistible attirance entre les protagonistes de l’histoire, quatre personnages, qui se recomposeront au gré de bien étranges aimantations. Ces phénomènes amplement tissés d’humanité, de passions réciproques, de regards, de touchers, de sensations semblent dessiner, en filigrane, la texture même de l’œuvre d’art. Sensibilité exacerbée qui, selon les périodes de l’histoire, se décline en classicisme, romantisme, symbolisme, impressionnisme, expressionnisme, fauvisme chacune de ces déclinaisons disant, en peinture, sculpture, littérature, poésie, musique, ce que disent les affections humaines, les attachements, les émotions, les instincts, toutes choses issues de l’intériorité et portées au-dehors afin qu’elles puissent faire phénomène, témoigner. Ici, il s’agit de peau, de tissus, de chair vibrante, de sang, de cœur, de battements, de syncopes, de vertiges. Ici il s’agit de la vibration du vivant, de l’angoisse d’exister, du bonheur d’être, du drame qui guette, du tragique du cheminement vécu jusqu’en ses plus intimes fondations. Et, pour approcher l’essence de ce qui se dit au travers de la parole comme poème, de la danse comme chorégraphie, de la fiction comme littérature, rien ne convient mieux que l’approche imagée de la métaphore, laquelle nous dit, d’une seule voix, la pluralité du sens en acte. Imaginons, un instant, la réalité d’une œuvre à saisir comme on le fait de la simple bogue de l’oursin lorsqu’elle nous dévoile son anatomie et cherchons ce qui peut s’y lire de signifiant.

 

 

 oursin-glandes

Source : Chili Voyages.

 

  Percevant une œuvre, Senecio de Paul Klee, par exemple, il nous est possible de l’aborder de deux manières, soit ce que vous décrivez comme « l’analytique », qui correspond à l’approche scolaire ou bien de la critique en général. Ici, il s’agira de dire les tensions internes de l’œuvre, ses confluences, ses éventuelles contradictions. Le portrait, on le situera par rapport à Klee lui-même, on s’essaiera à y trouver des analogies. On le situera en fonction de son contexte d’apparition historique et, bien évidemment, pictural. On tâchera de le classer dans la vastitude des Ecoles et mouvements de l’art moderne. En un mot, ce portrait, on l’attachera à un contexte réel chargé de le déterminer. Cette vue sera essentiellement exotérique, cernée d’une objectivité aussi serrée que possible, démontrable en quelque sorte. Ce qui revient à dire, considérant la métaphore de l’oursin, qu’on n’en aura approché que la bogue et les piquants immédiatement visibles, sans se soucier de ce qui, à  l’intérieur, concourt au foisonnement extérieur.

  Et, maintenant, cherchons une autre voie d’accès à l’œuvre, moins structurelle, moins inféodée à sa signification de surface, davantage orientée vers une perception de sa dynamique interne, de ce que nous appelons sa « chair du milieu » - un article a été écrit sur ce sujet -, de son sens que l’on peut qualifier « d’ésotérique » puisqu’il demande à l’Observateur de traverser l’écran des apparences afin de surgir dans le plein du signifié. Bien évidemment ceci supposera que l’on occulte bien des choses visibles « en première main » pour saisir, à la mesure d’une optique renouvelée, ce qui fait trace, empreinte, aussi bien aux yeux de l’esprit, qu’aux yeux de l’âme. Or, ceci ne s’obtiendra qu’à faire l’économie du souverain Principe de raison pour lui préférer la dimension largement ouverte de l’intuition, de l’imaginaire. Il s’agira de rien de moins que de réécrire l’œuvre - poème, musique, peinture -, à sa manière propre, c’est-à-dire en superposant une esthétique spécifique à l’esthétique qui court déjà dans la proposition picturale. Que l’on observe les critiques qui s’inspirent d’une telle démarche - les plus rares -, c’est à une totale réappropriation de l’espace artistique à laquelle ils se livrent. Une esthétique du second degré venant féconder celle qui, déjà, était à l’œuvre dans l’esquisse de l’Artiste. Alors se révèle une vision entièrement renouvelée du monde, alors s’ouvre ce corail que nous pouvons déguster afin d’y découvrir de nouvelles sensations. Faute de cela, poème, littérature, sculpture demeureront circonscrits à leur demeure première, la critique ne commentant que les signifiés qui y étaient présents depuis la dernière touche posée par le Créateur  dans la forme qu’il avait choisie. Ce que vous appelez, à juste titre « l’indécis de la perception vivante », lequel « indécis »pourrait apparaître comme une fuite de la pensée et une dérobade, est en réalité une exigence de profondeur, de découverte de ce qui fait sens d’une manière plurielle, par laquelle nous pouvons gagner « un espace de liberté. »

Or l’art sans liberté est encore trop affilié au réel pour pouvoir atteindre sa juste mesure. C’est, du moins, ce qui paraît évident lorsqu’on a expérimenté cette recherche du « subtil corail » qui demeure en chaque chose et ne s’éclaire qu’à la mesure d’un « regard diagonal ». (Egalement un article à ce sujet). Tout se résume, en fait, à une visée adéquate du monde, mais nous garderons à l’esprit que, loin d’en faire un dogme, c’est à Chacun, Chacune des Voyeurs de l’œuvre de découvrir son propre cheminement afin que s’ouvre la clairière des infinies et toujours renouvelées significations.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 février 2014 7 23 /02 /février /2014 13:19

 

Le feu félin l’affole.

 

 

lffl-a.JPG 

Photo © Arno Rafael Minkkinen

 

 

 Libre méditation sur un texte de

© Pascal Sauvaire.

 

 

« Elle dort enfin, elle dort enfant.
Elle dort en fa, elle dort en faon
Elle dort en fille, elle dort en fesses.
Elle dort en fente
Jambes à l’aiguille
Sonnant aux heures fidèles.

Je l’épie chatte fendue,
Venus en eaux,
Ma bien lunée,
Sa main chérit et berce
La source jamais tarie.

C’est sa beauté, sa faiblesse, sa féline
Son feu. »

  

 

 

    Comment dire, autrement qu’en feulements, en phonèmes filés, en fricatives sifflantes et autres allitérations, le chuintement, le chatoiement, la féline offerte comme un feu, la folie-folle à portée des fous, de Nous,  d’Elle, des Autres, les Offertes du monde que jamais nous ne verrons, comment dire la fenaison possible, la toison étoilée, la fente permissive, les vendanges dionysiaques, la lave en fusion, le sexe large comme un estuaire, la montée des eaux, le ressourcement, l’immersion dans la conque fondatrice, la plongée dans l’amont du songe, la grande vague onirique, comment dire l’enfant-la-fille-la-fente l’immense idolâtrie universelle et ne pas mourir de désir, là, au lieu où s’origine le monde, là au confluent des mains tendues, là dans le prolongement du bras qui tient en l’air la vanité d’être, comment dire la tension de la langue avant qu’elle ne devienne poème, comment dire la turgescence du glaive fécondant, la fusion demandée, de l’Un dans l’Autre, immense confusion des genres, immense abrasion de l’exister, comment dire alors que nous ne disons pas, nous mourons seulement, de la petite mort, d’abord, de la grande ensuite, de l’éternité pour finir, comment dire la vague et l’oiseau, la voilure et la blancheur, le mot et la phrase, le texte et le monde, nous sommes là sur le bord des choses et la fente-abîme appelle et la bogue-urticante déplie ses tentacules et l’anémone lance ses assauts et nous sommes pris dans la grande nasse de la vie et nous nous débattons infiniment rabattus sur l’ombilic, sur la pliure, dans la densité première, nous ne sommes pas encore nés, nous flottons dans l’immense marée verte des fougères, elles n’ont pas déplié leur crosse, elles attendent notre premier vagissement, le cri par lequel nous commettrons la voix, comme pour ordonner le monde, le disposer en cosmos, au début fut le Verbe, puis les mots fusant leurs gerbes polychromes, puis les discours ricochant sur  les peaux-palimpsestes, c’est toujours sur les autres que nous écrivons, comme on tatoue, comme on marque les taureaux au fer rouge, comment dire le dépliement de la muleta, le sang pourpre jaillissant de la plaie, comment dire l’enfantement du jour alors que la nuit s’alourdit d’encre, que les ombres sont grosses de n’être habitées que de haine et de vengeance, ce que nous voulons regardant la femme en sustentation devant la falaise au-dessus de la mer près des villes où dorment les hommes dans la confusion des heures c’est nous reconnaître nous-mêmes, nous saisir comme promis à la délivrance de l’aube, dans le gris, au creux de l’événement diagonal, celui qui fait la paix entre les hommes, qui instille au creux du ventre de l’Endormie la liqueur apaisante et douce, la mauve abrasant le doute, le simple dissolvant l’effroi, le complexe dissimulant le commerce illusoire des Existants, comment dire Celle-qui-dort-enfant, Celle-qui-veille-en-fille, Celle-qui-va-par-le-monde à peine le sachant et nous, les Déshérités, nous pleurons des gemmes de résine, de spermatiques engeances qui, fécondant la Terre font pousser les mandragores aux rémiges éployés alors que les Belles endormies en leurs lunaires eaux n’attendent que d’être enlevées vers d’autres feux que les dérisoires étincelles dont nos yeux sont porteurs qui jamais ne s’éteignent, il faut ouvrir le monde !  Il n’y a pas d’autre vérité ! 

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 février 2014 6 22 /02 /février /2014 08:29

 

Falaise des mots

 

 fdm.JPG

Source : Wikisource. 

***

(Libre méditation

sur un Poème

de Nath Coquelicot.)

*

 "Au poignet gauche de l'âme.  

Je reste penchée

A l'aplomb du geste

Mains épépinées

Par la saison froide.

 Porté par des muscles de sable froid

Un miroir sans tain - érigé -

-  L'onde imperceptible

A bougé le vent  -

Séparant le monde en

Devant - Derrière .

 . Cette prairie vert-jaune

Petit carré dans le béton

Enfoulée de têtes panachées

Dont la parole me reste étrangère

 Et

 Une force sous la chemise de peau

La bouche collée

Au goulot de la lumière

Les doigts fouillant les pots de verbes.

