Overblog Tous les blogs Top blogs Littérature, BD & Poésie
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
MENU
22 octobre 2025 3 22 /10 /octobre /2025 08:12
De l’Art immédiat du Simple

Portugal 2011

tirage argentique - virage sépia

 

Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

   Quiconque viserait cette image dans la distraction serait immédiatement pris d’un doute à double racine : s’agit-il là, d’une œuvre d’art et, s’il en est bien ainsi, comment ce motif aussi simple peut-il en constituer le fondement ? Disserter à propos de l’Art est toujours chose difficile pour la simple raison que la détermination de son domaine, à savoir là où il commence, où il finit, constitue la ressource la plus subjective qui se puisse concevoir. Et, en l’Art, affirmer ceci comme étant beau, relève de la gageure, tant le Beau est variable selon les climatiques où il s’illustre, selon les états d’âme et les goûts de Ceux, de Celles qui essaient d’en prononcer l’essence. L’on voit bien, d’emblée, qu’à défaut d’être un jeu gratuit, toute assertion vis-à-vis de l’art présente le risque, pour Celui qui l’émet, de procéder à quelque dogme assorti d’une évidente mauvaise foi. Le problème paraît donc insoluble, du moins pris sous ce point de vue partiel, sinon partial. Ce qu’il faut faire, afin de sortir de cette nasse conceptuelle, à notre avis, créer deux parenthèses en lesquelles

 

placer l’œuvre, d’une part,

et, d’autre part, le Voyeur de l’œuvre.

 

   En quelque sorte deux autonomies se faisant face car, ni l’œuvre, ni le Soi ne peuvent être envisagés à l’aune d’une hétéronomie.

 

L’œuvre en soi en tant que telle.

Le Soi en tant que tel,

 

soit la confrontation de deux Essences

dont chacune ne peut qu’être souveraine.

  

    C’est au gré de cette seule autonomie que le décret de l’œuvre d’Art pourra être énoncé. Une manière d’attitude performative du Regardeur qui pose en acte, cette puissance, cette virtualité qui sommeillaient au sein même du futur devenir des œuvres.

 

Je dis que cette Œuvre est de l’art

et mon acte de nomination suffit

à son effectuation en tant que telle.

 

   C’est ce qu’a accompli Marcel Duchamp énonçant « L’urinoir » en « Fontaine », « La Roue de bicyclette » en archétype du geste qui sculpte, « Le Porte-bouteilles » en la Forme polysémique dont tout art abouti est capable selon sa nature :

 

métamorphoser un objet immanent

en objet transcendant.

 

   De plus, notre geste autonome de Liseur de l’Art présente l’immense avantage de supprimer les clivages entre les oeuvres, d’abolir, entre elles, toute idée de hiérarchie. Il y aurait une grande naïveté à poser la question de savoir, de la « Montagne Sainte Victoire », d’un glacis de Rothko, d’un « Outrenoir » de Soulages, laquelle de ces propositions picturales se donne, en premier, en second, et ainsi de suite, façon radicale de se voir attribuer un mérite dont tout geste adverse ne serait qu’une euphémisation, un genre de métonymie. Sortir de toutes ces apories reviendra à poser les équivalences suivantes :

  

L’œuvre est en voie d’elle-même et

de nulle autre qui lui serait extérieure.

L’Oeuvre est capable d’elle-même

sans que quelque vérité externe

n’en vienne confirmer la réalité.

L’Œuvre est œuvre parce qu’elle est Œuvre

ou l’entière, insécable tautologie à l’œuvre.

 

   Certes, plus d’un Sceptique pensera que de telles affirmations ne reposent que sur une sorte d’autocomplaisance, que cette manière de raisonner appliquée à l’ensemble du réel n’est rien moins qu’une Pétition de Principe, une façon somme toute commode de se rendre « Maître et Possesseur » de ce qui vient à l’encontre, la liberté de l’Émetteur conditionnant l’aliénation de ceci à qui cette assertion s’applique. Libre à eux, libre à nous de poser aussi bien l’Art que l’œuvre selon nos propres déterminations au prétexte que ce qui, en ma conscience, s’inscrit en tant qu’Art, tel Autre n’en recevra nulle confirmation, au point même d’affirmer une position en totale opposition avec la nôtre. Mais nous n’argumenterons plus avant sur l’insoluble problème de la Vérité dont l’avisé Pascal énonçait cette indépassable sagesse :

 

« Plaisante justice qu'une rivière borne !

Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà. »

   

   Ici, reprenant l’énoncé à mon compte, je dis cette œuvre de Thierry Cardon en tant qu’œuvre d’art et mon mérite sera modeste quant à la confirmation de ce qui vient d’être annoncé. Sans doute le prétexte est-il mince, de modeste dimension. Que voit-on sur la plaine du subjectile ?          

   D’abord les ascétiques silhouettes de quelques graminées dont on se demande quel peut-être leur étrange destin. Que voit-on ensuite ? Une surface de Blanc d’Ivoire parcourue de quelques déchirures et boursouflures.   Alors que dire de cette étrange relation ? Que dire du mot végétal s’enlevant sur le fond abstrait de ce qui pourrait ressembler à une croûte terrestre sillonnée de crevasses ? Ce dénuement, cette radicale économie, il nous faut leur attribuer une vêture à leur dimension, de manière à ne les laisser dans une manière de mutité qui ne ferait que nous égarer. Nous nous appliquerons donc à faire émerger une thèse herméneutique

 

posant les Graminées en tant que

symbole Humain-plus-qu’Humain,

faisant face à une Terre virginale, originaire,

argile de teinte et de constitution aurorale

ouvrant la possibilité même de l’existence des choses.

 

Des choses premières, s’entend,

des choses sortant tout juste

de leur mystérieuse essence.

   

   Donc les Graminées, Humaines-plus-qu’Humaines au seul prix de leur constitutif désarroi. Donc la Terre, à la seule valeur de sa mesure donatrice de vie, à la guise de son fondement matriciel. Ce que nous sommes en train d’énoncer : que cette œuvre, selon nous, doit se lire à la façon d’une allégorie mettant en confrontation dramatique

 

Destin Humain

et Néant de sa provenance initiale,

 

    ce Néant, ce Rien symbolisés par la césure, la fente, la faille lézardant le sol nourricier. Il nous faut d’abord parler du risque humain plus haut évoqué. Toute marche vers l’avant d’un Sujet anthropologique peut se comparer au cheminement hésitant d’un Passant sur une ligne de crête,

 

entre l’adret d’un bonheur,

l’ubac d’un sombre désespoir.

 

   Et la chute n’est nullement rare qui précipite le Marcheur en direction de l’ombre, de Charybde en Scylla d’où, peut-être, jamais il ne remontera.

  

   Sombres et illisibles desseins de la destinée Humaine. Donc les déchirures qui, dans un tel contexte, ne pourront que figurer le vertige abyssal en lequel tout parcours Humain peut s’abîmer lors du moindre de ses faux pas. L’étendue matricielle configuratrice de vie, la Terre en sa donation initiale, reprend en elle le motif qu’elle avait amené au plein du jour, sous la pluie bienfaisante des hautes lumières. On a ici tous les ingrédients de la tragédie classique :

 

un Destin de Héros croît et embellit

parmi les plurielles images du Monde,

mais suite à quelque erreur de jugement,

à un défaut de lucidité,

les Moires tisseuses de liberté,

mais aussi d’aliénation,

le condamnent à errer,

cet Œdipe aveugle,

au sein d’une Colone dévastée,

mourant sous les traits

des infernales Érynies.

  

   Certes le trait est noirci, certes l’interprétation est verticale, laquelle semble drosser un infranchissable mur face au peuple des Humains. Oui, mais à l’évidence, notre propre Finitude clôt notre destin à la manière d’un brusque scalpel déchirant, à notre corps défendant, cette chair existentielle qui est le seul bien dont nous disposions sur Terre. Et nous irons même plus loin dans notre lecture ténébreuse de cette œuvre. Nous la penserions silencieuse pour la simple raison d’une double mutité :

 

celle des Graminées,

celle de la Terre.

 

   Mais il faut persévérer dans notre quête de sens, inciser la peau de l’œuvre, nous immiscer, nous-mêmes, en tant que Graminées, poussées germinatives qu’un décret extérieur condamne à trépas, nous précipiter donc dans cette fascinante mais définitive échancrure, devenir, nous-mêmes fêlure au gré de laquelle biffer définitivement

 

l’être-que-nous-avons-été,

l’espace d’un instant,

pour devenir ce-que-nous-ne-serons-plus,

ayant rejoint la fente originaire

qui nous avait mis au Monde.

  

   Or, ici, parmi la dalle silencieuse du Temps, se laisse percevoir un Cri tout pareil à celui poussé par la peinture violentée d’Edvard Munch, Cri face à la Mort qui équivaut au Cri du Nouveau-né surgissant sur la margelle de l’exister.

 

D’un Cri l’autre :

l’écriture tragique du Destin.

 

    Destin écrit à l’encre sympathique, toute visibilité ôtée au sens de l’écriture : témoigner de l’Homme. Ce parchemin lacéré que l’Artiste place devant nous à la façon d’une troublante énigme, n’est-il, au moins symboliquement, cet antique palimpseste où les signes superposés du Temps Humain s’effacent à même leur confusion ?

 

Immense et déroutante fragilité Humaine

dont ces Graminées témoignent à l’envi,

 

   comme si leur modestie, leur faible empreinte, leur naturelle discrétion voulaient nous ménager, nous faire croire en ce possible dont toute croissance est comme l’emblème, l’assurance d’une progression vers demain qui ne soit en pure perte.

  

 

   Et c’est bien au motif d’une esthétique à « fleurets mouchetés » que cette œuvre nous pénètre jusqu’en notre tréfonds le plus mystérieux. Beau et efficace geste esthétique tout tressé des lianes presque inapparentes d’une plastique ascétique. Parfois dire peu, sur la lisière d’une retenue, c’est énoncer grandement ce qui, du reste, ne peut qu’être chuchoté : le tarissement de la source qu’un jour nous ne serons plus qu’à titre de réminiscence, nullement la nôtre, bien évidemment, celle d’autres consciences dont nous aurons croisé le chemin, alors que ce croisement n’aura plus de motifs d’actualisation. Cette légèreté aérienne, n’est pas sans nous faire penser aux paroles de Nietzsche dans « Le gai savoir » :

  

“Ce sont les paroles les moins tapageuses

qui suscitent la tempête et les pensées

qui mènent le monde viennent

sur des pattes de colombe.”

   

      Il nous paraît opportun de citer, en épilogue de ce texte, cette remarque au sujet du « Gai savoir » tirée d’un article de Wikipédia :

  

   « Il relève ainsi l'ambivalence même de sa conception de l'existence, saisie entre la recherche de la vérité intrinsèquement mortelle, et l'illusion intrinsèquement vitale. »

  

   Å sa manière bien à lui, Thierry Cardon, jouant de ces manières de discrets clairs-obscurs, ne fait peut-être que faire dialoguer, dans une poésie légère « vérité mortelle » et « illusion vitale ». Le véritable métier d’un Artiste est celui même de la jonglerie entre des tendances contradictoires, vives dialectiques qui sont le tissu de l’exister, en réalité œuvre de Magicien qui, sous la face riante des choses, dévoile prudemment, quelque vérité qui pourrait bien nous atteindre, si, d’aventure, nous prenions le temps de soulever ce voile de la māyā que plusieurs philosophies orientales veulent percer de manière à porter à la clarté cette vérité transcendante se dissimulant sous la chape de plomb de la réalité matérielle.

   Mais disant ceci, nous ne faisons que mettre en exergue le vif intérêt que porte l’Artiste à la belle Civilisation Indienne, terre de magie et de spiritualité s’il en est. Ce fin et passionné Observateur des « lignes flexueuses » de la Loire, photographiant ici

 

le Blanc de Seiche d’une souche séculaire,

là le réseau serré des herbes sauvages sur fond d’eau,

là encore un semis de graviers noirs

d’où émerge la sculpture noueuse d’une racine,

 

ce Passionné infatigable trace,

pour nous Observateurs,

pour lui Acteur,

le praticable de cette vaste scène mondaine

sur laquelle nous figurons à titre

d’Énigmatiques Sujets.

 

L' Énigme est notre demeure !

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
13 juillet 2025 7 13 /07 /juillet /2025 07:24
Air, respiration du Monde

Contis-Plage

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

     Å l’initiale de cet article, nous donnons cet extrait tiré de : « Les aspects de la relation homme animal », d’André Stanguennec dans le beau livre « Arts et science du romantisme allemand » :

 

   « Schubert affirme que la tension bipolaire s’exprime comme un rapport entre la tendance à l’élévation vers le ciel astral et la tendance opposée, gravitationnelle, vers le centre de gravité terrestre, en d’autres termes entre la lumière et la pesanteur. Hegel usera lui-même de cette métaphore pour distinguer la liberté qui s’élève de tout centre pesant et la pesanteur de la matière terrestre tendant vers le point central inférieur : ‘’de même que la substance de la matière est la pesanteur, nous devons dire que la substance, l’essence de l’esprit, est la liberté…La matière est pesante en tant qu’elle se dirige vers un centre […] L’esprit au contraire a justement en lui-même son centre’’, ‘’et même l’homme ; qui est esprit – ce qui est absolument léger – est encore pesant’’.

