On est arrivé là où l’on devait s’atteindre, au lieu de la contemplation. Tout est si retiré dans l’obscur et le monde semble s’être évanoui dans quelque ornière, à l’abri des regards. Soir en majesté. Le crépuscule gagne son domaine, celui du doute et du sommeil précédant les songes, les longues flottaisons, les réminiscences, les espoirs, les projets insensés. Là, devant, Blanc-Nez est perdu dans son propre logis, paraissant même n’avoir plus de lieu où reposer. C’est une étrave à peine lisible, la proue d’un navire ensablé que des langues d’eau visitent depuis les rainures de sable. C’est presque irréel cette masse se distinguant à l’aune d’un murmure, de la mer, du nuage, du ciel qui pèse comme un couvercle de fonte. Tout mis au secret et les hommes dont nulle présence n’est visible. Ça bat longuement à l’intérieur de soi. Ça interroge. Ça lance ses gerbes d’étincelles. Dans le mystère même du promontoire que rien ne semble distraire de sa nature sourde, échouée en plein espace, c’est de sa propre énigme dont il est question. Avancée de rocher jouant en écho avec l’avancée de chair. Deux continents invisibles qui s’affrontent, se dissimulant à la vue de l’autre. Qu’a donc à cacher la falaise que l’homme ne pourrait connaître ? Qu’aurait donc à dissimuler l’Existant que le Cap ne pourrait saisir ? Nous participons de la même aventure : faire phénomène en un temps, un lieu déterminés, même si les mesures de l’homme, du rocher ne jouent pas sur le même registre. En vérité, présence face à une autre présence. Parole scellée du Vivant, parole mutique de la Pierre. Mais signes identiques. Qui disent la nécessité de paraître et d’échanger des messages. Minces sémaphores dans la nuit du monde. Blanc-Nez ne reposerait-il pas sur les fondements d’une possible connaissance ? A commencer par la sienne propre ?
La très belle image d’André Maynet met en scène une posture identique à celle du sfumato, elle est un sfumato, mais aussi un vibrato, une « écriture de la lumière » qui s’affirme en se retirant, une illusion, une « phantasia » qui ouvre notre imaginaire et le laisse en suspens. Ainsi sont les œuvres lorsqu’elles nous installent hors de nous, dans une énigme qui nous tient en émoi. C’est une vapeur qui monte de la Muse, une dentelle de clarté, un rayonnement si proche d’une pierre d’albâtre qui serait illuminée de l’intérieur, un gonflement de phosphènes, une parole venue du plus loin du temps qui échouerait au rivage de l’être, une douce feuillaison des choses en leur immobile et silencieuse supplique, l’apparition d’une Lune gibbeuse au-dessus de l’inquiétude des hommes, l’émergence d’un corps antique dans le luxe d’un marbre, l’à-peine persistance d’un Pierrot dans son habit de rêve, le poudroiement d’un talc dans la levée de l’heure, la chute souple d’une cascade dans un inaccessible lieu, l’onde se réverbérant sur la hanche d’une amphore, la pliure du vent océanique dans le brouillard d’une dune, la vibration claire d’un colibri à contre-jour du ciel, l’eau phosphoreuse de la lagune pareille à un étain, le glissement d’un feu assourdi sur la gemme de jade, la caresse du jour sur la pierre d’un sanctuaire, le tournoiement éternel de la corolle du derviche, l’empreinte originelle posée sur une toile d’un Puvis de Chavannes, un séraphin en pleurs dans le doute mallarméen, l’arrondi crépusculaire d’un galet, le pli de la couleur dans la coulure de lave, la nuée de cendre qu’un ciel efface, la gorge d’ardoise d’un pigeon ramier, les toits de Paris sous une cimaise de plomb, les lignes grises des cairns couchés sous le vent d’Irlande, l’ovale d’un lac sur un plateau d’Ecosse.