 Le blanc vespéral - cri d'écume

Fouette

Ce que je deviens

Falaise

S'abandonnant au poitrail profond du ciel .

 Bracelet noir

Au poignet gauche de l'âme,

Dans l'immobile silence

Voilure tendue au mât de ma chair

Je danse - beaucoup ."

*

 Nath - Février 2014

*

  C'est cela même qu'il faut faire afin de connaître la Poésie. On est au creux du rêve, dans l'encre lourde de la nuit. On dérive lentement et les rives sont si loin qui font leurs souples battements. Au ciel, piquées dans la toile d'ébène, les braises des étoiles font leur unique feu en attendant que l'aube ne les efface. On est si seul parmi le peuple nocturne, seulement alourdi par la gangue des mots. C'est une glaise, profonde, qui dit le danger à ne pas proférer, à demeurer dans les plis du silence. Le grouillement, on le sent tout contre l'arc brillant du diaphragme. C'est une tension, un voilement qui n'existe qu'à être déchiré. Cela gonfle, cela déploie ses rémiges, cela fourmille comme le peuple des insectes dans les hautes cimaises de la canopée. On le sait depuis le feu rouge de son sang, depuis la conque fermée de son sexe, depuis le bouton de l'ombilic. On le sait physiquement, organiquement. C'est une lave qui attend le moment propice de son jaillissement, c'est un désir qui arme son ressort, c'est une sève qui, bientôt, dira la plénitude de l'arbre, l'effervescence des bourgeons. C'est une feuillaison longuement arquée sur  son dépliement.

  Alors on "reste penchée à l'aplomb du geste", ce geste inaugural annonçant déjà l'imminence de la falaise, de son miroir éblouissant, de sa catapulte en direction des Vivants. Qu'ils ouvrent leurs mains en miroir, qu'ils décillent leurs yeux, ces Existants, qu'ils fassent de leurs corps obsolètes, des voiles d'apparition de la langue dans la pesanteur du jour. Les mots sont là, les mots du Poème. "L'aplomb", l'instance du "miroir", "la falaise", "la voilure", ce sont les métaphores multiples qui se sont dégagées du "froid", cette blancheur immaculée qui voudrait dire la nullité, le fondement à partir duquel faire sens dans l'espace ouvert d'une clairière.

  Dans la clairière sont les hommes, souvent pris de cécité, à l'étroit dans les mailles "vert-jaunes de leurs prairies", enserrés dans leurs "petits carrés de béton" et leurs "têtes panachées" demeurent dans l'exil  de la Parole, dans l'égarement multiple qui les soustrait à eux-mêmes, les met à l'écart du Dire essentiel. "La parole…étrangère", c'est  celle enclose dans son bourgeon, avant même son propre événement ou bien c'est celle proférée dans l'inconsistance mondaine qui, toujours, retombe comme d'inutiles scories sur le sol de cendre. De cela, de cette geôle dans laquelle gît le langage, de cette incurie à surgir au milieu de la beauté, on est atteint comme d'une maladie incurable. Alors, du-dedans, ça se révolte, ça bande l'arc des signes, ça cherche à décocher ses flèches, à atteindre le plein de la cible. "Une force sous la chemise de peau" fait sa lourde vibration. Cela bourdonne comme un essaim. Puis les guêpes à la tunique d'or sont lâchées, puis la bouche fuse et se tend vers le "goulot de lumière", là où "les doigts fouillant les pots des verbes" font jaillir "l'écume" blanche des mots.

  Le "cri" est lancé qui vibre d'un horizon à l'autre et la mer - ce recueil poétique, ce flux et reflux, ce rythme porté jusqu'au secret des abysses - la mer, se gonfle d'un ressac disant toute la beauté du monde. Le "cri"  fait apparaître le merveilleux déploiement montant jusqu'au "poitrail profond du ciel", le "cri" fore, vrille les tympans, se loge dans le réceptacle humain, envahit l'espace disponible de la conscience, fait ses effusions dans la gemme anthropologique. Soudain, tout est Poème, depuis la brindille noire de la fourmi écrivant son passage dans le linceul de poussière jusqu'à la faucille blanche de l'oiseau moissonnant le champ des nuages. La mince colline se fait montagne, le ruisseau devient fleuve, la flaque d'eau se dilate aux dimensions du lac.

  C'est ainsi, toute parole qui se quintessencie agrandit l'espace jusqu'aux limites de l'horizon, ouvre l'arche de la temporalité. L'instant devient éternité, le moment ordinaire se propulse dans la triple extase faisant se conjoindre le présent, le passé que féconde la mémoire, le futur qui se décline selon l'ouverture du projet.  Être dans le poème, c'est tout simplement s'extraire des habituelles contingences, c'est prendre site là ou plus rien ne signifie sous la férule du Principe de raison, la tyrannie du concept, l'arraisonnement de la logique. Être dans le poème, c'est se situer en haut de cette falaise dont les oiseaux de mer - les goélands à l'œil perçant, le rapide sterne, la mouette rieuse -, font l'aire de leurs jeux célestes alors qu'en bas, sur la Terre, les "hommes de bonne volonté" tracent leur oublieux chemin et leur vue demeure attachée à la glèbe soucieuse.

  S'abandonner au poème, c'est s'extraire de cette pesanteur, c'est s'abreuver au "goulot de lumière", par lequel s'annonce une liberté. Alors on devient falaise soi-même, grande élévation de craie où s'inscrivent les pensées du monde, où se déposent les lignes souples du savoir. C'est comme de flotter longuement au-dessus des plaines d'herbe et d'apercevoir l'ondulation du crin des vigognes parmi les plateaux teintés d'ivoire douce. C'est comme de devenir outre de peau où résonne le chant mystérieux des Sirènes. C'est comme de se retrouver libre nuage que le zéphyr fait danser au gré de ses fantaisies. Car le Poème est danse - "je danse beaucoup" -, car le poème est cette subtile chorégraphie tellement liée à notre essence que nous ne sentons même plus ce courant qui nous traverse de part en part, dilatant les ailes de notre conscience.

  Ce souffle magique cesse-t-il et alors nous sommes orphelins, et alors nous sommes veufs de nous-mêmes et nous accrochons à nos bras meurtris le crêpe du deuil, cet étrange "bracelet noir", nous l'accrochons "au poignet gauche de l'âme", cette âme gauchie par "l'immobile silence" qui nous réduirait à vivre notre condition mortelle sans attendre si, d'aventure, le langage venait à s'absenter. Mais, le Poème, nous le voulons de toute la force dont nous sommes capables, alors que la herse des jours s'abat à l'horizon et qu'il est encore temps de témoigner en tant qu'Homme, en tant que Femme jusqu'à l'épuisement de l'eau, de la terre, du feu, jusqu'à la dernière larme; au dernier vent, au dernier nuage, au dernier rebond. Il est encore temps…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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16 février 2014 7 16 /02 /février /2014 17:11

 

Tout poème est rythme du monde.

 

 

tperdm1 

Georges Braque.

"Oiseau" - Céramique.

Source : Amorosart. 


 

Sur un Poème de

Sylvaine Trantoul Diet :

 

 

 

LA RONDE DES VENTS

 

 

 

 

Il y avait du vent qui accrochait la lune
Il y avait le temps qui comptait doucement
Il y avait le chant des oiseaux et la brume
Il y avait un cœur qui battait tendrement

Et la terre a tourné en refaisant le monde
Le soleil s'est enfui voleur de sentiments
Les étoiles ont brillé de larmes toutes rondes
Le ciel s'est embrasé brûlant tous les serments

Et dans la voie lactée la douceur s'est enfuie
Cependant qu'elle et lui dans un dernier adieu
Reprenaient le chemin de leur ancienne vie
Sans jeter un regard vers la voûte des cieux

 

 

 tperdm2

 

 

C'est TRES BEAU cette petite musique intérieure à laquelle nous convie ce poème. Et si je dis Poème, c'est parce qu'en effet c'est bien de cela dont il s'agit.

 Je dis "Poème" au regard des métaphores qui y sont présentes et nous convient à lever la tête vers les cieux afin d'y bâtir notre propre cosmologie.

Cette Terre qui refait le monde, n'est-elle pas la sortie des contingences et notre arrivée dans un lieu de l'espace dont, parfois nous rêvons, à défaut de pouvoir le saisir ?

Ce Soleil qui soudain nous déserte et nous prive de ce à quoi nous tenons le plus, à savoir nos affects, n'est-il pas en fuite pour mieux nous installer dans une pure joie solaire, celle de la rencontre ?

Ces Etoiles aux larmes rondes n'ont-elles pas à nous dire la nostalgie dont nous serons inévitablement atteints dans cette contrée qui nous est promise mais dont nous ne savons rien encore ?

Ce Ciel ne s'embrase-t-il pas à nous délivrer de nos serments, ces chaînes terrestres par lesquelles, souvent, nous renonçons à notre propre liberté ?

  Je dis "Poème" au regard de l'essentiel qui, partout fait sa trace :

Le Vent qui est souffle - Le Temps qui est essence de l'Homme - Le Chant qui est le dire quintessencié - Le Cœur qui est le rythme même de la vie, aussi bien de la phrase et surtout, la pulsation vive du Poème.

  Je dis "Poème" au regard de la temporalité, "il y avait" "il y avait" "il y avait" "il y avait" qui nous installe dans cet "imparfait" dont nous sommes tissés et dont, jamais nous ne venons à bout. C'est pour cela que nous parlons, écrivons, aimons. Seulement pour cela.

  Je dis "Poème" au regard du rythme souverain qui fait cet immémorial balancement, son incise en parfait équilibre, juste hémistiche faisant de l'alexandrin ce bercement sans fin, cette heureuse comptine dont, enfants, nous aimions à nous entourer avant que le sommeil ne nous ravisse et que la maternelle figure prenne congé de nous.

  Je dis "Poème" au regard du discours allusif qui nous reconduit au lieu d'une "re-naissance". Car ici, tout est éphémère et brume; tout est fuite et tristesse; tout est douceur et nostalgie; tout est amour et recommencement.

