bed of flowers
with Esther
©️jidb
feb2024
Judith in den Bosch
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« Seule parmi les fleurs », voici la première expression qui m’est venue, vous découvrant, agenouillée sur votre tapis (est-il de prière, de méditation, de pénitence ?), jambes repliées, dos bien droit (est-il la marque de votre sérieux ?), petite poitrine cambrée vers l’avant (est-elle la sentinelle de votre volupté ?), tête…mais, oui, tête… absente de la scène (est-elle le signe d’une perte provisoire de votre lucidité ?). « Seule parmi les fleurs », « seule parmi les fleurs » comme une douce antienne en moi doucement articulée, un mince arpège, genre de déploiement discret, de signaux lumineux placés au seuil de ma conscience, ils teignent ma tête de bien étranges couleurs. Et puis, dans cette première approche de vous, il m’est quasiment impossible de démêler ce qui de vous, la Réelle Incarnée, me touche ; ce qui, des Fleurs qui vous visitent, m’émeut au plus haut point. Sachez-le, parfois ce qui se donne à nous au motif d’une évidente simplicité, recouvre en vérité une multiple condition qui nous égare de Qui-est-regardée, de Soi dont la vue se trouble au contact de cette subtile irisation des choses du commun et du vraisemblable.
Il y a une sorte de magie, sinon de sorcellerie qui enroulent leur lai, tel le chèvrefeuille, tout autour de nos perceptions et, dès lors, nous ne sommes plus que d’étranges phénomènes à la conquête d’aussi étranges phénomènes. Une manière de redoublement, si vous voulez, de présence en abyme, coagulation intime des Soi qui ne se font plus face mais sont si imbriqués l’un en l’autre, qu’il n’y a plus de frontière, plus d’intervalle, plus d’espace libre entre Qui-l’on-est et cette Mystérieuse Altérité devenue familière, fragment de sa propre identité, genre de confusionnel qui, loin d’être rejetés, tapissent notre chair de mille sensations heureuses, nous ne pourrions nous en séparer que dans l’irrémissible fond d’une perte, d’un deuil. Mais il me faut laisser cette évocation mélancolique et trouver, dans votre soudain affleurement, bien des motifs de satisfaction, à moins que, versé sous votre charme, je ne puisse qu’être aliéné par la fascination que vous exercez sur moi depuis que, votre découverte ayant eu lieu, c’est mon alphabet personnel, mon lexique singulier qui se trouvent chamboulés, signes à peine reconnaissables dans la brume perlante du jour.
Je ne sais, mais vous êtes une unité, un corps ne pouvant être dissocié de l’écrin en lequel il repose. Vous observant à la dérobée (pour mieux me tromper, pour dissimuler mon trouble ?), c’est une véritable hampe florale que je découvre ne sachant quel nom lui donner parmi la profusion du végétal partout présente. Et me voici décontenancé, vous nommant en des termes étranges :
Cœur de Marie et vous baignez
dans un rose pastel du plus bel effet.
Impatiens Psittacina et votre
impatience de perroquet
prenant son envol devient la mienne.
Ophrys bomybliflora et c’est le corps
duveteux du bourdon qui vient à moi.
Psychotria Elata et c’est votre bouche
fardée de rouge qui me sourit.
Phalaenopsis et ce sont vos ailes de papillon,
striées de parme, qui me ravissent.
Anguloa Uniflora et je vous vois, innocent
nourrisson couché dans son berceau.
Habenaria Grandifloriformis
et vous êtes un Ange de blanc
vêtu aux bras si fins,
on dirait des fils de la Vierge.
Enfin je vous vois Orchidée-Tigre et c’est bien cette dernière image dont la persistance rétinienne en même temps que la subsistance obstinée s’éclairent en moi, font leur flux invasif de marée dont, bientôt, vous ne tarderez à comprendre l’urgence qu’ils creusent dans ma propre psyché. Oui, c’est bien ceci, vous êtes une Orchidée, et sans doute le savez-vous, le langage des fleurs vous attribue la ferveur, cet « état d'âme passionné d'une personne qui éprouve ardeur et zèle religieux », tel que le définit le dictionnaire. Et, à propos de cet état d’âme (cette inclination passionnelle dont nul ne peut prétendre être le maître), me reviennent en mémoire quelques phrases de Gide extraites des « Faux-monnayeurs » :
« Je repensai soudain à mon éveil religieux et à mes premières ferveurs ; à Laura et à cette école du dimanche où nous nous retrouvions, moniteurs tous deux, pleins de zèle et discernant mal, dans cette ardeur qui consumait en nous tout l'impur, ce qui appartenait à l'autre et ce qui revenait à Dieu. »
Seriez-vous cette Laura, femme adultère ne trouvant sa place ni auprès de son ancien Amant, ni auprès de son Mari, personnage un peu falot, sans grande prétention existentielle ? Seriez-vous le lieu d’une sexualité débordée et le siège d’une indistinction, la vibration de quelque flou dans l’horizon morne des jours ?