 

   Le thème du texte ci-après joue sur les substances alternées des éléments Terre/Eau/Air, afin que de ces différences, de ces présences respectives, puissent être tirées, symboliquement, quelques conditions de l’apparition de l’Être. Ce dernier, inaccessible, tout comme l’Esprit invisible, se laisse simplement deviner au gré d’une réalité élémentale qui postule la possibilité de l’Être au prix d’une singulière allégie. Ce qui veut dire que l’Être consentirait à sa dévoiler davantage à mesure qu’on laisse la pesanteur relative de la Terre et de l’Eau, pour aboutir au principe éthéré, subtil de l’Air avec lequel il pourrait bien se confondre si, d’aventure, son destin était de se rendre visible/préhensible. Il en va du Destin de l’Être comme il en va du destin de l’Esprit dont les essentiels prédicats ne peuvent jamais se décliner qu’à la mesure d’une Lumière, d’une Légèreté, d’un Principe Subtil, d’une Liberté. Proférer au-delà serait pure affabulation, projection fantasmatique puisque, aussi bien, la Rose en sa substance peut s’épanouir et se laisser percevoir, nullement l’essence voilée de son dépliement. Dans le domaine incertain et volatil de l’évocation de l’Être, peut-être ne peut-on guère aller plus loin, sur le plan rhétorique-conceptuel, que ce qui s’énonce, d’une façon assez floue pour être satisfaisante, dans cette énigmatique formule :

 

‘’essence voilée du dépliement’’.

 

   Ici, c’est l’Air qui est en question, l’Air qui nous interroge, l’Air en nous hors de nous, l’Air si l’on veut, en tant que prima materia, elle qui préside au Grand Œuvre alchimique dont le destin est d’accomplir la métamorphose de la matière en un principe subtil dont la Pierre Philosophale est la finalité, le dernier terme. Cette Pierre, bien davantage espace spirituel, cosmos imaginaire, plutôt que substance clairement délimitée. Posons comme fondement à notre recherche que, Tous, Toutes, sommes en quête de cette « Pierre d’Éther » (ici il nous faut faire usage d’un néologisme), que nous pourrions nommer « Ponce », au motif de sa porosité, de sa structure aérienne, elle qui a le curieux pouvoir de flotter sur l’eau. Elle constitue un étrange intermédiaire entre des éléments que tout semble opposer. De la roche réelle elle a l’aspect, on la croirait dense, invulnérable en quelque sorte, elle a l’apparente compacité alors qu’en vérité,

 

A la Terre elle emprunte sa belle robe d’argile

au Feu son pouvoir de trouer,

à l’Eau le principe de son flottement,

à l’Air la mesure presque impalpable de son allégie.

 

   En quelque manière elle est une synthèse des quatre éléments, elle en conserve la longue mémoire, elle en fête les attributs opposés, elle joue sur le paradoxe, elle est, à la fois, qui elle était, qui elle est devenue, qui elle pourrait figurer dans la tête d’un Poète livré à l’écume de ses rêves. Tel le papillon, elle figure le cycle des transformations, depuis l’éclosion de l’œuf jusqu’à la mue imaginale en passant par le stade de la chenille et de la chrysalide. Å elle seule elle contient l’ensemble des significations de la genèse du Monde. Elle est une image condensée de l’histoire de la Terre, de son immémorial et étrange voyage aux confins de l’Univers.

Air, respiration du Monde

Mais si c’est bien son caractère de Totalité qui retient notre attention, il semble entièrement tributaire de ces vides, de ces cavités, de ces alvéoles, de ces minuscules cryptes qui forent la matière et lui octroient le statut irremplaçable de son Essence. Or cette tension immergée dans le résistant, le compact, le dense, c’est bien l’Air en son invisible présence qui en est l’opérateur principal, genre d’intervalles entre les mots qui signifient pour cette raison même, genre de blancs dispersés au hasard de la toile peinte, comme dans la « Montagne Sainte-Victoire » qui ne gagne son Être authentique qu’à être ainsi traversée de ces rapides illuminations, de ces éclats soudains. La force invincible de l’Air se déduit presque entièrement de cette invisibilité qui tisse son Être de bien étonnante manière. Plus il devient ineffable, plus sa puissance croît. Comme le ciel des Idées d’où l’Intelligible rayonne sur le sensible, le féconde, imprime en lui les valeurs qui le situent, ici et maintenant, dans cette forme qui est sienne mais, reliée, infiniment reliée à une Source qui l’excède et le rend manifeste.  

   Volontiers l’on glose sur la nature de l’Être, cet indéfinissable par principe dont on s’accommode au gré de l’usage de métaphores censées en tracer le fuyant portrait. Si, effectivement, l’on ne peut rien dire de l’Être, force est de penser que, d’une façon intuitivement orientée, nous attribuerions aisément ce prédicat d’Être, plus aisément à l’Air, qu’au Feu, qu’à l’Eau, à la Terre, pour la simple raison que son faible coefficient d’attribution ontologique le prédestine, cet Être, à ne pouvoir être évoqué qu’à la mesure de quelque chose qui se dérobe, qui se voile, en tout cas de la nature d’une légèreté native, d’une consistance de duvet. Bien entendu cette façon de l’envisager peut paraître totalement paradoxale puisque, si l’on parle de l’Être-de-la-pierre ou de l’Être-de-la-Montagne, la première pensée qui s’impose à nous est celle de la pesanteur. Certes, sauf que nommant l’Être, nous sommes séparés de la Montagne par l’abîme de la « différence ontologique » et, qu’en voie de conséquence nous savons bien ce qu’est l’adret et l’ubac, ce qu’est un éboulis, un cône de déjection, un mur de moraines mais sommes dans l’incapacité de désigner leur Essence autrement qu’à porter notre index sur ce réel concret, stable, effectif, qui nous rassure en nous plaçant au milieu des choses d’une façon indubitable.

   Donc, si notre approche est juste, dans un souci de rendre réel cet aspect fuyant de l’Essence, nous cheminerons en compagnie de trois photographies d’Hervé Baïs, depuis la Pierre de l’Abbaye de Caunes-Minervois, jusqu’à la touffe végétale d’oyats de Contis-Plage, en passant par l’étendue liquide du  Grau de Mateille, traçant ainsi la voie, du moins le suppute-t-on, d’une réalité manifeste à une autre en laquelle, comme au travers d’une trame, du filigrane d’un billet, se laissera deviner l’ombre heureuse de

 

la « Dissimulation »,

de « l’Esquive »,

du « Voilement »,

autres noms pour l’Être

 

   car, en la matière, nous ne pouvons vivre que d’analogies, de métaphores, de substituts.  Une découverte « par défaut » si l’on peut dire.

   Cependant, il est une manière, sinon de saisir l’Être, du moins d’en approcher l’énigme au travers d’une démarche régressive allant du plus de matière au moins de matière pour, enfin, sentir en nous, au plus secret de notre intuition, cette brise légère, ce vent à peine né, cette façon d’alizé qui nous mettra au plus près de notre recherche.

Air, respiration du Monde

   Notre entrée en matière (c’est le cas de le dire) se fera par l’entremise de l’Abbaye de Caunes-Minervois. Tout, ici, se fait architectonique, motif essentiel de la pierre déclinée selon l’abside carolingienne du VIIIe siècle, le chevet roman du XIe siècle, le portail sculpté avec chapiteaux du XIIIe siècle, tout est dans la puissance du matériau, dans sa visibilité extrême. Rien ne demeure dissimulé, l’ensemble nous est donné avec un luxe de détails. Gloire du concret, aspect solide du marbre qui, certes cachent des symboles religieux, mais ces derniers n’interviennent qu’à la suite, comme une dentelle surgissant ultérieurement de la pierre.  Éclat du minéral des voussures du portail reposant sur des chapiteaux ornés de feuillages ; coloration du minéral entre les colonnes du chevet, un ocre-rouge rehausse la ligne des joints ; solidité des chapiteaux des tours construits en marbre blanc. Il y a peu de respiration au sein de cette architecture massive, nulle lumière qui espacierait les divers éléments de l’édifice : pure massivité en son assise mondaine plus que mondaine. (Bien évidement notre approche évacue ici toute interprétation de symboles religieux quels qu’ils soient). En un premier geste de la vision, même un Visiteur en quête de spiritualité n’apercevrait que la dimension ramassée, compacte, organique de ceci qui vient à l’encontre sans souci aucun de délivrer le secret d’un archétype, de désoperculer le cèlement de quelque mystère, si bien que le corps de chair du Visiteur, trouverait son équivalence, son écho dans le corps de pierre de l’Abbaye. La tonalité grise de l’ensemble, sa simple valeur bi-tonale, le reflet d’un blanc-cendré rehaussent cette impression de clôture sur du bâti, du solide, de l’inaltérable.

   Maintenant, dans un constant souci d’éclaircie d’une substance qui résiste à notre investigation au sujet de l’Être, il nous faut nous arrêter sur cette autre image qui met en scène le paysage du Grau de Mateille.

Air, respiration du Monde

D’emblée, si nous rapprochons les deux images, nous nous apercevons, sans délai, qu’ici est intervenu un changement de registre, que le lexique s’est allégé, que la sémantique s’ouvre sur un genre de clairière lumineuse. L’ancien gris dominant a cédé la place à un blanc modulé en des teintes si proches, Albâtre, Neige, Saturne, enfin des tonalités qui, bien plutôt que de se situer sur un bavard cercle chromatique déterminé, semblent l’annuler ce cercle, lui substituant l’éphémère, la caducité d’un pur esprit, d’un principe à lui-même invisible.

 

C’est cette ambiance de flottement infini,

cette touche de glissement d’écume,

cette translation de subtil poudroiement

qui viennent se substituer

à la solidité, à la dureté

de l’architecture,

comme si la virginité,

l’aérien de l’empreinte

provenaient d’une Essence native

dont la pierre, les moellons,

les colonnes ne seraient que l’une

des possibles valeurs existentielles

subsumées sous l’arche fondatrice

qui les justifie et les fait paraître

sur la scène du Monde.

 

   Si l’on y est attentif, l’on sent bien ici, ce genre de métonymie qui, en une certaine manière, use la pierre, la ponce, la troue afin de dégager de sa nature

 

un élément qui se donne

comme plus éthéré, discret,

plus fin, un élément en marche

vers une parole presque silencieuse,

un genre d’illisible méditation.

 

   Ce que la Pierre en son insoumission n’avait pu révéler, ce que l’Eau en sa plus effective fluidité avait approché, l’Air, que symbolise l’inclinaison de la touffe d’oyats l’accomplit, sinon en totalité (nul Être n’est visible), du moins persuade-t-elle les Sceptiques que nous sommes à abandonner nos doutes les plus patents

 

pour nous ouvrir à cette dimension

sans dimension,

à ce fond

sans fond,

à cette sourde lutte immobile qui agite

la partie immergée de l’iceberg,

à défaut de se rendre visible à ce que nos yeux

rencontrent au-dessus de la

ligne de flottaison des choses.

 

   Et si l’on avance la symbolique de l’iceberg, sa vérité, peut-être est à chercher dans ces bulles transparentes qui en traversent la virginale glace bleue, cette teinte céleste qui paraît n’avoir ni commencement, ni fin.

 

Air, respiration du Monde

   Comme si, sur la portion aérienne de la Plage de Contis, face au large du grand vent venu de l’Océan, se levait, pour nos yeux incrédules, la manifestation de l’Être en son réel le plus effectif : autrement dit

 

une simple allusion,

la passée d’une invisible atmosphère,

la souplesse infinie d’une suggestion,

à peine une onction sur la

face anonyme des choses.

 

   Prenant acte de l’image, nous sentons bien qu’elle nous possède de manière infiniment souple, qu’elle s’invagine en notre intérieur, qu’elle gonfle nos alvéoles, lesquels tentent de reproduire, d’une façon infinitésimale, l’élévation de baudruche que des enfants lâchent dans la mare liquide du ciel et c’est un peu comme si leur jeune âge, leur insouciance, se confondaient avec cette minceur de leur être soudain devenu diaphane.

 

On imagine l’air, l’air subtil,

l’air intimement confondu

avec qui-il-est,

avec sa propre essence,

 

  et c’est soudain une douce suite lexicale qui tutoie notre esprit, se confondant avec sa trame essentielle, s’enroulant tout autour de son centre virtuel, attouchement de soie et de fil de la Vierge, et l’on tend sa peau à l’harmonie venteuse, n’en retenant que les prédicats les plus aériens,

 

Brise,

Alizé,

Zéphyr,

Risée,

 

   éliminant par avance tout ce qui, affecté de trop de puissance, d’impétuosité, Mistral, Tramontane, Autan, Simoun, Sirocco, Aquilon, Blizzard, tout ce qui, donc, viendrait en quelque manière détruire le fragile édifice au terme duquel une possible texture de l’Être se laissait entr’apercevoir. Oui, nous concédons, à tous ceux qui professent un naturel criticisme, que le fait de faire paraître la dimension ontologique sous la figure des vents n’est qu’un habile tour de passe-passe, une simple procédure magique, une astuce de prestidigitateur. Mais comment rendre compte de l’invisible autrement que par le détour à l’analogie, et nous connaissons tous l’incapacité des mots à décrire ce qui les déborde, les excède, les rend muets si l’on peut dire.  

