Retrouver ses racines, établir à nouveau les fondations de ce fragile édifice que nous sommes tous, voilà une tâche sans doute commune, mais combien inévitable, combien souhaitée mais que certains, par pudeur ou bien crainte, reporteront toujours aux calendes grecques. Peut-être y a-t-il danger de brûlure à renouer avec un passé dont, déjà, nous n'apercevons guère plus que de vagues signaux à l'horizon de la mémoire. Et si, d'aventure, nous y découvrions une manière de secret, un document généalogique capable de métamorphoser notre existence? En bien, en mal, en pire ? Qui sait ? Jamais nous ne sommes réellement assurés de notre identité, des contours dont nous faisons l'étalage au-devant de nous et qui contribuent à nous déterminer, à nous fixer dans le cadre de notre humaine condition.
Ce voyage à rebours, vers la source première, vers l'eau qui nous abreuva et participa à notre parution dans le monde, ne le redoutons-nous pas, ne le craignons-nous pas, comme s'il était porteur de quelque sortilège ? Peut-être, alors, ne nous comportons-nous à la façon de nos lointains ancêtres qui préféraient le refuge dans la caverne ombreuse plutôt que d'avoir à confronter la coruscation de l'éclair. Parfois, plutôt que de chercher l'origine, la cause au fondement de toute cette vive lumière qui inonde l'espace, il nous est plus facile d'accepter une provisoire cécité.
C'est ce qui échoit à Ramon, cet éternel expatrié qui ne trouve de position confortable, ni dans son ancienne appartenance, ni dans sa nouvelle, dans ce pays d'accueil qui, parfois, malgré les dénégations demeure pays d'accueil et non patrie originaire. Les quolibets des autres, parfois, se chargent de faire le travail. Celui d'une nouvelle terre dans laquelle s'immerger totalement, celui d'une ancienne dont on n'a même pas conscience que le deuil, jamais, n'en a été fait. Et, du reste, quel que soit le pays, comment résister à l'appel de ce qui vous fonda et assura les conditions de votre séjour sur terre ?
Comment, par exemple, ignorer la si belle Espagne, Séville, l'Andalousie, les touffes odorantes des lauriers-roses, les fragrances douces des orangers en fleurs ? Comment ?
Voyage à Séville.
Des fois, Bellonte et moi, on prend Sarias par la main et on l'amène d'abord dans le pays de son père, à Séville, tout au sud, là où sont si proches Ceuta, Tanger, Tetouan, Chechaouen, Al-Hoceima, Nador et l'Afrique tout entière, puis Gibraltar l'antique Djabal Tariq que les Maures franchissent en 711 par les Colonnes d'Hercule, puis, en 756 la dynastie Omeyyade de Damas fondera l'émirat indépendant de Cordoue et l'Andalousie tout entière sera alors investie d'une brillante civilisation qui rayonnera sur l'agriculture, le tissage, la céramique, le façonnage du cuir, les armes de Tolède et enfin, la Grande Mosquée voulue par l'émir Abd-al-Rahman 1°, l'une des plus belles du monde.
C'est tout cela que nous voulons offrir à Ramon et Ramon redevient l'enfant andalou qu'il n'a jamais cessé d'être et ses yeux sont grand ouverts sur la généreuse capitale du Sud. A ses côtés nous parcourons les damiers des places où poussent à profusion les palmiers, les acacias, les touffes de lauriers-roses et partout les orangers et leur odeur forte, entêtante, enivrante. Parfois, dans le dédale des rues fraîches, au travers des portes de fer forgé, nous découvrons les immenses patios où la lumière douce se réverbère comme sur les parois d'un puits et Ramon ne peut se retenir de glisser, entre les antiques barreaux, des yeux inquisiteurs et avides. Ce ne sont alors que dalles de marbre blanc et noir, murs d'azulejos, immenses plantes vertes se hissant vers le jour, éblouissantes fleurs tropicales et tout ceci a la magie d'un oasis qu'enclot, de ses fibres serrées, l'étouffante chaleur du jour.