  Je dis "Poème" au regard de l'amour qui y fait ses inaperçus linéaments, sous la clarté de la Lune, les battements du cœurles sentiments enfuis, les larmes des étoiles, l'embrasement du ciel, la douceurElle et Lui en chemin vers un possible événement.

  Je dis "Poème" au regard de la transcendance des mots par lesquels nous dépassons notre condition mortelle en direction d'un immédiat infini :

  Le vent  nous arrache à la terre en même temps qu'il nous relie à la mobilité de l'esprit; la Lune nous incline au mystère alors que son éclat n'est que reflet de notre effigie de glaise; les oiseaux nous invitent au voyage intemporel, au grand dépaysement onirique, à la liberté sans limite ; le Soleil nous arrache à la pesanteur du monde et nous ouvre les portes du souverain Bien ; le Ciel convoque notre âme afin qu'elle s'exonère des pesanteurs de la chair ; la Voie Lactée trace notre propre voie comme chemin de pure lumière.

  Ici, tout ruisselle de significations, de puissants harmoniques. Tout s'habille de chant, de danse, de mouvements aériens. Alors nous pensons au souffle de l 'harmattan; aux tableaux de Magritte "La page blanche" où la Lune est une feuillaison parmi d'autres; aux "oiseaux" de Braque à la si belle géométrie célestielle; alors nous pensons à la gloire solaire de Van Gogh, aux ciels d'Eugène Boudin avec ses cataractes de nuages clairs, enfin nous pensons à nouveau au Hollandais génial, à Vincent et à sa "Nuit étoilée" alors que le vivant n'est plus qu'une immense arche de clarté où s'abîme tout le rythme du monde comme pour dire la merveille d'exister, mais aussi celle de disparaître car l'une est coalescente à l'autre et ceci nous fait HommesFemmes jusqu'au "bout de la nuit", là où s'ouvre le Poème de l'Être que toujours l'on invoque mais que jamais l'on ne peut effleurer. Ce poème qui a pour nom Finitude dont chaque jour, nous récitons un alexandrin, si peu pressés d'en atteindre le dernier quatrain, alors que celui-ci est le seul qui puisse clore l'interrogation que nous sommes venus poser au monde, alors que le monde nous interroge en retour. Il ne saurait y avoir d'autre vérité que cet infini balancement du Poème dont notre parole est l'indigent reflet, mais le reflet tout de même !  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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15 février 2014 6 15 /02 /février /2014 09:08

 

Le ciel noir

ou

la nuit féconde du poème.

 

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 Photographie : Blanc-Seing.

 

 (Libre méditation sur un Poème

de Nath Coquelicot.)

 

 

"Le ciel noir

La cerne du grand chagrin

Porté au bout portant

De début du cœur.

 

Améthyste boussole

Creusée au vert de veines.

 

Pour tout voyage

Eteint à la paume venteuse

Elle élève

L'aile dorée de l'aigle

Sous les clameurs lunaires.

 

Enluminures à la coupole

 

Par et pour

Les renaissants

Les partants

Et même

Les attendants.

 

Sentez

L'herbe écrasée

Ou de si peu piétinée .

 

Elle est au loin

De cette odeur

 

Sur le Fil

Ou entre

 

Au Lieu-Bleu"

 

 

 

 

  Mystérieuse écriture qui fait d'elle-même le lieu de sa rencontre. Ne cherchez pas hors des mots, pas plus que dans la métaphore installant l'image révélatrice. Ici est le lieu d'un dire qui se plie dans l'événement du langage. N'essayez pas de traduire selon l'esquisse d'une logique. Il faut être dans les mots, mais aussi sur leur bord échancré, là où le vertige appelle. Ces mots sont de la chair, du sang, de la peau tendue contre le vent du monde. Pas de traduction qui dirait, dans le simple, l'idée directrice, l'évidence de la donation. Le poème convoque toujours hors de lui, dans une manière de démesure que nous souhaiterions maîtriser. Que le texte s'ouvre dans la limpidité et consente à son propre déchiffrement. Voilà ce que réclament, à la fois, notre indigence à être et notre appel vibrant à la concrétude. Notre effigie nous la dressons face au poème, telle une falaise-palimpseste sur laquelle nous voudrions que vienne s'inscrire la trace des signifiants.

  Mais rien ne s'imprime sur la rétine de ceux que trop de réalité aveugle. Lire le poème est s'installer face au vide, un verre d'absinthe à la main, et attendre que vienne l'ivresse. Le recours au tangible est toujours un piège vers lequel nous basculons à la mesure de notre indigence. Buvez donc du peyotl, piquez-vous à la mescaline, instillez dans vos veines bleues une dose de "noire idole". Il n'y a pas d'autre passage en direction du poème que celui d'un écart de soi, de l'autre, du monde.

  C'est un lieu intermédiaire, peut-être ce "Lieu-bleu" qui nous dit en mode rassemblé la nécessité d'un site où faire phénomène, en même temps qu'une couleur propice à faire se révéler une "stimmung", une inclination à la pure élévation vers ce qui veut bien se montrer.  Car nous ne surgissons dans le plein des choses qu'à nous distraire de notre quotidienne inclination à nous sentir simplement hommes. La révélation poétique est hors du cadre de la manifestation contingente. Le poème est ce non-lieu qu'habitent les étoiles, la brillance des comètes, la fusion océanique, l'étincelle de rosée, la sublime intuition, l'arche ouverte de l'intellection. Voir le poème ne consiste jamais à se baisser pour cueillir le caillou au bord du chemin en lui demandant de rendre des comptes. Le caillou est cette gemme lumineuse qui brille de l'intérieur et ne se dévoile qu'à la mesure d'un regard compréhensif. Ceci veut dire d'une vision qui  s'empare adéquatement des choses. Regard contre regard. Poème contre poème.

  Car l'homme est poème dès lors qu'il se dote d'un dire essentiel, "quintessentiel" pourrions-nous même suggérer. Rassemblant la quadruple essence de la Terredu Cieldes Divins et des Mortels pour reprendre la figure transcendante du Quadriparti heideggérien. Car c'est à cette ouverture qu'il faut se disposer afin que la profondeur de la poésie puisse être saisie. Jamais la Terrele Cielles Divinsles Mortels ne sont par une sorte d'inadvertance, ils jouent un jeu constant de renvois, ils se modèlent les uns les autres. Mais jamais dans le reniement de la parole, jamais dans la fuite du langage. Il leur faut le subtil ajointement d'une parole libératrice et unifiante, cette Poésie qui les fait se conjoindre en un même lieu.

  Le poème n'est pas cet objet, cette objectivité que nous pouvons poser devant nous afin d'en saisir une possible esquisse. Il faut se déprendre de cette tendance à "voir" le poème de la même façon que nous apercevons l'arbre ou bien la crête de la montagne. C'est du-dedans du langage que tout se décide et vient à nous. Pour cette raison, même si le poème est métaphore, donc surgissement visuel, il est tout autant chant du monde, mélodie, balancement, flux et reflux des mots en leur généreuse harmonie. Le poème, il faut l'entendre, l'écouter comme notre propre voix intérieure, avec ses modulations infinies, ses élévations, ses chutes, ses reprises, ses halètements, ses soupirs. Le poème est, avant tout, respiration, souffle de l'esprit, vent de l'âme, translation d'un vide à un autre vide. C'est pour cela que nous disons que toute poésie aboutie est d'abord ce plain-chant, cet hymne de caractère sacré qui s'exhale de la voix du Poète pour rejoindre la voix intime de l'homme. Le mode de relation est donc tissé d'invisible, d'inaudible, d'inapparent. Chercher les "apparences" du poème est le meilleur moyen de le reconduire à une vacuité que, par essence, il ne saurait avoir.

 

Sur le Fil

Ou entre

 

Au Lieu-Bleu

 

Là, seulement, est

 

:

 

LE SITE

du

POÈME.

 

 

 typo

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 février 2014 1 10 /02 /février /2014 16:45

 

L'invisible turgescence des mots.

 

 

l'itdm 

 

Photographie : Ness. 


"Toute forme, toute couleur, tout vie naît d'où le regard s'arrête. Ce galbe n’est que la crête d’un invisible incendie, un tison, jardin de braises fraîches, dans la chaude ardeur du jour.
Je garderai dans mon regard comme une rougeur plutôt d’aube que de couchant, qui est un appel non à la nuit mais au jour, flamme qui se voudrait cachée.
Tu sais que je ne crains ni la lumière ni l’ombre et qu’il n’y a d’amour que celui qui saigne."

 

                                                                        Texte : Milou Margot.

 

 

    C'est là, à la jonction des corps que prend naissance l'écriture. C'est à peine un effleurement, c'est juste une intuition, c'est là "où le regard s'arrête" car le regard est image et le langage est pur ébruitement de l'insaisissable. C'est pour cette raison de l'inapparent que nous nous saisissons de la métaphore, cette si belle figure de rhétorique qui, à elle seule, suffit à dire la poésie. Car saisir le réel ou bien réinventer le passé ou projeter un désir dans l'avenir est simple affaire de dentellière. C'est de trous dont nous partons afin de les cerner du langage dont les fils tissés seront les médiateurs et, alors, ce qui demeurait caché, en filigrane, apparaît au plein jour avec la petite musique d'un ouvrage aérien. Ici, encore, toujours, nous chutons - mais avec bonheur - dans l'image. Nous sommes des êtres de la représentation. De nous-mêmes, d'abord. De l'Autre ensuite. Enfin de notre mutuelle relation. Ceci s'appelle "passage", simplement. Comme le temps qui passe entre les mailles ouvertes des jours, comme l'amour qui fait ses irisations tout autour des visages sans jamais les toucher. Seuls, galbes contre galbes. Juste l'appartenance réciproque mais en mode éloigné. Dans l'autarcie. Jamais de fusion, sauf illusoire. Jamais chair soluble dans une autre chair. Sauf l'enfant né de l'amour. Mais qui est singulier, unique, s'appartenant du fond intime de lui-même. Jamais aliénable. Toujours libre.