 

Car, parfois, seul le hors-langage,

seuls un instinct de nature animale,

une sorte de préscience indéterminée,

une façon de divination obscure

se présentent comme les seuls paradigmes

d’une possible connaissance de ceci

qui nous demeure éloigné, étranger, opaque.

  

   Parfois, bien plutôt que de s’obstiner à savoir de manière strictement rationnelle, s’agit-il se laisser aller à rencontrer le réel sous la forme d’une simple description, espérant, de cette flânerie au fil des mots, découvrir bien plus que ce que notre vision en peut prélever de sens véritable, de certitude estampillée au motif indubitable de la conscience.

 

   Le jour est un simple friselis à l’horizon, un simple attouchement des choses en sa modestie la plus apparente. Le ciel, ou plutôt son halo, est un genre de mare grise dont les points, distants les uns des autres, paraissent la perdurance même d’un irréel aux limites infiniment floues. Une zone plus claire se laisse apercevoir, là, en laquelle s’enchâsse la partie sommitale d’une touffe d’oyats. Comme si les graminées, agitées par le Vent, créaient alentour, l’espace d’un énigmatique silence.  Union indéfectible d’un Vent-Silence nous ramenant, nous-les-Voyeurs, à notre presqu’invisibilité dans l’illisible pullulation du Monde. Les Autres sont là, oui, mais à la manière de ces étranges touffes d’oyats qui se confondent avec la blonde vêture du sable, son muet poudroiement.

   Perdus dans notre errance imaginaire, nous ne faisons plus la moindre différence entre les contours de notre Être et ceux, nébuleux, équivoques, indistincts, vagues de ces Êtres venus se placer devant notre conscience, dont nous pourrions, d’un seul geste de notre volonté, décrypter l’intime substance.

 

La touffe inclinée de brise,

courbée de l’orient vers l’occident,

est-elle pure manifestation de temps,

est-elle notre propre reflet,

la posture dialogique des Autres,

du Monde en leur plus étrange parution ?

 

   Là, à mi-pente de la dune, car nous y sommes effectivement, « en chair et en os », quelle est donc la couleur de notre Destin, la teinte de nos états d’âme, l’inclinaison de cette « Stimmung », cette irisation de qui-nous-sommes dont l’essence se traduit indifféremment par des mots aux notions aussi floues que celles qui émanent de « sentiment », « climat », « atmosphère », « ambiance » ? Quelle est la nature profonde de toutes ces choses, ne sont-elles présentes qu’à nous interroger, à solliciter notre angoisse, à nous donner des répondants, à nous distraire parmi le fourmillement, la multitude, la pluralité de ce qui vient à nous qui, toujours est énigme au motif que nul ne délivre gratuitement son essence, que cette dernière nous provoque, nous met au défi de la dévoiler, donc de la comprendre.

   Ne serions-nous que des « Stimmungen », c’est-à-dire

 

de vagues impressions,

des sujets d’étonnement éprouvés

par d’autres Sujets que nous ;

des sortes de saisissements passagers

de consciences étrangères ;

des genres de pressentiments fleurissant

sur le terreau d’autres pensées dans une aube

bien incapable de dire son nom,

d’entraîner, à sa suite, une lumière,

d’ouvrir une brèche dans le mur obscur de l’exister ?

  

   Et ces ombres longues des oyats qui se couchent parmi les creux et les bosses du sable, nous indiquent-elles leur perte prochaine, leur extinction dans la profonde ténèbre nocturne, lequel coucher, laquelle chute ne seraient que la nôtre propre en tant que frise terminale de notre Destin ?

 

L’Être, où est l’Être,

lui qui se dissimule à même

la brûlure de notre curiosité ?

 

Où l’ÊTRE ?

 

 

Partager cet article
Repost0
25 juin 2025 3 25 /06 /juin /2025 07:24
Surgir du Blanc

Plage de Mateille

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

« Ce qui a pur surgi,

voici la merveille »

 

   ce sont ces deux vers qui rythmaient, telle une antienne, l’un de mes précédents textes sur une photographie d’Hervé Baïs mettant en scène, dans la discrétion la plus essentielle qui soit, la persistance à être, dans le presque inaperçu, de quelques tiges de roseau faisant fond sur le gris d’une eau de lagune. Or l’image qui va nous occuper aujourd’hui, bien loin d’en être le contrepoint au motif de sa climatique plus claire, de la présence visible d’une arborescence, se donne comme sa complémentarité, son écho, son répondant selon une commune idée de ce thème de l’origine qui traverse nombre de mes textes, mes habituels Lecteurs et Lectrices en auront pris acte. Et puisque mon discours fait signe en direction d’une analogie, autant mettre ces deux images en perspective afin que, de ce rapprochement, un sens puisse en être tiré.

 

Surgir du Blanc

   Certes, des esprits logiques, ne manqueraient, d’entrée de jeu, de faire remarquer le caractère d’opposition, comme si l’on plaçait, face à face, deux sujets provenant directement d’un incoercible Principe de Contradiction. Mais je crois qu’il faut franchir cette vitre têtue des apparences et voir, au-delà de leur persistance, la similitude qui en tisse l’essence :

 

c’est de Surgissement dont il est question

 

   et rien que ceci, le déploiement dans le Réel viendra plus tard, sans doute convient-il, dans l’instant, de demeurer dans une zone irisée, nacrée, diaphane, cotonneuse, une zone qui énonce le Pur bien plutôt que de pointer ce qui, déjà frappé d’existence, se dispose à n’être plus qu’une ombre parmi le vaste réseau des déclinaisons, des apparitions, des fourmillements, des manifestations plurielles qui affectent les choses en leur constant et paradoxal cheminement. Autrement dit, demeurer en la réserve, attendre dans le silence, patienter dans le non-dit, avant même que les assauts de la parole mondaine n’aient partout semé leurs pommes de discorde, n’aient essaimé cent et une faussetés qui ternissent l’image du Monde, la teintent de la suie des affabulations et impostures dont le quotidien est prodigue à foison.

   Mais il nous faut, gardant en toile de fond l’autre image, nous focaliser sur Plage de Mateille et tâcher d’en cerner les prédicats cardinaux, en eux seuls nous trouverons la vérité de l’image dont la nôtre ne peut que nécessairement découler : une vérité naissant de sa semblance.  Ce qu’il faudrait encore, à la limité du pensable, du conceptualisable, du vers « Ce qui a pur surgi », gommer le « surgi » et ne garder que le « Ce qui a pur », c’est-à-dire nous situer sur cette invisible ligne de crête que nous pourrions rendre visible, palpable, sous la figure du « in » (« im ») privatif, au travers d’un lexique tel que :

  

   in-traçable, in-dit, in-envisageable, im-proféré, in-visible, in-audible, in-observable, im-perceptible, in-discernable,

 

   de manière à ce que trace, visage, visibilité demeurant à l’écart, qu’affleurement, jaillissement des choses demeurent celés en eux, retenus, suspendus, sorte d’immaculée blancheur d’où tout, à tout instant, pourrait se donner en tant que cette « merveille » dont, Tous, Toutes sommes en attente, à défaut d’en pouvoir décrire l’épiphanie, d’en pouvoir prononcer le nom de talc et de cristal.

C’est ceci la « merveille »,

 

le signe avant-coureur de ce qui fait présence,

c’est la juste mesure orientale de l’aube

s’exonérant de sa chute hespérique,

c’est le doux bourgeonnement de la clarté

avant la dilatation solaire,

c’est la belle méditation de la pensée

avant sa claire exposition,

c’est le pas retenu

avant la chorégraphie,

c’est le son abrité

avant sa modulation,

c’est le désir suspendu

avant l’orage amoureux

   

   Alors il n’est d’autre alternative que de nous immerger au plein de l’image en sa radiance primitive, en son antécédence de l’heure, en son immobile et lente parution. Nous devrions dire « pré-parution », comme l’on profèrerait « pré-dire », « pré-venir », « pré-parer », tenir le dire, le venir, le parer, sur la margelle même de leur pouvoir-être,

 

enfin se tenir dans l’intervalle pré-ontologique,

dans le tremblement du pré-être,

dans la libre et étonnante orée de la pré-figuration,

de ce qui va ad-venir,

de ce qui va croître sous le Ciel

depuis la modestie patiente de la Terre

  

   Le Ciel est une claire espérance, une légère allégie, une Idée plus qu’une substance. Ses grains sont lisses, si peu préhensibles et c’est comme s’ils n’existaient pas, s’ils n’étaient que des nuées imaginaires, les fins linéaments d’un songe. Le Ciel descend à la rencontre de ce qu’il n’est pas, de cet adverse, de cette altérité dont il suppute la dure réalité (en vérité une simple théorie, c’est-à-dire la buée d’une contemplation), de ce qui lui fait face et l’attire comme le miroir attire le reflet qui s’y confie avec sérénité. Où la limite du Ciel en sa blancheur, où la rencontre avec cette autre blancheur de l’eau ? Entre les deux, la ligne d’horizon est un si mince fil qu’il mêle les deux présences en une seule : le Multiple devenu l’Unique, inestimable vertu de l’osmose. Virginale, la Nappe d’Eau, pareille à un étincellement, à une floculation ayant trouvé le repos de leur Principe Premier. Rien ne fait saillie, rien ne fait injure dans cette uni-temporalité, dans cette uni-spatialité.

   Et pourtant, l’aimantation de la Terre, la lourdeur de la glaise, la pesanteur de l’argile trouent cette harmonie : des formes arborescentes rayent la psyché aquatique, des ombres avancent, un pli ride la plaine liquide. De l’étant a surgi, du Noir s’est mis à l’œuvre, de l’écriture s’est posée sur l’immémorial mutisme des choses. La Blancheur s’est divisée qui se mêle déjà aux allées et venues des Humains, aux paroles, aux incantations, aux exclamations et clameurs de toutes sortes. En vertu du Principe de Complémentarité, de celui des Correspondances, des phénomènes d’Écho, la Blancheur connaît maintenant son contraire où ce qui paraît comme la frondaison d’une contrariété.

   Blancheur sur Blancheur et rien ne fait signe qui soit compréhensible, qui éclaire, qui permette au concept de s’ouvrir. Tant que le Blanc fait fond sur qui il est, c’est comme si, de l’intérieur de son mystère, du sein de ce songe immaculé, rien d’autre ne pouvait être atteint qu’une dimension franchement abyssale, une plongée dans un abîme privé de mot, le face à face d’une question confrontée à une démesurée béance. Solitude confrontée à la Solitude et c’est le Désert de l’Esprit qui croît lui-même à la mesure de sa propre démesure. Vérité oxymorique en forme de confondant vortex.

   De l’autre côté du Blanc, comme sur le versant opposé d’une montagne, le Noir, le Gris appellent et veulent rejoindre le Sauf, le Vierge, l’Innommé, seulement en ceci l’épreuve du SENS pourra être expérimentée et, corrélativement, les deux faces du phénomène, la Blancheur aquatique, la griffure Arborescente pourront échanger leur lexique, entamer un dialogue, construire une narration Humaine, simplement mais hautement Humaine. Pour qu’il y ait Sens, entre deux entités, il faut réduire l’écart, resserrer les lèvres du Réel, faire venir la condensation des éléments, activer la polarisation de ce qui, désaimanté, ne s’arrime à rien de concret, ne connaît que l’envers de la salvation, à savoir la perte dans un labyrinthe sans fin.

  

Il faut combler la profondeur vertigineuse abyssale,

il faut faire se rejoindre les bords de l’abîme,

il faut réduire la béance à son

plus petit dénominateur commun

 

   Alors la faille se resserre, la diaclase se suture, la fissuré étrécit, la ligne de fracture se colmate et tout ce lent travail de conciliation des antagonismes, d’ajointement du différent, de concorde des opposés, d’alliance des lointains, tout ceci réalise ce qui, d’impossible, devient effectif, tangible, préhensible et compréhensible en sa valeur même de réalité-vérité en acte.

 

La Blancheur de l’Essence a consenti

à quitter son intime secret

pour jouer avec l’Ombre de l’Existence

 

   qui, loin d’être son envers, est la face qui nous regarde, que nous visons comme la seule possible, parce que la seule visible. Cependant, jamais l’Étant-Existant, cette Noire Arborescence, ne pourrait se manifester, faire phénomène, sans l’énergie sous-jacente de l’Être-Essentiel qui en permet le surgissement. Certes, le Réel, ce Janus Bifrons à deux visages, nous n’en percevons que la face de lumière, sa brillance, son apparence, aussi bien ses nervures ténébreuses, son graphisme accentué, alors que, presque toujours, nous négligeons de pénétrer la Blancheur, de l’interroger jusqu’en ses ultimes fondements. C’est seulement, tel le travail de la navette du métier à tisser, cet étonnant mouvement de va-et-vient de la Blancheur en direction de son Vis-à-vis, cette brisure noire du champ virginal que surgit la seule chose à même de conférer du contenu à notre présence sur Terre :

 

le Sens en tant que cet orient qui nous sauve,

au moins provisoirement

des noirceurs de l’Hespérie

 

   C’est ceci, je crois, le travail d’archéologie que nous devons mener au contact de cette belle image comme de bien d’autres de ce Photographe attentif : démêler du réel compact, opaque et toujours confus, quelques lignes de force dont notre être pourra tirer quelque connaissance utile à sa persévérance parmi la jungle le plus souvent illisible qui constitue notre milieu ambiant. Déchirer le voile obstiné des ostensions, lui préférer ce qui, en toute discrétion, en agite la présence prolixe. Le Silence nous en apprend bien plus sur le Monde que les bavardages qui en débordent le réel. Toujours ceci est à expérimenter du sein de Soi, la seule dimension dans sous sommes à peu près sûrs, Quiconque se donnât-il la peine d’en invalider la certitude.  

