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2 octobre 2014 4 02 /10 /octobre /2014 08:22
 La fin proche de Youri Névidimyj.

Je n'ai pas besoin de me retourner pour apercevoir, dans la sépulcrale pénombre, vos formes déjà si peu humaines, inclinées vers l'animalité primitive. Mes yeux globuleux de baudroie abyssale, multipliant vos arbustives et racinaires silhouettes, dessinent sur l'espace de mes omoplates, dans le creux étique de mes reins, vos arborescences inquiètes d'elles-mêmes. Quant au yeux qui ornent ma face de deux trous pareils à des orbites vides, ils ne témoignent de l'avenir qu'à se replier sur leur doline, là où se perdent les eaux du ciel, là où la lumière replie ses rayons selon d'invisibles lignes cendrées. Je n'ai point besoin de me disposer au combat qui ne saurait tarder, celui-ci, dans la demeure de mon corps étroit a, depuis longtemps, déployé ses ramures si bien que ma peau n'est mon enveloppe extérieure qu'à la façon d'une outre qui ne maintiendrait, en son sein, que quelques vents contraires s'annulant par le seul fait de ne jamais trouver d'espace disponible à leur course rapide.

Et, maintenant, inutiles turgescences d'une sordide fable, préparez-vous à m'entendre. Je vous haranguerai, les uns après les autres, énonçant vos inestimables et véreux prédicats jusqu'à ce que vos âmes consentent à se vêtir des oripeaux de l'insuffisance dont, depuis toujours, elles ont constitué le réceptacle à nul autre pareil. Je le sais de toutes les fibres de mon corps, de toutes la mobilité des pensées qui soufflent encore en moi les vents de la connaissance, non seulement je ne vous survivrai pas mais, déjà, je sens s'ouvrir les portes étroites du mausolée au sein duquel, mort gardant le souvenir de sa vie, je poursuivrai mon entreprise de démolition de vos bien frêles icônes de plâtre. Mais avant que cette faveur ne me soit octroyée, j'en sollicite une autre, celle de vous dire, dans cette clarté sépulcrale, tout le mal que vous m'avez fait et tout celui, qu'en pensée, je destine à vos sublimes incongruités.

Toi, Corbeau à la livrée noire, au bec en forme de coutelas; Toi, Grue cendrée au cou de reptile qui livrais bataille contre les Pygmées; Toi, Vipère à la denture solénoglyphe qui lances sur tes proies tes mortels crochets à venin; Toi, l'Hipporigastre à tête de cheval, à l'échine en soufflet de forge; Toi le Tigre aux dents de sabre; Toi l'Orfraie au regard énigmatique enchâssé dans un cœur de plumes; Toi, Raie Manta, diable des mers aux cornes céphaliques; Toi Taupe à la vêture mortuaire, Condylure étoilé aux mains fouisseuses de terre; Toi Ikhtusiographe aux yeux soudés des fosses abyssales, à l'échine ponctuée de ventouses; Toi Dynaste hercule coprophage à la mandibule crénelée; Toi Ursinae aux oreilles courtes, aux griffes punitives; Toi, Arakhnênarile aux pattes velues hérissée de dards; Toi, Pittbull kosova à la gueule rose, aux pattes de sphinx, aux dents en écharde; Toi, immense Tarentule noire qui inocule le mortel poison et fais danser la belle tarentelle; Toi Kakatoès à la tête coiffée de lames tranchantes; Toi Kercharithorynque au bec en truelle, aux ongles arsenicaux; Toi, Petsuchos, crocodile sacré dévoreur d'hommes; Toi, Grillon-femelle au long ovipositeur ensiforme, appendice effilé par lequel viennent au monde quantité de négrillons aux élytres tueuses de tympans; Toi, Albatros Diomedeidae au bec violemment recourbé qui brises la tête des marins naufragés; Toi, Crabe-tourteau à la pince gigantesque, monstre maléfique, marcheur de guingois, indécrottable nécrophage; Toi l' heptarorynoque à la tête semblable au dragon, aux ailes spiralées, au bec impérieux; Toi le Coq au chant polysémiquement destiné à semer la zizanie et la discorde parmi la sublimité de l'entendement humain, selon quantité d'harmoniques destructeurs, kikeriki ,cock-a-doodle-do ,co coucouricou , coco, quiquiriquí ,kokeriko, kukuruyuk, mac na hóighe slán , chicchirichi , kokekoko, kukeleku , cocorococo , cocoricó ,cucuriguuuu, coucarékou , kuckeliku , ky-ky-ri-ký, ake-e-ake-ake, égosillements seulement destinés à tuer, à forer la matière gluante de la pensée, à faire des cerneaux de la conscience de simples grenades explosives, à Vous tous, Toutes les figures de la vibrante et précieuse folie maldororienne, "Rotiphères, Tardigrades, Cachalots, Pourceaux, Pécaris, Acarus sarcopte, Scorpène horrible, Serpentaire reptilivore", Moi, You.. Nevi..., tant qu'il en est encore temps, je vous adresse de l'extrémité de ma méticuleuse langue autour de laquelle s'enroulent les incertitudes pluvieuses du trépas, je vous adresse,... mon ultime prière, ma dernière... supplique... ombellifère, mon souhait le plus... alambiqué...parmi les ornières langagières qui cernent ma tête d'effroi, d'hébétude et de clinquantes passementeries. Tenez donc, au-devant de la quadrature mortelle de mes yeux enrubannés, l'image de ma Mère, afin qu'elle me soit le dernier Guide avant le baiser somptueux et écarlate de la Mort.

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23 avril 2013 2 23 /04 /avril /2013 08:18

 

  Au début, au tout début, on ne s'était aperçu de rien. Tout dans l'immobile, tout dans la pesanteur. Les rues, on les longeait, il est vrai, précautionneusement, le dos courbé, les membres flasques, les bras attirés par les failles de poussière. Simiesques, harassés, claudiquant. On avançait malgré tout. Par petits bonds, par petites secousses, genre d'éjaculations rétrocédant vers une fin proche. Regard plaqué, alourdi. Pupilles à l'étroit. Sclérotique jaunie comme un vieux parchemin. Avancer n'était pas le plus pénible : rotations de rotules, basculement des hanches, percussion des calcaneus, repliement des métatarses, flexion des phalanges sur les aires de bitume et de ciment.

  Méditer sur la locomotion, au contraire, devenait problématique. On avait du mal. Les idées s'embrouillaient, faisaient des écheveaux, des pelotes compactes, des tresses élastiques. Tout rebondissait dans les cerneaux poisseux du cortex. Tout refluait vers la banlieue occipitale en images kaléidoscopiques, en tranches gélatineuses, filandreuses. Clichés tressautant, pareils aux vieilles lanternes du cinéma muet. Vibrions, glaires, mouches visuelles, lentilles microscopiques, paillettes, glaçures de mica, griffures de celluloïd, virgules merdiques, pâtés sablonneux. Vision éthylique. Pré-comateuse. Distillatoire. Mouches d'ébène percutant le regard de leurs membranes vitreuses. Symptômes, symptômes, percussion de symptômes sur la peau longuement tendue, dilatée de la conscience. Mais la conscience n'était tendue qu'à la mesure de sa vacuité. Non déployée vers une quelconque transcendance. L'opposé. La réclusion dans le gouffre. La perte liquide dans la faille terrestre.

