Esquisse : Barbara Kroll
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[Quelques indications sur ce Poème Abstrait
Il est de notoriété publique, il est de l’ordre du sens commun de croire que nous ne pouvons saisir le contenu d’une écriture que de manière exotérique, c’est-à-dire en nous focalisant sur les évidences sémantiques qu’elle offre à notre vue : un paysage, une habile métaphore et jusqu’au sentiment porté à son rougeoiement. Soit le rayon d’une vue extérieure s’appliquant à de simples phénomènes eux aussi extérieurs. Mais ceci ne va nullement de soi. Å l’exotérique, définitivement, il faut choisir l’ésotérique, « la chair du milieu » qui ne révèle jamais son sens
que de l’intérieur du Poème, c’est-à-dire de l’intérieur du Langage. Il faut donc s’inscrire parmi le Peuple des Mots, sa belle et généreuse densité, bien plus qu’écouter son propre lexique, lequel n’est que manœuvre de diversion. La totalité du sens est tissée de la pulpe des mots, éclairée de leur radiance, dilatée de leur essence plénière. Se chercher dans le Langage, c’est déjà faire fausse route, c’est déjà donner son âme au Diable.
Un seul mot, « Ligne » par exemple, est gros de significations le plus souvent inaperçues : ligne de partage entre deux Êtres, Celui-que-je-suis et Celui-que-je-ne-suis pas, ligne de l’horizon qui est ligne du destin, lignes de la main qui sont les marques les plus apparentes de notre façon de nous emparer des choses, de les éprouver, tantôt rugueuses, tantôt lisses et onctueuses. Un art du toucher qui est aussi art de l’approche et de la compréhension. Tout le texte ci-après est fondé, essentiellement, sur cette Ligne-Frontière, sur cette invisible trace qui pose d’un côté notre Conscience et l’accès direct à la réalité immédiate qui lui est coalescent et, d’un autre côté, notre Inconscience, ce à quoi nous n’avons qu’un accès indirect (l’Autre, les Choses, le Monde, tout ce qui, par définition, s’éloigne de nous).
Et que dire de « Trait », sinon ce trait-d’union qui nous assemble autour d’un centre, mais aussi ce trait-de-désunion qui nous fragmente jusqu’à l’Absurde dès que la sémantique mondaine nous échappe, qu’elle fait de nous un simple Égaré parmi la confusion, la complexité, la pullulation de ce qui vient à nous dans l’ordre du Chaos.
« Lignes », « Traits », « Taches », sont les seuls orients, certes symbolisés, certes repérables si l’on prend soin de les relier au réel qui nous entoure, mais d’abord, au premier degré, sont de simples mots, abeilles qui sèment leur pollen à tous les vents : de la compréhension, de l’incompréhension, de l’aventure humaine, de sa gloire, de sa défaite, de son erratique parcours. L’on n’entrera jamais mieux dans ce Poème qu’à être ce mot « Personne » (pensons à la ruse d’Ulysse pour échapper à la vindicte du Cyclope), ce mot qui peut prendre mille valeurs : celle de la ruse, de la fuite, du retour vers soi, du vide constitutif de l’Humaine Condition. Oui, vaste est le lexique, tel l’Océan porteur de belles vagues, cachant en ses profondeurs de cruels abysses. Nous sommes « Personne », Êtres du suspens qui voguons de Charybde en Scylla au risque de nous-mêmes. Mais qui parmi nous aurait donc l’audace d’expliquer un Poème à commencer pas celui qui l’a amené à l’invisible visibilité ?]
***
La Ligne, le Trait,
où passent-ils que,
jamais, nous ne voyons ?
Nos yeux s’ouvrent
sur le vide et fouillent l’espace,
identiques à des mains
tendues urgemment
en direction de leurs prises.
Mains cotonneuses.
Mains fibreuses.
Qui se referment sur leur être,
incapables d’en jamais sortir.
Mains dimensionnelles des mains.
Mais les yeux ? Ces boules
de porcelaine avec leur
bille de jais au milieu.
Que forent-elles sinon leur
invisible sclérotique
blanche ?
Infiniment blanche,
les signes s’y fondent
telle la rumeur dans
la parole multiple.
Les yeux veulent voir.
Les mains veulent palper.
Mais les yeux sont
cerclés d’ombres noires.
Mais les mains sont gourdes.
Et la Solitude siffle comme
un nœud de vipères.
Et le Soi, le Soi lumineux,
le Soi prodigieux, où est-il
qui se fond dans
la nasse du Tout,
se donne comme
l’invisibilité absolue ?
Qui donc a capturé un Soi ?
Qui donc l’a enfermé derrière
les barreaux d’une cage ?
Qui donc l’a examiné
à la loupe afin d’en
décrire le microcosme ?
Les traits sont confus.
De simples gris
de Payne, gris Ardoise
s’emmêlant les uns aux autres.
Dans le genre d’une broussaille,
dans le genre des boules de varechs
poudrées de sable que le vent
pousse devant lui.
Ces griffures noires,
ces signes confusionnels,
s’agit-il d’une chevelure
en désordre,
en voie de devenir,
contrariée
par quelque sombre
dessein du fatum ?
Le Soi-qui-regarde l’Esquisse,
le Soi qui essaie de percevoir
dans la brume la faible agitation
des tiges du sémaphore,
le Soi-conscient est décontenancé,
cloué à sa propre déshérence.
Partout la lumière est grise.
Gris s’appartenant ?
Gris émanant de ces
formes fuyantes ?
Gris comme
essence du doute ?
Gris comme
substance
de la déliaison ?
Le Soi-qui-écrit est mis en demeure
de dire la vérité de ce qu’il rencontre.
