« Prendre le temps de regarder »
Photographie : François Jorge
***
Hommes distraits, la plupart du temps, nous longeons notre ombre sans même nous apercevoir de sa présence. Mais, après tout, il ne s’agit que de notre ombre qui ne fait que nous suivre et mimer tous nos mouvements. Hommes distraits nous cherchons au loin ce qui, de nous, pourrait nous divertir : la haute montagne couronnée de neige, le temple immense hissé sur ses colonnes, la pyramide constellée de l’aura des siècles. A ceci nous attribuons la valeur du sublime en raison même de notre finitude au regard de ces puissances infinies. Comment, en effet, ne pas douter de soi face à ces géants de pierre qui disent la majesté de la Nature, la dimension du Sacré, la profondeur abyssale de l’Histoire ? Toutes présences Majuscules auxquelles nous nous confrontons, fût-ce à notre insu. Toujours nous sommes fascinés par plus grand, plus haut, plus lumineux que nous. A vrai dire nous croulons sous la masse luxuriante des superlatifs, nous disparaissons derrière les qualités prodigieuses des événements du monde dont nous pensons qu’ils rayonneront à leur manière sur notre attente, nos désirs et qu’ils les combleront de façon à ce qu’une complétude puisse être atteinte. Constamment nous sommes en reste de ces figures que nous envisageons à la manière de briques dont notre citadelle donnerait l’image dégradée, attaques du temps qui saperaient nos pieds d’argile. Toujours nous regardons le lointain. Nous le croyons doué de pouvoirs régénérateurs. Toujours le proche nous échappe car il est trop familier que nous pensons connaître jusqu’en sa moindre ride, dans sa plus infime trace.
La teinte a la douceur de l’aube et l’infinie finesse du céladon. Un vermeil avant même sa naissance, une surprise dissimulée dans des flottements de voile. L’heure est encore à venir qui ne dit son nom que du bout des lèvres, sur le mode du chuchotement. On ne sait plus très bien si son propre corps a seulement une texture, des contours, si sa peau est une limite, si les mains peuvent saisir, les oreilles entendre, le globe des yeux regarder. On est si près des choses et rien ne se montre que dans l’effleurement, la présence discrète, la sobriété d’une persuasion. Les choses de la nature n’ont pas d’effort à faire pour paraître à nos yeux. Tout naît de soi et coule de source dans le sillon neuf du jour. L’étonnement vient de ceci : la facilité des phénomènes à dissiper leur empreinte à même les fibres de notre chair sans qu’il y ait volonté, effort, levée d’une rigoureuse logique. Cet instant qui, là, juste contre soi, fait sa faveur est cet illisible qui nous atteint dans le genre d’une intuition, d’un sentiment amoureux, d’une fugue musicale à peine dicible au-dessus des nappes d’air. Ces ombelles sont nées de la rencontre du jour avec notre regard. Le temps du regard humain n’est nullement celui du regard du monde. Le monde a ouverture à l’immensité, à l’illimité, au cercle diffus du cosmos où se perdent les bouquets d’étoiles. Nous girons dans l’enceinte de notre corps et, parfois, les meurtrières demeurent occluses.
Nos bouquets, à nous, humains, sont de plus modeste déploiement. Il suffit d’une infime brindille, de la tunique mordorée de l’insecte, d’ocelles bruns sur l’aile d’un Paon du jour pour que notre vue soit comblée, que s’ensuive l’infini carrousel de l’imaginaire qui, sans doute, est la vérité la plus approchante dont l’offrande nous est faite depuis la nuit des temps. Ces ombelles, donc, en cette heure de notre existence, pourraient se résumer à cette rencontre. Car il fallait que cela fût. Oui, le Destin existe. Il n’est nullement ce « fatum » tragique des Latins qui répandait son ombre funeste sur le parcours des hommes, en affectait chaque pas, imprimait sur leur front les stigmates d’une prochaine perdition. Le Destin en son essence est pure rencontre entre deux événements. Celui de la fleur dans son dépouillement, le mien qu’une déambulation fantaisiste a conduit ici, dans cette fissure du vivant où éclate la beauté. Dimension affinitaire du temps dont l’instant est le point d’incandescence. S’il n’y avait ce temps spécifique du regard humain, ni la fleur ne donnerait son être, ni l’Impétrant à une vision ne pourrait saisir quoi que ce soit des phénomènes. Il n’y aurait que le vide et ses éternelles turbulences.
Ombelles qui sont à peine une ombre. Leur radical est le même. Est-ce un hasard ? Certes non, le langage est tout, sauf gratuité. Toujours le sens est inclus dans le moindre fragment, la syllabe, le phonème, la prosodie. Ombelles, ombre, ombilical jouant la belle partition d’une naissance dissimulée aux yeux des Distraits et des Pressés. Ombelles qui sont tissées d’ombre, qui naissent du fond lointain, de l’inconcevable inaperçu. D’autres ombelles y sont en voie de venue à soi, en marche vers le proche qui en désoperculera le mystère.
Du lointain au proche, du proche au lointain, espace dialectique qui se lit telle la distance entre deux mots, ce vide, ce silence, cette blancheur sans lesquels il n’y aurait que chaos et confusion. Sans doute faut-il répéter, telle une antienne, ce regard sans distance de l’Homme, ce regard distancié du Monde. Ils sont les orients à l’aune desquels inscrire nos destins. C’est parce que, ici, cette belle image en propose l’habile métaphore qu’elle nous atteint au plein de notre être. Effacez virtuellement l’ombelle du lointain, puis regardez. Puis faites un mouvement identique avec celle du proche, puis regardez. Plus rien ne parlera que le silence. Le dialogue suppose toujours la dualité. « Quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? » Méditez ce superbe kōan et dormez sur vos DEUX oreilles. Elles ne seront de trop pour percer l’énigme de la manifestation !