 

 

 Dans le ciel,  une couronne de flammes qui se met à rouler au zénith et l'air est une immense toile blanche éblouissante qui crépite et lance ses flèches au hasard sur tous les coins de la cité clouée de chaleur. Dans les boîtes de ciment et de plâtre, dans les cellules de béton, au creux des caniveaux, dans les rues, les nappes d'air font leurs grosses boules d'étoupe et de laine, leurs caravanes de feux follets. C'est le début de la fin de partie.

 

 

 

Ham : T'as parlé, Hom ?

Hom : J'ai pensé.

Ham : T'as pensé tout haut !

Hom : On pense toujours tout haut. Sinon pas de pensée !

Ham : Certains pensent tout bas,  entre leurs jambes.

Hom : Pas plus haut que leurs culs.

Ham : Certains pensent qu'il faut pas penser.

Hom : Pas penser. Pas penser à quoi ?

Ham : Penser à rien.

Hom : Ça  peut pas !

Ham : Ça peut pas quoi ?

Hom : Penser le rien .

Ham : Penser, c'est toujours penser le rien.

Hom : Le néant.

 

 

Oui, les Héliopolitains disaient cela en regagnant leur cellule de terre aventureuse. Mais le voyage s'enlisait bientôt. On écartait les lames osseuses des stores, on mâchait  quelque chose sans importance. Un vermisseau, un bout d'imprimé, une larve de cellulose ou bien un des doigts qu'on portait dans le prolongement de son anatomie d'idiot majuscule, dont on ne faisait quasiment rien, sinon curer ses fosses nasales ou enfoncer dans ses pavillons acoustiquement déficients les tonnes de cire molle qui y trouvaient refuge. On regardait le paysage. Le ciel vibrionnait sous les assauts gluants d'une armée de gros vers gras grotesques. Les nuages, empourprés par le dieu Atoum, se faisaient la malle dans un drôle de bruit de cymbales. La pluie, suspendue en grosses gouttes gélatineuses faisait son frôlement de gemmes alanguies, attendant un ordre divin avant de se précipiter dans un grossier déluge dévastateur. L'horizon, sous la tornade de rayons solaires, ondulait, pareil à une étrange Muraille de Chine parcourue de dragons hystériques. Cependant que Ham et Hom, enlisés dans leurs berges pluviométriques, pissaient à la Lune en aboyant pareillement à une meute de coyotes.

 

 

 Au-dessus d'Héliopolis, alors qu'on dort encore dans les termitières tuberculeuses remplies du miellat obscur des passementeries et fantaisies oniriques, le dieu Khépri, le dieu-scarabée, pousse devant lui sa boule d'argile aux rayons multiples. Rougeoiement de chaudron, bouillonnement des énergies premières pareilles à des braises, éclosion du jour, filaments de lumière venus dire aux hommes le moment de s'éveiller, de commencer à nager dans l'océan de photons éblouissants, d'étoiler les pulsations de la conscience, d'ouvrir ses yeux, de dilater ses pupilles jusqu'à la merveilleuse mydriase, là où la connaissance commence à s'éployer, à féconder les jours, à leur donner sens et orientation.

 

 

 Acte III

 

(La scène : Soleil levant. Ham, Hom émergeant à peine de leurs boîtes difformes et pléthoriques : bouts de papier; croûtons; pensées minérales; membres épars.

Passants : nuls et non avenus. Rêvant seulement dans leurs couettes emplumées de circulaires certitudes.)

 

 

Ham : Au bout de la nuit vient le jour.

Hom : Lopettes !

Ham : Je vais me fâcher pour de bon, individu Hom !

Hom : Individu Ham, c'est aux  Endormis que j'adresse ma merdique altercation.

Ham : Et, pourquoi "Lopettes" s'il te plaît ?

Hom : Parce qu'il me plaît !

Ham : Et pourquoi te plaît-il, Mister Hom ?

Hom : Parce qu'il me plaît de me complaire en la présence des lopettes larvaires décadentes   qui peuplent la planète de leur désolante absence.

Ham : Voyez donc l'Impertinent !

Hom : Qui vous dit merde, clochardisé de rien. Pet de nonne.

Ham : Engeance de mouche plate aux yeux étalés.  

Hom : Petite bite fornicatoire du néant coagulé dans ta cervelle obtuse. Mais qui donc te...

Ham : Myéline avortée. Andouille névrotique.

 

 

 

Maintenant, le dieu-Khépri est installé dans le premier cadran du ciel levant, rayons dilatés, boules d'argile irradiant la clarté primordiale, comme au jour de son antiquité. Khépri parle la langue solaire qui dit sa longue mémoire, son apparition au matin du monde :

 

 "Je suis l'Eternel, (le Créateur), je suis Ré qui est sorti du Noun en ce mien nom de Khépri, pour apporter aux Non-encore-dévoilés, la parole puissante de la lumière, son multiple rayonnement, afin qu'éclairés par ma volonté, les Héliopolitains naissent d'abord à eux-mêmes dans l'étalement du Simple, avant que ne s'irise la dispersion qui abuse les yeux, mutile les désirs, les métamorphose en passion à la gueule dévorante comme le dragon.  Que les Appelés-au-jour parcourent leur  chemin en conscience, dans la blancheur fécondante, ouvrante. Ainsi leur sera dévoilée  la Vérité qui guidera leur course hasardeuse parmi le sentier lumineux des astres bien disposés à les servir et de cela, de la nécessité du Simple, du Vrai, ils devront se souvenir, abritant la brillante et malléable argile dont ils proviennent pour l'éternité.  Qu'ils se souviennent de la genèse  de Khépri, leur Serviteur, arrivé à sa forme déployante grâce à sa seule volonté, afin qu'en eux-mêmes, ils reproduisent cette royale naissance!"

 

 

  On en était arrivé là par une belle inconscience, par une cécité compacte, par un dédain de ce qui faisait l'essence de l'homme: à savoir son langage, son art, son histoire, sa religion, son éthique.  On avait simplement forniqué longuement sur des lits d'infortune, sans bien se soucier de ce qui résulterait de ces accouplements sauvages. On avait bu la première ambroisie venue, fût-elle la boisson la plus fatidique, laquelle emportait avec elle le peu de libre-arbitre dont la vie s'était fait prodigue. On s'était rué sur les victuailles empilées sur les étals du monde avec une belle voracité, ne cherchant nullement à partager la provende. On avait usé ses yeux à regarder des filles livrer leurs corps juvéniles aux assauts de riches et pléthoriques minotaures. On avait roulé dans de lumineux carrosses, dans de vieilles guimbardes peinturlurées, cabossées, crachant leurs tonnes de CO2 meurtrier. On avait pissé, déféqué dans des fleuves aux eaux translucides. On avait plongé des trépans dans le ventre doux de la terre afin de lui subtiliser le fruit de ses immémoriales métabolisations. 

 

 

 Un Paumé-parmi-le-néant, nommé "Glob", autrefois "Siméoni" dans son ancienne configuration humaine, s'éreinte les reins, s'échine l'échine, s'époumone les poumons, à faire cuire un peu d'eau dans une cucurbitacée du doux nom de "Berdouille". Ça jouille dans les graines, ça rimulle en grosses bulles ubuesques, ça gigote et planisphère et ça finit par gamuler en gaz flattant les antres piriformes de Glob, lequel a laissé tomber dans les cataractes fusionnelles quelques grains d'anis étoilé et deux abdomens de ses congénères termites hors d'âge. Après avoir bu le liquide émollient, après une rapide toilette, après un regard dans le miroir sans tain, Glob emprunte la galerie qui donne accès à l'extérieur. La porte est refermée sur les sombres vicissitudes de la termitière. On n'entend plus que le craquement de l'harmattan aux angles des bâtisses.

