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30 mai 2014 5 30 /05 /mai /2014 08:18

 

Café El Patio.

 

Synopsis

Lieux et personnages :

 La Cité Autan : lieu dévasté, tout près de grands entrepôts, où sont casées, dans des logements de fortune, des familles de cas sociaux, pour la plupart vouées au chômage.

 La Bastide, belle et hautaine ; ville où habite une population bourgeoise, à la périphérie de

laquelle se trouve Autan.

 Entre les deux : Le Terrain vague squatté par des Gitans.

******************

   5 OCTOBRE

 Venu des plaines d’herbe, le vent souffle continuellement depuis plusieurs jours. Un vent blanc, acide, qui balaie les grandes dalles de ciment de la Cité Autan, use la peau, clôt les lèvres, oblige à cligner des paupières. On se terre dans les cubes de béton, serrés autour des poêles et les conversations rougeoient faiblement, comme des braises sous la cendre. Sur le grand parvis de gravier, des chiens errants et faméliques glissent à côté de leurs ombres, marchant de guingois, comme s’ils se méfiaient d’eux-mêmes. Un peu de vie encore du côté des entrepôts où les flèches des grues oscillent en grinçant. Puis le ronronnement circulaire des bétonnières, la chute sourde du sable coulant des bennes. A intervalles réguliers, le claquement des portes de tôle de la cité, quelques bribes de conversations, le choc des boulets de coke dans les seaux de zinc. Puis le silence à nouveau, lourd, plombé, arc-bouté sous la meute assidue des rafales. Plus loin, vers la Bastide, le Terrain vague est parcouru de longues ondulations, sortes de sillons d’écume qui glissent entre les roulottes, faisant des remous de poussière et de feuilles et le ciel se couvre de rouille et l’air se tisse de lames aussi drues que des voiles.

  Derrière une butte de terre et de goudron, la carriole de planches et de tôles des Stanescu. Il y a peu de mouvement, peu de bruit à l’intérieur, sous la lumière opaque de la lampe à gaz. Juste un grésillement qui se hausse imperceptiblement au dessus des respirations alternées, des toux rauques, des raclements de gorge. L’air dense comme de l’ouate. Si réel, si palpable, qu’on pourrait en faire des boules et les laisser tomber au sol à la manière de flocons de neige. Au travers des rideaux de calicot, on aperçoit le village de roulottes. Circulaire, avec une sorte d’échancrure, d’échappatoire vers la Bastide, ses lourds remparts d’argile. Au centre, le campement rouge et vert de Luana, la doyenne des tsiganes, celle qui détient l’autorité, qu’on consulte pour ses secrets, ses recettes de bonne femme, ses conseils, sa sagesse aussi.

  C’est Djamil, le père qui parle le premier et, dans la fraîcheur qui tombe, ses paroles sont des fuseaux de vapeur montant vers le plafond où courent les ombres grises. Ses mots franchissent la barrière des dents, des lèvres, avec lenteur, hésitation, genres de bulles qui éclatent dans la cendre à peine visible du jour. Djamil se plaint de l’usine de bois qui l’emploie si rarement, sauf parfois après les tempêtes, lorsque les grumes sont à terre, encore pourvus d’éclats de branches et qu’il faut enlever les écorces à la plane, les charger au levier sur les remorques puis fixer le chargement avec les cordes de chanvre. Alors les mains sont usées jusqu’à la trame, parcourues de lézardes bleues et deviennent fibreuses, semblables au bois qui les a meurtries. Il n’y a pas eu d’orage cet été, les arbres n’ont pas souffert. Ni hêtres ni charmes à abattre et si peu de troncs à scier. Trois, quatre jours de travail par mois. Puis le reste du temps à errer dans le Terrain vague, à donner des coups de pied dans les pierres ponces, à monter vers les carrières, jusqu’au « Volcan », grand trou circulaire où l’on trouve parfois des cartons, de vieilles planches que l’on fait brûler sur place et l’on suit longuement du regard les filets de fumée qui se fondent dans l’air bleu, aspirés par la taie immobile du ciel. Et l’on enfouit les mains dans ses poches et l’on serre ses doigts sur le dernier billet, on joue à user, les unes contre les autres, les rares pièces qui en tapissent le fond. Cette rudesse, cette âpreté de la vie, Djamil les a en lui comme les rochers sont tapissés de mousse et il sait que son quotidien est l’aboutissement de la longue dérive du peuple des tsiganes.