  

« Surgir du Blanc » veut dire

sortir du Rien,

abandonner la Néant,

plonger dans l’Ombre Existentielle,

Gris, Noir,

et faire Sens à la face du Monde

avec, en arrière-plan

la mémoire de notre Origine :

à peine plus qu’une buée

à l’orée des choses.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
17 janvier 2025 5 17 /01 /janvier /2025 08:22
Å Soi, abandonnée

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   « Abandonnée », le mot simple qui se veut à l’initiale de cette courte narration. Mais, avant d’entrer dans le vif de l’énonciation, il devient nécessaire de créer une tension, sinon d’instaurer une polémique entre deux expressions qui, loin d’être synonymes, diffèrent du tout au tout. Donc mettre en regard « abandonnée de » et « abandonnée à », ceci, bien plus qu’une simple virgule au milieu d’un texte, d’un simple ajout, inverse les postures existentielles au point de les rendre totalement dissemblables, incompatibles. Si je dis, visant Celle qui nous fait face sur cette belle image, « abandonnée de Soi », je veux par-là signifier que « Songeuse » (attribuons-lui ce beau prédicat), dans un simple mouvement réflexif, s’abandonne elle-même, se quitte en un certain sens, s’éloigne de Soi, s’exile de telle manière qu’elle ne sera plus, pour qui-elle-est, qu’une sorte d’Étrangère, une personne étonnamment dédoublée, une partance de Soi dont une cruelle schize fragmentera l’esprit et, peut-être, aussi bien le corps. Deux territoires qu’une frontière divise, deux collines que sépare un vertigineux abîme. Cependant, si je focalise mon regard sur ce sommeil calme, sur ces teintes douces, sur la lumière crépusculaire aux tons chauds, si, du point où je me trouve, j’essaie, en quelque façon, de m’immiscer en qui elle est, alors une vérité vient à ma rencontre qui, immédiatement, me fait substituer « abandonnée à » à « abandonnée de ».

   « Abandonnée à Soi », dont une simple inversion des mots, « Å Soi, abandonnée », vient renforcer l’idée

 

d’un Soi premier,

d’un Soi originaire,

d’un Soi essentiel

 

   que la notion « d’abandon » viendrait rejoindre, sans pour autant en modifier la texture de sens. Loin de signifier « l’abandon » dans son acception habituelle de « rejet », de « renoncement », de « retrait », donc d’une négativité à l’œuvre, « Abandonnée à Soi » veut bien plutôt pointer en direction d’une remise à Soi, d’un recueil en Soi, d’une réunion au plus secret, d’une liaison au plus intime, d’une fusion unitive que rien ne semblerait pouvoir dépasser.

   C’est là, dans ce rassemblement, dans cette belle coïncidence à Soi, dans cette synchronie de Soi à Soi, dans cette jonction du même et du même que le Tout Autre s’efface, que le danger connaît son étiage, que l’angoisse rétrocède, que l’ennui se dilue, afin que soit donné libre cours à cette liberté, à cette joie intérieure, à cette félicité diffuse qui rayonnent, se déploient et poussent au-devant d’elles les gerbes ouvertes de leur manifestation. Nous visons Songeuse dans une sorte d’état de sidération et une fascination nous saisit du-dedans de nous, nous déporte au-delà de-qui-nous-sommes et tels des phalènes pris d’ivresse nous faisons nos mille voltes dans la chambre de quiétude et nous nous allégeons du poids de nos inconsistances, et nous folâtrons avec tant d’insouciance, de neuve vélocité, que rien ne saurait nous ressembler davantage que le vol irisé du délicat colibri, que l’indigo à peine appuyé de la nue, que la frange de lumière qui signe l’arrivée de l’aube dans les yeux plein d’innocence des enfants.

   Alors on ne sait plus vraiment qui l’on est, quelle est la saison qui nous visite, printemps lumineux ou bien automne à la teinte de rouille, on ne sait plus où est l’orient du jour, quel est l’occident de la nuit, si même il y a une limite entre les deux, si le nycthémère n’est une seule et même réalité dont notre esprit épris de calcul aurait décidé de la division, une chose d’un côté, une chose de l’autre, tout comme l’on range des affaires dans des tiroirs différents. On se surprend être Soi tout en haut d’un gradient dont, jamais, nous n’aurions pu tracer l’esquisse, faire se lever la moindre hypothèse. Et ici a lieu ce qu’il ne faut craindre de nommer « La Merveille », nous sommes au plein de notre propre métamorphose, nullement au titre de notre volonté, mais hissés, mais propulsés, mais épanouis au seul motif de notre vision. Là, au foyer, là dans ce qui pourrait n’être que contingent, ordinaire, surgit une image plurimillénaire, un genre de chimère heureuse, la véritable et immédiate Épiphanie de l’Amour en sa mesure quintessentielle.

   Autrement dit du hors-mesure, de l’Être-pur, de l’Essence-manifeste se donne à nous, comme la pluie se donne à la fleur, l’abeille au nectar, l’hirondelle au ciel. Tout ceci est pur prodige naissant de Soi, nullement d’un Soi abstrait philosophique, non d’un Soi-concret, archi-visible, archi-préhensible, quasi-naturel, quasi-révélé, une offrande nous est faite, une oblativité déplie ses faveurs, un secret se désopercule et vient fleurir tout contre le miroir étincelant de notre âme. C’est une manière de grâce infinie. C’est une sorte de révélation plénière. C’est la toile de l’impossible qui se déchire et nous délivre la myriade des possibles.

 

C’est la donation illimitée

d’une Corne d’Abondance.

C’est l’entrée au Jardin des Délices.

C’est la douce halte au milieu de la

 pastorale d’un fabuleux Jardin d’Arcadie.

 

   Nous sommes pris du charme naturel des Bergers, des faveurs d’une eau de source, de la multitude ouverte des paysages aux noms enchanteurs, de la luxuriance des frondaisons, de la générosité des arbres, de l’onction de la sève, ce miel dont jamais la course ne trouve de fin. Un ressourcement à lui-même son propre destin.

   Dans la chambre du recueil, dans la chambre de lumière donatrice de joie, dans la chambre de délicate quiétude, Songeuse est tout à elle dans le pli intime de Soi. Rien ne déborde. Rien ne fait saillie. Rien ne se dit au-dehors. Tout est là infiniment UNI, ce mot si dépouillé que sa forme porte immédiatement à la signification dont il est la visible figure. Å l’angle de la pièce, un discret bouquet de glaïeuls, veille sur le repos de l’Endormie. Sa fragrance est si apaisée, à peine une brume naissant des pétales. Tout baigne dans une luminosité précaire mais si rassurante à la fois. Comme un matin neuf se penchant sur la margelle accueillante d’un Monde enfin reconduit à une paix native. Le mur, le tapis, la vêture, un seul et même tissage harmonieux, la touche si délicate d’une élégance qui se dit du bout des lèvres, murmure tel celui de la source. Å Soi, abandonnée est entièrement à elle, lovée au plein du Songe qui est Songe de Soi, comment pourrait-il en être autrement ?  Hors le Songe est l’Étranger, l’Étrange, ce qui, venant du mystérieux et illisible Cosmos, pourrait à tout instant se transformer en une altérité menaçante, une flèche au curare se planterait au sein de la chair qui prononcerait le dernier mot de Celle qui picorait la Vie sans en vouloir trouer le derme.

 

Une paix voulait une paix.

Un repos voulait un repos.

Un silence voulait un silence.

  

   Nous, les Regardeurs, sommes toujours les Retirés, les Discrets, les Fécondés et cette image, nous la voudrions éternelle, immuable, logée quelque part en Nous en un site inatteignable, à l’abri des regards et des mouvements, des décisions hâtives et des décrets irréfléchis. Nous nous éprouvons tels des mots d’ultime venue, des mots qui accomplissent en sa forme la plus exacte Celle qui nous est confiée l’espace d’un clin d’œil, Elle, cette Phrase si belle dont nous souhaiterions qu’elle s’offrît à nous sur le mode de la Poésie, du Chant, du Récitatif sacré, de l’Hymne universel, de la Musique des Sphères, des merveilleux Signe du Zodiaque festonnant la Terre de leurs constellations étoilées.

   Oui, nous voudrions être porteurs, dans le registre astrologique symbolique, des seules valeurs bénéfiques, ornées de plénitude, tissées de positivité en acte. Nous sommes tellement éprouvés par cette massive négativité qui envahit l’horizon de ce Siècle Nouveau qui menace de s’obscurcir, de se voiler, jusqu’à n’être plus, un jour peut-être, qu’une mémoire usée, un point flou se confondant dans le vertige des galaxies, la béance d’un Trou Noir et nulle autre chose qui pourrait encore témoigner d’une beauté, d’une générosité, d’une aptitude à être au-delà des dérélictions de tous ordres.

   Ce que nous voudrions, Nous les Témoins de celle que nous avons nommée « Å Soi abandonnée », ce que nous souhaiterions, écrire une nouvelle page du Monde

 

avec BÉLIER et le réveil de la Nature,

avec BALANCE et le souci de l’équilibre,

avec TAUREAU, une sensualité ouverte

aux plaisirs infinis des choses,

avec SCORPION à la belle résistance,

à l’indéfectible résilience,

avec GÉMEAUX, le sens des contacts,

le goût du jeu, celui des idées

avec lesquelles jongler,

celui du vol libre de l’esprit,

 celui de l’intelligence manifeste,

productrice de joie,

avec SAGITTAIRE inclinant aux mouvements,

 au libre exercice des instincts nomades,

 au surgissement instantané

des réflexes vifs, spontanés,

avec CANCER, le doucement retiré en Soi,

l’hypersensible, l’isolé du Monde,

mais aussi celui qui manifeste

la ténacité, la volonté d’enchaîner

chaque pas au précédent, de le relier au suivant

et d’avancer ainsi vers l’étoile de son Destin,

avec CAPRICORNE, le patient, le persévérant,

le prudent, celui qui réalise,

manifeste le sens du devoir,

avec LION, lui qui règne au cœur de l’été,

qui exulte, répand tout autour de lui la joie de vivre,

déploie sa belle crinière solaire sous tous les horizons,

avec VERSEAU, lui le solidaire, le fraternel,

détaché des choses matérielles,

celui qui se dépasse, pratique l’altruisme,

développe l’arche de la générosité,

avec VIERGE, la moissonneuse,

celle qui réalise les choses avec minutie,

 la sérieuse, la consciencieuse,

avec POISSON qui symbolise le psychisme,

lequel communique avec le Divin,

lui de nature réceptive, impressionnable,

celui qui balaie un large horizon,

depuis le Zéro jusqu’à l’Infini.

 

   Cette longue énumération des Signes du Zodiaque avec leurs caractéristiques essentielles, ne se donne nullement en tant qu’inutile bavardage. Cette litanie a pour simple fonction d’ouvrir une constellation de sens en laquelle enchâsser Songeuse, l’Endormie afin de lui donner corps et chair, afin de la porter au-devant de nous telle cette Eau de Jouvence à laquelle nous abreuvant, nous nous installerons nous-mêmes en une manière de Mythologie qui nous affectera place et détermination au sein de ce divers qui pullule, dans le vortex au sein duquel nous risquerions fort de nous noyer si nous n’avions recours à la puissance imaginative, à son inépuisable ressource. Il nous suffit de regarder les choses avec bienveillance à leur égard, il nous suffit de traverser la pellicule qui les sépare de nous, d’entrer dans cette « Cité Interdite » qui, par le pur miracle de l’esprit, devient cette Citadelle Heureuse en laquelle nous réaliser en totalité et nous fondre dans l’univers des choses présentes.

   Ainsi, Songeuse qui n’était qu’une simple vapeur, se condense, se cristallise et devient cette belle gemme, cette belle parure dont nous pourrons combler notre habituel manque, lui donnant les provendes dont, depuis toujours, il est en attente. Ainsi, Endormie, nous la tirerons de son apparente léthargie, cette toile impénétrable, ce verre dépoli et nous en ferons cette transparence, cette limpidité, cette translucidité auxquelles puiser l’essentiel de qui-nous-sommes, le précieux de qui-elle-est.

   Maintenant, enfin, après ce parcours qui a tout de l’initiatique, nous pouvons l’approcher et essayer d’en décrire la forme en voie de venue à l’Être, à savoir cette singularité qui est sienne mais, qui, toujours, se mesure à l’aune de l’Universel. Par souci de cohérence, par référence aux significations symboliques du Zodiaque, nous lui attribuerons quelques uns des prédicats majeurs cités pour les divers Signes, par exemple Taureaux, Gémeaux, Cancer, l’inscrivant ainsi dans une manière de cycle cosmique qui la dépasse tout en la portant à sa propre complétion, à ce qui signera les limites en lesquelles elle figurera en tant que Songeuse-L’Endormie.