  Car la liberté, métaphoriquement posée, est ce point d'incandescence qui lie les corps, ajuste les esprits, fait se conjoindre les âmes. C'est pourquoi le Poète parle de combustion, "d'incendie", de "braises""d'ardeur", de "rougeur", de "flamme", de "sang". Tout dans la rubescence, tout dans le surgissement, tout dans l'étincelle. Comme une obsession voulant s'attacher au dire impossible du feu, aussi bien de la passion. Ou alors il faudrait l'empan de la phénoménologie bachelardienne - ce merveilleux Philosophe de la poétique -, pour cerner ce puissant archétype faisant aussi bien signe vers l'esprit que vers la combustion amoureuse et la flamme du désir. On n'écrit pas gratuitement la "Psychanalyse du feu" et "La flamme d'une chandelle" lorsqu'on est un génie qui sait débusquer dans les éléments leur puissance originelle. Fascination du Philosophe pour ce feu qui anime l'âme des Romantiques, fit se jeter Empédocle parmi les flammes, donna à Héraclite l'alpha et l'oméga de son principe du gouvernement du monde et celui d'une consomption éternelle.

  Or, écrire, c'est bien se saisir du feu car l'amour des mots ne saurait être, entre "ombre" et "lumière", que cet amour "qui saigne" de ne jamais pouvoir saisir sa propre fin qu'à clôturer la langue, ce qui revient à basculer dans l'épaisseur et la lenteur des eaux. Un élément éteignant l'autre. Or, à ceci, nous ne saurions nous résoudre qui ferait se fondre deux corps l'un dans l'autre et éteindrait définitivement la flamme de la passion. Car celle-ci, la flamme, ne peut surgir que d'un écart, ce dernier fût-il aussi subtil que la rencontre en un éclair saisissant d'un galbe contre un autre galbe. Toute écriture, avant d'être violence - l'amour est de cet ordre -, est d'abord une caresse à peine posée sur la courbure du monde : à savoir l'Autre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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29 janvier 2014 3 29 /01 /janvier /2014 08:51

 

La tentation de l'absolu.

 

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Source : Fondsécrans.biz. 


 

 

L'écriture en partage. Facebook paraissant avoir pour vocation essentielle de favoriser le partage, le texte ci-après voudrait répondre à cette exigence. Manière d'écriture à 4 mains, d'entrelacement du texte d'Isabelle Alentour avec le mien. Ecriture que prolonge une autre écriture dont nous souhaiterions que le lecteur s'empare afin de continuer la tâche entreprise.

 Le texte en graphies rouges est le texte originel de son Auteur. Celui en graphies noires est mon apport personnel dont je souhaiterais qu'il soit perçu dans un prolongement tissé d'affinités avec cela qui fait sens et autorise ainsi la poursuite d'une mince tâche herméneutique. ]

 

Le texte en son entier :

 

 

"Je ne voulais pas tout le ciel, je voulais juste l'envol. Je voulais m'élancer, sans rien tenir ni retenir. Comme les nuages traversent et disparaissent. De là-haut j'aurais pu admirer les montagnes, les collines dénudées qui peuplent l'arrière-pays, si belles et si austères au soleil du midi. 
Mais on ne peut demeurer trop longtemps dans la grande lumière. Trop de clarté aveugle. La folie est au bout. L'intensément aussi. L'absolu est une nuit plus vaste que celle de l’inconscient, un trou noir absorbant jusqu'au temps, un trou blanc innommable, faute d'un mot. Mot vacant, mot muet, mot manquant. 
En tout instant de fin - fin d'un monde, d'une vie, d'un amour, d'une valse - le souffle de ce mot qui manque fait frissonner la peau. C'est le mot du dépouillement de soi. Hier, le langage semblait avancer avec l'âge. Aujourd'hui il est le dépositaire de nos désillusions."

 

                                                                                                      Isabelle Alentour.

 

 

 

    On ne dira jamais assez la beauté absolue de ce texte. Qui se suffit à lui-même, comme toute œuvre aboutie, définitive, laquelle entraîne sa propre clôture. Mais la tentation est grande de dérouler le langage, de tisser des fils autour des vides, de combler de matière les blancs, les transparences, le verbe suspendu, comme en filigrane. Car tout langage, et celui-ci de toute évidence, laisse place au silence, au vide, à l'abîme afin que quelque chose paraisse de l'indicible et fasse sens. Peut-être d'une manière subliminale, sur la pointe des pieds, en apesanteur. Identiquement aux araignées d'eau qui traversent le miroir de mercure  ne le touchant que du bout d'une pensée infinitésimale. Seulement une approche de ce qui voudrait se dire mais ne peut jamais qu'être effleuré. Le ciel, les nuages, les paysages à contre-jour de la lumière sont tissés d'une telle immatérialité qu'ils n'autorisent l'effraction qu'à être énoncés dans la pudeur, à figurer dans l'exactitude d'une économie du langage. Dire le rêve, l'illusion, les prouesses de la parole, le frimas ouvert des nuages, le frisson de la peau, la caresse d'amour, tout ceci tient de l'art de l'équilibriste, sinon du prodige.

  Comment dire en mots ce qui vibre entre soi et la démesure de l'espace, ce qui s'instaure de tension heureuse entre la colline parcourue d'oliviers vert-de-gris et le centre de la conscience ? Comment dire l'ineffable - aussi bien l'absolu -, quand tout ramène aux confins du monde habité par les hommes ? Quand tout est immensément matériel, explicable, quand tout est réseau de causes et de conséquences depuis cette origine que, tous, toutes, nous cherchons, battant l'air de nos pattes de chiots, de nos museaux attentifs à la laitance maternelle ? Nous sommes orphelins de nous-mêmes, jusqu'à l'ivresse. Nous sommes égarés sur des chemins qui semblent n'avoir d'issue qu'un éternel questionnement.

  Qu'en est-il de l'homme, des sentiments, de la nature, de la démesure du langage, de notre rapport aux autres, de l'empan inatteignable de l'art ? Qu'en est-il de NOUS, en définitive, puisque c'est bien NOUS qui posons les questions au monde ? Mais le monde est muet, mais le monde est complexe, mais le monde est une énigme. Alors il faut parler, faire des sons avec sa bouche tendue comme le vent. Alors il faut marcher dans le jour, à contre-lumière jusqu'à déboucher dans les ruelles tortueuses de la nuit. Alors il faut être SOI, jusqu'à la démesure, c'est-à-dire jeter son effigie de chair et de peau aux étoiles. Il faut brûler son épiderme au feu de l'inconnu, il faut broyer le calcaire de ses os et le disperser aux quatre vents, comme l'achillée mille feuilles qui annoncerait notre possible destin. Il faut pratiquer la mancie, l'art de la divination et devenir transparent à soi. Devenir soi au-delà de soi. Il faut contourner son corps, faire de ses mains des griffes, se saisir de son propre décor de carton-pâte et longuement regarder, au travers du massif compact, s'il y a un esprit, si l'âme fait ses révolutions de l'orient à l'occident, si l'art a fait ses dépôts sur l'arc tendu de la conscience, si la liberté à ouvert une aire, si la justice tient son glaive et sa balance au mitan du cœur gonflé de sève rouge, si les alvéoles palpitent au rythme de la poésie, si le sexe est le lieu d'une transcendance, si le plexus est l'agora où le discours des hommes tient enfin la clé de l'énigme : qu'en est-il du langage pour qu'il nous habite avec tellement d'intensité qu'il éblouit avec la force d'une lampe à arc ? Qu'il fore jusqu'aux viscères de l'intellect avec ce dard aigu comme la lame, qu'il s'étale avec la majesté de la lave et envahit jusqu'à nos perceptions ordinaires, les laissant sous la cendre de l'étonnement ?  C'est tout cela qu'il faudrait demander et bien d'autres choses encore : le secret des métamorphoses, le vol stationnaire du colibri, le mystère de l'aube par lequel, chaque jour, nous quittons la fable nocturne pour plonger dans le tragique du réel.

  Mais les questions, il faut les poser en direction de ce qui s'ouvre à la manière d'un papyrus dont on déplierait la fragilité d'écorce afin qu'il nous délivre quelques signes inaperçus, quelques nervures dont nous pourrions éclairer notre demeure obscure. Car ce que nous voulons, c'est que la gemme s'éclaire de l'intérieur et apaise nos souffrances. Ou, plutôt, ce que nous ne voulons pas, c'est l'entièreté du ciel, mais uniquement ce cadran par lequel notre vue s'arrache à la poussière et débouche dans une lumière dont nous ne connaissons pas la subtilité mais que nous souhaiterions boire comme une ambroisie. Alors nous disons :

 "Je ne voulais pas tout le ciel, je voulais juste l'envol. C'est bien cela, n'est-ce pas, le ciel est cette plume de paon, ce nuage ocellé, ce tremblement de libellule qui nous ravit et nous reconduit au centre de nous-mêmes alors que nos yeux ruissellent de lumière et que nos mains se serrent autour de l'invisible. Fécondant l'espace, il nous est loisible d'en sentir la trame, d'en lire la texture ouverte sur l'inconnu. Mais le ciel, jamais on ne peut le vouloir. Il est le domaine libre du vol de l'oiseau, la fuite oblique de l'aile du goéland, le flottement de l'écume dans lequel le nuage nous est donné afin que nos yeux s'ancrent dans la dérive de l'azur. C'est une longue parution, un immense glissement, une question ricochant sur une question. C'est si fluide le ciel et nos mains en sont lavées, dépouillés dès qu'elles s'inventent la possibilité d'une aire, d'un lieu, d'un habitat. Partout nous habitons, sur terre, près de l'herbe, sur les collines où chantent les pins, où s'éparpillent les graines parmi la trille des cigales. Même la résine nous pouvons la faire nôtre, l'inviter à pénétrer dans la faille du regard, à teinter d'argile la voûte accueillante de notre dure-mère. Mais le ciel ! Il est souplesse, fuite, libre destination des choses. Il est envol.