  En lui sont gravés les stigmates : sur sa peau couleur de brique, dans ses yeux sombres comme la nuit, l’arc charbonneux de ses moustaches, sa façon même de marcher, de parler, de respirer, de faire grincer les cordes du violon, de plier les soufflets de l’accordéon lorsque la grande confrérie des Roms se réunit. Cela il le sait jusque dans les fibres les plus secrètes de son corps et il ne s’en plaint pas. Pourquoi se plaindrait-il d’être lui-même, d’appartenir par ses racines à ce peuple de parias, d’intouchables qui viennent de si loin ? Pourquoi renierait-il cette si belle diaspora qui porte en elle, aux quatre coins du monde, un sang semblable au sien, une peau, des yeux, des mains, une manière de se déplacer comme le vent, d’aimer avec violence, de danser autour du feu de bois, au milieu des étincelles qui sont comme des parcelles vives de son esprit, de son être ? Tout cela il l’a accepté depuis la nuit des temps et c’est devenu un second souffle, une haleine, une respiration qui n’aurait plus conscience d’elle-même et existerait dans le genre des feux follets ou des bulles irisées qui habitent la face des lacs. Tout cela il l’admet à la façon d’une fatalité, d’un destin et souvent même il est heureux à la seule pensée de son existence modeste, en marge, glissant dans la rainure de la vie sans faire plus de bruit que la chute des feuilles sur le sol d’automne.

  Ce qu’il n’accepte pas, ce sont les regards qui le fuient, les mains qui l’évitent, tous les faux-fuyants, les faux-semblants, les dérobades de ceux de la Cité Autan, les attitudes hautaines des habitants de la Bastide, le peu d’intérêt des employeurs à son égard. Alors le chômage enfonce son coin au centre de sa tête, la faim vrille son ventre, l’angoisse fige ses muscles et les journées sont longues et grises à tourner au centre du cercle des caravanes, sous l’œil invisible de la conscience tsigane. Dans la chute lente et oblique des jours, les heures sont des lames acérées, les minutes des aiguilles chauffées à blanc. Et tout se met à vivre autour de Djamil avec la sombre attirance du vide, les roulottes, les falaises blanches, les entrepôts, les murs d’argile de la Bastide, la barrière des saules et des bouleaux à l’horizon et la vie n’est plus que cette infime palpitation au creux de l’ennui, cette étincelle si légère que la moindre brise pourrait l’éteindre.

  Djamil sent le danger tout près de lui, à la façon d’un aigle au dessein funeste dont il serait la proie et le moment est alors venu pour les flammes noires de l’assaillir, et les idées les plus folles se logent dans sa tête avec obstination. Dans la caravane où les ombres grandissent, le regard de Kalia, la mère, traverse le calicot sans même le voir, pas plus qu’elle n’aperçoitLyubina, son unique fille occupée à caresser distraitement la fourrure noire du chat. Soudain l’air est lourd, tendu, comme les soirs d’été avant que l’orage n’éclate. Les éclairs ne tarderont pas à surgir, à traverser la roulotte d’une lumière mauvaise, chaotique. La voix de Djamil gronde, semblable à la chute de galets. Depuis longtemps déjà Kalia avait le pressentiment de cette parole qui déchirerait un jour le silence, de ces mots cernés de mort et de néant.