   Donc, reprenant certains prédicats des Figures évoquées précédemment, nous dresserons son portrait avec le souci, sinon d’une réelle exactitude, du moins avec l’intention de nous la rendre présente avec le maximum d’intensité, d’amplitude.

   Sensualité ouverte, celle qui se dégage de cette impression de liberté, de ce laisser-aller, de cette sérénité qui nous fait l’offrande d’un corps généreux, sans doute en attente d’une caresse, d’une attention tout amoureuse, mais dans la confiance en Soi, mais dans l’attente de la libre venue de ce qui aura à se produire, mais dans l’oubli de Soi et la disposition à l’Autre sans quoi le Monde ne serait qu’un immense désert avec les feuilles aiguës de ses cactus et ses raquettes d’épines.

   Vol libre de l’esprit, comment pourrait-il en être autrement ? Être Songeuse c’est voguer d’une rive à l’autre du Temps, c’est parcourir la vastitude de l’Espace avec la même audace qu’a l’albatros cinglant les meutes d’air et de brume à la vitesse et avec la puissance du Noroît, cette liberté en acte.  

   Instincts nomades et l’on saisit vite l’instinctuel du rêve, ce qui est rivé à la posture irréversible des éternels Archétypes, et l’on prend acte de ce nomadisme qui est la force vive du songe, sa raison d’être en quelque sorte, une image a-t-elle tout juste eu le temps de paraître qu’une autre surgit par magie comme d’un bain alchimique, perpétuelle métamorphose de Soi et des Autres dans le dédale nuitamment parcouru d’un labyrinthe qui se recompose d’instant en instant et nous égare de qui-nous-sommes et c’est peut-être là le prodige de l’inconscient à l’œuvre, de ses mouvements abyssaux, de ses fluences infinies, de ses voltes en constant réaménagement.

   Doucement retirée en Soi. C’est peut-être là le point d’orgue, l’acmé atteinte sur l’échelle des tons, le point d’équilibre des harmoniques par où un Être se donne en ce qu’il est, qui est toujours intime, inviolable, nullement destituable, un foyer se lève qui rayonne et se projette à l’Infini.

   Joie de vivre. Ceci ne veut pas dire débordement de Soi, exultation sans limites, envahissement de ce qui est proche ou même lointain. Joie de vivre est ce sentiment totalement, essentiellement intérieur, logé au plus secret, une braise dans la nuit sur laquelle le Soi souffle en des moments d’exception, en des instants d’incandescence, là où plus rien ne compte que ce feu qui couve sous la cendre et n’en est que plus précieux. Jamais plus de joie vraie que celle éprouvée au creux de Soi, dans les oubliettes de Soi, dans le pli de Soi, cette eau de source qui chante en sourdine, d’abord pour Soi, ce Point Nodal à partir de quoi tout fait essor, tout prend élan, tout trouve le site de son propre envol. L’on voit bien ici, si l’on veut bien s’y rendre attentif, que la Joie se dissimule, qu’elle fait parfois ses luisances, ses irisations sur la soie de la peau et c’est un grand bonheur pour les Regardants que de voir la félicité faire ses boucles discrètes à fleur de peau, comme une claire eau de source indique, par ses bulles, le lieu secret dont elle provient qui est le luxe même de son origine.

   Large horizon. Certes l’espace de la pièce est circonscrit. Certes Songeuse fait une tache à peine étendue sur son tapis de laine. Certes nous la voyons comme nous verrions une figure méditative enclose entre les parois de sa mince cellule, espace monastique sans réel élan. Mais, toujours notre vision nous trompe en une première approximation de son jet. Notre vision bute sur le cadre même de l’image qui est le cadre qui cerne de près Endormie. Mais rassurons-nous cependant. Cette manière de douce sérénité en laquelle baigne notre Icône, n’est nullement un lieu de privation de liberté, une prison ou bien un sombre cachot. C’est notre vue subjective qui fausse tout, gauchit tout. Nous sommes vraiment bien trop extérieurs à la scène pour en prendre une vision qui serait panoptique, élargie aux confins mêmes du cosmos.

   Elle-qui-dort, Elle-qui-repose est, en elle-même un cosmos au regard même de ce qui l’environne, qui s’oppose en tous points à l’image de quelque chaos antédiluvien qui ferait ici sa résurgence. Rien n’est plus ouvert que cet horizon où nous pouvons supputer que Songeuse se livre à la féérie du Rêve Éveillé, cette puissance en nous illimitée au gré de laquelle nous pouvons reconstruire toute altérité, la plus proche comme la plus éloignée, selon le mode de nos affinités les plus chères, selon les décrets de notre propre fantaisie, selon même les caprices qui, ici et là, fleurissent dans le monde halluciné de notre tête.

   Elle, Songeuse-L’Endormie, tantôt nous la voulons abandonnée à Elle, tantôt attentive à qui-nous-sommes, aux vœux les plus chers que nous pourrions formuler à son endroit. Mais ceci est un secret à enfouir sous les strates les plus mystérieuses de notre conscience. Oui, un mystère est toujours levé dont la résolution est en attente. En attente !

 

Å soi abandonnée, nous la désirons conforme

aux désirs qui hantent notre chair,

bleuissent notre peau du gel

d’une longue impatience.

Le Temps, en nous, imprime ce suspens

qui nous fait Être mais aussi bien Non-Être.

Qu’advienne le Temps de la Joie.

A son accueil nous sommes ouverts,

infiniment ouverts.

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
28 décembre 2024 6 28 /12 /décembre /2024 09:46
Å hauteur de roseaux

Back to black

La roselière...

Vendres...

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Avant même de se porter en direction de la Roselière de Vendres, convient-il de prendre de la hauteur, au sens propre, de gagner ce magnifique Massif des Albères d’où re révèle un étonnant panorama semi-circulaire, un peu comme si la vaste Plaine du Roussillon vous appartenait en entier, sans partage. Une manière de point de vue macroscopique, en lequel, par une sorte d’écho, se réverbèrera le singulier biotope microscopique du Peuple des Roseaux. Il faut quitter Collioures, serpenter au milieu des vignes en terrasses et, par une côte en lacets étroits, gagner la crête sur laquelle se détache, sorte d’hiératique figure, la haute Tour de la Massane. Cette tour à signaux du XIII° siècle est belle dans son austérité, elle s’affirme à la proue du massif, circulaire, taillée dans de gros moellons de pierre grise, avec ses étroites meurtrières à la base, ses trous dans la bâtisse, son sommet dentelé, vestige d’une ancienne splendeur. Longtemps il faut apprivoiser son regard à la dimension de la vastitude, accommoder et plisser ses yeux afin que la brume à l’horizon consente enfin à délivrer ses richesses. Loin, là-bas, le tapis immobile de la « Grande Bleue ». Loin, là-bas, la chute des Albères en direction de la Péninsule, vers Cerbère, puis Llança, El Port de la Selva, Cadaquès, la fabuleuse Espagne.

   Loin, là-bas, dans une espèce de fourmillement, le troupeau des maisons blanches de Vendres ; loin là-bas, genre de répondant de l’écrin singulier des Albères, un genre de clapotis couleur de terre, troué de mares d’eau, miroitement d’un lac et le frémissement presque inaperçu de la végétation des Roselières. Pur bonheur que de rencontrer tout ceci dans un espace si resserré, si assemblé, que sa variété n’est que le reflet de son unité, du don qu’elle nous fait, qui nous rassure et nous émeut. Tout, ici, est si naturel, si immédiatement donné ! Il faut gagner la zone marécageuse en passant près du vestige d’une villa Romaine, dite « Temple de Vénus » dont les « murs en petit appareil de calcaire coquiller local, liés au mortier de chaux et matériaux d’importance signent le luxe de la décoration. »  Aujourd’hui, il ne demeure, de la magnificence passée, que quelques murs ruinés de pierre blanche, le chapiteau d’une colonne, quelques minces fûts de calcaire, tout juste de quoi alimenter le phosphore de l’imaginaire.

   Mais rien ne nous sera plus précieux, dans cette découverte, que de commenter cette belle photographie en noir et blanc, due, comme toujours, à l’art du paysage d’Hervé Baïs. Le ciel est si peu un ciel, un genre de lagune, avec ses courants lents, ses méandres paresseux, ses remous à peine affirmés, ses semis d’euphorbes claires, le brouillard jaune et vert de ses luzernes, les corolles blanches de ses cakiliers. Les roseaux sont si peu marins, avec leur allure de Tramontane, leurs bourgeonnements de nuages lenticulaires, la dentelle de leurs cirrus, les boules de leurs cumulus. Ce que veulent exprimer ces rapides métaphores, la fluence d’un élément en l’autre, l’amitié des choses, les « affinités électives » qui assemblent en un seul lieu, en un seul instant, des peuples que l’on croirait différents, alors qu’ils ne sont, à l’évidence, que la simple phénoménalité d’une Nature qui, elle est Unique, profondément Unique. Mais il faut reprendre l’évocation et la porter plus avant, au risque de diviser l’indivisible, de fragmenter ce qui ne peut l’être, de réduire selon les catégories la belle harmonie ontologique.

   Le ciel est cette mince bande, ce passage discret (souhaite-t-il se faire oublier ?), cette à peine énonciation dont, seuls les Poètes, ont à connaître. De fins nuages en sont les passagers clandestins, ils ne s’attardent guère, leur voyage est au long cours. Au milieu d’eux, la lumière se fraie un chemin tissé de silence, elle tutoie ce beau gris Souris, lui dont le secret est la pure élégance. Et la ligne d’horizon est ce mince fil noir qui court d’un bord à l’autre sans alerter qui que ce soit. Il paraît être là de toute éternité, assuré de son destin, lui qui est le médiateur des choses célestes et des choses terrestres. Il est une pointe avancée, un élément de liaison, un intervalle entre deux mots d’où naît l’incomparable nature du Sens.

 

Signifier : voici la tâche assemblante de l’Horizon,

voici la tâche essentielle et immémoriale de l’Homme.

 

   C’est bien en quête de significations vers quoi pointe l’interrogation de notre conscience, sans doute n’y a-t-il de secret si aisément accessible.

    Et les Roseaux, le Peuple admirable des Roseaux, il faut lui ménager une place de choix, dire le visible et, aussi bien l’invisible qu’il recèle en lui afin que, connaissant l’avers et le revers de sa nature, nous puissions en sonder la profondeur. Ils sont là, dans la claire et discrète effusion de leur être. Ils sont traversés de vent, comme les Hommes et les Femmes sont traversés d’amour. Ils sont doucement inclinés et leur fin tropisme semble vouloir indiquer le lieu même de leur provenance, cette mesure strictement orientale, nette, sans équivoque, qui s’oppose au versant brumeux, opaque de leur chute hespérique. Une Vérité s’allume, loin là-bas, qu’un mensonge (nous en sommes coutumiers) rabat dans les fosses carolines des approximations, des dissimulations, des compromissions.

   Ce Peuple est beau, lui qui fait ses taches de lumière parmi la simple agitation de la sansouïre, on dirait des lacs communiquant entre eux, nullement dans l’exposition, seulement de façon racinaire, rhizomatique, comme si tout ne pouvait signifier qu’à l’aune du retrait, de la discrétion. C’est ainsi, le Peuple des Marais est un peuple libre de soi, allant à l’aventure, d’un côté ou de l’autre, intimement mêlé au milieu qui l’accueille, près du ciel léger, près du remuement presque inaperçu des massettes, que l’on nomme aussi, poétiquement, « roseau-de-la-passion », métaphore qui ferait craindre l’éparpillement, la vivacité, la turgescence incontrôlée. Or, il n’en est rien, les roseaux sont de nature modeste, intimement réservés, habitués qu’ils sont aux clartés lagunaires de plomb et d’étain. En leur constant et doux balancement, se laisse deviner la modestie de la Pie-grièche à poitrine rose, se laisse entendre le son mystérieux de la corne de brume du butor étoilé. C’est, parfois, le cri de gorge du Blongios nain qui sourd d’entre les tiges assemblées. Parfois l’envol blanc de l’aigrette garzette au-dessus des nuages des massettes brunes. Parfois le cri suraigu, manière de scie musicale, du sterne pierregarin.

   Oui, les roseaux chantent au rythme des oiseaux migrateurs, cigognes et canards, mais aussi sous la caresse amicale et salée du vent Marin ou bien sous les coups de boutoir de la rapide et tranchante Tramontane. Et, comment ne pas deviner, sous la surface argentée du Lac, au milieu de l’enchevêtrement des tiges, le long glissement des anguilles noires, on les dirait de simples métamorphoses du limon qui tapisse le fond, un prolongement, si l’on veut. Et puis, perçoit-on, auprès de ces arbres mincement levés de la houle de la roselière, toute cette multitude inapparente, ce foisonnement discret, la disposition en étoiles des minuscules archées, l’agitation vert-Menthe de la bette maritime, est-on touché de la vacillation souple des algues, genres de cerfs-volants aquatiques ? Ce que nous laisse deviner cette belle photographie, dans la profondeur de ses sels d’argent, une géographie de mangrove dans la belle complexité qui anime la luxuriance de ses invisibles profondeurs.