 

 

 

Sur le front : coupable de rêver.

Sur les paupières : écorces usées de la conscience.

Sur les joues : planisphères étroites de l'envie.

Sur les lèvres : négations de la vérité.

Sur l'à-pic du menton : promontoire de l'arrogance.

Sur les rocs des maxillaires : volonté égocentrique.

Sur la buse du cou : déglutition de l'amertume.

Sur les collines des épaules : esquives existentielles.

Sur les plateaux des pectoraux : défi de l'autre.

Sur l'épigastre : nœud gordien de la relation.

Sur l'ombilic : gratification de l'ego.

Sur les hanches : tango de la volupté.

Sur la plaine abdominale : plaisir immédiat.

Sur le scrotum : fidélité intempestive.

Sur les genoux : fausse rédemption.

Sur les pieds : corruption terrestre.

 

 

 

 

Maintenant les choses n'étaient plus réversibles. La grande sécheresse avait tout dévasté, jusqu'aux idées qui n'avaient pu résister à l'immense réification. Tout était devenu sec, compact, replié, sourd, aveugle. La conscience était devenue une simple chose. L'intelligence, une chose. La mémoire, une chose. L'imaginaire, une chose. L'intuition, une chose. L'histoire, la science, la religion, la spiritualité, l'art, la politique, l'éthique, la liberté, la vérité, le beau, le bien, le vrai, choses, choses, choses, et ainsi jusqu'à l'infini du temps fini.

 

 

 

Siméoni sortit peu à peu de sa torpeur. "Bizarre, tout de même, se dit-il, cette impression de légéreté." Sa tête flottait en haut de son corps, menue, aiguë, infiniment mobile, surmontée de deux cils vibratiles, peut-être d'antennes métalliques; ses yeux étaient deux globes disproportionnés, divisés en un myriade de fragments sur lesquels ricochait la lumière.

 

 

"Ô toi, source de toute vie, pénètre mon âme
et purifie-moi de corps et d'esprit,
Que toutes les ombres qui sont en moi se dissolvent,
que l'harmonie cosmique pénètre toutes mes cellules.
Tu es le père de mon esprit, le but ultime de mon
existence est de rayonner à ta ressemblance.
J'ai décidé d'être un soleil. Qu'il en soit ainsi."

 

 

 

La diatribe était sévère mais sans doute méritée. La parole de Rê, ses rayons de lumière ne pouvaient mentir. Sim... ramassa ce qu'il put de ses fragments épars, pattes de criquet, mandibules et tête de mante, crochets venimeux de mygale, quelques lambeaux de son ancienne gloire anthropomorphe et, claudicant-sautant-de-guingois, il se hasarda à avancer parmi la solitude des contrées dévastées par la brume effervescente. Croisant d'étranges silhouettes, pieds fichés en terre, tête se sustentant au-dessus du vide, bras arrêtés dans l'attitude de la marche, langues soudées entre elles dans un étrange conciliabule, barbes lévitant, scrotums dégorgeant leur dernier jus,  positions fécales suspendues, mutineries amoureuses comburées, passions liquides, répliques vissées dans l'air tendu, Sim.. progressait par petits à-coups, pareillement à la miction bégayante de vieillards prostatiques, par petites giclées de nourrice prise en flagrant délit de rétention lactaire, par petites émotions, par menus sauts parkinsoniens, par petits doutes cartésiens.

 

 

Ham : Hom, vois-tu ce que je vois ?

Hom : Non, Ham, je vois ce que je vois. Un point c'est tout !

Ham : Et, pourrais-je savoir ce que tu vois que je ne vois point ?

Hom : Assurément. Je vois que tu n'as pas vu ce que je regarde.

Ham : Et ce que tu regardes aurait-il plus d'importance que ce que je regarde ?

Hom : Ce qu'on regarde soi-même est toujours plus important.

Ham : Et, Hom, t'importerait-il que j'accorde ma vision à ce que tu observes ?

Hom : Sans doute, vieille Boîte pareillement déglinguée à la mienne !

Ham : Et, par une juste réciprocité, m'accorderais-tu la  faveur de jeter un œil sur ce que je vois ?

Hom : Un seul. Après la cécité !

Ham : Mais la cécité, parfois avec les deux.

Hom : Même ouverts ?

Ham : Surtout.

 

 

 

(C'est au tour des oreilles, ou du moins  ce qui reste des pavillons, de déserter les contours échancrés de leur possesseur).

 

Les Oreilles : Que ne me laisses-tu attachées à mon rocher originel ? J'avais encore tant de choses à entendre, tant de choses à écouter avec passion !  

Juge Hom : Sornettes que tout cela. Qu'avez-vous fait, esgourdes vaseuses, sinon vous ouvrir aux confidences miteuses, sinon vous faire le réceptacle des calomnies, des procès en diffamation, sinon dilater vos conques mielleuses pour y recueillir des conseils véreux, écouter le vent délétère des sourcilleux, des tordus de l'âme, des haineux de toutes sortes ?

 

 

 

Comment l'homme peut-il oublier cela, cette longue coulée d'airain, de métal en fusion qui fait un fleuve continu depuis la courbe de notre conscience et s'étoile, loin au-dessus des choses immanentes, tangibles, fragiles. Ce que les yeux peuvent voir, ce ne sont pas seulement les objets, les haches de pierre, les lacis de racines, les accumulations de pierre. Ce qu'ils peuvent voir va bien au-delà, au centre des choses et autour d'elles, là où vibrent les gestes des civilisations, les remous de l'inconscient, les vivantes érections du sens. Constamment les yeux voient l'invisible, perçoivent l'indicible, l'immatériel, les événements ténus, inapparents. Il suffit de s'y disposer, de s'y exercer. Il n'y a pas d'autre secret, d'autre exigence. Une inclination, les conditions du surgissement des affinités. Lorsque tout est en relation, uni, en osmose, les choses, naturellement, tiennent leur langage essentiel.

 

 

Cependant, Faucon-Enragé désossait consciencieusement son cobaye, ne prenant même pas soin de trier les morceaux. Quelques filaments de peau attachaient encore les bras aux clavicules teigneuses. Faucon, d'un coup incisif de bistouri, détacha les morceaux comme un boucher, expert dans son art, sépare aiguillettes et gîte nerveux, sans autre forme de procès. Donc les bras gisaient à terre dans un jus rosâtre que saupoudraient  des poussières cendrées pareilles à celle issues de la gueule des volcans. Le peintre Soutine, grand expert en poulets vidés, plumés et autres charognes éventrées aurait eu matière à réflexion pour réaliser ses natures mortes, lesquelles n'avaient jamais si bien porté leurs noms que sous le pinceau du natif de Biélorussie. Mais le propos de Ham-Hom n'était pas d'étudier le réalisme en peinture, fût-il des plus arrogants, mais de considérer la nature humaine selon ses diverses coutures. Il restait fort à faire !)