Le Soi-qui-est-vu est
sommé de rendre des comptes.
Des comptes de son Soi à
l’exclusion de toute autre chose.
Destinalement,
la rencontre des deux Soi,
l’Écrivant, le Décrit,
ceci veut dire l’existence d’un toucher,
l’émergence d’un point de fusion.
Un peu comme la braise et la cendre,
l’une naissant de l’autre.
Mais le grisé est partout
qui dissout
ceci même qu’il essaie
de porter à la signification.
Épiphanie du visage ?
Å peine une touche,
un début de regard,
l’essor d’une faible entente.
Entente au sens
D’une audition
de l’Autre.
D’une écoute.
D’une attention.
Attention de l’Autre qui peut
témoigner en retour.
Le Soi-qui-interroge
est décontenancé,
à l’extrême limite
de qui-il-est,
il pourrait se perdre,
hors-de-Soi
en cet Autre qui,
n’étant Autre
que par défaut,
pourrait bien se
donner à la manière
d’un miroir elliptique
où le Soi,
privé de centre et
de périphérie,
disparaîtrait à même
sa propre vision.
Soi n’existant
qu’à être biffé,
qu’à être caviardé,
plus aucune graphie
ne serait visible
que la confusionnelle,
celle qui terrasse,
celle qui ne trace plus
aucun avenir,
le manuscrit raturé à l’aune
de ses propres lettres.
Partout des taches,
des maculations,
des variations de Blanc,
d’Albâtre, d’Espagne,
de Lait, de Lin,
Lunaire, de Saturne,
partout des indices
d’égarement,
des symptômes
d’illusions,
des manifestations
de désorientations.
Les Lignes, les Traits
faseyent,
ne trouvent nullement
leur assiette,
naissent et meurent
en un seul
et même mouvement.
Si l’image dit peu du Soi-décrit,
cependant elle ne dit
rien de Celui-qui-décrit,
sauf au titre d’un écho,
d’une réverbération,
d’une invisible opération alchimique.
Des matières se rencontrent,
échangent leurs déterminations,
font commerce de leurs différences.
Mais ceci n’est que théorique,
simple projection de
Celui-qui-témoigne.
Et de quoi témoigne-t-il sinon
du Rien qui creuse son fossé,
ouvre son Abîme entre
Celle-qui-est-devinée et
Celui-qui-cherche à en
décrypter l’Énigme ?
Lignes, Traits, Taches,
vocabulaire
de l’inapparence,
de la transparence,
de la fragilité de ce
qui-se-donne-à-voir,
de ce qui, de l’aperçu,
tâche de tirer un possible profil,
de dresser un horizon
qui se dévoile,
de combler la distance
du Voyant et du Vu,
cette zone interlope,
ce territoire flou à la Turner
où rien encore ne s’actualise
que de pures et parfois
creuses virtualités.
Où passe la Ligne entre
ce qui-est-moi,
ce-qui-ne l’est-nullement ?
Est-ce ma Ligne,
la conscience que j’en ai
qui détermine la Ligne contiguë,
lui donne forme
et orientation ?
Ces Lignes, au reste,
ne sont-elles seulement supposées,
vagues hypothèses que poserait
une Surréalité à laquelle nous
n’aurions nullement accès ?
Sommes-nous le Jeu,
une manière
d’immense Jeu de l’Oie
avec sa case Prison,
sa case Puits,
sa case Terminale en
forme de nul retour ?
Sommes-nous
les simples pages
d’une éphéméride dont,
chaque jour qui passe,
une Puissance
tournerait les pages,
mêlant ironiquement
les Lignes et les Traits,
les Taches et les Maculations,
les Pointillés et les
Points de Suspension ?
Et la simple question
« Sommes-nous ? »
est ce bien nous
qui la posons
ou bien une Altérité
à égalité de droits,
ou bien une étrange
Hors-Présence
dont nous ne serions,
simples marionnettes à fil,
que les pitoyables et
indigentes Figures ?
Même pas Majuscules,
minuscules au titre
de notre désolation,
de notre consternante perdition ?
Sommes-nous dans le Retrait
qui nous fait nous absenter
de ceci même que l’on prend
pour la communauté des Hommes,
laquelle en réalité, n’est que
ridicule sautillement sur place ?
Ou bien sommes-nous
des Individus Hors-Retrait
sortis de la Léthé qui nous
maintenait prisonniers dans
le sombre cachot du Néant,
nous exposant maintenant
à l’ouverture de l’Être
qui n’est jamais
qu’ouverture au Néant,
vague éclaircie
« sous les orages de Dieu »,
ne sommes-nous,
en toute analyse, que
genres de Titans
aux pieds d’argile ?
Mais qui donc, parmi
le Peuple des Invisibles,
Vous, moi, Tous tant
que nous sommes,
prononcera la
parole prophétique
qui tracera la voie
lumineuse de notre Destin ?
Est-il au moins né celui
dont la Parole résonnera d’un
bout à l’autre de l’Univers,
afin que fécondés par ce
Verbe essentiel
nous puissions enfin
devenir des Hommes Debout,
des Hommes libres d’eux-mêmes,
des Autres et des Choses ?
Où est-il ? Que Celui, Celle qui
connaissent la réponse
à cette question demeurent cois.
Le Silence est notre seul recours
contre l’Ennui et la Dévastation !
Espérer est déjà exister par procuration.
Soyons les Procureurs de notre Vie.
Elle n’attend que d’être jugée
et promulguée à sa juste valeur.
Lignes, Traits, Taches,
les seuls amers qui balisent
notre parcours.
Oui, les Seuls !