   Nous ne sommes, nous les Voyeurs, nullement immobiles, passifs devant cette beauté à « fleurets mouchetés » et ondoyante de la Roselière, loin s’en faut. Cela bouge en nous, cela chante en nous, cela fait sa forêt de sombres palétuviers, sa litière de feuilles mortes, ses sinuosités d’eau verdâtre, ses courants ascendants et descendants, son lent bruissement de joncs sous la ligne de flottaison de notre regard. C’est ceci, une photographie juste, une image énoncée en vérité, elle nous prend au centre du corps, et vrille en nous mille impressions jusqu’ici inexprimées, latentes, lesquelles ne demandaient qu’à être mobilisées.

   Regarder cette image, c’est être Soi et gagner de la profondeur, être scirpe, échasse blanche, héron pourpré, jonc, salicorne. C’est se placer à l’exact milieu de la faveur unique de la sansouïre et y demeurer, loin encore du temps de la première sensation, y tisser ces minces filaments qui, de l’autre de l’image à qui nous sommes en notre for intérieur, font se tendre ce fil d’Ariane ininterrompu garant d’une joie qui demeure et, toujours se réactive à l’endroit singulier de sa source plénière. La Roselière est à nous ce qu’est le pollen au Printemps, une annonce, un mystère, le début d’une aventure qui n’aura nulle fin si, inquiets du destin des Choses, nous savons correctement en interroger la pulpe intime, la mince effectuation, nous frayer un chemin en direction de leur attente. Oui car nous sommes attendus, tout conne nous attendons. La vie est une conque habitée des multiples échos qui nous ont traversés, de ceux qui verront bientôt le jour. Toute Chose est là qui ne souhaite qu’être saisie !

 

 

Partager cet article
Repost0
20 avril 2024 6 20 /04 /avril /2024 17:22
Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

" Dans la baie de Wissant ".

Photographie : Alain Beauvois.

« Un soir, la Baie de Wissant,

entre Cap Blanc Nez et Cap Gris Nez,

entre le clair et l'obscur,

comme divinement illuminée... » A.B.

 

      Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Nous croyons sentir et nous ne sentons pas. Nous croyons vivre et nous ne vivons pas. Nous pensons toujours être au bord d’une révélation et nous sommes à la périphérie de notre propre corps que, rarement, nous habitons adéquatement. Nos yeux sont des globes de porcelaine sur lesquels ricoche la lumière. Nos mains des sarments qui griffent l’air de leur inutile gesticulation. Nos ventres des désirs de plénitude que le vide anéantit. Nos sexes des emblèmes livides évanouis avant même que d’être comblés. Nos jambes des pieux hémiplégiques. Nos pieds des ventouses collées aporétiquement au sol de poussière. Nous croyons avancer et nous demeurons. Nous croyons exister et nous avons peine à seulement respirer. Nous vivons trop à l’heure de midi et les trombes zénithales nous clouent à notre solitude de chair. La nécessité entre en nous et nous sommes au supplice. Corps lourd sous les coups de gong du jour. Sang pourpre qui n’en finit pas de faire ses lacs inutiles et ses stases abortives. Partout le jaillissement de la blancheur ossuaire, les éclats de phosphore, les cryptes fermées du doute. Les nerfs sont enroulés en pelotes grises. Les éclairs fusent sur les fils des axones, la lumière crépite dans les pièges des dendrites, les gangues de myéline fouettent l’air vide comme de pathétiques flagelles. Cage d’os de la tête parcourue du réseau étroit des idées élimées. Bassin lourd d’être sidéré de la chute de la verticale clarté. Partout est la folie qui enchaîne et pousse ses mors acérés. Boulets des genoux pareils à des gueuses de fonte. Mollets arborescents que soudent les réseaux de lierre, les complexités illisibles des lianes végétales. Bruit de crécelle des métacarpiens et des calcanéums sur le sol poncé de chaleur. L’heure de midi, l’heure de la quotidienneté plonge son glaive dans le mitan de la pierrerie charnelle et les existants font du surplace à la manière des mimes, talon-pointe, talon-pointe et les vagues de la locomotion figées dans la glu du réel et le tragique en gelée qui métamorphose en cierge apatride.

  Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Le proche est dans l’obscur comme si une langue de nuit s’emparait déjà de la terre. On est là, dans la réserve, le retrait, la contemplation de ce qui va paraître avant que toute chose ne retourne dans la densité d’un oubli originel. On respire si peu, juste ce qu’il faut pour maintenir la veilleuse allumée. Modeste lumignon de la vie attentive, simple étincelle de l’esprit en quête d’ouverture. Les hommes sont loin, là-bas, dans le crépuscule qui frémit, au-delà de la plaine d’eau qui se colore d’or, une poudre si légère, une poussière, une à peine insistance dont le ciel est le messager discret. L’heure crépusculaire, tout comme l’aurorale, est ceci qui dit en mode discret le temps de l’évanescence, de la légèreté, du souffle aérien, du glacis des étoiles, de l’échelle céleste reliant au lointain cosmos, de la souplesse des tiges florales, des fils d’Ariane qui tiennent le monde en suspens, de la courbe grise de l’oiseau, du tube de roseau où glisse l’air léger des Andes, de la résille du silence, du chant lors de ses premières trilles, juste un tintement ; c’est l’heure où tout est sur le point d’éclore sur le bord de la lueur matinale ou bien de s’évanouir dans l’étoffe nocturne, c’est l’heure du bercement sans fin de l’imaginaire, l’heure de l’innocence pareille au sourire de l’enfant visité par la palme du rêve. C’est l’heure du poème qui fait dire à Jules Supervielle dans « Gravitations » :

 

« Alentour naissaient mille bruits

Mais si pleins encor de silence

Que l’oreille croyait ouïr

Le chant de sa propre innocence.

Tout vivait en se regardant,

Miroir était le voisinage,

Où chaque chose allait rêvant

A l’éclosion de son âge. »

Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

« Impression, soleil levant ».

Claude Monet.

Source : Wikipédia.

   

   « Impression, soleil levant » tout comme l’on dirait « Impression, soleil couchant ». Impression d’impression qui susurrerait la justesse des choses, l’accomplissement sans fin de l’intuition, l’éclosion de la chair prolixe du monde, là, tout contre notre joue, dans le cercle étroit de l’ombilic, dans le golfe de l’oreille où se joue la symphonie d’être, là dans l’angle de la conscience, cette dimension qui nous place au-devant de nous et nous dépose sur la rive accueillante de ce qui ne paraît qu’à être révélé, porté à son acmé, chauffé jusqu’à l’incandescence. Nous n’avons d’autre lieu où nous manifester qu’ici et maintenant face à ce ciel de corail, au bleu des nuages, au disque rouge du soleil, à sa trace hésitante dans l’eau, tout près de cette barque d’ombre avec laquelle se confondent deux silhouettes, peut-être celle du peintre, peut-être la nôtre.

Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

William Turner.

« Les plages de Calais ».

Source Wikipédia.

   

   « Impression, soleil couchant ». Nous sommes sur cette plage de Calais que l’or illumine de son étonnant ruissellement. Nous sommes ces personnages penchés dans la cueillette d’eux-mêmes, nous sommes le ciel, son marécage traversé d’agitations colorées, ce frémissement du nuage gris, cette encre légère bleu-cendrée, ce mince fil d’horizon qui unit les mondes plutôt qu’il ne les divise, cette eau à la teinte de tournesol qui nage vers nous avec ce bruit de métal en fusion. Nous sommes tout cela ou bien nous ne sommes rien car, jamais, nous ne nous absentons du monde. Nous sommes le monde.

   Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Chacun à sa façon, Alain Beauvois avec sa belle photographie « divinement illuminée », Monet avec la vibration de sa peinture impressionniste, Turner avec le tremblement si caractéristique de son pinceau, tous nous disent la beauté du monde, tous nous invitent à la contemplation de cette lumière aurorale-crépusculaire par laquelle nous sommes au monde poétiquement, cette lumière qui se lève au bord de l’épiderme et fait ses efflorescences jusque dans cette « chair du milieu » dont nous sommes tissés mais que trop souvent nous oublions ! Nous voulons être cela. Que cela !

Partager cet article
Repost0
23 mars 2024 6 23 /03 /mars /2024 08:55
Heureuse polysémie de la Photographie

Back to black…

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Posant tout juste nos yeux sur cette Photographie, nous savons d’emblée qu’elle nous questionnera bien au-delà des faits ordinaires. Il en va ainsi de toute Chose digne qu’on s’attarde sur son intime vérité. Toujours nous sommes alertés lorsque vient à l’encontre l’exacte beauté. Il y a comme un fil d’Ariane indéfectible qui nous relie à sa matière diaphane, à son langage silencieux, aux gracieuses arabesques qu’elle porte en son sein dont il nous est demandé de saisir le bel ordonnancement, de percevoir, à sa juste valeur, l’insondable harmonie. Ce que nous avons constamment à être dans notre tâche d’Hommes, des Découvreurs de nouveaux continents, des Explorateurs de terres vierges, alors seulement nous pourrons revendiquer une manière d’entièreté, laquelle s’opposera à notre naturelle fragmentation : une idée ici, un acte là, un amour ailleurs, une rencontre plus loin, et nous courons après nous sans jamais pouvoir nous rattraper, nous relier à quelque chose de consistant, de déterminé, de palpable. Cette belle Photographie, nous pouvons nous en approcher selon trois perspectives différentes et complémentaires : photographique, esthétique, existentielle. De cette triple vue doit nécessairement surgir un orient qui nous arrachera, au moins provisoirement, à nos tracas quotidiens, nous distraira de nos multiples et toujours renouvelés égarements.   

    

   Perspective photographique

    

   Il y a là une évidence de la présence. L’écume blanche du Ciel joue en contrepoint de la longue jetée noire, du portique rectangulaire contenant, en son cadre, la silhouette nettement dessinée d’une embarcation de pêche. Le tiers bas de l’image entretient un rapport équilibré avec son correspondant, ces deux tiers hauts qui sont comme son complément, ou plutôt, devrions nous dire, sa « complétude », exprimant en ceci, déjà, la projection existentielle qui viendra au juste moment de son énonciation. Ici, en tant que qualité iconique, c’est le souci géométrique qui se dégage avec netteté et détermine, en quelque sorte, tous les plans secondaires de l’image. Une opposition se donne en tant que nécessaire entre l’opalescence du fond et la venue à eux des autres thèmes de l’image : douce colline à l’horizon, passerelle au premier plan dont il a déjà été parlé. Une remarquable maîtrise de la profondeur de champ nous délivre avec précision tous les détails qui structurent notre vision : tout est net depuis un point zéro, un point d’origine, jusqu’à l’extrême limite de ce qui peut se lire tel un infini.

   L’exactitude est une des lois souveraines qui délimite le champ d’expression de cette mimèsis du réel dont nous sentons bien qu’elle se donne comme mesure idéale de tout ce qui fait sens, immédiatement, à la limite de nos yeux. Nous sommes d’emblée auprès des choses, pour ne pas dire « dans les choses », c’est-à-dire que l’authenticité nous rencontre sans même que nous ayons à en référer à quelque loi spatiale, à quelque concept qui tirerait d’une confusion initiale les prémisses d’une sémantique s’ouvrant à la lumière de la Raison. Il y a évidence. Il y a apodicticité. Nous sommes comblés, saturés de significations dont il n’est nul besoin de préciser les conditions de possibilité. La réponse du Photographe à une exigence éthique monte des profondeurs de l’image sans qu’il nous soit besoin d’en détailler l’itinéraire, d’en tracer les lignes selon lesquelles elle se donne à nous avec une rigueur toute « naturelle ». Mais la perspective photographique ne doit nullement dissimuler l’esthétique, seulement la préparer et constituer un début de révélation.

 

   Perspective esthétique

 

   Le ciel, ce ciel que, toujours l’on convoque au-dessus de nos têtes à la manière d’une eau lustrale, le voici largement déployé dans des teintes si douces, si ouatées, si soyeuses que nos rêves les plus intimes peuvent s’y révéler d’emblée. Å certains endroits un peu indéfinissables, c’est comme une vague traînée de poudre, la pulvérulence d’une cendre, peut-être un doux bourgeonnement de la lumière. Tout est si uni sous une bannière de flottement, une heureuse vacillation, un subtil ondoiement et, déjà, l’on ne s’appartient plus, l’on fait corps avec cette étrange substance et, déjà, notre peau est peau de l’image et, déjà, il n’y a plus de différence, seulement l’allure d’un poème donateur de joie. Alors, par degrés successifs inaperçus, on descend les degrés du ciel, tout entourés de vagues et précieuses nuées, on se dispose à se fondre dans cette ligne d’horizon à peine marquée, un songe venu à l’eau, un mot chuchoté par les lèvres de quelque Ondine inapparente, immense faveur d’être ici, une simple ligne oublieuse de son histoire, clignement de paupières d’un ineffable présent, plus présent que toute chose qui voudrait se dire dans la fierté, dans le tumulte, dans l’affirmation de soi.