Mais, bien plutôt que de vous imaginer personnage de roman, il me faut consentir à vous immoler, en quelque sorte, dans l’incandescence toujours vive de mes fantasmes, ceux-ci sont ma croix dès que je croise une silhouette féminine telle que la vôtre :
une énigme, un secret,
une pure gemme dissimulée
dans son lit de noir humus.
Certes, Vous-la-Lointaine ne pourrez me suivre en imagination et je souhaite seulement vous offrir quelques fleurs simples issues du bouquet complexe, serré, de mes plus vifs désirs. J’imagine votre cou pareil à ces cols d’amphores anciennes, couleur de terre cuite, cette sublime teinte oscillant entre Auréolin et Nankin, une nuance pour l’âme, certes, nullement pour le corps à la trop variable texture.
Et votre poitrine, ces deux éminences souples, ces minces monticules ourlés, en leur extrémité, de deux discrètes aréoles, elles ont la saveur d’une croûte brûlée. Et la vallée qui descend le long de votre buste, j’y perçois quelques ondulations de fins Tamaris, quelques bruissement légers, délicatesse de graminées : flottement bleu-pâle des Carex, pulvérulence de pollen de la Canche, dispersion blanche de la Fétuque, évanescence de la douce Stipa.
Et votre ombilic, cette prudence de grain de café, cette Prunelle saisie au sein de la haie sauvage, cette Myrtille au suc généreux, ces petites pommes rouges des Cénelles, ce bleu intense, profond de la baie de Sureau, ces minuscules soleils des Gojis, cette floraison blanche étoilée des Amélanchiers. Savez-vous, je ne me lasserai jamais d’évoquer ces petits prodiges de la Nature, d’en détailler la secrète anatomie.
Et votre Mont de Vénus, cette émouvante dune parcourue du flottement aérien des oyats, chacun voudrait s’y perdre et n’y plus voir le jour que tamisé, lame discrète en clair-obscur, grains de lumière grise courant à fleur de peau, à fleur de sexe. Et le précieux de votre sexe, cette amande incisée d’une somptueuse dépression, cette Orchidée (oui, la voilà revenue cette mystérieuse Orchidée) dont, déjà et depuis toujours, les mérites ont été vantés à profusion :
beauté insigne,
feu de la sensualité,
conque d’amour,
fontaine d’ambroisie,
tellurisme de la passion,
rayonnement du plaisir,
effusion de la ferveur.
Oui mais aussi image de la Mort, de la Souveraine Mort dont celle que l’on nomme « Petite Mort » n’est que le préambule, l’introduction, la préface d’une histoire dont l’épilogue, depuis toujours, est tracé dans le derme compact de l’exister.
Non, nul ne ressort indemne de la corolle ourlée de votre fleur, ces pétales doucement carminés qui pourraient avoir pour écrin la coquille nacrée d’écume de l’huître, cet infini tremblement à l’orée de l’heure, non nul ne connaît l’indemne après cette épreuve qui est événement primordial, ni le Petit Enfant issu de sa nuit, de votre nuit matricielle, ni l’Amant porté au plus haut de son être qui vit son éviction identique à ces cercles de l’Enfer magnifiquement évoqués par le génie de Dante.
Sortir de l’amour charnel
c’est entrer en pénitence,
vêtir son corps d’habits sacrificiels,
connaître le dur érémitisme
au sein même de la foule
bariolée du Carnaval
qui exulte et fait bondir les
fusées dionysiaques de la joie.
Sortir de l’amour c’est entrer au Carmel,
se cloîtrer dans sa cellule blanche,
contempler le mur vide tel
une haute et inaccessible falaise,
se mortifier, pratiquer l’expiation
comme on respire,
se flageller l’esprit,
faire de son âme
le reposoir mystique
d’un horizon dévasté.
Certes, sans doute, Vous-la-Distante me direz-vous que le geste d’amour est une inclination particulière de la psyché, que la chair n’est que de surcroît, que la transcendance de l’acte vaut plus que l’acte lui-même. Oui, mais si vous vous exprimez ainsi (je ne puis le croire), c’est en raison d’une entreprise d’amour que vous n’avez connue qu’inaboutie, qu’inexaucée, c’est être demeurée sur l’écorce à défaut d’en avoir pénétré le suc limpide, d’en avoir éprouvé la délicatesse de soie qui est aussi, par simple souci d’homonymie, attention à Soi, ouverture en Soi d’une brèche de lumière dont, jamais, l’éclat ne se referme.
Mais je n’avancerai guère plus avant dans mon argumentation. Ce qui, dès cet instant, me convoque, le geste littéraire de la réminiscence et l’appel à son Serviteur le plus talentueux, vous aurez compris que je parle du très génial Proust. Nul, depuis, n’a fait mieux. Il est des choses qu’il faut savoir reconnaître afin de ne nullement chuter dans le fond laborieux de la mauvaise foi. Oui, la simple vue que j’ai de votre image me propulse immédiatement en terre de Combray, du côté de chez Swann, de Guermantes, à Balbec, à Paris, à Venise, marchant sur des pavés mal équarris, apercevant des arbres depuis les vitres du train, revivifiant le goût singulier des Petites Madeleines, peu importe l’événement fondateur, c’est bien son vif souvenir qui persiste, féconde le temps présent qu’un passé fait resurgir dans toute l’intensité de sa pure beauté. Vous êtes un peu, à votre insu, quelque chose comme mon Temps Retrouvé, mon temps multiplié, agrandi, cette sensation de vivre, nullement à l’intérieur de Soi, mais sur ses propres entours et bien au-delà !