  Djamil : « Pas plus tard que demain, Lyubina, tu iras au Café El Patio… »

La phrase s’interrompt, hésitante, ambiguë, projetée au dehors en même temps que retenue dans quelque pli de la raison.

  Kalia : « Non, Djamil, tu ne peux pas imposer à Lyubina d’aller mendier. Elle est trop jeune et puis c’est indigne d’elle, de nous, de notre peuple qui doit avoir plus de fierté. On ne peut pas se laisser aller à la facilité. Et puis c’est malhonnête. Nous autres, Roms, ne pouvons plus vivre de rapines, de vols à la tire, de menus larcins, de poules dérobées. Nous devons avoir plus d’honneur. Nous devons trouver du travail, c’est notre seule façon de nous intégrer, de ne pas nous faire rejeter. »

  Djamil : « Pas si simple, Kalia. L’ usine ne veut plus de nous, ne veut plus de moi, Djamil, l’homme à tout faire. Tout le monde se méfie des Roms, même les honnêtes gens. »

  Kalia : «  Tu peux aller scier du bois en forêt, te louer dans des fermes, être manœuvre au chantier de tôles. Tu es assez fort pour ça. La mendicité c’est le pire, c’est renoncer à être nous-mêmes, perdre notre identité et cela nous ne pouvons l’accepter. »

  Djamil : «  Ce matin, à la Caisse de chômage, on m’a dit que ce n’était pas la peine de revenir avant six mois, peut être plus, à cause de la crise, de la fermeture des usines, qu’on me préviendrait, qu’on avait mon adresse. Et quand l’employée m’a dit cela j’ai vu son regard teinté d’hostilité et de haine me traverser de part en part. Nous sommes des réprouvés, Kalia. Tous ceux qui, comme nous, ont le teint cuivré, les sourcils épais, les cheveux noirs, le regard sombre, on les ignore, on les envoie rejoindre la nuit dont ils sont issus. »

  Kalia : «  Toi, Djamil, tu pourrais jouer du violon à la terrasse du Café El Patio. Tu sais si bien jouer et la musique tsigane est si belle. Je suis sûre que ça te conviendrait et tu pourrais, de temps en temps, ramener quelques pièces. Ce serait toujours ça de plus pour les fins de mois, la vie est si rude ! »

  Djamil : « Non, Kalia, tu n’es pas réaliste. Je ne t’en ai jamais parlé mais je suis déjà allé devantEl Patio, là où se réunissent chaque soir les hommes et les femmes de la Bastide. Les hommes dans leurs vêtements si blancs, les femmes voilées de noir. Tous et toutes des élégants à la vie si mystérieuse, si éloignée de la nôtre. Je leur ai offert mon plus beau répertoire, je leur ai joué des musiques de notre peuple, celles qui parlent d’argent, des femmes et de la douleur, de l’amour et de la haine, des chansons de Nicolae Kuta, de Constanta Boreraziu, de Cristi Antonescu, et tu sais ce que j’ai gagné, Kalia, des quolibets, des injures, des menaces. Et Hilal, le serveur, m’a fait comprendre que j’étais un indésirable, que la société de la Bastide et la nôtre, celle du Terrain vague, c’était comme si on mélangeait l’eau et le feu et qu’il n’y avait pas de place pour les deux dans un même lieu. Je ne suis plus jamais revenu à la terrasse d’El Patio, je n’ai plus jamais osé pénétrer l’enceinte de briques. Il y a une frontière, une ligne infranchissable, comme si nous étions faits d’une matière différente, si l’air que nous respirons n’était pas de même nature, si nous vivions sur deux planètes éloignées. Depuis ce soir-là, mes nuits sont livrées à la peur, au ressentiment, sans doute aussi à l’idée de revanche, peut être même de vengeance.