Combien la douceur, l’évanescence

de la colline nous touchent,

pareilles à une peau féminine

ensemencée d’amour,

disposée à la caresse, à l’effleurement,

manière de grésil flottant

dans le ciel d’hiver.

Combien l’eau nous accueille

au sein de sa feuille blanche,

signe d’Homme parmi le signe

estompé des autres Hommes.

Il y a un grand calme à être là

et l’on sent cette longue sérénité,

cette ouverture souple du gris

se donnant selon des touches harmoniques

que l’on peine à nommer tellement

cette teinte est éphémère, passagère,

 identique à une pluie boréale :

gris d’Étain presque blanc ;

gris Argile presque Étain ;

blanc Albâtre presque gris ;

blanc Lunaire presque Albâtre,

une aimable confusion qui dit l’échange,

 l’accord, la convenance de se fondre

dans la fraternité du Tout,

à n’être plus qu’une vague

hypothèse à l’orée du Temps,

une présence sur le seuil de l’Heure,

simple surgissement dans la Seconde

qui est notre possession la plus réelle,

l’esquisse la plus affirmée

dans la chute irrémédiable des jours.

  

   Mais, ici, nous sentons bien qu’il y a changement de régime, que l’Esthétique se mue en Existentiel, que la Philosophie se substitue au Langage, que le Concept se donne en lieu et place de l’Émotion face à la Beauté.

 

   Perspective Existentielle

 

   Toute chose, par nature, existe dans la surface (c’est la perspective qu’elle nous offre d’un seul empan du regard), mais, aussi, existe dans la profondeur (ce sont ces signes discrets que nous cherchons à déchiffrer afin d’en détourer l’essence de manière satisfaisante). Donc le photographique et l’esthétique sont la peau de l’image, la chair ne se donnant que dans la perspective existentielle. Regardant à nouveau ce paysage, nous nous doutons bien que des sèmes, ici et là dispersés, sont encore à découvrir, à inventorier, à faire nôtres afin que, saturée, notre soif de connaissance parvienne à satiété. De ce portique haut levé dans le ciel, il faut faire retour amont, comme si le passé, dissimulé sous le voile blanc de la photographie, nous hélait, nous mettait en demeure de comprendre ce qui, ici, se trame et correspond aux fondements de notre Humaine Condition. Une telle invite à une archéologie mémorielle est entièrement contenue dans ces quelques mots :

 

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

   Mais nous nous intéresserons moins aux « Amoutous » qu’à ce fameux Mont Saint-Clair, lequel abrite le plus marin des cimetières, celui où repose le poète Paul Valéry. Alors, ici, comment ne pas évoquer son sublime poème, du moins son incipit, riche de significations multiples :

 

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »

 

   Par essence, le Poète ne vit que par procuration au milieu de ses semblables. En quelque manière le quotidien l’effraie en le destinant aux contingences de tous ordres. Poétiser suppose de se soustraire à sa condition terrestre, à s’élever vers « ce toit tranquille » qu’habite la paix des colombes portant en leur bec, le symbolique rameau d’olivier. « Midi le juste » ne nous fait-il penser à « l’heure du grand midi » nietzschéenne, cette heure du retournement où les hommes éprouveront la pensée en sa puissance affirmée, celle du retour éternel de toutes choses, lequel métamorphosera tout instant en éternité ? Ne serait-ce le même trajet que trace, pour nous, le Poète de Sète, à savoir en appeler au temps infini de « la mer, toujours recommencée », qui, tout bien considéré, est le temps sans temps des dieux, le temps sans temps de la Poésie ? Tout Poème abouti ne possède ni début, ni fin, il existe de toute éternité, ne fait signe qu’en direction de ce Temps Universel dont chacun de ses mots est tissé, pareil à un essaim doré d’abeilles butineuses de l’éther.

   En contrepoint de ce lyrisme poétique de haute volée, modestement et sur le mode gentiment ironique, « l’humble troubadour », Georges Brassens, tresse une couronne de lauriers simplement terrestre, au motif que « le Polisson de la chanson » passera son dernier repos au « cimetière des pauvres », face à l’étang de Thau, laissant à l’Académicien le privilège de hanter de sa haute figure le « cimetière des riches » :

 

« Déférence gardée envers Paul Valéry,

Moi, l'humble troubadour, sur lui je renchéris,

Le bon maître me le pardonne,

Et qu'au moins, si ses vers valent mieux que les miens,

Mon cimetière soit plus marin que le sien… »

 

   C’est, totalement, entièrement, dans cette « dialectique du Riche et du Pauvre », dans cette rencontre d’une poésie populaire, immédiate et d’une poésie intellectuelle que se situe le point de contact singulier de Valéry et de Brassens. Å la superbe de Valéry, à sa déclamation ostentatoire :

 

« J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! »

 

Brassens offre le dénuement de l’Insignifiant, humilité et simplicité réunies :

 

« Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon

Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson

Celles des titis, des grisettes… »

 

   Dans cet intervalle qui pourrait paraître ne jamais devoir être comblé, c’est bien plutôt deux styles « irréconciliables » mais complémentaires, deux facettes d’une même Poésie Universelle qui scintillent et, jamais ne s’effaceront. Car il semble bien qu’il n’y ait nul degré de valeur du Poème, seule la marque d’une vérité à l’œuvre, laquelle diffère bien évidemment selon les tempéraments et les tâches d’écriture des Poètes respectifs. De Prévert à Saint-John Perse, l’on pourra trouver la marche haute, mais la différence n’est pas de fond (la valeur en soi de la Poésie) seulement de forme (le visage singulier selon lequel le Poète façonne les mots afin de les porter au Poème).

 

Nous terminerons sur l’image d’une plume unique, d’une encre unique, trempées aux eaux vives et toujours renouvelées de la Mer, cette eau éternelle qui, jamais ne finit de battre :

 

« Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion

Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion

Et de ta plus belle écriture… »

 

   Le Lecteur, la Lectrice, Poètes eux-mêmes (chacun porte en soi ce prestige des mots), auront pour libre tâche de poursuivre à leur guise les paroles de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète ». Un voyage d’ici jouxtant un voyage outre-monde, premier et dernier lieu d’actualisation de la superbe Poésie. Tout mot s’inscrit, nécessairement, entre deux néants, celui qui nous précède, celui qui nous attend.

 

Hâtons-nous d’être Poètes

en ces temps crépusculaires,

seule la force du Langage

nous sauvera du naufrage.

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
26 janvier 2024 5 26 /01 /janvier /2024 09:05
Où sont les Hommes ?

Roadtrip Iberico…

Duna fosil de Los Escullos…

Cabo de Gata…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Le ciel est lisse, blanc tel un calice

Les nuages, infiniment, glissent

Fines écharpes à peine perceptibles

Ils vont, viennent, légères cibles

Que le Destin a désignées

Sous la figure de fumées

Ils n’ont de cesse de fuir

N’ont de cesse de pâlir

Au-devant d’eux vers les lointains

Là où plus rien ne demeure certain

Là où plus rien n’est à portée de main

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Le ciel est noir

Vaste éteignoir

Où s’abîme le fol espoir

Bientôt le Ciel descend

Dans des lames d’argent

Bientôt le Ciel fait silence

Immanente et pure indigence

Sa vaste parole s’éteint

Dans des touches de satin

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Ce qui d’abord paraît

Ce qui d’abord effraie

Le torturé, l’inadmissible

L’innommé, l’irrémissible

Cette gueule de Rochers

Cet ouvert à nous destiné

Abolition de notre vanité

Révocation de notre éternité

 

Ce qui d’abord, tragique

Nour rend aphasiques

Ce tumulte du sol

Ce surgissement

En plein vol

De ce qui, touchant

Au pur Néant

Nous réduira

Au lourd trépas

Ossuaires promis

Au plus grand mépris

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Les collines

Les dolines

Sous le vaste horizon

Plient sous le vent aquilon

Ne sont que mots usés

Sous le jour érodés

Figures d’absence

Sous la lumière dense

 

Et l’eau, que devient-elle

Elle la sempiternelle

Elle aux multiples lustrations

Elle aux infinies effusions

Elle est un désert

Elle est le nul offert

Une étole de ciment lisse

Une étoffe de basse-lisse

Une bure que le jour plisse

Elle la devenue muette

Elle la devenue fluette

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Alors que menacés

De ne plus rien compter

Au nombre des Vivants

Alors que troublés

De ne plus rien trouver

Qui soit réjouissant

Affûtant le noir de la pupille

Pareil au feu d’une escarbille

Voici que l’ombrée

Soudain effacée

De nos yeux

Se met à proférer

Des mots merveilleux

Des mots plein de grâce

Que plus rien n’efface

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Là, lové dans l’anse belle

Tel un essaim d’airelles

Un blanc Village nous sourit

Qui, au plus haut, nous réjouit

Une guirlande de maisons

Nichée en son exacte saison

Nous y devinons

Des corps pleins d’ardeur

Tissés de mille saveurs

Nous y voyons

Des esprits vifs

Tels des canifs

Nous y pressentons

Des âmes à foison

Des projets

Entremêlés

Å l’unisson

 

Voici les Hommes revenus

Nous les pensions

Å jamais perdus

Sous leurs multiples

Et belles onctions

Au bout du long périple

Nous voici enfin dévolus

Å notre Condition

Être en Raison

Partager cet article
Repost0
9 janvier 2024 2 09 /01 /janvier /2024 09:49
Nue plus que nue

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   On voit les choses. Mais les voit-on vraiment ? Les choses se donnent-elles en l’entièreté de leur être à l’aune de notre regard ? Du réel qui vient à nous, n’est-ce la part d’inaccompli, la part d’irrévélé qui nous posent question et nous métamorphosent en chercheurs de mystère ? Notre vision (ce luxe inouï !), parvient-elle à se combler, à se saturer, elle qui se voudrait universelle, qui demeure, la plupart du temps, bien singulière, circonscrite à l’orbe étroit de qui nous sommes ? Car, regardant le Monde, ne s’agit-il que de Nous ?  Je veux dire l’essai de préhension limité à notre Moi, circonscrit à l’aire étroite de notre Ego ? Notre propre esquisse est si démesurée qu’elle nous reconduit, le plus souvent, à une cécité quant à l’altérité. Comme si nous voulions être le centre et la périphérie d’un Univers, certes Majuscule, du moins le croyons-nous, mais si étroit, si limité !

 

Å peine une lentille d’eau

sur le miroir étincelant du lac,

à peine le cristal d’une goutte

vibrant à l’extrémité de la vague,

à peine l’envol d’un grain de sable

depuis la crête de la dune.

 

   Toujours nous interrogeons à défaut de le savoir. Toujours nous débordons le visible de l’auréole de l’invisible, toujours nous effaçons le connu sous le dais immense de l’inconnu. Cette manière de transitivité du regard, de glissement vers Soi hors de Soi est condition de possibilité même de notre existence. Car faire du Soi un simple Moi reviendrait tout simplement à gommer nos propres traits, à nous abstraire de notre silhouette, à connaître un territoire dévasté où même la plus infime graine ne connaîtrait plus sa faculté d’effectuation. Une coque si resserrée sur son amande, qu’il n’y aurait plus ni amande, ni coque, mais une terrible confusion hiéroglyphique.

   Mais il nous faut nous extraire de cette aporie, élargir le cercle, briser la tunique étroite de la chrysalide. Si le regard de Soi est quasi chimère, force nous est imposée de lui trouver de plus larges appuis, de passer du point focal de la myose à celui, extra focal, largement dimensionnel, de la mydriase. Faire de la pure localité le prétexte à surgir à même la globalité, à entamer le chemin en direction d’une hypothétique Totalité. Faire en sorte que ce qui paraît, loin de se réduire à son évidence, nous ouvre les fontanelles de l’imaginaire, autrement dit pose les fondements de ce qui, par nature, nous fait défaut, cette « part manquante » qui se nomme indifféremment « angoisse », « mélancolie », « solitude », toutes inclinations qui délimitent le site chaotique de ce qu’il est convenu de nommer « vague à l’âme » dont nul ne pourrait dresser le portrait qu’à se mettre soi-même en danger d’aborder l’inabordable. Certes, lorsque nous nous risquons dans ce qui, par définition, nous est étranger, il est bien normal que cette étrangeté diffuse en nous, projette ses lianes, nous corsète de ses ligaments, fasse de notre liberté un genre de toile faseyant au large de Soi dans une manière d’inconsistance originaire.   

    Mais nul ne peut demeurer longtemps dans cette position inconfortable, dans cette attitude de scission, un pied dans l’adret lumineux, l’autre pied immergé dans l’ombre de l’ubac. Il nous revient donc de partir de la confrontation initiale de Présence/Absence et de faire émerger un Sens là où il devient possible d’en discerner les linéaments, d’en découvrir les rhizomes. Gloser abstraitement ne nous conduirait qu’au trouble et à l’embarras. Å l’image de nous dire ce dont elle a le secret.  Car, si elle s’absente de nous, c’est de nous seulement que pourra se donner son déchiffrement. Elle-qui-est-de-dos, nous la nommerons « Présence », tout-ce-qui-n’est-pas-elle, nous le nommerons « Absence », essayant d’instaurer entre ces deux entités un dialogue, de faire fonctionner un jeu. Tout ceci, bien évidemment étant de nature dialectique, confluence des opposés ; éclairement, l’un par l’autre, des contraires. Une Épiphanie appelant en retour un Voilement.  