 Je voulais m'élancer, sans rien tenir ni retenir. Je voulais seulement la puissance du vide à féconder l'âme. Car le ciel est lisse, sans aspérité, sauf la courbure du vent. Alors il faut se confier à lui avec la légèreté d'une pensée, l'inconsistance du flocon, la libre pente du sentiment. Il faut être simple vacuité, mains en conque offertes au silence. Et regarder immensément, la réponse étant dans la vision, non dans ce qui pourrait en tenir lieu, de l'ordre de la feuille, de la brindille, de la pluie, de la boule d'air. Ici est le lieu du non-lieu. Ici est la dimension ouverte de l'imaginaire. Nous ne tenons jamais rien du ciel. Comme les nuages traversent et disparaissent, nous traversons et disparaissons, nous sommes au ciel et en même temps happés par la terre. C'est comme cela, nous sommes des terriens, des concrétions d'argile élevant dans l'air leur supplique, la vrille blanche des questions, l'hélice sans fin des interrogations. Mais le ciel est vide, muet et nous renvoie, comme en écho, nos litanies de boue et de poussière. Il nous faut nous résoudre à être des êtres de fange, de simples exhalaisons de tourbières sous la poussée des brumes et l'encerclement des pierres. Cela que nous savons depuis que le monde est monde, nous voudrions en faire un détail, une question subsidiaire, mais la matière est têtue  qui fait notre siège.

  Alors nous disons avec, dans la voix, les cristaux d'une infinie tristesse : De là-haut j'aurais pu admirer les montagnes, les collines dénudées qui peuplent l'arrière-pays, si belles et si austères au soleil du midi. Et nous le disons au conditionnel, signant par là les limites, posant les bornes de notre finitude étroite. Mais à l'incipit de notre dire, nous avons inscrit, comme sur une cimaise de feu : "De là-haut", gravant ainsi, dans les sillons de la terre, sur l'adret des montagnes, sur l'ubac des collines la marque insigne d'une nécessaire élévation. "De là-haut", car la terre est étroite, car la terre est têtue qui, jamais, ne lève ses yeux de glèbe au-delà de ses propres insuffisances. Car ce qui nous entoure, le lac brillant comme une vitre, la flamme des cyprès dans le ciel noir, les champs de tournesols avec leurs mille soleils, ceci ne s'éclaire qu'à faire son tremblement sur l'infini dont le ciel est la visible partition.

  Mais c'est le regard qui est question. Toujours. Notre regard par lequel le monde se présente à nous selon d'inépuisables esquisses. Mais regarder, regarder VRAIMENT, jusqu'à la mydriase, à l'éclatement pupillaire, n'est pas une question de globe oculaire, seulement de jugement, de pure intellection, de lucidité. Seulement, celle-là, la lucidité est un feu, une coruscation qui brûle tout sur son passage. Après, les cendres retombent longuement, comme sur un champ de ruines. C'est pour cela que nous énonçons : Mais on ne peut demeurer trop longtemps dans la grande lumière. Trop de clarté aveugle. Et, disant cela, nous sommes sur le tranchant de la lame. A savoir sur la ligne de crête infiniment étroite de la vérité. Et nous savons qu'au débouché du tunnel dans lequel les hommes vivent, lorsque le jour se présente, il ne le fait jamais dans le retard de lui-même à s'annoncer. Non. C'est d'un surgissement dont il s'agit. Là, dans le "soleil du midi", alors que la boule blanche est au zénith, nous portons nos mains en grille devant notre visage dévasté. Comment soutenir la flamme du réel, comment faire de la faiblesse de l'homme devant tant de puissance, une force qui le déposerait au seuil de l'univers libre de lui-même, accordé au mouvement du nycthémère, à la palpitation des étoiles ? Comment obtenir le prodige et ne pas retomber dans la lourde perdition qui fait de nos yeux des orbites vides pivotant sue elles-mêmes dans l'abîme ouvert du doute, de la désespérance ? Car il y a détresse à ne pas pouvoir se saisir du ciel et de toutes choses qu'il abrite en son sein. Nos doigts griffent l'inconséquence de l'azur et il ne reste que des larmes, des sanglots blanchâtres pareils aux écoulements de résine. La folie est au bout.       

  L'intensément aussi. Ceci, nous le percevons dans les cellules mortifiées de notre corps, dans les plis de notre esprit, dans les complications de notre âme. L'intensément : cet inatteignable qui nous fait constamment signe et ne nous assigne qu'à mourir. L'intensément-amour; l'intensément-art; l'intensément-existence. Dire ceci comme une litanie au regard de tous les chemins du monde. Mais dire l'intensément autrement que par la parole. Autrement que par les mains. Avons-nous l'organe qui serait disposé à une telle démesure ? Où est-il ? Dans le cœur, le foie, le sexe, les reins ? Est-il pulsation de carmin, bile apatride, jouissance infinie, eau lustrale dont les fonts baptismaux nous porteraient hors de notre territoire de peau vers un au-delà, un innommable. Même la religion s'y épuiserait. Même la magie. Même la précieuse alchimie. Un dépassement bien au-delà de la vision imaginale des néoplatoniciens de Perse, au-delà de la confondante Île Verte, au-delà de la Mer Blanche, ces lieux habités de pure présence nous guidant vers un supposé Soi spirituel. Tellement au-delà de tout que l'intensément ne proférerait rien d'autre que l'AbsoluCe néant ourlé d'écume où, dans un même élan se confondent L'Amourl'AmantL'Aiméel'Artla pure Beauté.

  L'image de Dieu lui-même n'en serait qu'une vacillante icône perdue dans les mirages du désert. Car, parler de l'Absolu ne se peut. Quant à le figurer, figurerait-on la fuite du vent, la trace du vol de l'oiseau, le glissement du sentiment dans la pliure du jour ? Figurerait-on l'aube grise qui déjà décroit et n'est plus elle-même ? Figurerait-on ce qui, se dévoilant, n'a de cesse de se voiler ? Décrirait-on la trame du clair-obscur, l'évanescence du sfumato, la brillance équivoque de l'outre-noir ?  Figurerait-on l'infigurable ? L'absolu est une nuit plus vaste que celle de l’inconscient, un trou noir absorbant jusqu'au temps, un trou blanc innommable, faute d'un mot. Il faudrait écrire l'Absolu en biffant d'une croix le nom l'annonçant. Comme un report à lui-même de sa propre parution. Car, ici, la chambre d'écho est si étroite que la réverbération se confond avec cela qui l'a fait naître. Habitation sans murs ni fondements. Arbre sans tronc ni racines ni feuilles. Simples ramures faisant glisser dans l'espace l'écartement de leur transparence. Silence ne se disant qu'au prix du silence. "Faute d'un mot" pour pouvoir dire. Mot vacant, mot muet, mot manquant. Ici le langage atteint ses limites pour n'être plus que points de suspension et bientôt pure disparition dans le silence.

  En tout instant de fin - fin d'un monde, d'une vie, d'un amour, d'une valse - le souffle de ce mot qui manque fait frissonner la peau. Et qu'y a-t-il au-delà du frisson si ce n'est la désertion de soi ? Car nous avons un corps, une peau sur laquelle viennent ricocher les frissonnements du monde, la parole des autres, la caresse d'amour. De ceci nous sommes provisoirement assurés tant que notre peau n'est pas devenue ce parchemin, ce palimpseste usé où ne se grave plus le chiffre de l'univers qu'à titre de perdition, à l'aune d'une confondante amnésie. C'est le mot du dépouillement de soi. C'est l'après-mot comme miroir de  l'avant-mort. C'est la perte du sens dans la cendre et l'oubli. Il y a tellement de vertige sur la scène de l'exister ! Tellement d'abîmes discrets qui, continûment sapent la base de notre architecture de sable. Le sable, cette inusable métaphore du temps, ce sable qu'enfants, dans l'insouciance de l'âge, nous creusions de nos pelles dociles, alors que le grand âge ne se prépare qu'à en recevoir l'ultime onction, la couverture terminale. Hier, le langage semblait avancer avec l'âge. Aujourd'hui il est le dépositaire de nos désillusions."

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 janvier 2014 6 18 /01 /janvier /2014 09:13

 

Au-delà des êtres périssables.

 

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 Caspar David Friedrich 

L’Abbaye dans un bois (1809)

Source : Wikipédia.

 


 

(Écriture à 4 mains - Le texte en graphies rouges est celui de Senancour - Le texte en graphies noires est le mien. NB : Petit essai, au travers du temps, de développer quelques thèmes qui traversent l'Histoire.)

 

 

 "Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne peut mieux ; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent sur l’avenir dont je n’attends rien, et perdant sans peine le passé dont je n’ai pas joui. Mais il est en moi une inquiétude qui ne me quittera pas ; c’est un besoin que je ne connais pas, qui me commande, qui m’absorbe, qui m’emporte au delà des êtres périssables..."

 

Etienne de Senancour.

Oberman

                                  LETTRE XVIII.  (Extrait).                            

 

 

"Ma situation est douce, et je mène une triste vie.  Mais comment l'existence peut-elle associer douceur et tristesse si ce n'est par la vacuité de tous les instants qu'elle introduit en notre âme alors même qu'une paix semblait nous être acquise ? Ici, dans ce Manoir retiré du monde - les champs alentours sont l'idée même d'un lent océan -, alors que nul bruit ne me parvient que celui de quelques oiseaux nichant dans les cèdres centenaires, comment cette lassitude de l'esprit à se mouvoir peut-elle se manifester ? C'est une bien grande usure du corps que de le sentir incapable d'imposer sa loi à une volonté défaillante. Mais sans doute, s'agit-il moins de volonté que d'une décision du destin à mon encontre. C'est comme une sombre menace qui envahirait l'azur, répandant en son sein de bien funestes nuages. Et pourtant, qui passerait en cet endroit retiré du monde, disponible à la rumeur du vent, au chant de la source, aux sourds craquements de la glèbe en retirerait aussitôt un sentiment de plénitude. Penchant de tout homme à s'immerger dans ce qui l'accueille avec bonté et ne semble rien demander en retour.