  Kalia : «  Tu vois, Djamil, nous autres Roms n’avons rien à faire à la Bastide. A plus forte raisonLyubina qui sort à peine de l’enfance. »

  Djamil : «  Mais, au contraire, notre chance c’est d’avoir Lyubina, si jeune, si frêle qu’elle ressemble simplement à une petite fille qui aurait trop vite grandi dans ses vêtements. Elle a l’excuse de l’enfance, pas nous. Et tu sais, je vais te dire ce que m’a confié Matéo-le-Gitan, à propos de Boti, la plus jeune de ses filles. Eh bien Boti va souvent à la terrasse du Café, habillée des vêtements traditionnels, juste accompagnée du doba qu’elle frappe en cadence, faisant vibrer la peau de son tambour et carillonner ses cymbales. Boti chante et danse si bien qu’elle enchante et charme ceux de la Bastide qui ne voient en elle que la grâce, la naïveté et non un perfide calcul des Roms qui pourrait troubler l’harmonie de leur vie. Alors, parfois, les hommes, les femmes, pris au piège de la musique tsigane, envoient une pluie de pièces qui brillent comme l’or et des billets aussi légers que des papillons. Aussi Matéo-le-Gitan n’a plus besoin de se lever à l’aube pour aller dans les champs ou les bois, plus besoin d’aller s’enfumer chez le charbonnier pour quelques misérables pièces. Boti, c’est la providence de Matéo, celle qui lui permet d’échapper à sa condition, de vivre enfin comme un homme debout. Et Matéo a un projet. Bientôt, quand il aura suffisamment d’économies, que le trop plein de la Bastide aura empli ses poches, il vendra sa roulotte à un autre gitan et il ira habiter une maison, tout près des remparts. Il me l’a montrée,Kalia, et tu ne peux même pas l’imaginer. Aucun tsigane n’a jamais habité dans une telle maison ; aucun n’a jamais osé en rêver. Le rêve, c’est si loin du Rom qu’il n’en perçoit même pas les contours. Il se contente de penser que cela existe et que, peut être, un jour, le destin s’inversera, et alors la communauté bâtira tout un village et les Roms ne seront plus vraiment desRoms, plus des nomades que l’on chasse et qui se réfugient de ville en ville, dans des zones de crasse, de déchets, de plaques de bitume lépreuses, tout près des cases de ciment, comme ici dans le Terrain vague où nous ne sommes guère plus que des animaux errants et plus personne ne nous voit vraiment. Alors, crois-moi, notre fille est notre planche de salut. Elle est si belle, si enjouée, si habile avec son corps, tellement en harmonie avec la musique. Et puis sa voix, si sensuelle, haute et grave à la fois, voilée à la manière d’un chant qui viendrait à travers les âges, peut être depuis notre Inde natale jusqu’ici, au milieu des herbes folles, pour porter le message du peuple voyageur, du peuple sans racine, du peuple des oubliés. Elle est aussi habile que Boti, aussi vive, aussi gaie, toujours disposée à chanter. Alors pourquoi ne réussirait-elle pas ce que son amie a appris à mettre en pratique en quelques mois ? Kalia, le doba que m’avait offert mon père est toujours dans le coffre au fond de la roulotte ? Attrape-le donc que Lyubina nous montre qu’elle n’a pas complètement oublié la danse des Tsiganes, leurs chants millénaires, le rythme des mains sur la peau tendue. »

  La nuit d’automne est tombée maintenant. Blanche sur les dalles de la Cité Autan ; couleur d’argile au dessus de la Bastide ; couleur de suie sur le bitume du Terrain vague. Pendant l’explication de Djamil, Lyubina est restée silencieuse, perdue dans ses pensées. Elle a perçu la ferme intention de son père de l’envoyer mendier à l’intérieur des remparts, là où habitent les hommes et les femmes qu’elle n’a jamais rencontrés, dont elle a seulement entendu parler. Elle sait déjà que sa mère se rangera à l’avis de Djamil. On ne s’érige pas contre la volonté d’un Rom, on la subit comme une loi de la nature, une vérité, une évidence.

