Back to black
La roselière...
Vendres...
Photographie : Hervé Baïs
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Avant même de se porter en direction de la Roselière de Vendres, convient-il de prendre de la hauteur, au sens propre, de gagner ce magnifique Massif des Albères d’où re révèle un étonnant panorama semi-circulaire, un peu comme si la vaste Plaine du Roussillon vous appartenait en entier, sans partage. Une manière de point de vue macroscopique, en lequel, par une sorte d’écho, se réverbèrera le singulier biotope microscopique du Peuple des Roseaux. Il faut quitter Collioures, serpenter au milieu des vignes en terrasses et, par une côte en lacets étroits, gagner la crête sur laquelle se détache, sorte d’hiératique figure, la haute Tour de la Massane. Cette tour à signaux du XIII° siècle est belle dans son austérité, elle s’affirme à la proue du massif, circulaire, taillée dans de gros moellons de pierre grise, avec ses étroites meurtrières à la base, ses trous dans la bâtisse, son sommet dentelé, vestige d’une ancienne splendeur. Longtemps il faut apprivoiser son regard à la dimension de la vastitude, accommoder et plisser ses yeux afin que la brume à l’horizon consente enfin à délivrer ses richesses. Loin, là-bas, le tapis immobile de la « Grande Bleue ». Loin, là-bas, la chute des Albères en direction de la Péninsule, vers Cerbère, puis Llança, El Port de la Selva, Cadaquès, la fabuleuse Espagne.
Loin, là-bas, dans une espèce de fourmillement, le troupeau des maisons blanches de Vendres ; loin là-bas, genre de répondant de l’écrin singulier des Albères, un genre de clapotis couleur de terre, troué de mares d’eau, miroitement d’un lac et le frémissement presque inaperçu de la végétation des Roselières. Pur bonheur que de rencontrer tout ceci dans un espace si resserré, si assemblé, que sa variété n’est que le reflet de son unité, du don qu’elle nous fait, qui nous rassure et nous émeut. Tout, ici, est si naturel, si immédiatement donné ! Il faut gagner la zone marécageuse en passant près du vestige d’une villa Romaine, dite « Temple de Vénus » dont les « murs en petit appareil de calcaire coquiller local, liés au mortier de chaux et matériaux d’importance signent le luxe de la décoration. » Aujourd’hui, il ne demeure, de la magnificence passée, que quelques murs ruinés de pierre blanche, le chapiteau d’une colonne, quelques minces fûts de calcaire, tout juste de quoi alimenter le phosphore de l’imaginaire.
Mais rien ne nous sera plus précieux, dans cette découverte, que de commenter cette belle photographie en noir et blanc, due, comme toujours, à l’art du paysage d’Hervé Baïs. Le ciel est si peu un ciel, un genre de lagune, avec ses courants lents, ses méandres paresseux, ses remous à peine affirmés, ses semis d’euphorbes claires, le brouillard jaune et vert de ses luzernes, les corolles blanches de ses cakiliers. Les roseaux sont si peu marins, avec leur allure de Tramontane, leurs bourgeonnements de nuages lenticulaires, la dentelle de leurs cirrus, les boules de leurs cumulus. Ce que veulent exprimer ces rapides métaphores, la fluence d’un élément en l’autre, l’amitié des choses, les « affinités électives » qui assemblent en un seul lieu, en un seul instant, des peuples que l’on croirait différents, alors qu’ils ne sont, à l’évidence, que la simple phénoménalité d’une Nature qui, elle est Unique, profondément Unique. Mais il faut reprendre l’évocation et la porter plus avant, au risque de diviser l’indivisible, de fragmenter ce qui ne peut l’être, de réduire selon les catégories la belle harmonie ontologique.
Le ciel est cette mince bande, ce passage discret (souhaite-t-il se faire oublier ?), cette à peine énonciation dont, seuls les Poètes, ont à connaître. De fins nuages en sont les passagers clandestins, ils ne s’attardent guère, leur voyage est au long cours. Au milieu d’eux, la lumière se fraie un chemin tissé de silence, elle tutoie ce beau gris Souris, lui dont le secret est la pure élégance. Et la ligne d’horizon est ce mince fil noir qui court d’un bord à l’autre sans alerter qui que ce soit. Il paraît être là de toute éternité, assuré de son destin, lui qui est le médiateur des choses célestes et des choses terrestres. Il est une pointe avancée, un élément de liaison, un intervalle entre deux mots d’où naît l’incomparable nature du Sens.
Signifier : voici la tâche assemblante de l’Horizon,
voici la tâche essentielle et immémoriale de l’Homme.
C’est bien en quête de significations vers quoi pointe l’interrogation de notre conscience, sans doute n’y a-t-il de secret si aisément accessible.