J’ai évoqué beaucoup de noms de fleurs et j’en pourrais citer des milliers d’autres tellement cette robe seyante, fleurdelysée en contient de formes qui pourraient s’accomplir selon la famille attachante des lianes :
le rouge sang de la Vigne vierge,
les étoiles à trois branches du Lierre,
les grappes mauves de la Glycine,
le large étoilement blanc de la passiflore,
les cônes verts du Houblon,
les calices bleu azur des Ipomées,
les étamines rouges de la belle Clématite.
Toutes ces lianes, malgré l’idée du lien en elles contenu, je n’en retiendrai que la rapide fragrance leur préférant la modestie du bleu mémoriel des délicats Myosotis dont la légende nous dit la prière du Chevalier à sa Dame, ce « Ne m’oubliez pas », que l’anglais traduit en «Forget-me-not », l’allemand en « Vergissmeinnicht », mais peu importe la langue, seule l’intention compte qui veut oblitérer l’oubli, poser l’index sur un passé qui aura besoin d’être infiniment revivifié afin que l’amour dont il témoigne ne sombre dans les douves immémoriales des souvenirs usés, poncés par tant d’indifférence, remisés en d’illisibles fosses. Ici, bien entendu, il n’est parlé que de la réminiscence à faire venir à Soi afin d’exhumer des cendres du temps, ces braises encore présentes à défaut de se présenter dans l’orbe de leur rougeoiment.
Mais, Vous sise parmi tout ce fleurissement, vous êtes-vous suffisamment interrogée sur la nature de cette réminiscence, avez-vous sondé toutes ses ressources, aperçu le haut blason qu’elle alimente de son chiffre ? Elle, la réminiscence, n’est-elle l’expansion infinie des virtualités qui nous habitent, la mise en acte immédiate de nos objets les plus chers, les plus incarnés dans le tissu de notre propre existence ? N’est-elle ceci, et encore beaucoup d’autres choses ? Le souhait de notre conscience temporelle de réactualiser le Soi au titre de son passé, de ses événements singuliers, de ses émotions particulières.
La réminiscence est toujours de l’ordre du désir psychique de faire écho dans le Monde de l’ici et du maintenant, de le métamorphoser en plus que ce qu’il n’a jamais été à l’époque fondatrice du fait ancien, lequel n’avait, en ce temps disparu, que la teinte des choses ordinaires, que la forme prosaïque de ce qui advient au hasard, ici et là, censé ne laisser que la trace d’une fumée dans un ciel gris d’hiver, un signe effacé par l’usure infatiguée des secondes. S’est-on suffisamment questionné sur ce qui en fonde le surgissement au ciel de l’Être soudain envahi du pur mystère de la souvenance, de la joie ineffable de ce qui, se présentant de nouveau, jouit du prestige de sa réassurance, s’ouvre dans les mille ressources d’une neuve et inouïe perception, dans l’emplissement multiple de la sensation, de son rayonnement jusqu’à l’horizon et de son sens au-delà, de la réarticulation de son lexique existentiel, du nouveau conte qu’il pose devant nos yeux débordant d’infinie gratitude ?
Alors, le présent s’impatiente du passé, le convoque à l’élargissement du champ de la rêverie, le dispose à l’effervescence de la méditation poétique, le féconde afin que le vraisemblable d’autrefois devienne l’exceptionnel d’aujourd’hui, le divinement accompli, le magiquement déposé devant nous. C’est un peu comme de retrouver un jouet de l’enfance, un cerf-volant, par exemple, d’en tendre à nouveau la voilure, d’en colorer la toile, de placer à sa suite cette belle queue de papillotes enrubannées, de le voir flotter et faseyer plus haut que l’écume des nuages, dans cette zone purement onirique qui se confond avec notre idée même de bonheur.
Sachez-le d’une manière intime,
tâchez d’en ressentir au plein
de votre chair les incomparables effluves,
vous êtes ma réminiscence florale,
le lieu bouqueté de mes songes,
l’espace arborescent de
mes plus belles illusions.
Vous êtes mon Myosotis,
mon irremplaçable « Forget-me-not »,
mon inimitable « Vergissmeinnicht »
et me métamorphosez,
pour un bref instant tout au moins
en une manière d’infime Proust,
de petit Marcel qui, depuis
la plaine blanche de son lit d’écriture
vous imagine Liane voluptueuse,
Volubilis sensuel,
Orchidée envoûtante.
Oui, vous êtes
mon « Temps retrouvé ».
« Seule parmi les fleurs »,
vous êtes multiple, chatoyante
dans l’espace bouleversé de mes songes.
Oui, de mes songes les plus risqués !