 

 

(Présentement, les Mains n'étaient que de minuscules vanités, de simples repliements, de minables effondrements d'inconséquences cumulées. Pareilles à de vieux gants mités qu'on aurait abandonnés sur un chantier, au milieu des gravats, des poussières de ciment et des tourbillons de vent. Autour d'elles, dans une mare carmin, s'ourlaient des meutes de lambeaux vaguement humains. Parfois, sous l'effet des tourbillons d'air ou des tremblements du sol, les doigts, singulièrement animés d'une sorte de danse de Saint Guy, tenaient un étrange langage des signes. C'était une langue morte, blanche, muette à la mesure des gesticulations désordonnées et, pour tout dire, tragique. Pseudo-aphasie, balbutiements, glougloutements pareils à la chute régulière de gouttes résonnant dans le silence des grottes.)

 

 

 

Hom : Que s'est-il passé, Ham ?

Ham : Il s'est passé que le temps a passé.

Hom : Jamais pouvoir de l'arrêter ?

Ham : Jamais !

Hom : On a rapetissé, vieux Jeton, on a rapetissé.

Ham : C'est le temps, vieux Débris.

Hom : C'est le temps, quoi ?

Ham : Qui nous a emboîtés.

Hom : Pour l'éternité ?

Ham : L'éternité est bien courte parfois.

Hom : Juste un instant.

Ham : Juste trois petits tours...

Hom : Marionnettes ?

Ham : A fils.

Hom : Qui les tient ?

Ham : Pas Hom, vieille Galère, pas Ham, vieux Boisseau.

Hom : Qui alors ?

Ham : Peut-être Dieu, Rê, les Autres.

Hom : Comment savoir ?

Ham : En cherchant.

 

 

 

(Maintenant Atoum a complètement disparu de la scène. De grandes biffures carmin balafrent encore le ciel d'étain, lissé comme une vieille cuillère. Les platanes au bord du canal ne sont que deux épouvantails grillés comme de vieilles saucisses. De Mante-Glob-Siméoni, il ne reste plus qu'un monticule de graisse et de cendres sur lequel flottent deux antennes métalliques. L'air est chargé de souffre. Des deux boîtes emboîtant Hom-Ham, il ne reste plus que les arêtes pareilles à de vieux os rongées par le temps. De Ham-Hom, il ne reste plus qu'une flaque gélatineuse au milieu de laquelle se contorsionnent des lèvres laborieusement occupées à l'émission du dernier langage. Dans les remugles lourds et les volutes immanentes de l'air ouaté comme une vieille défroque, parmi les plissements métaphysiques dispendieux et les outrances ontologiques, apparaissent et disparaissent, grand ballet chaotique, les âmes, esprits, consciences et autres restes corporels des Ci-devant-vivants, piteux menuets, inglorieuses farandoles, flasques gavottes, derniers soubresauts de l'au-delà, ultime gigue avant que la révérence finale ne soit tirée. Bouches Ham-Hom articulent leurs dernières diatribes. Le rideau tombe sur une lumière grise alors qu'en silhouette, sur le fond de scène, apparaissent Teigne-Faucon à la proue de l'embarcation solaire et le dieu-Khépri-Rê-Atoum, à la poupe, tenant fermement la barre. On devine quelques restes - humains ? -, lambeaux et autres fragments ontologiques accrochés aux flancs du voilier céleste. La lumière s'éteint progressivement. Ne restent apparentes dans le noir que quelques nervures : branches, angles des boîtes, élévation pyramidale de la termitière. Soudain, une grande explosion se fait entendre alors que s'élève dans le ciel un champignon vénéneux - peut-être un bolet de Satan -, puis le noir absolu, néant.)

 

 

 

 

 

 

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10 février 2013 7 10 /02 /février /2013 16:54

 

                                                                                                                         Texte à la mémoire de GILBERT.

 

(…)   Considérons "Le chemin près de l'eau" dont nous sommes familiers, non seulement en raison de sa proximité mais en regard des affinités qui nous lient à son existence même. A partir de la mince passerelle qui enjambe l'Ouche, modeste ruisseau qui joue sa partition presque inapparente, engageons nous sur sa terre prolixe, mêlons nous à son sinueux déroulement, soyons herbe et poussière, feuille, brise d'air. Là seulement les choses nous assureront de leur être. Ne restons pas enclos dans une monade qui nous est si habituelle que nous ne voyons l'altérité, le différent, le hors-de-nous que par d'étroites meurtrières.

  Tout est là, immédiatement saisissable, préhensible, propice au déploiement des sens, aux translations de l'imaginaire, aux éclaboussures du rêve. Nous appliquant à marcher dans la juste mesure, nous sommes d'emblée auprès des choses, dans un rapport de familiarité, nous sommes comme envahis par la houle des eaux claires, submergés de clarté ouranienne, traversés de vent. Avec ce qui nous environne et toujours résiste dès l'instant où nous bandons, à son encontre, notre intellect, tendons notre raison, armons notre jugement critique, soyons plutôt dans une relation plénière, naturelle, pareillement à la lumière qui coule du ciel et fait son glacis sur la terre sans que le phénomène crée de division, de parcellisation. Tout uni dans une même respiration. (…)

 

(…)  Le chemin est indissociable, ici, de son double liquide. Entre la glaise et l'onde, une manière de gémellité, de réverbération, l'une appelant l'autre, l'une désirant l'autre, l'une étant l'autre jusqu'à la démesure : des sœurs siamoises soudées par l'ombilic, ce lieu à nul autre pareil venu dire aux choses leur appartenance aux immensités océaniques, là où l'air est si fluide qu'il se même à la vague, là où le socle de la terre est constamment frappé, bousculé, remué jusqu'en son tréfonds par les masses de l'origine, magnificence des lourdeurs abyssales toujours prêtes à dire le fondement des choses. Et le ruisseau, la terre modeste, le chemin inapparent n'échappent pas à ce grand rythme du monde, ils en sont partie intégrante, ils y participent, à leur manière de microcosme que le macrocosme rejette et appelle en même temps. Du moins cette mouvance infinie, cette polémique entre les éléments est-elle plus l'effet d'une inclination de l'homme à scinder, à catégoriser, plutôt que de chercher à percevoir l'immense harmonie qui fait de l'univers une simple coque de noix repliée sur ses cerneaux dont, bien évidemment, nous sommes partie prenante. (…)

 

(…)  Et, maintenant, il nous faut parler de l'île minuscule qui, en contrebas de la chute, entourée de deux bras d'eau vive, rochers de calcaire à la poupe, grand chêne majestueux planté vers le couchant, quelques arbrisseaux disséminés sur le plateau herbeux, cette île donc est le refuge d'une manière d'idéalité, l'abécédaire dont notre fantaisie joue afin d'en faire le lieu d'une possible utopie. Le microcosme n'a d'autre secret qu'une telle rencontre, laquelle éploie en un seul empan de la pensée, un unique geste de l'imaginaire, toutes les virtualités y trouvant leurs assises.