   Dire l’image en son saisissement premier qui, aussi bien et immédiatement, est saisissement de qui nous sommes au contact de l’étrange, cette réalité qui ondoie à l’horizon et menace, toujours, de nous échapper. La pièce (une salle de café, peut-être ?) est plongée dans une sorte de demi-obscurité où le noir domine. Ce noir joue en présence d’autres noirs : noir de la croisée, noir de la robe en laquelle se glisse la blanche anatomie de Présence. Puis le blanc de la tasse posée sur la table, puis un blanc diffus venu du dehors. Puis un gris intervallaire qui dessine la brume d’une illisible fiction. Alors, sommes-nous plus avancés dans notre recherche de Sens, dans la délimitation d’une possible Vérité ? Nullement car nous avons obéré l’essentiel qui tel le chiffre de la pièce de monnaie se situe sur son revers, face cachée de la Lune, si vous préférez. En cet instant de notre investigation, nous avons les matières brutes, le plomb, l’étain, nullement l’airain, nullement l’or alchimique qui résultent du long processus de leur subtile métamorphose. Et ceci au motif que nous nous laissons hypnotiser par le doux profil de Présence alors que, d’une manière plus subliminale, c’est hors d’elle que se trouve la réponse à nos interrogations.

   Elle, Présence, qui emplit la totalité du cadre de notre attention, cheveux platine cascadant sur sa chair d’écume, quelques reflets cendrés s’y laissent deviner, main clairement découpée qui entoure son bras gauche, tous ces détails ne sont que pure diversion, l’essentiel se dissimule ailleurs, « hors cadre » si je puis dire. Présence n’est pas à elle mais à ce qui n’est pas elle, qui est à sa périphérie, sa propre configuration dimensionnelle, son espace ontologique, sa chair la plus palpable. La présence de Présence (oui, tautologie !), est pure Absence à Soi. Qu’est donc, pour elle, son corps de chair, si ce n’est de la matière parmi la confluence d’autres matières ? D’une façon tout à fait étonnante, il nous faut l’admettre, Présence n’est elle-même que dans l’orbe exact de son Absence, ce qui se traduit par l’axiome suivant :

 

PRÉSENCE = ABSENCE

 

   Certes c’est illogique, certes cela contredit le souverain Principe de Raison et le Principe de non-contradiction qui lui est attaché. Mais la vie n’est nullement une équation. Mais l’existence n'est nullement un théorème dont, à l’avance, on aurait fixé la finalité, établi les déductions, décrété l’enchaînement des causes et des conséquences.  Nous sommes moins surpris par la vie que la vie n’est surprise de Soi, saltos et revirements, sauts de carpes et figures de style mouvantes, diaprées. Jamais là où on l’attendrait, toujours en-deçà, toujours au-delà. Imprévision souveraine qui la rend attachante, qui la rend émouvante, pulsatille, tragique. Alors qu’en est-il de cette fameuse Absence dont la prétendue consistance détoure Présence à la manière d’une aura existentielle l’assurant de qui elle est ? Eh bien, comme en bien des cas, Vérité de Sable dont chaque grain qui lui est arraché remet en question la solidité de l’édifice.

   Absence : les hypothèses seraient faciles autant que fallacieuses, absence de l’Amie confidente, absence de l’Amant dispensateur de joie, absence toujours postulée d’un Existant, d’une Existante, inévitables figures humaines tels un tremblement, une irisation de Soi, un écho, une répétition de qui l’on est. Mais ceci est trop contingent, mais ceci pêche de « couler de source ». Toujours une Altérité fugue, s’esquive, se dissimule au large de Soi et l’âme pleure doucement de cette disparition, de ce deuil qui est nulle effectuation, de cette trahison.

 

Seule à Seule,

alors Grande

 est la Solitude

 

   « Nue plus que nue » prévient le titre en forme d’énigme. Il veut simplement signifier que Présence face à Soi et uniquement face à Soi, connaît l’immensité, la terrible vacuité de sa nudité. Plus aucune vêture où dissimuler sa peine. Plus le moindre linge où abriter son propre désarroi. Ce dont cette belle image témoigne avec la plus parfaite rigueur, c’est du sentiment infini de l’Absurde qui nous étreint dès l’instant où, derrière notre ennui substantiel, nous ne pouvons ni placer un nom, ni évoquer un événement qui en tisseraient la toile flaccide, atone, dont les mailles ne tiennent plus qu’à l’aune d’une respiration, d’un battement de cœur, nullement d’une volonté assurée de son chemin de lumière. Angoisse du Rien qui est bien la pire que l’on puisse imaginer.

   Cette insignifiance fondamentale, cette fluctuante indécision, cette versatilité de l’instant sont l’image tangible de l’intangible temporel,

 

ce temps du Passé dont

nous n’étreignons plus

 que de rares lambeaux,

ce temps du Futur

qui peine à figurer

 sous quelque projet

que ce soit,

ce Présent qui s’effrite

à même sa venue.

 

Toute Présence est

continûment et

irrémédiablement

Absence.

Seulement de ceci

sommes-nous assurés !

Nous ne bâtissons que

des Cathédrales de sable.

Elle, Présence le sait encore

plus tragiquement du

haut de sa beauté.

Le Vide est profond

qui appelle

et jamais ne s’épuise

dans son appel.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
9 décembre 2023 6 09 /12 /décembre /2023 09:26
Ligne médiane : ouverture du sens

Roadtrip Iberico…

Playa Torre Garcia…

Almeria…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Parfois, découvrir la réalité d’une chose en son essence nécessite le processus inverse de toute connaissance, à savoir chercher ce qu’elle n’est pas (voie négative) afin que, se révélant à nous, (voie positive) nous ne laissions rien dans l’ombre de qui elle est, que nous en saisissions la nature avec le plus d’exactitude possible. Alors, ici, il s’agit, dans un premier temps, de déstructurer l’image, de la mettre en péril, de la conduire sur les rives d’un non-sens, rives à partir desquelles une nécessité logique s’imposera de soi : qu’elle vienne à nous, dépouillée de ses manques, de ses artifices, de ses illusions, dans la lumière la plus vive qui soit. Abandonnant son langage confus, elle se donnera au plein de sa sémantique, se disant selon ses polarités essentielles.

   Donc le négatif : le ciel, tout là-haut, est une claire confusion de ce qui est, nullement une affirmation, bien plutôt un retrait dans une pellicule invisible qu’à tout moment l’éther pourrait reprendre en lui, lui ôtant toute possibilité d’existence. Nuages (mais est-ce bien de ceci dont il s’agit ?) à la dérive, formes cotonneuses, si peu assurées d’elles-mêmes, à la limite d’une soudaine évanescence. Et cette blanche déchirure qui nous conduit à la lisière d’une cécité. Déchirure couleur de notre sclérotique de porcelaine, laquelle connaît de fines brisures sous les coups de boutoir de la trop vive lumière. Et ce noir dense, ce noir infranchissable comme si, le jour boulotté, jamais ne devait paraître. Impossible synthèse de cette représentation où chaque objet vit sa vie propre, où l’autarcie est la seule règle animant les « relations » (ou plutôt les non-relations). Et ce bateau de pêche abandonné à son propre sort, n’est-il la simple métaphore d’un constant chaos qui affecterait les éléments dispersés du paysage ?  Chaque élément en soi pour soi, dans la plus grande des vanités possibles.

 

Plus de langage.

Plus de mot.

Plus de souffle.

 

    « Nature Morte », cette expression aurait-elle pu rencontrer meilleure mise en scène ? Tout, ici, est figé dans une manière de glu éternelle si bien que la finitude, la terrible finitude sue de tous les pores de l’image dont la vision pourrait vite devenir insoutenable si, tout au fond de notre conscience, de façon totalement dialectique, ne se trouvait ce genre de tremplin qui, par le simple effet d’une négativité en acte, renversait l’image pour n’en faire saillir que le côté lumineux, l’adret exposé aux mille rayons de lumière du jour à venir.

   Donc le positif : comment ne pas voir, qu’ici, les choses ont une amitié entre elles, qu’elles sont en relation de voisinage, sans pour autant perdre leur coefficient de liberté ? Qu’ici tout se relie sous la notion unifiante, osmotique, de liens indéfectibles, si bien que rien ne pourrait exister qui ferait l’économie de la présence contiguë. De la présence se donnant comme le complément de toute autre présence.

 

Le ciel est pour le nuage,

le nuage pour la ligne d’horizon,

la ligne d’horizon pour le bateau,

le bateau pour l’eau noire

qui le tient en équilibre.

 

   Tout va de soi en l’autre soi qui l’attend et le recueille comme sa partie nécessaire, satellite accompagnant sa planète, vivant dans son ombre, sous sa protection. Mutuelles existences, l’une est tissée de l’autre, l’autre est tissée de l’une. De toute éternité, attendant seulement l’éclosion de leur propre temporalité, les choses demeuraient en leur recueil, chacune attentive à l’autre, merveilleux fragments d’un puzzle qui est totalité d’un sens excédant chacun de ses moments particuliers. Ici, une sorte d’immuable, d’universel sont atteints, comme si cette photographie pouvait jouer à titre d’archétype pour toute autre photographie donatrice de ciel, d’horizon, de bateau, d’eau. Une façon de mise en vue du réel irremplaçable au seul motif que ce réel contient tout, à la manière d’un microcosme appelant, justifiant d’autres microcosmes. Une logique du sens en laquelle toute image approchante viendrait trouver son site et son repos.

 

Arrivée au port, dans

l’anse accueillante et maternelle

 et nourricière et donatrice

 du pur bonheur d’avoir trouvé

une exactitude, donc une vérité.

  

   Vérité : le ciel, ce ciel qui vient à nous dans la confiance, ce ciel barré de noir tout en haut, s’éclaircit dans sa descente, manière de clairière lumineuse hissée bien au-dessus du souci des Mortels. Blanche et grise clarté d’où se lèvent, tel un lichen vert-de-gris dans le clair-obscur d’un sous-bois, les flocons des nuages, ils dérivent si lentement qu’on les croirait tissés de ces instants essentiels où la feuille d’automne, suspendue à sa nature, médite longuement avant de consentir à tomber, à rejoindre ce sol d’humus qui, depuis toujours, l’attend comme sa propre fécondation. Puis ciel qui noircit dans son inquiétude de rejoindre la terre, ce lourd fardeau que les Hommes traînent derrière eux, à la façon d’un boulet. Noire substance qui rencontre la blanche, l’écumeuse, la virginale.

   « Ligne médiane : ouverture du sens » propose le titre. Parmi les sens pluriels du haut ciel, du flottement des nuages, de la dalle d’eau noire, cette bande de sable blanc est la médiatrice qui, en un seul lieu, rassemble les sèmes épars de l’image, attise leur retrait, focalise la vision des Voyeurs, cette bande est l’opérateur des signes, cette bande est le verbe de la phrase autour duquel gravitent tous les prédicats semés ici et là, aimantés, fascinés par ce pur faisceau de joie qui est aussi l’efflorescence de la liberté, de la vérité souvent inaperçues, au motif qu’un travail du concept est le préalable à toute compréhension de ce qui git-là et ne demande qu’à être dévoilé, c’est-à-dire pris dans les mailles de notre questionnement qui est, bien évidemment, interrogation de Soi en relation avec ce vaste Monde énigmatique, ce hiéroglyphe qui nous met en demeure d’en deviner, d’en subodorer la face cachée, latente, toujours disponible aux yeux des Curieux et des Chercheurs d’or.

   Cette photographie est précieuse en ce sens qu’elle est l’exacte mise en forme du fascinant Principe de Raison. Tout s’y ordonne selon la belle rigueur d’un cosmos. Les Noirs, les Gris, les Blancs jouent selon une harmonie parfaite dans une économie qui signe leur singulière, leur irremplaçable valeur. Chaque tonalité se développe selon son propre gradient mais toujours dans le respect de l’autre tonalité qui lui est adjacente et l’accomplit, s’accomplissant elle-même en cette relation affinitaire. La ligne blanche constitue l’axe à partit duquel chaque chose se connaît en son essence la plus profonde. C’est elle qui guide l’image, la met en fonctionnement, elle est le convertisseur de chaque présence séparée dont elle assure le lien, la venue au Monde précise comme s’il y avait des relations de causes et de conséquences des parties se fondant en un Tout qui, seul, est la Vérité réalisée jusqu’en sa plus effective faveur.

   Et cette subtile convergence des éléments entre eux guide infailliblement le regard des Observateurs sur cette sublime épave qui, paradoxalement et heureusement, se donne en tant que la réalité la plus vive qui soit, notre conscience s’y attache comme à un môle qui pourrait bien nous sauver, au moins provisoirement, du naufrage. De telles images hanteront longtemps les coursives de notre mémoire, jamais ne s’en exonéreront car il est de la nature de la Beauté de creuser sa niche au plein de notre chair, de la féconder longuement afin que, d’une manière certainement inconsciente, nous puissions en prélever le doux pollen, le projeter ici,

 

sur ce visage d’une Inconnue,

là sur le rivage où flotte la mousse d’une écume,

là encore sur le blanc tremblement des bouleaux

dans l’air givré des latitudes boréales.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher