Photographie : Léa Ciari
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Partout, dans le vaste Monde, sont les éclats, les déflagrations de la lumière, les scènes où rutile la mesure largement ouverte des choses. Partout des spectacles, des étals et la luxuriance de leurs provendes multicolores, partout la scansion syncopée des barres de néons, partout les Carnavals, leur amusants déhanchements, partout les Fêtes Foraines, leurs étincelantes Montagnes Russes, le flamboiement de leurs Scenic Raylways. Partout l’exhibition des visages exigés par les étonnants « selfies », partout l’ostention des vêtures à la mode, les tréteaux constamment dressés de la Commedia Dell’arte, partout les proscéniums où parade la « multiple splendeur » des Acteurs et Actrices grimés, ils disparaissent à même la lourde pellicule de leurs fards. Eh bien oui, notre contemporaine Société ne se donne qu’à l’aune d’une constante représentation comme si, faire phénomène à partir de son simple et modeste Soi, devenait imposture, trahison, exposition impudique d’une naturalité n’appelant que dissimulation, abri dans quelque grotte prise de nuit. Nul, aujourd’hui, dans ses échanges, n’appelle de sincérité, d’authenticité, bien plutôt un vague facsimilé de ce que serait sa propre Vérité, si, par extraordinaire, traversant le derme du réel, elle figurait telle une eau de source limpide, translucide, ne nécessitant nulle herméneutique avant même d’être déchiffrée. L’Artificiel en lieu et place du Naturel. Mais nous avons déjà trop dit sur l’irrationnel de ce surgissement, mieux vaut fouler un sol de plus exacte texture, un sol de glaise et de limon, un sol originaire, lequel ne se dérobera nullement à l’exigence de notre regard.
Ici, maintenant, nous voulons faire quelques remarques sur l’Art de Léa Ciari, dont chacun, chacune aura compris qu’il est l’exact inverse de ce qui a été évoqué plus haut. Une simple description phénoménologique de quelques unes de ses œuvres suffira à en établir la singularité en même temps que l’évident intérêt. Son travail multiforme nécessiterait de longs développements. Ici, il ne s’agira que d’une synthèse, d’une approche dans ses grandes lignes. Parfois, le traitement de l’image est si réduit à l’essentiel, qu’il en résulte une manière d’abstraction. Or, selon nous, l’Abstraction est l’Art porté à sa plus haute manifestation. Art de l’effleurement s’il en est, art de l’évocation, art du « peu et du rien », lequel se retourne en chiasme pour nous offrir la chair intime, vibrante, luxuriante de ce qui vient à nous sur le mode du retrait, qui n’est jamais que la trace d’une lumière ouvrante : celle de notre esprit au contact de la matière et, ici, nous en appellerons à l’excellente formule reverdienne « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité. » Cette expression tirée du « Gant de crin », prétend rendre compte des images poétiques, tels ces cristaux bourgeonnant au contact du réel. La formule n’est pas seulement belle, elle insiste élégamment sur ce point de rencontre invisible entre notre âme et la métaphore lorsque celle-ci, portée à sa plus haute incandescence, supprime l’intervalle entre le Sujet que nous sommes et l’Objet qui nous atteint en notre fond le plus réceptif. Il y a union, il y a fusion et c’est donc un geste de nature transcendante qui, nous arrachant à nous-mêmes, nous dépose là où le sens s’accomplit en son entièreté.
Ces gris, d’Ardoise soutenu, de Souris presque inapparent, de Bitume à la limite, ces teintes donc constituent le fond doucement armorié sur lequel « Silhouette » se donne telle qu’en elle-même, offrande aussitôt nous dessaisissant du don qu’elle paraît nous attribuer, venue et migration vers un en-deçà de qui elle est, comme si, existante, elle ne pouvait l’être, nullement dans la captation, mais dans une manière de refuge en Soi, lequel est sa marque, son indéfectible sceau. Cette donation/retrait est d’une extrême efficacité sémantique. Appel qui s’éteint aussitôt dans d’énigmatiques volutes de cendre, la voix est devenue mince filet d’eau absorbé par les lèvres jointives du Néant. Nous sommes tenus en un étrange suspens, ne rêvant que d’ôter les voiles qui dissimulent « Silhouette », tout en nous retenant de le faire, conscients que nous sommes que le charme, aussitôt, s’éclipserait, que la nudité-vérité n’a nul droit de sourdre de son essence pour se donner comme existence. Il est des « choses » que l’on ne peut approcher que nuitamment, sur la pointe des pieds, se retenant de respirer, de parler, car toute effusion de Soi nuirait à la guise sauvegardante de l’apparaître. La palette des tons, extrêmement retenue, un Blanc à peine plus haut que les Gris ; la grande économie de moyens, juste une forme demeurant dans l’ébauche, l’esquisse, tout ceci détermine un lexique formel si restreint que notre regard de Voyeurs s’enclot nécessairement dans ces limites et tend à y demeurer car rien n’y fait obstacle, nulle couleur ne se lève à l’horizon, nul cri ne provient du long repos de la toile.