  Alors il faudrait dire toute la beauté, au levant, lorsque cette modeste langue de limon émerge du brouillard, que des gouttes tombent du chêne en rosée  scintillante, que l'eau luit de mille feux, les herbes s'allument d'éclats de verre, les rives flottent sur des filaments de lumière. Alors il faudrait inventer une manière de mince cosmogonie, faire émerger des rituels mystico-philosophiques adressant au monde leurs merveilleuses incantations; des processions d'hommes en tuniques blanche, de femmes dans des vêtures vaporeuses, les cheveux bordés d'un diadème étincelant; il faudrait entendre de souples symphonies mêlant leurs notes aux écoulements des vagues, des poèmes récités par des enfants habillés comme des pages; les îliens feraient le tour de leur royaume  pareils à des nuées d'abeilles aux abords des ruches et tout ceci dessinerait les contours d'une géopoétique venu dire la joie simple d'être là, au milieu de l'élément liquide, tout contre les feuilles denses de l'air, sous les arceaux verts de l'unique arbre, lequel serait, à la fois, arbre à prières, pilier central de l'univers, arbre de la connaissance levé dans l'obscurité matérielle, lourde, serrée de tout ce qui contraint et abuse, asservit et rabaisse, coupe et réduit à l'incompréhension. Car, depuis l'observatoire où nous sommes en tant que rêveurs éveillés, nous n'aurons pas seulement contribué à façonner un nouveau monde, à lui imprimer de possibles modes d'être, nous aurons simplement fait croître l'espace d'un émerveillement, la meilleure lutte contre tous les étrécissements de la pensée, l'arme la plus efficace pour combattre les dogmes étroits, mettre à mal les pétitions de principe, les conduites véreuses, les sentiments en forme de peau de chagrin. Ces lieux que crée notre mental, jamais nous ne les abandonnons avec insouciance, jamais nous ne en séparons avec la paix de l'âme. La chute est  rude qui, toujours, suit l'ascension de l'intellect en de fleurissantes et riantes contrées. (…)

 

(…)  Tendons l'oreille afin que rien ne nous échappe. La voilà celle que nous attendions, elle est si rare. Une souple modulation, un "tiou tiou tiout" à peine audible, par trilles successives de trois émissions alors que le calme est partout installé. "Tiou tiou tiout", ce si beau chant résonne longuement en nous, à la façon d'une comptine d'enfant, d'une innocente bluette qui, bientôt, ne sera plus qu'un vague songe d'été, peut-être une simple hallucination d'une conscience égarée, abusée par une journée de fournaise. Et pourtant nous les voyons bien les trois oiseaux magiques, les si belles et énigmatiques huppes, les oiseaux sacrés, les Simorgh des anciens Perses. Oiseau mythique en même temps que mystique auquel  le célèbre Sohrawardî, figure centrale de la  philosophie néo-platonicienne du XII° siècle, a consacré une place éminente dans ses récits initiatiques. Merveilles d'interprétations ésotériques des textes du Coran, magnifique travail herméneutique qui, en dehors même de toute croyance, nous porte loin, vers des rivages inconnus où rêve, imaginaire, merveilleux se fondent dans un identique creuset. Repris encore de nos jours dans la littérature et l'art, le thème du Simorgh est fécond, plein de significations multiples débouchant sur une réflexion de la place de l'homme dans l'univers. (…)

 

(…)  Esseulé, il ne vous reste plus qu'à reprendre votre bâton de pèlerin, espérant croiser en chemin de plus prolixes et fidèles hôtes. A peine avez-vous quitté les feuilles lancéolées et les cannes vertes que, de l'autre côté de l'Ouche, sur l'autre rive, s'agitent sous une brise légère les mêmes végétaux si élégants. Bientôt, parmi les luxuriances vertes, vous finissez par découvrir ce qui, au premier abord, ne paraît être qu'un simple amoncellement de pierres et qui, en fait, est une ancienne demeure abandonnée, le "Moulin du Bout du Monde". Envahi par les ronces, ligaturé de lianes, entouré par les fantaisies  des volubilis, ce Moulin n'est plus que l'ombre de lui-même, une maison ayant perdu son âme en même temps que ses habitants. D'eux, les hôtes de la maison sur l'eau, personne n'a gardé le souvenir, seulement des ombres fugitives. La piscine où, autrefois, devait s'ébattre une existence, se déployer une vie, constitue l'ordinaire de grenouilles bavardes faisant, les soirs d'été, leurs cris rauques gonflé d'eau. La façade croule sous les pampres et entortillements d'une sève active, la grande arcade - sans doute s'agit-il de la salle de séjour ? -, pourvue d'une vitre teintée disparaît presque sous les éclaboussures venant de la route qui la longe; les volets du premier étage font leur grincements aigus sous les assauts du vent; de vieilles  voitures envahies par l'herbe sont stationnées, pour l'éternité, semble-t-il,  sur une aire aux allures de terrain vague. Tout ici signe l'immobilité du temps, l'épilogue d'une aventure, peut-être une faille survenue dans le cours des jours. Selon l'expression habituelle, "la nature a repris ses droits", affirmant ainsi qu'elle est première, l'homme ne s'y invitant qu'après qu'elle lui a permis de faire sa trace. Les voitures rapides longent ce qui, bientôt, ne sera qu'une ruine, un amoncellement de pierres après que le toit se sera effondré. Les passants hâtent le pas. Les chiens au museau court passent en rasant les murs. Des meutes de papiers fous tourbillonnent. Des oiseaux glissent sur les lames d'air. La poussière fait ses volutes hautes. Seul le "Moulin du Bout du Monde" a arrêté sa course. On n'entend plus ses meules moudre le grain, la farine s'écouler de sa trémie blanche, on n'entend plus l'eau couler dans le chenal. Ici tout est repos dans une manière de silence têtu. (…)

 

(…)  Mais quittons donc à regret ce belvédère dont la vue porte au loin et revenons à de plus modestes cheminements. Nous sommes sur le sentier de castine en contrebas des rails, situé le plus souvent à l'ombre, dans une fraîcheur souveraine. L'humidité y a son règne, les orties leur terrain d'élection. Jamais le chemin n'a été aussi près de l'eau, dans une manière d'affinité qui se situe tout juste à la limite de la fusion. Mais il faut fermer les yeux, imaginer cet endroit le matin très tôt alors que l'aube commence à se préciser, que la lumière, au ras du sol spongieux, fait ses glissements , ses ondulations. Nul n'est encore levé et le chant des coqs, au loin, s'enlise dans les brumes naissantes. Le soleil, à l'est, derrière le rideau de peupliers s'annonce d'une manière allusive, pleine d'élégance et de retenue. La toile de la nuit est encore visible, accrochée aux buissons, laquant le minuscule bras de l'Ouche qui sommeille et chante si faiblement parmi les herbes d'eau.  A peine une respiration de l'air, un doux dépliement de voiles. Cette heure est si intangible, si fugitive qu'on en retient à peine la traînée de cendre dans l'entrelacs des doigts. Puis, insensiblement, la lumière répand ses cassures de mica sur l'arête des orties qui sortent de l'ombre bleue. A vrai dire cet instant est magique. la clarté ne vient pas d'en haut, du ciel, pour couler jusqu'à nous. Non, elle sourd des choses, les prend de l'intérieur, fait son ascension depuis les couches sombres du limon, s'enroule le long de la tige dont la hampe est lustrée, polie comme un étain, puis c'est au tour des poils de briller, d'apparaître à la manière de fines aiguilles de verre, puis les feuilles s'irisent comme saisies d'un frisson, aiguisant leurs dentelures jusqu'à la turgescence pour dire l'insistance  du jour à paraître. Bientôt, parmi les arbustes, les rameaux, autour des massifs sombres des végétaux, règne une agitation, une vibration alors que l'aube cède la place à une féerie à nulle autre pareille. Nous sortons d'un rêve, nous titubons, nos pas sont mal assurés, nous sommes encore pris de vertige. Puis, à la façon de mystérieuses ondes qui nous pousseraient, nous reprenons notre progression. Nous quittons un domaine enchanté pour entrer dans un autre. (…)

 

(…)  "Zamora", pour faire court, est un de ces immigrés ibériques venus chercher, en France, un travail qui faisait défaut à sa région, s'implantant, se mariant ici, fondant une famille, travaillant dur à Fanlac auprès des hauts fourneaux à l'époque de la métallurgie flamboyante, dans les deux sens du terme. Il n'en reste plus, aujourd'hui, qu'une manière d'activité de substitution qui s'époumone et menace, jour après jour, de disparaître. Zamora, chaque fois que nous nous sommes rencontrés - il fait, tous les jours son petit périple autour de l'île, s'asseyant régulièrement sur l'un des bancs afin d'y faire une pause -, nous a tenus le même discours sans doute un peu nostalgique, sans doute obsessionnel, sans doute sans concession. Les points saillants qui en ressortent s'égrènent immanquablement de cette manière : beaucoup de travail; jamais un jour d'absence; nombreux remplacements au pied levé des "fainéants" qui ne voulaient jamais travailler. Afin de faire diversion, nous lui parlons de son pays, de sa beauté, de son authenticité. Il acquiesce, sans doute plus par politesse que par intérêt. La Castille, autrefois, il y allait régulièrement pour retrouver la famille, les amis. Mais maintenant, l'âge aidant, il semble avoir été atteint d'une étrange amnésie lui faisant faire l'économie de souvenirs peut-être trop douloureux, à moins que son havre de paix actuel ne relègue au dernier plan un pays qu'il a quitté depuis si longtemps, qu'il ne s'imprime plus sur sa conscience qu'à titre de document, semblable en cela à un parchemin sur lequel seraient écrits, pour l'éternité, son patronyme, sa date de naissance, simples coordonnées topographiques sur une carte jaunie par les assauts du temps. C'est toujours un grand plaisir de faire la rencontre de ce gentil "radoteur" qui, malgré sa voix tonnante, ses jugements à l'emporte-pièce, n'en semble pas moins être le plus brave des hommes. L'existence reçoit aussi sa part de saveur, ses épices à nul autre pareils, de ces rencontres fortuites où, en l'espace de quelques mots, s'esquissent les racines et nervures de toute une vie.

  Sur ces considérations qui mériteraient bien mieux qu'une attention distraite, nous nous apprêtons à franchir à rebours la passerelle que nous avions empruntée au début, comme si ce parcours, à défaut d'être initiatique, ne faisait que dessiner la métaphore rapide de l'exister. (…)

 

 

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9 janvier 2013 3 09 /01 /janvier /2013 11:17

 

 

Brève méditation sur le temps

à partir

des Formes du temps

de

Michel Onfray

(Livre de Poche - Biblio essais)

 

 

 

  Le temps a toujours été une question pour l'homme puisque son essence ne peut en faire l'économie. Parler du temps c'est convoquer l'être, évoquer l'être c'est penser le temps. Autant dire qu'en ce domaine la perspective ontologique, non seulement est inévitable, mais en constitue les essentiels prolégomènes. Mais comment percevoir adéquatement ce qui se déroule sans même que nous en soyons alertés ? S'agit-il de philosopher, donc de nous porter vers "le haut" en considérant la réflexion de saint Thomas d'Aquin sur l'éternité ou bien, dans une approche plus phénoménologique, d'assigner à la conscience humaine la tâche de démêler l'écheveau du vécu par rapport à la création et à la transcendance divine ?

 

  Le temps, nous voulons l'assigner à parler, à se montrer, à nous dévoiler ses rouages intimes. Alors nous le spatialisons, nous lui donnons un ustensile à partir duquel faire phénomène, combler notre entendement, jouer sur le registre de nos sensations primaires. Nous le confrontons aux éléments, facile symbolique dont ils seront les serviteurs. L'eau, dans la clepsydre, est le fleuve en miniature, son écoulement, sa ligne fuyant continûment, sorte de parabole de l'instant se logeant au cœur du renouvellement constant, inauguration d'un genre d'éternité. La terre, ou bien son équivalent de silice dans l'isthme du sablier, déroule son sillage que nous n'avons de cesse de retourner afin que le mouvement perpétuel fasse ses mille voltes fascinantes. L'air qui fait tourner l'hélice ou bien l'éolienne s'ingénie à nous restituer la caravane mobile des secondes  pareilles au rythme infini des  rotations, à leur cycle toujours renouvelé. Le crépitement du feu au sommet de la bûche, jaillissement circulaire d'étincelles nous installe dans un temps onirique, fusant, imprimant sur nos rétines une palpitation semblable à celle des étoiles.

 

  Tout grand moment est unique. Le Sauternes n'est pas seulement une boisson qui prendrait place parmi les autres, comme par effraction. Sans doute n'appelle-t-il guère de solennité, pas plus qu'il n'autorise de cérémonial préparatoire à sa libation. Il suffit de le humer, de le déguster à petites gorgées comme un enfant le ferait d'une pomme à l'arôme acidulé et généreux. Une communion. Ô sans doute bien profane mais qui, cependant, n'exclut nullement le fait de s'y entendre. Et que l'on ne s'encombre nullement d'un précieux lexique œnologique, le langage suppléant parfois les manquements auxquels une boisson s'autorise, fût-elle signalée comme remarquable. Le Sauternes a juste besoin d'une attention vraie, d'une inclination de l'âme, d'une aptitude à lier les affinités entre elles. Le reste viendra avec aisance et naturel dès l'instant où le chatoiement visuel se métamorphosera en étonnement du palais. Car ce vin est une synthèse puissante d'un terroir, d'une eau, d'une moisissure, d'un élevage, d'une culture au sens premier de tailler un cep, ensuite de le fêter à la mesure de ce dont il nous fait l'offrande.

 

  Nous l'avons déjà dit, le temps n'est jamais sans un lieu, sans une attache racinaire à un territoire. Or, en ce domaine, le Sauternes occupe un emplacement privilégié, placé sous l'œil des dieux, à la confluence des influences océaniques et des généreuses brumes de la Garonne et, surtout, du Ciron, minuscule affluent aux dons aussi multiples que rares. Et la géologie n'est pas en reste qui assemble savamment calcaires, grès, argiles et alluvions. Une habile synthèse dont le mystérieux "botrytis cinerea" se fera l'alchimiste.. C'est donc à partir d'un terroir bien doué, fécondé par une habile météorologie que s'exhaussera la boisson subtile. Mais revenons au Ciron, modeste ruisseau qu'on dirait tout droit sorti d'une fable de La Fontaine.

 

  Nous sommes à l'intérieur du grain de raisin, nous sommes les grains eux-mêmes  alors que les brumes à peine naissantes dérivent sous le couvert des arbres. Au loin, porté par les pins aux aiguilles brillantes, l'air océanique fait son murmure léger, sa vibration d'abeille. Le jour n'est encore qu'un voile plié sur lui-même, en attente d'un événement. Tout semble figé, identiquement aux larmes de résine qui s'égouttent sur les troncs des grumes plantés dans le brouillard diaphane. Comme une hésitation de la lumière à rayonner, à dire la beauté à venir, le prodige du jour. Rien ne semble vraiment exister que ce suspens lui-même. Nos yeux ouverts boivent le liquide translucide que filtre l'enveloppe protectrice. Nous n'avons pourtant rien à craindre tellement une effraction paraît inconcevable, simple hypothèse pareille aux pépiements des oiseaux si discrets en cette heure indécise. Pourtant au-dessus du dôme dont nous nous habillons commencent à s'animer mille photons pressés. Soudain, alors que l'air se déplisse c'est comme un envahissement, une pluie de cendre, une cascade de flocons dorés. Nous bougeons si peu. Nous nous poussons même légèrement pour accueillir cet hôte de passage. Nous sentons notre ombilic s'emplir de résine, se dilater, des milliers de flux s'y croisent, des myriades de combinaisons s'y livrent à une curieuse et luxuriante alchimie. Nous sommes possédés de l'intérieur, tourneboulés et pourtant heureux de l'être.

 

  Ôtez vos habits et foulez le vin de vos pieds encore lourds de glaise, soyez dionysiaque, échevelé, rouquin, parsemé de taches de rousseur, barbu à souhait, chauve hilare, Breton ou Cévenol, riez avec les filles nubiles lors des bacchanales, pressez de vos poings hédonistes les grains gonflés de désir pareillement à d'opulentes poitrines, fêtez la sublime nature selon un panthéisme où la source, le nuage, le vin, les arbres s'accouplent en une divine profusion, soyez chair contre la chair de l'autre, de la grappe, de la terre, peignez votre corps d'argile, tracez-y des bouquetins, des traits, des flèches pareilles au temps qui s'écoule, des points cycliques, des pointillés d'instants, ce temps corporel fait de votre propre chair vous appartient comme il appartient à tout ce qui vit, croît et cherche dans chaque coin de l'univers ce qui parle, chante, susurre, suggère. Et buvez donc un verre de Sauternes avec l'Ami, l'Amie et, dans cette libation, communiez longuement, savourez l'instant qui succède à l'instant dans son incomparable unicité car "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve." comme aimait à le dire Héraclite d'Ephèse.

 

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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 09:46

DANIEL

 

  Souvent dans son enfance, vers l’âge de six ou sept ans, Daniel n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il se levait, allumait le lustre de la salle à manger. Il revenait se coucher. Une lame de lumière traversait la diagonale de la chambre. Peu à peu les choses, autour de lui, redevenaient familières. Son bureau, sa chaise, son livre de lecture, quelques jouets sur le tapis. Enfin sortis de l’ombre, ils lui parlaient, ils peuplaient la nuit, ils faisaient à son corps une caresse douce, rassurante. Il aimait bien cette bande de lumière qui éclairait la pièce d’une clarté lunaire. Il la préférait à celle de sa lampe de chevet, trop réelle, trop présente.

  Souvent, la nuit, lorsque l’obscurité battait  ses tempes, que les murs devenaient subitement muets, que le silence ouatait la maison, il trouvait refuge auprès du filament d’une ampoule, d’une veilleuse, parfois de la flamme d’une bougie. C’est elle qu’il préférait, la bougie, avec sa clarté vacillante, la danse des ombres au plafond, son odeur de cire chaude, le grésillement de la mèche, la lente décroissance de la tige blanche, les perles de suif sur les bords de l’assiette qui tenait lieu de bougeoir.

  Ça chante autour de lui, ça fait une musique très longue, un sifflement de flûte indienne. Chacun de ses pas soulève une poussière d’or qui, longuement retombe, gardant la trace claire de ses pieds nus. Hémérion ouvre la nuit de sa marche calme, assurée. Parmi le tremblement des feuilles, les crissements des insectes, le clapotis de l’eau, il entend parfois des paroles qui viennent de très loin, des mots qui creusent l’ombre, un souffle très long, comme une respiration, un murmure, une voix rassurante. Peut-être celle du vent, venue del’Océan ; celle d’Eole que le sommeil n’habite pas encore ; celle du miroir des eaux qui reflète la clarté du ciel.

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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 09:43

(Pré-Textes)

 

Sur quelques phrases

minimales

de JMG Le Clézio

 

Le livre des fuites.

Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 67).

 

 

"J'entends tout ."

 

Les bruits. D'abord on ne s'en aperçoit pas. D'abord ils sont dans notre corps, pareils aux courbes ophidiennes de nos intestins, aux dépliement de nos conques intimes, à l'efflorescence de nos capillaires. Ils vivent à notre rythme, ils se collent à notre peau, sinuent longuement dans l'eau glauque de la lymphe. D'abord ils sont des passagers clandestins. Il y faut l'attention, l'éveil au surgissement de ce qui pourrait advenir. Il faut les débusquer patiemment. Un à un. En faire l'inventaire. Ils sont les rumeurs intérieures que la clameur du monde vient inscrire à même notre chair. "J'entends tout."Cela veut dire que je m'entends au travers de ce langage intérieur. Et, d'ailleurs, est-ce bien le monde qui produit, orchestre ces rumeurs, ces susurrements, ce roulis permanent, ce bruit de fond ?

 

 

Partout sont les bruits qui font leurs minces cantilènes, leurs effilements mielleux, leurs remous, leurs étirements aigrelets de bombarde, leurs clapotis de biniou. Ils sortent des bouches des égouts, des fissures de la terre, de l'entrelacs des racines, montent de failles abstraites, font leurs mouvances colorées, leurs danses mortifères. S'enroulent en lianes autour des concrétions étroites de nos jambes, s'étoilent en minces ramifications, enserrant notre cage à air, ligaturant le tube de notre gorge. Ils ricochent sur les aires granuleuses du cortex, s'enfoncent dans la spirale ombreuse du limaçon. Une fois à l'intérieur, ils ne lâcheront plus prise, ils feront partie de notre territoire. Mais, pour autant, nous n'en serons pas maîtres. Seulement les gardiens. Peut-être même les geôliers . Il y a urgence à les retenir. Aussi longtemps qu'ils nous habitent, nous demeurons vivants, éveillés à la signification la plus mince qui monte de la glaise, au souffle d'air qui glisse selon l'immense courbure du ciel. Clapotis de l'eau, surgissement de l'arc vibrant de la source dans l'obscurité compacte des choses. Que sont donc venus nous dire le chant de l'oiseau, la stridulation de la cigale, le cognement du seau dans la gorge du puits, sinon la magique symphonie de l'existant. Déployant ses rémiges, l'oiseau nous dit la majesté de l'espace; frottant ses élytres la cigale nous dit la mesure du temps qui passe; raclant les parois de roche et de sable, le seau nous dit la longue soif des hommes, leur dette vis à vis de la prodigalité de la nature.

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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 09:40

 Beaulieu. Si loin déjà. Juste une ombre, une silhouette indistincte, un frémissement sur la toile du souvenir. J’ai laissé la voiture sous l’orme au feuillage sombre. Le jour n’est pas encore levé et la falaise blanche s’imprime sur la nuit, craie légère posée sur un grand tableau noir. Les cubes des maisons y dessinent dans le gris, une mince guirlande. Tout en bas, sur le cours fuyant de la Leyre, le Moulin avec ses fenêtres couleur bouteille, son arche menue qui enjambe la rivière, son île où le saule pleure ses feuilles vers le sol couvert de mousse.