Puis nous gagnons le quartier du Barrio de Santa Cruz, havre de paix dans la grande cité. Bellonte et moi, nous nous demandons si la mémoire peut remonter le cours des gènes, si Ramon retrouve, dans ces rues que son père José a souvent parcourues, un peu de ce temps dissous et alors ces rues ne seraient plus pour lui totalement anonymes, elles lui parleraient et créeraient tout juste à l'horizon de sa conscience, les traces de ses fondements et, marchant dans le Barrio, ce serait un peu ses pas à lui qui résonneraient, et en écho de José, son père, ceux de toute sa lignée andalouse.
Ce serait alors pour Ramon Sarias, une lointaine réminiscence et une actuelle redécouverte des hautes maisons aux façades de chaux et de céramiques, une vision heureuse et comme amicale des balcons surmontés de verrières, de fenêtres corsetées de grillage, de la ligne rouge des géraniums le long des corniches et des terrasses et Ramon ne s'étonnerait ni des tours romaines et mauresques, ni des chapelles émergeant des toits, ni des lourds portails de bois plantés de clous de cuivre. Et puis, ce qui est bien, dans cette étrange déambulation, c'est que Bellonte et moi découvrons, en même temps que notre initié, les arcanes de l'Andalousie. Puis nous longeons les terrasses des cafés où sont assis des hommes en costumes sombres sous des grands auvents de toile. Nous nous y asseyons un moment pour y trouver le repos et nos yeux se distraient du passage de deux "aguadors" qui portent, sur leur épaule droite, deux cruches de terre remplies d'eau fraîche. Parfois des passants demandent à boire et, sans poser leurs "alazoras" aux flancs blancs comme la neige, ils font couler un mince filet d'eau dans des gobelets de métal en échange de quelques pesetas. Dans un grand verre où transpire la buée, un garçon en habit noir sert à Ramon une boisson à base d'orgeat qui ressemble à du lait, avec un parfum d'amande et de fleur d'oranger. Bellonte et moi, buvons, à petites gorgées, du "Jerez Jandilla".
Avril, mais déjà le soleil est généreux et on a tendu, au-dessus des rues et des places, les "tendidos", grandes bâches quadrillées qui ménagent des espaces de repos. Il est près de deux heures de l'après-midi et la foule se presse dans les cafés, foule bruyante qui boit la bière et la manzanilla, et les tables rondes sont remplies de minuscules assiettes truffées d'olives vertes et noires, d'anchois, de fromage de brebis qu'on appelle ici, "mancheca" et on se demande si tout cela, les "tapas", les poulpes frits, les crevettes roses de Cadiz, les "gambas", les homards, l'odeur de la "paella" au safran, si toute cette profusion de mets étranges signifient quelque chose pour Sarias, si la Semaine Sainte qui approche, la Féria aussi, lui parlent un quelconque langage. Et pourtant, si Ramon ne semble pas toujours percevoir ce qui lui arrive, cette sorte d'étrange "pèlerinage aux sources", nous sentons bien, Bellonte et moi, qu'il faut poursuivre, que c'est la seule façon de combler le manque, le vide autour duquel il s'est partiellement construit, en porte-à-faux, comme au-dessus d'une gorge profonde et ténébreuse. Car sa question fondamentale c'est bien cela, le fait d'être apatride : son pays d'origine il ne le connaît plus, son pays d'accueil il croît le connaître. Alors, il n'y a pas d'autre issue, il faut continuer, à la façon d'un voyage initiatique, traverser des obstacles, franchir des portes, satisfaire à des traditions et des coutumes, peut être même se disposer à des rites de passage et, au travers de tout cela, Sarias aura-t-il peut être subi une sorte de métamorphose et le "Club des 7" y gagnera-t-il une vision nouvelle, une façon neuve d'appréhender l'existence ?