  Je suis ici on ne peut mieux et, souvent, au cours de mes rêveries, je me surprends à penser à ces merveilleuses "Charmettes" du bon Rousseau, à cette "maison blanche avec des contrevents verts…une couverture de chaume" et quoique ma demeure ait des volets couleurs d'argile et un toit en tuileaux, je me sens quelque affinité avec le logis que souhaitait le Citoyen Genevois. A moins que mon inclination à aimer ce décor rustique n'ait pour fondement, davantage l'amour du Philosophe que le style de sa demeure qu'il souhaitait campagnard afin d'être en accord avec lui-même.

  … libre, tranquille, bien portant, sans affaires; libre en effet, mais au sens de l'absence de contraintes, non en raison d'un choix que ma conscience m'aurait dicté. Tout, ici, coule uniment sous la couleur éternelle du ciel, sous le glissement infini des nuages. Comme si rien, jamais, ne devait plus entraver le cours des choses. De l'insaisissable à portée de la main, de l'inatteignable à profusion, de l'invisible couché sous la lame distraite des yeux. Que ne puis-je saisir ces instants pareils au galop de l'alezan dans les prairies semées de vent ? Que ne puis-je devenir souple crinière et m'accoupler à l'air, entendre ses murmures, connaître ses secrets ? Certes ma santé est suffisante et hormis quelques douleurs vite effacées, l'indolence est mon ordinaire. A tel point que certaines parties de mon corps sont des isthmes attachés au continent de l'âme par une terre à peine perceptible, un simple filament oublieux de lui-même. Quant à mes affaires, elles se résument à peu de choses et mon souci serait plutôt de n'en pas avoir, livré à la mesure incontinente des jours, à leur bavardage subtil mais cerné, toujours, d'une impalpable inquiétude.

  … indifférent sur l’avenir dont je n’attends rien d'autre qu'une suite anonyme des heures, une fuite à jamais des secondes. Le plus clair de mon temps confié à mes livres dont l'inventaire toujours recommencé est pareil à ce qui fuit derrière l'horizon et que, jamais, nous ne rattrapons. Jadis, les maroquins sombres, les dos luisants marqués au fer me tenaient lieu de projet. A seulement en regarder l'ordonnance au milieu des chaudes boiseries, mon bonheur était assuré. Et puis, parfois, un titre attirait-il mon attention et je n'avais de cesse d'en relire des passages cent fois lus. Maintenant les lettres défilent sous mes yeux hagards comme la rivière poursuit sa course liquide sous le couvert des arbres, dans une manière d'égarement de soi.

  … et perdant sans peine le passé dont je n’ai pas joui. Ce passé qui n'est plus qu'un lointain écho, une veine d'argile se perdant au profond de la terre. Ce passé que, tous les jours, je rejoins par les vertus du songe, par les ruines qu'il ne manque pas d'évoquer, dont la vieille Abbaye non loin du Manoir est la mortelle image. Pourquoi donc les choses ne demeurent-elles pas telles qu'en elles-mêmes ? Pourquoi cette impermanence qui étreint le corps, vide l'esprit, emplit la pensée d'une passion aussi envahissante que vaine ? Mais que pourrions-nous retirer à faire surgir des nuits anciennes quelque souvenir dont, aujourd'hui, la lumière vacillante éclairerait notre cheminement ? Ces temps sont fossilisés au même titre que ces pierres usées qui n'ont plus rien à nous dire. Aussi pathétiques que ces arbres lançant contre le ciel les lézardes noires de leurs branches. Il faut nous résoudre, nous aussi, dans quelque repli de notre âme, à accueillir les prémices de cette mort à laquelle nous pensons continûment, mais dont personne ne veut nommer la faux définitive. Car les choses sont sans retour et nos yeux se portent au ciel, à sa vacillante lumière, plutôt que de chercher à apercevoir les fondations, les racines qui s'égarent dans les ombres denses du sol. Nous ne jouissons du temps qu'à le voir fuir, nous échapper puisque telle est son essence à jamais occluse. Là est bien cette réalité que nous assignons au silence, que nous destinons aux oubliettes de l'entendement. Mais à quoi bon s'indigner puisque notre condition est mortelle et que nous ne vivons qu'à défaut  de ne pas encore mourir ?

  … Mais il est en moi une inquiétude qui ne me quittera pas, depuis toujours je l'éprouve sans en bien saisir la silhouette. Depuis toujours elle m'habite et fait ses ramifications, enserre ma poitrine dans un réseau serré de mailles, étrécit mon souffle à la taille du doute fin comme la lame.  …c’est un besoin que je ne connais pas, qui me commande, qui m’absorbe, et contre lequel il ne me servirait à rien de m'élever. S'insurgerait-on contre la fuite du vent, la lumière des étoiles, la cascade chutant sur les rochers  dans une myriade de gouttes étincelantes ? Il en est du destin de l'homme comme du cours des fleuves; parfois nous les contraignons en édifiant des barrages à leur encontre, mais l'aval les appelle qui, toujours, les gagne à son territoire, la mer où vivent les majestueuses vagues. Et la mer est toujours inquiétude : sous la face brillante qui réfléchit le ciel, est l'abysse impénétrable habité de poissons aveugles. Au fond de moi, en quelque habitable obscur, depuis les lointains de l'enfance, je sens palpiter cette eau de lagune triste, cette immobilité immémoriale qui me rattache, par-delà ma conscience, aux forces primitives qui m'habitent, comme elles vacillent en  tout homme, mais dont il se dissimule l'existence. Je la sens là, aux aguets, cette invincible force, cette puissance démiurgique, ce tourbillon infini … qui m’emporte au delà des êtres périssables..., qui a pour nom "NÉANT". C'est par lui que j'existe, c'est par lui que je meurs. Comme les ruines de l'Abbaye qui s'écroulent pour retourner à leur origine, ce sol dont elles ne s'élèvent que l'espace de paraître à la manière d'un symbole dressé devant la conscience des vivants.

 

 

 

 

 

 

 

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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 09:26

 

Le subtil parfum de la mémoire.

 

 

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 Source non identifiée.

 

 

L'écriture en partage. Facebook paraissant avoir pour vocation essentielle de favoriser le partage, le texte ci-après voudrait répondre à cette exigence. Manière d'écriture à 4 mains, d'entrelacement du texte de Pierre-Henry Sander avec le mien. Ecriture que prolonge une autre écriture dont nous souhaiterions que le lecteur s'empare afin de continuer la tâche entreprise.

 

Le texte en graphies rouges est le texte originel de son Auteur. Celui en graphies noires est mon apport personnel dont je souhaiterais qu'il soit perçu dans un prolongement tissé d'affinités avec cela qui fait sens et autorise ainsi la poursuite d'une mince tâche herméneutique. ]

 

   "La journée fut divine, à marquer de jolis mots parfaitement tracés sur une page blanche.. J'ai retrouvé avec les yeux de la mémoire la vieille maison rose de mon enfance... les yeux écarquillés.. ravi.. c'est le domaine enchanté parmi les vignes et les boqueteaux de chênes.. Nul paysage où je me sente plus intimement proche.. accordé.. ici, quelque chose de transcendant plane au-dessus de ma tête, et le deviner un instant provoque un grand trouble.. un étrange apaisement... Le soir tombe splendide au couchant drapé de rose.. je regarde, triste, s'éloigner et disparaitre les paysages et les visages chers à mon cœur.. je me sens subitement très seul.."

                                                                                                     Pierre-Henry Sander.

                                                                                                      

 

 

 "La journée fut divine, à marquer de jolis mots parfaitement tracés sur une page blanche..

  Quelle ardeur je mettais à écrire, à imprimer sur la plaine vierge de la feuille les stigmates de la joie! Etonnante formulation que celle-ci !  "Stigmates de la joie". Signes habituellement voués à figurer la douleur, à inciser la peau de Celui qui en est le témoin, comme pour commémorer une très lointaine mémoire, bien au-delà du temps. Cicatrices, blessures, plaies ouvertes qui jamais ne se referment. Et pourtant à cet instant-là, dans la chute des feuilles d'automne, sous la lumière rare du jour, entouré de mes chers ouvrages au maroquin vieilli, c'étaient bien des stigmates qui me visitaient, mais heureux, rayonnants, appliqués à faire revivre la belle ambroisie de ce qui fut et me parlait encore en termes sans doute désuets, mais ô combien lénifiants. Parfois la langue a-t-elle de ces fantaisies qui vous transportent bien au-delà de vous-même en une terre semée de douce argile. Terre parcourue de sillons, d'entailles à vif, de coulures souples de versoir, autant de "stigmates" venus du sol afin qu'en lui nous pussions renaître. C'est de cela dont j'étais affecté, hors de toute tristesse, échappant à quelque mélancolie qui se fût introduite en moi à mon insu. Une joie "naturelle", bucolique, manière de gemme coulant des bourgeons du passé avec toute l'indulgence qui se pût imaginer. Dans la pénombre de la bibliothèque, la plume glissait avec aisance, en courbes et déliés et je m'étonnai de la facilité avec laquelle mon existence, celle de mes aïeux trouvait à s'épancher comme l'eau coule de la source en un filet si limpide que nous ne le remarquons à peine. Le temps était une écume, l'espace de la pièce un flottement dont nulle contrariété n'aurait pu détourner le cours harmonieux. Tout coulait en douces affinités, tout glissait vers l'aval des jours avec une sobre élégance. Cela faisait si longtemps qu'un tel sentiment de plénitude ne m'avait visité. "Tempérament ombrageux, humeur vagabonde", se plaisait à dire mon Précepteur en des temps qui, maintenant, paraissent bien éloignés. Parfois un doute m'assaille qui me laisse au bord de quelque questionnement. Tout cela a-t-il vraiment existé ? Mon imagination est tellement empressée à vagabonder, à créer de toutes pièces un monde qui convienne à mes fantasques inclinations ! Mais qu'importe, voici qu'en retrouvant ma vieille demeure, je me retrouve moi-même, comme je l'aurais fait d'un ancien Compagnon dont la trace aurait été recouverte de nuées de cendre. Vivre le temps présent !