  Dans le grand coffre, sous le lit du couple, Kalia sort, à la façon de précieuses reliques, le doba de Dezso, le père de Djamil. Sa peau est tendue comme la lame d’un curi, ses cymbales étonnamment brillantes sous la blancheur de la lampe. Sans que personne ne le lui demande,Lyubina se lève, se saisit du doba, fait ricocher ses doigts sur la membrane qui se met à vibrer, à résonner dans l’enceinte de planches et de tôles, alors que la voix aussi douce qu’une flûte indienne s’élève de sa mince poitrine, et c’est une liane qui se déploie dans l’espace, projette ses ramures, enroule ses vrilles et bientôt il n’y a plus que cela, au milieu des roulottes du Terrain vague, cette seule et unique voix qui se hisse, traverse la mince paroi du toit, se dilue dans la nuit bleue comme si elle était une germination, une pousse minérale, une concrétion de la conscience tsigane.

 

 NUIT DU 5 AU 6 OCTOBRE.

 

    Il n’y a plus de bruit sur Autan, sur le Terrain vague et c’est tout juste si l’on perçoit le glissement de l’air sur la tête des arbres, légère ligne blanche à l’horizon. Djamil ne cesse de se retourner sur sa couche, sa tête traversée d’obsessions, d’idées folles. Il entend la respiration calme et régulière de Lyubina, celle plus rapide et heurtée de Kalia. Il sait que sa femme ne dort pas, qu’elle pense à leur fille et ne trouvera le sommeil qu’au petit matin lorsque les brumes descendront des falaises et que la fatigue appuiera sur ses yeux, tels des bouchons d’étoupe.Djamil se lève, s’habille d’un pantalon de toile et d’une chemise. Dans le coffre accroché à la roulotte il saisit les collets en fil de laiton, les enfouit dans les profondeurs de ses poches. Dehors la nuit est claire, blanchie par la goutte figée de la Lune. Sur la gauche, les cases de ciment d’Autan dessinent d’étranges cubes pareils à des casemates ; à droite le treillis des grues se projette sur les murs des entrepôts. Djamil longe la Cité, monte le chemin de pierres qui conduit vers les carrières, contourne le « Volcan ». Ici la terre est maigre, semée de cailloux, hérissée de touffes de serpolet, de genièvres, de buissons noirs. Il en connaît toutes les sentes, les layons qui partent en étoiles, en nœuds, en ramifications multiples. Au hasard des touffes d’arbustes et de ronces, il plante des brindilles, les dispose en goulet au bout duquel le collet est tendu, accroché à une branche flexible. Parfois un lapin, un lièvre viennent s’y prendre, alors Djamilcueille un bouquet de plantes aromatiques, romarin, sarriette, origan et c’est comme un fumet généreux qui mouille ses papilles, fait gonfler sa langue, dilate son estomac. Mais les prises se font rares, les braconniers plus nombreux et les Roms sont souvent obligés de dénicher des écureuils, de traquer des hérissons qu’ils mettent à cuire dans une boule d’argile. Mais que serait la vie d’un Rom sans rapine, sans braconnage sinon une terre déserte et désolée ?

 

  Djamil vient de poser son dernier lacet. Il s’assoit sur une butte de terre, roule une cigarette, frotte le briquet. Il rejette la fumée, longue ligne grise que dissipe l’air frais de la nuit. Tout en bas, dans la vallée, la Bastide est une tache claire que ceignent les remparts d’argile. Les yeux de Djamil sont fascinés par la vision si belle des trois ponts aux arches semblables, des hautes tours de briques, de la Place aux arcades où luisent les pavés noirs, de la terrasse du Café El Patio rythmée par les voiles blancs et noirs de ceux qui viennent y boire des breuvages glacés pareils à l’eau des lacs. Djamil fait taire les rumeurs qui l’habitent, prête l’oreille. Des sons viennent de la Bastide, sinuent dans les lacis du vent. On entend des sonorités d’accordéon, des plaintes de violon, des percussions de peau identiques aux vibrations sourdes du doba tsigane. La musique s’amplifie, roule sur les pavés inégaux, ourle le bord des fontaines, se coule dans les venelles, s’insinue au creux des cours ombreuses, s’enroule autour des lianes des volubilis et c’est maintenant une rumeur qui gagne la plaine d’herbes, les ruisseaux, les bosquets, les sources, jusqu’en haut de la falaise blanche.