Être consigné à son abri comme la diatomée est circonscrite à son protoplasme en forme d’illusoire transparence. C’est de ceci dont on était saisi et l’étonnement se dissimulait encore à notre entour avec des discrétions d’ellipse. Pour la grande aventure anthropologique, tout restait encore à voir, à comprendre, à tester du bout des lèvres. Il y avait comme une immense aporie constitutive des choses et tout se dissimulait dans le tout, sans fin ni commencement, comme une plainte, un sanglot qui aurait parcouru l’univers à la manière des cheveux des comètes, ne prenant jamais acte de la traînée d’écume dont, en grande partie et d’une façon essentielle, elles étaient constituées. Une conscience d’avant la conscience, tricotant une maille à l’endroit, une maille à l’envers, genre de Pénélope défaisant chaque jour le métier de la veille. Dans la trame du tissage, parmi les allers-retours de la navette prosaïque, il fallait introduire la césure, il fallait déchirer le voile du réel, non pour lui faire rendre raison, le monde n’est jamais cela, mais pour l’amener à paraître dans la forme d’une énigme au moins partiellement lisible.
Puis, on ne sait pas très bien comment, cela est venu ce dépliement de corolle, cette efflorescence qui n’en finissait pas de faire ses chatoiements, ses dialogues de comptine. C’était comme un chant qui serait venu du Ciel avec des écumes blanches d’oiseaux et des ailes de nuages, des glissements d’air et des perles de pluie. Cela entrait dans le golfe des oreilles avec des flux si doux, cela s’installait dans l’aire souple de la bouche, cela lustrait la peau avec la délicatesse de la lagune à frôler l’anse des rives. Cela faisait naître. Cela dépliait les rémiges de la conscience. Cela s’étoilait jusqu’aux confins de l’ombilic. Les mains étaient prises du vert amande des feuillages, les pieds comptaient leurs doigts sur les bouliers multicolores des enfants. Alors, de là où l’on était, le cristallin s’ouvrant à la lumière, la pupille forait son puits d’obsidienne, on pouvait REGARDER, - ce prodige -, on pouvait se saisir des choses et les déposer sur la pointe extrême de son envie de connaître. Car, ici, depuis l’Hélice Grise, tout prenait sens avec l’amplitude d’un cosmos. Tout apparaissait en fragments polychromes dans les fines ciselures des kaléidoscopes.
Tout parlait le langage de la beauté. En bas, tout en bas, la mangrove était loin qui faisait ses écluses d’eau saumâtre et ses glissements d’anaconda. Tout demeurait dans l’indistinction, l’inachèvement, comme si la vie sur Terre n’était que végétative, repliée en boule terminale de fougère. En attente d’une fécondation. Mais c’était bien le regard dont on avait reçu le don qui illuminait le tout du Monde. C’était la lame du phare faisant son infinie rotation qui sortait les choses de leur densité primaire. On regardait la libellule de cristal et d’émeraude et celle-ci prenait son envol pour nous dire la merveille d’exister. On regardait le luxe polychrome du caméléon et il déroulait sa langue de gemme pour se saisir de ce qui passait à sa portée : des grains de lumière, des perles de rosée, des feuillaisons de poèmes. On regardait la crête de la montagne et elle s’ouvrait pour nous dévoiler les cristaux qui éclairaient ses flancs tachés de nuit. C’était une ivresse que de se laisser emporter par cette Hélice Grise qui nous possédait de l’intérieur, grande vague déferlant tout contre les voilures de l’esprit. Un immédiat gonflement du sens courant jusqu’à la courbe dernière d’une nuit toujours disponible, toujours fécondante. Car il n’y avait pas de barrière pour délimiter les vastes territoires de la pensée, car il n’y avait pas d’obstacle élevant sa herse devant les élans de l’intellection. Tout était là dans l’évidence et l’on flottait dans cet espace qui, tout à la fois, était un non-lieu et la totalité des lieux, un non-temps et la totalité des instants portés à l’incandescence.