   J'ai retrouvé avec les yeux de la mémoire la vieille maison rose de mon enfance...

   Je ne me souvenais même plus de cette teinte usée, pareille à un bouquet de roses-thé. Mais l'odeur, cette sourde fragrance comme issue du ventre chaud des meubles, des interstices du parquet, de la terre toute proche, cette odeur ne m'a jamais quitté. Les senteurs ont-elles, de droit, une précellence sur les autres perceptions de nos sens ? Peut-on jamais oublier l'effluve fruitée de la Mère, cette coulée suave mêlée de lilas et de mauve, comme si un lait nourricier continuait à nous entourer notre vie durant, tressant au-dessus de nos fontanelles éblouies la douceur de vivre ?  Peut-on davantage occulter le nuage de cuir et de tabac du Père, cette subtile volonté venue nous dire sa persistance à être parmi les mailles serrées de l'exister ? Les odeurs ont cette force de nous lier à Ceux, Celles qui nous ont situé au-devant de la scène et continuent de nous soutenir depuis leur mystérieux territoire d'outre-ciel. Nous ne les voyons plus mais nous les portons en nous comme la rose diffuse son parfum ancien, avec souplesse et témérité. Nous oublions beaucoup, mais les choses, elles, ne nous oublient pas. Elles continuent de nous hanter et font, autour de nos têtes distraites, une auréole dont nous supputons la présence à défaut de pouvoir la saisir.

   les yeux écarquillés.. ravi.. c'est le domaine enchanté parmi les vignes et les boqueteaux de chênes..

  Mais les yeux aussi, quelle fête, quelle divine amplitude ! La vision est un mystère en même temps qu'un miracle. Oui, j'en conviens, ce lexique religieux paraît déplacé, un peu emphatique. Mais comment dire la sublime vision, cette donation du monde à chaque instant que nous le regardons, que nous en approchons la confondante présence ? Serions-nous en traine de rêver ? Quelque hallucination nous visiterait-elle comme après avoir abusé de narcotiques ? Mais non, il faut s'accorder au réel et lui offrir quelque chance de nous rencontrer. Ce paysage qui se laisse deviner par la croisée, au travers du dépoli des vitres, c'est bien celui qui, toujours, m'a habité quand bien même ma conscience s'en serait volontairement affranchie. On ne renie pas si facilement ses racines. Elles progressent dans votre sol jusqu'à envahir votre fontanelle et ressortir comme une gerbe de lumière au-dessus de votre front distrait. Ces vignes que je distingue, avec leurs feuilles de rouille et leurs dentelures de feu, ce sont les mêmes qui tressaient autour de mon enfance les pampres de la joie. Combien de douces divagations parmi les rangs serrés des ceps alors que l'horizon fuyait avec la chute du jour ! Le crépuscule est un bonheur qui mêle en un même sentiment nos passions déclinantes et la venue proche de la nuit, avec ses partitions de rêves, ses harmoniques fantastiques. Et le massif sombre des boqueteaux, la dentelle régulière des feuilles, l'ascension des fûts dans l'air tendu comme un schiste. L'âme est si près d'une révélation, l'esprit s'échauffe et rien ne nous étonnerait alors que nous pussions disparaître à même la densité de la futaie. Le végétal en nous, c'est cette inclination des choses à nous reprendre dans le sein de cette nature avec laquelle nous sommes toujours en dialogue sans que la voix ne s'élève plus haut que le chant discret de la source. Regarder et encore regarder jusqu'à l'évanouissement total de soi.

   Nul paysage où je me sente plus intimement proche.. accordé..

  Être soi-même et être paysage à la fois. Être soi-même et s'être déjà quitté à la recherche d'une manière d'absolu. Force du paysage qui nous abstrait et nous reconduit au statut de l'idée, à l'effigie tremblante d'un début de pensée. Comme si notre corps, soudain devenu diaphane appelait cette transparence, cette couleur absente du cristal, laquelle nous plongerait dans un état d'avant la vie, dans cette souple indistinction seule à même de nous amener au seuil d'une possible compréhension. Vivant, nés au monde et à nous-mêmes, nous sommes déjà trop engagés dans l'existence pour percevoir le tremblement initial de la Nature, cette Mère si accueillante, cette arche de félicité que nous enjambons de nos pas d'Egarés alors que le monde tourne à notre insu avec l'intime  volonté de nous révéler à ce que nous sommes. Oui, le paysage est cette perspective où faire sens, cette ouverture toujours disponible à laquelle consentir avec bonheur. Jamais joie ne sera plus disponible qu'à être trouvée dans un accord avec la source, la courbure du ciel, le clignotement de l'étoile, le nuage gris, l'allée sous les frais ombrages, l'élévation de pierres, le coussin de mousse, l'arborescence naine du lichen. Nous sommes convoqués à être. Pleinement. L'offrande des choses à notre endroit se pare de la couleur des évidences.

  ici, quelque chose de transcendant plane au-dessus de ma tête, et le deviner un instant provoque un grand trouble.. un étrange apaisement...

  C'est ce sentiment aérien qui nous intime à nous élever dans l'ordre des sensations et à porter le perçu sur l'orbe largement éployé de la conscience. Alors, nous devenons terrestres comme par défaut, si près d'un rythme ouranien, et déjà nous entendons la voix des dieux résonnant dans l'empyrée. Comment témoigner de ce qui ne peut l'être ? Etreinte d'un sentiment religieux nous attachant à la totalité du cosmos, survenue de cette transcendance dont nous ne pouvons rien dire, sinon l'apercevoir à l'aune du néant. Ici, tout devient si imperceptible, si ténu et le langage se dissout dans une étrange vacuité et nous sommes saisis de vertige et nous sommes remis à l'absence de monde, à la ligne blanche, au flottement du vide. Nous sommes pris d'alcool, confiés à la part des anges, nous sommes essence diffusant dans l'éther son principe fluide, sa dérive hauturière. Peut-être le vent, que toujours l'on sent mais que jamais l'on ne peut étreindre, serait à même de métaphoriser avec assez d'exactitude ce qui vient à nous dans un genre de "multiple splendeur". Mais toutes ces considérations sont bien inutiles en raison même de l'indicible campant sur des positions altières, inatteignables. Mon regard, il faut le ramener dans le cercle des choses visibles et en faire le lieu d'une méditation.

  Le soir tombe splendide au couchant drapé de rose..

 Oui, ce sont de véritables draperies qui viennent mourir au pied du Manoir et touchent les rayonnages où vivent les livres dans leur poussière silencieuse. L'esprit du soir venant visiter l'esprit ombreux des milliers de signes courant au fil des pages. La mesure dernière du jour pareille à une finitude se confiant à la garde attentive de l'intelligence des hommes. C'est cela qui m'étreint parmi les milliers de feuillets semés de la belle conscience humaine, cette osmose des choses, l'ajointement de leurs signifiances. Lumière du jour, lumière de l'esprit, de l'intellection assemblées en un même lieu symbolique, là où confluent paroles des Existants et souffle éternel de la Culture. Il n'y a pas d'autre lieu possible où loger meilleure compréhension du monde. Pas de grimoires ésotériques, nulle alchimie complexe, aucune divination parmi les bâtonnets d'achillée, seulement une disposition à être parmi la multiple beauté. C'est ainsi que l'âme peut rayonner, à partir du Simple en direction de l'univers. Se sentir exister : par la feuille ourlée de givre, par le vol de la libellule,  la parole du poème, le trait gravant le cuivre, la cérémonie du thé, les estampes de l'ukiyo-e, le bord de lumière au sommet de la montage, le flux et le reflux de la mer.

  Ici, le paysage disparaît peu à peu, s'enfonce dans la nuit, les rangs de vigne perdent leurs subtiles feuillaisons, les boqueteaux rentrent dans les nappes d'humus, la lumière décline et les livres ne sont plus que les gardiens bienveillants d'un clair-obscur, de simples lignes claires au seuil d'une disparition. Tout semble soudain affecté d'une proche perdition.

  je regarde, triste, s'éloigner et disparaitre les paysages et les visages chers à mon cœur.. je me sens subitement très seul..

 Cette solitude qui m'affecte dès que ma mémoire prend congé des choses. Il n'y a plus lieu maintenant, attendant que le jour revienne, que pour une longue divagation, une errance sans fin. L'esprit est comme désorienté alors qu'il sait la vacuité des choses, mais aussi leur permanence. Car, existant, toujours nous sommes reliés à ce que nous avons connu et notre mémoire dégage un subtil parfum qu'il nous faut interroger. La bouche du puits orientée vers le passé s'illumine, en son fond, d'une étrange lumière. Cette lumière que nous apercevons comme au travers de voiles de brume, c'est seulement le reflet de visages aimés, aussi bien que du nôtre, figures  qui jouent l'infinie partition des rencontres. Déjà nous avons déserté ce paysage, déjà nous avons quitté notre propre rivage. Nous sommes toujours en partance vers l'infini. Le voyage est à peine commencé !

 

 

 

 

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23 novembre 2013 6 23 /11 /novembre /2013 09:07

 

"De tes doigts à ma peau."

 

                               (IA).

 

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Auteur :  non identifié.

 

 

 "Je m'en remets à la nuit, et au silence, et à tes mains pour avancer dans cet espace. Cet espace sans mots, le lieu de l'indicible. Cet espace précis qui s'étend de tes doigts à ma peau, et où naît la voûte du ciel. Je m'en remets à l'oiseau que le matin déposera dans la rosée. La plus grande lumière."

 

                                                                                          Isabelle Alentour

 

 

[Le texte en graphies rouges est le texte originel de son Auteur. Celui en graphies noires est mon apport personnel dont je souhaiterais qu'il soit perçu dans un prolongement tissé d'affinités avec cela qui fait sens et autorise ainsi la poursuite d'une mince "tâche herméneutique".]