 

La voilà donc, la maison de mon enfance, telle qu’en elle-même, sauf une petite marquise de tuiles rouges surmontant la porte-fenêtre qui donnait accès à la chambre des Parents. Je m’adosse à la clôture de la Maison Siloë, grande demeure de pierre au toit d’ardoises élevé, aux fenêtres minces, qui fait face à la Maison au Marronnier, celle qui fut, l’espace de quelques années, le centre de ma vie, de mes jeux d’enfant, de mes rêves insouciants. J’allume une cigarette, la braise rougeoie doucement, faible étoile dans le matin des souvenirs. Le silence autour, la terre comme si elle était désertée et mes yeux suivent les longs filets gris qui se fondent dans l’air. Alors, au moment où le jour commence à basculer, où les choses sortent insensiblement de l’ombre, ne livrant de leur être que des lignes abstraites, quelques traits de lumière, un frémissement, un vertige me saisissent, comme si, soudain, je tombais dans un gouffre sans fin, dans le goulet d’un tunnel avec, tout au bout, une étrange lueur semblable au clignotement d’une étoile.

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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 09:37


  Le réel
 est une question. Une vraie question dont bien souvent nous ne prenons pas la mesure. Comment nous apparaît-il ? Comment nous parle-t-il ? Comment pouvons-nous le faire nôtre, le posséder en une certaine manière ? Est-il si facile à appréhender qu'il y paraît de prime abord ? Et puis pouvons nous en saisir la substance ou bien n'est-il qu'une pure illusion à l'orée de notre conscience ? Le réel est-il ce qui fait constamment phénomène devant nous et que nous acceptons aussitôt dans une manière d'évidence ? Est-il le même pour chacun d'entre nous ou s'illustre-t-il sous des figures différentes ? Une simple question de "point de vue" dont notre subjectivité nous assurerait d'une façon singulière ? Mais prenons un exemple concret seul à même de nous guider dans une connaissance qui, faute de s'appuyer sur lui, demeurerait une simple méditation intellectuelle.

 

 

 Et puis l'homme n'est pas sans mémoire, sans vécu. Observant ces rochers, cette eau, ce sable, il ne reste pas dans une espèce de sidération qui le placerait vis à vis de ces choses avec une vue unique, des émotions stables, des idées définitives. Dès que l'acte perceptif s'ouvre, aussitôt surgissent mille perspectives, mille projets, mille foisonnements multiples faisant la richesse de l'individu, sa disponibilité au déploiement, à l'efflorescence, à la quintessence. Toutes ces conditions de la multiplicité du vivant ne pourraient lui être ôtées qu'à suspendre son essence, à le précipiter dans une manière d'hypostase le ramenant aux contingences les plus limitées. Sans tomber dans les excès projectifs de l'animisme faisons, l'instant d'une courte pause, l'étonnante hypothèse que les choses seraient douées d'une conscience, cette dernière fût-elle infinitésimale.

 

 Ainsi, cette eau de l'océan, de proche en proche, fait-elle signe en direction de toutes les eaux de l'univers. Il en est de même pour les rochers et leur relation avec la terre, l'air et l'immensité de l'espace ouranien. Toujours un trajet du particulier à l'universel. Mais pour bien percevoir le monde en son déploiement, ses innombrables lignes de fuite, ses infinités d'interprétations il faut partir du fragment, du simple, de l'élémentaire et les rapporter à soi afin d'y faire surgir une première compréhension. Cette réalité du rocher qui me fait face, avant d'être idéelle et universelle est réalité-pour-moi; elle joue en écho avec ce que je suis en essence, avec mes préoccupations, mes affinités, mes souvenirs, mon imaginaire. Jamais le rocher-pour-moi ne peut être le rocher-pour-l'Autre. Ce rocher posé là, devant moi, s'il a bien été crée par la Nature, c'est toutefois moi qui lui ai accordé une réalité. 

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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 09:33

 

L'autobiographie ou  écriture du "Je" est devenue un fait incontournable de l'édition contemporaine. Que le "je" remplace le "il" n'a, en soi rien, d'étonnant. Dans cet article, nous ne chercherons pas les justifications sociales, ou les fondements psychanalytiques d'une telle démarche mais essaierons de voir dans quelle mesure une telle écriture emprunte les voies du réel, plutôt que de l'imaginaire, et nous poserons la question de l'appartenance à la littérature d'un tel genre.

Mais considérons quelques œuvres situées dans cette veine, afin d'en tirer de possibles enseignements. Leurs auteurs y mettent en scène des expériences de leurs vécus, bien souvent du reste, liées à des souvenirs traumatiques. Eliane LECARME-TABONE, dans "L’autobiographie des femmes" en cite quelques figures animant la scène contemporaine

 

 

La gamme des possibles est immense par rapport au réel évoqué. Si, dans l'écriture du "je", c'est bien de lui que l'écrivain parle, il ne fait "qu'en parler", tenir un discours au sujet de, construire une existence d'encre et de papier. Et quand bien même nous aurions le narrateur physiquement présent face à nous, que pourrions-nous en déduire de plus quant à la réalité passée dont il se ferait le traducteur ? Jamais d'objectivité dans l'acte de lecture, dans l'écoute de l'autre, seulement la rencontre de deux consciences, la mise en relation de deux subjectivités.

 

Ici sont bien mises en lumière les limites de tout témoignage, ce dernier fût-il sincère. Il n'en demeure pas moins que sa nature l'incline à jouer constamment un jeu de funambule au-dessus de tentations mytho-réalistes. En dernier ressort la décision appartient au lecteur et à sa subjectivité. Que celui-ci, lisant une autobiographie, la considère avant tout comme une duplication du réel ou bien comme une fantaisie imaginaire importe peu en définitive. Ceci ne semble relever que d'un parti pris dont on ne saurait remettre en question les fondements.

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26 décembre 2012 3 26 /12 /décembre /2012 09:29

 

Rien ne bouge sur les vagues de sable et le ciel est une voile tendue aux confins de la nuit. La brume du jour est réfugiée dans l'anse des barkhanes. Sur son tapis de laine le corps de Yuba a posé son empreinte parmi le froid de l'aube. Il est immobile, attentif au silence, à la reptation muette des racines dans les veines de la terre. C'est comme un murmure venu des profondeurs, une voix secrète lui disant l'instant unique de son âge nubile. Alors il repense aux paroles du vieux Wajir dans l'ombre claire de la tente, à ces paroles rapides qui recouvraient sa peau d'une nuée d'abeilles.      

 

 Yuba sait cela, cette sorte de magie tout au fond de son corps, sur l'envers de sa peau. Il sait ces choses impalpables et silencieuses qu'aucun langage ne pourra jamais dire, aucune parole proférer. Il sait que, dans quelques heures, lorsque le jour aura basculé, se couvrant d'ombres longues, il se retrouvera, lui aussi, de l'autre côté du monde, immergé dans la grande vague bleue, dans les profondeurs marines des peuples solitaires. C'est sans doute ce qui le fait avancer, ce qui donne à Nyala son rythme lent et séculaire comme si, elle-même, du fond de son instinct, percevait la nécessité du chemin à accomplir.

 

Des flammes dansent sur la neige, alternant avec des tons bleus pareils aux fentes des banquises. Au milieu de la chute des flocons, parmi les dents aiguës des glaciers, c'est le vieux Wajir qu'il entend chanter, psalmodiant les signes de son peuple : la cohorte infinie des dunes, l'éclat du sel sur les lagunes, le vertige de l'eau dans la nuit dense des puits, le visage magique des enfants et leurs reflets de cuivre; la beauté des femmes aux cheveux tressés, le large cercle des créoles à leurs oreilles, les tatouages de leur peau pareils aux ailes des scarabées, leur regard sombre hanté de désir. La voix du vieux Wajir n'est plus bientôt qu'un écho lointain, une plainte semblable à celle de l'archet sur la corde de l'imzad.

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