Et les Roseaux, le Peuple admirable des Roseaux, il faut lui ménager une place de choix, dire le visible et, aussi bien l’invisible qu’il recèle en lui afin que, connaissant l’avers et le revers de sa nature, nous puissions en sonder la profondeur. Ils sont là, dans la claire et discrète effusion de leur être. Ils sont traversés de vent, comme les Hommes et les Femmes sont traversés d’amour. Ils sont doucement inclinés et leur fin tropisme semble vouloir indiquer le lieu même de leur provenance, cette mesure strictement orientale, nette, sans équivoque, qui s’oppose au versant brumeux, opaque de leur chute hespérique. Une Vérité s’allume, loin là-bas, qu’un mensonge (nous en sommes coutumiers) rabat dans les fosses carolines des approximations, des dissimulations, des compromissions.
Ce Peuple est beau, lui qui fait ses taches de lumière parmi la simple agitation de la sansouïre, on dirait des lacs communiquant entre eux, nullement dans l’exposition, seulement de façon racinaire, rhizomatique, comme si tout ne pouvait signifier qu’à l’aune du retrait, de la discrétion. C’est ainsi, le Peuple des Marais est un peuple libre de soi, allant à l’aventure, d’un côté ou de l’autre, intimement mêlé au milieu qui l’accueille, près du ciel léger, près du remuement presque inaperçu des massettes, que l’on nomme aussi, poétiquement, « roseau-de-la-passion », métaphore qui ferait craindre l’éparpillement, la vivacité, la turgescence incontrôlée. Or, il n’en est rien, les roseaux sont de nature modeste, intimement réservés, habitués qu’ils sont aux clartés lagunaires de plomb et d’étain. En leur constant et doux balancement, se laisse deviner la modestie de la Pie-grièche à poitrine rose, se laisse entendre le son mystérieux de la corne de brume du butor étoilé. C’est, parfois, le cri de gorge du Blongios nain qui sourd d’entre les tiges assemblées. Parfois l’envol blanc de l’aigrette garzette au-dessus des nuages des massettes brunes. Parfois le cri suraigu, manière de scie musicale, du sterne pierregarin.
Oui, les roseaux chantent au rythme des oiseaux migrateurs, cigognes et canards, mais aussi sous la caresse amicale et salée du vent Marin ou bien sous les coups de boutoir de la rapide et tranchante Tramontane. Et, comment ne pas deviner, sous la surface argentée du Lac, au milieu de l’enchevêtrement des tiges, le long glissement des anguilles noires, on les dirait de simples métamorphoses du limon qui tapisse le fond, un prolongement, si l’on veut. Et puis, perçoit-on, auprès de ces arbres mincement levés de la houle de la roselière, toute cette multitude inapparente, ce foisonnement discret, la disposition en étoiles des minuscules archées, l’agitation vert-Menthe de la bette maritime, est-on touché de la vacillation souple des algues, genres de cerfs-volants aquatiques ? Ce que nous laisse deviner cette belle photographie, dans la profondeur de ses sels d’argent, une géographie de mangrove dans la belle complexité qui anime la luxuriance de ses invisibles profondeurs.
Nous ne sommes, nous les Voyeurs, nullement immobiles, passifs devant cette beauté à « fleurets mouchetés » et ondoyante de la Roselière, loin s’en faut. Cela bouge en nous, cela chante en nous, cela fait sa forêt de sombres palétuviers, sa litière de feuilles mortes, ses sinuosités d’eau verdâtre, ses courants ascendants et descendants, son lent bruissement de joncs sous la ligne de flottaison de notre regard. C’est ceci, une photographie juste, une image énoncée en vérité, elle nous prend au centre du corps, et vrille en nous mille impressions jusqu’ici inexprimées, latentes, lesquelles ne demandaient qu’à être mobilisées.
Regarder cette image, c’est être Soi et gagner de la profondeur, être scirpe, échasse blanche, héron pourpré, jonc, salicorne. C’est se placer à l’exact milieu de la faveur unique de la sansouïre et y demeurer, loin encore du temps de la première sensation, y tisser ces minces filaments qui, de l’autre de l’image à qui nous sommes en notre for intérieur, font se tendre ce fil d’Ariane ininterrompu garant d’une joie qui demeure et, toujours se réactive à l’endroit singulier de sa source plénière. La Roselière est à nous ce qu’est le pollen au Printemps, une annonce, un mystère, le début d’une aventure qui n’aura nulle fin si, inquiets du destin des Choses, nous savons correctement en interroger la pulpe intime, la mince effectuation, nous frayer un chemin en direction de leur attente. Oui car nous sommes attendus, tout conne nous attendons. La vie est une conque habitée des multiples échos qui nous ont traversés, de ceux qui verront bientôt le jour. Toute Chose est là qui ne souhaite qu’être saisie !