Et ce « Jeu de piste » pictural trouve son naturel prolongement dans l’œuvre suivante où le propos demeure humble, pudique, réservé dans ces teintes sépia, teintes du souvenir, de la douce réminiscence s’il en est, colorations proustiennes, manière de Combray photographique où se dessinent les entrelacs de personnages flous, peut-être même un peu falots, mais cette inconsistance, cet à peine achèvement contribuent à leur attribuer une grâce infinie, celle que l’on destine, habituellement, aux êtres de passage, aux êtres des lisières, aux êtres des seuils et des zones interlopes. Curieux, tout de même, cet Autoportrait qui, plutôt que de dire son nom, se cloître dans le silence ! Curieux qu’un Personnage autre que celui de l’Artiste fasse phénomène dans le reflet du miroir, genre de piste brouillée, d’énigme satisfaite de son verbe équivoque, un balbutiement à l’orée de l’heure ! S’affirmer tout en se dissimulant, voici qui « donne à penser », peut-être à penser plus grandement qu’à être confronté immédiatement à l’ordre des évidences.
Et cette posture quasiment amniotique, cette façon de se ressourcer à sa native origine, n’est-elle le processus par lequel, notre âme convoquée au paraître, fait écho avec ce temps primitif, archaïque, certes hors de portée mais qui hante les coursives de notre foncière inquiétude ? Ici encore le chromatisme est mince, de feuille morte à peine nervurée par les morsures du temps, un genre de longue éternité si l’on veut. Cette image est empreinte de tant de quiétude qu’elle nous invite, nous-mêmes à cette halte en Soi, à cette ferveur muette, à cette considération bienveillante qui, plutôt que d’être lustration de l’ego narcissique est retour vers des terres fondatrices se dissolvant dans la trame complexe des jours. L’on comprendra aisément que cette physionomie plastique, loin d’être attaque à la pointe sèche, agression au burin, morsure à l’acide, est entièrement dédiée au motif de la taille douce, là où les choses, laissées en repos, dévoilent leur être avec une pure générosité, une exacte simplicité.
Et il nous faut en venir à cette merveilleuse image située à l’incipit de ces quelques mots. Cette chorégraphie saisie en plein vol, ce mouvement suspendu, ce flou subtil, ce geste équivoque qui disent une fois l’envol, une fois le repos, comment n’en pas sentir, à l’intérieur de Soi, la « lénifiante urgence ». Non, cet oxymore osé ne se donne nullement gratuitement, à la manière d’une représentation, d’une allégeance à quelque mode, il veut simplement exprimer, à l’aune de sa brusque césure, cette mi-distance qu’il installe en nous, du cri qui hurle à l’intérieur, du silence qui y fait suite. C’est toujours dans le suspens spatio-temporel que se donne, dans l’intervalle du Sujet à l’Objet, la dimension exacte du réel. En soi, le réel n’est ni généreux, ni privatif, ces prédicats, il ne les profère qu’à l’ombre portée de notre subjectivité qui colore les phénomènes selon l’obscurité ou la lumière, selon la grâce ou la défaveur, selon encore le beau ou le déplaisant. C’est peut-être dans la trêve, le répit, la pause, que notre esprit libre de soi se rapproche le plus de cette Vérité toujours en fuite dont on n’aperçoit guère, telle la queue de la comète, qu’un sillage se diluant dans la vastitude du ciel.
Figeant qui-elle-est dans cette résine intemporelle, l’Artiste nous invite à la recevoir telle qu’elle souhaite figurer, dans cette indécision, ce doute de Soi configurateurs du destin. L’ambiguïté, la nébulosité, le sibyllin dessinent toujours la ligne flexueuse, insaisissable, de l’aura humaine. Postulant ceci, le jeu, l’intervalle, l’abîme, elle nous requiert en tant que Voyeurs décidant de notre volonté oculaire et, partant, de notre choix éthique. C’est Nous et seulement Nous qui sommes conviés à faire de l’œuvre ce qu’elle est en son essence, à savoir l’ouverture d’un pouvoir qui ne peut être que le nôtre car c’est bien l’entièreté de notre être qui est mobilisée en regard de l’énonciation esthétique. L’œuvre Nous fait, en même temps que Nous la faisons. C’est cette coalescence des puissances existentielles qui est belle à penser, laquelle désopercule, pour Nous, le champ total des possibles. Nul ne pourrait le refermer qu’au risque de Se perdre, de perdre l’Art lui-même à sa dimension de déploiement du Sens.
Merci donc à Léa Ciari de tremper ainsi sa brosse dans cette profonde texture ontologique selon laquelle l’être n’apparaît jamais qu’à être provoqué, poussé dans ses derniers retranchements, occulté toujours, c’est bien là son aventure essentielle.