 

 

  "Je m'en remets à la nuit,

  le jour blesserait trop et sa lumière serait déjà la fin de ce qui s'annonce. La nuit est cette promesse aux rives infinies, ce battement intime qui fait aux tempes son murmure d'eau claire. La nuit est un éclat d'azur qui surgit au creux du songe, un ébruitement de tout ce qui se dissimule mais n'en espère pas moins. Il ne faut rien froisser. Il ne faut rien déranger. Toute révélation est de l'ordre d'une longue attente. C'est comme si la main innocente d'un enfant s'essayait à écrire un poème sur la courbe des étoiles. La main, distraitement, sait ce qu'elle veut dire, mais le tracé est incertain. Dire est toujours une effraction depuis la conque du silence. Alors, bouger les lèvres, faire s'élever dans l'air tendu comme une soie les mots définitifs et la douleur est là qui fait ses allées et venues parmi les chairs à peine révélées à elles-mêmes. A leur propre stupeur d'être. Comment dire l'être autrement qu'en écrivant avec son corps la prose de l'exister ? Mais alors qui parlera, du visage, des mains, des hanches prolixes, du bassin en attente des eaux fertilisantes ? Qui donc ? C'est une telle démesure de proférer alors que la contemplation suffit. Le doux retrait dans la grotte primitive, avant que le langage ne lance ses vrilles dans l'espace, avant que la signification menace, toujours, de mettre en échec. Parler est imprimer sa décision, la faire paraître  sur le chiffre du monde. Parler est ouvrir la grenade dont la peau brillante délivrera mille grains supposés de vérité. Mais, s'agira-t-il vraiment de cela, de simple exactitude ? D'une ouverture qui jamais n'aurait été révélée ?

et au silence.

  A quoi d'autre remettre ce qui, jamais, ne peut trouver à fleurir parmi les agitations de tous ordres ? Les pierres noires du silence allument leurs braises dans l'obscur. Mais nul ne les voit. Voit-on l'amour, les sentiments, voit-on la croyance, l'espace-du-dedans ? Voit-on l'azur, voit-on l'air limpide s'exhaler des poumons ? Voit-on autre chose qu'une lente dérive des choses, un feu-follet à l'horizon, puis sa perte définitive au-delà des yeux ? Parfois, à la pointe extrême de la conscience, dans l'ultime tension des corps, dans le grain de la peau, s'écoulent les paillettes de silice, scintillent les grains de mica. Est-ce cela la passion, cette incandescence qui ne se dirait que dans l'étreinte, dans l'enserrement, dans l'évitement de la disparition ? L'autre perdu en soi;  soi perdu en l'autre ? Comme un chiasme habile où se mêleraient les liqueurs ? Alors il n'y a plus de mots et le corps griffe l'espace, à la recherche d'une tombe. Car le corps voudrait mourir. Car le corps voudrait se dissoudre. Car le corps ne veut plus du corps.

  Mais à quoi donc confier son esquif de muscles et de peau, sa silhouette de cuir tellement semblable à celle des momies alors que le désir gonfle la voile de l'exister et que l'évanouissement est proche ?  Tout est soudain vertige. Tout est soudain faille, abîme et les bras se tendent en vain et les mains piochent l'air et les mains portent les stigmates acérés du doute. Si, au-delà du corps, de cette meute de sang, de ces ruisseaux de lymphe, de ces cordes de nerfs, il n'y avait plus rien que le vide et le souffle acide du néant ?

   Car le prélude amoureux pose toujours la question de la perte, car le moindre geste esquissé par l'Amant est le signe avant-coureur d'une manière de déluge, car l'étreinte de l'Amante est promesse de mort. De cela on ne réchappe pas. De cela nous nous arrangeons comme l'on fait feu de tout bois, ne pensant ni aux cendres ni à leur silence éternel. Alors on destine à l'Autre son message secret, on émet des phéromones, ce poème des chairs;  alors on convulse son âme, cette messagère indocile qui, toujours, nous fuit; alors on devient sémaphore et nos bras battent l'air à la recherche de quelque certitude.

et à tes mains pour avancer dans cet espace.

  Enfin on ose l'autre côté de l'astre nocturne, cet Amant que l'on saisit à peine le temps d'un souffle - à peine une risée de vent -, enfin on convoque, d'une tension sans pareille de la volonté, la fête païenne, enfin on appelle les mains et qu'elles pétrissent l'argile ductile, souple, l'onguent lumineux, infiniment offert à la caresse. Enfin on se dispose à être ce genre d'enfant innocent venant tout juste d'entrer dans l'âge nubile, parée des marques subtiles du henné, au corps souple de liane, oint de baumes odorants, entièrement vouée au sacrifice, consentant déjà à se perdre dans un acte qui la dépasse, qui la remet à sa propre essence, à cette jarre infiniment disponible, à cette amphore gonflée d'huile en attente du mystère, de la sublime métamorphose.

  Car, déjà, dans l'attente, les hanches dessinent la promesse d'avenir. Les bouches rieuses sont là qui sédimentent la joie, la déposent dans l'écrin ouvert du monde. Une fillette, penchée sur son livre, suit des doigts le luxe des images. La pluie est au-dehors qui fait son fin brouillard. Dans la cheminée, le feu consume sa fièvre rouge. Des voitures glissent sans bruit sur la nappe lisse du bitume. Quelques feuilles mortes emportées par le vent disent le temps qui passe. Une musique légère vient d'une pièce où se dessine le cercle blanc d'une lampe. Il fait si doux dans la mesure simple du jour et les oiseaux ne tarderont guère à rejoindre leurs nids.

  Mais, oui, les mains sont là qui font leurs ballets, qui écrivent sur le parchemin de l'Autre-que-soi les signes de la rencontre, les éclatements de la joie. Comme un refrain se tissant entre les corps, comme une antienne au doux balancement  qui, jamais, ne semblerait devoir finir.

Cet espace sans mots, le lieu de l'indicible. Là, il n'y a plus de parole possible et les mots s'amenuisent, rentrent dans leur conque étroite, dans leur gangue de pierre. Aucun surgissement qui pourrait troubler, qui pourrait distraire. Seule parole proférée, admise  dans l'espace luxueux : le souffle, l'étreinte, l'hymne inquiet du désir, le flux et le reflux des corps emportés au-delà d'eux-mêmes dans la grande vague océanique.

…Cet espace précis qui s'étend de tes doigts à ma peau, et où naît la voûte du ciel.

  Oui, cet espace est "précis" puisque singulier, non reproductible. Événement dans l'événement du monde. Surgissement au coeur de ce qui fait sens et aborde aux terres vierges de la plénitude. Cet espace est une musique, un glissement d'air, le son du vent que fait la flûte indienne au sommet des Andes et son écho sur les parois où court, en lentes ondulations, l'herbe jaune des Hauts Plateaux. Ici, c'est si près du ciel, si impalpable. Cela a la consistance étoilée de la métaphore, la certitude vive de l'ellipse, la mise à l'écart de la parenthèse, le pointillé des points de suspension…. Sémantique célestielle unissant, dans l'évanescence même, la relation hallucinée des doigts à la peau constellée. Comme un arc de lumière qui jaillit des électrodes, la force d'aimantation de deux pôles opposés mais tellement inclinés à l'affinité, à la rencontre, à l'osmose. Fusion. Point de fusion impossible à dire puisqu'il ne s'agit plus que de l'éclair du météore dans le vide sidéral et, bientôt, le souvenir d'un fugace jaillissement.

  Mais nous avons parlé d'un espace sans espace, d'un temps sans temps. D'un temps suspendu. Cette mutuelle et en apparence indéfectible union spatio-temporelle, ici, vole en éclats, se fragmente en une infinité de quartz brillants, en une multitude de points s'écartant les uns des autres comme la limaille de fer soumise aux lois de l'aimantation. Une diaspora ne disant pas son nom. Ô combien ceci est étrange qui unit les Amants sous le signe d'une constante dispersion, d'un écartèlement, d'un éloignement alors que la rencontre semblait dire l'exact opposé. Singulière solitude par laquelle se rassemblent, en un même creuset, les scories ardentes du désir. Existerait-il, dans le tréfonds de l'âme des Amants, une porte secrète par laquelle se dirait une vérité à l'instant même où culmine l'arche du plaisir ?

  Une vérité sidérée d'elle-même, ivre d'être révélée, en même temps que clouée à un confondant mutisme. L'étincelle d'Eros, sa flèche étincelante, cachant, sous des dehors graciles et joufflus, anodins, la noire épine du tragique. Est-ce vraiment un hasard si l'entreprise érotique et l'atteinte du paroxysme reçoivent le nom de "Petite Mort" ? Mort douce, définitive, reconductible ? Mort en tant que Mort, donc innommable. Quand nous ne l'avons pas, nous ne la connaissons pas; quand nous l'avons, nous ne pouvons plus rien dire à son sujet. Là  où naît la voûte du ciel, se découvre aussi son revers métaphysique, autrement dit l'absence de langage pour proférer du sens, de geste pour témoigner, de bras pour saisir, de mains pour effleurer. Une pure perte de tout ce qui constitue l'homme et dessine la courbe de son destin.

  C'est pour cette raison d'une fuite éternelle - la perle d'eau finit toujours par glisser du brin d'herbe vers sa chute -, d'un insaisissable à portée de main, d'une idée pliée sur sa propre finitude, d'une pensée recroquevillée sur son germe, que le Poète peut affirmer : "Je m'en remets à l'oiseau que le matin déposera dans la rosée", indiquant ainsi le vol éphémère de l'oiseau terminant sa course au matin, cette chouette de la Philosophie nocturne, ce bel oiseau de Minerve toujours en retard sur le réel, se dissimulant volontiers dans les plis du rêve, là où l'utopie déplie constamment ses pétales diaprés, où l'Amour s'écrit avec une Majuscule car il est un absolu fixé au ciel du monde. Une pure étoile clignotant du plus loin de l'univers afin de dire aux hommes, aux femmes "la plus grande lumière", celle que toujours l'esprit s'accorde alors que les corps, pris dans les mailles compactes de l'exister, se livrent dans l'ombre la plus belle des confrontations qui soit. Dont jamais l'on ne revient indemnes. Nous sommes déjà au-delà de nous-mêmes.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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