  Comme saisies d’ivresse les pupilles de Djamil se dilatent et il perçoit alors, sur les pierres noires qui jouxtent la terrasse d’El Patio, deux ombres tsiganes que la danse emmêle, alors que la pleine lune inonde le paysage d’une coulée de neige. Le rythme de la musique s’est accentué, est devenu plus vif sous les assauts de l’archet et ce sont maintenant les voix chaudes et voilées de Boti et de Lyubina qui résonnent à l’intérieur de l’enceinte de briques. Il regarde avec ferveur les mouvements amples et gracieux, les tournoiements des jupes rouges décorées de roses, la giration des foulards, l’éclat des lourdes créoles, les cercles des bijoux enserrant les bras, les chevilles, alors que les pieds nus font voler la poussière. Du Café El Patio sortent des salves de cris, d’exclamations, parfois de claquements de doigts, de coups de talons sur le sol de lave et il y a, dans l’air tendu, alors que le jour va poindre, une pluie de pièces d’or, à la façon des rayons du soleil lorsque le ciel s’habille de la teinte des feuilles. Les deux filles Roms remercient avec une sorte de révérence et leurs jupes rouges sont des corolles qui s’ouvrent sur l’éventail des dalles noires. La musique s’éteint en même temps que les dernières étoiles. Ceux de la Bastideregagnent leurs grandes demeures de pierre où bruissent encore les mélodies tsiganes. Une ligne claire décolore le ciel à l’horizon. Djamil quitte le chêne rouvre auquel il s’était adossé. En bas les maisons de ciment émergent peu à peu du sol couvert de gouttes d’eau. Les roulottes dorment encore dans les replis du Terrain vague.

« Demain Lyubina ira danser devant le Café El Patio » pense Djamil, et ses yeux brillent à la manière des veines d’or qui courent dans les profondeurs de la terre.

 

 10 OCTOBRE.

 

  Quatre longs jours sont passés depuis l’explication de Djamil et de Kalia. Quatre jours à errer au milieu des herbes folles, à tourner en rond entre les planches de la roulotte, à user son regard sur les murs d’enceinte de la Bastide. De longs jours à contenir ses sentiments, ses émotions, ses rancœurs parfois, à éviter le regard de l’autre, à retenir les mots tranchants, définitifs, pareils aux lames de silex. Puis le soir, alors que les ombres s’allongeaient sur le Terrain vague,Djamil a sorti du coffre la robe rouge à volants, la ceinture noire à longues franges parée de cercles de métal, le chemisier blanc, le boléro ourlé de dentelles, le foulard semé de roses. Il a posé sur la chaise le doba du père Dezso puis a fixé Lyubina de ses prunelles dures et noires comme l’obsidienne. L’adolescente a baissé les yeux en signe de soumission. Alors Kalia est sortie sur l’aire de bitume et la porte a longtemps battu sous les rafales du vent. Le père a frappé deux fois à la roulotte de Matéo-le-gitan. Matéo a ouvert. Ses deux visiteurs se sont assis sur les chaises de bois. Djamil n’a pas parlé. Le gitan a compris que l’heure était venue pourLyubina d’habiter son corps de femme, d’apporter sa contribution, de se relier à la tradition dupeuple Rom.

  Il a sorti du buffet une bouteille d’eau-de-vie de baies sauvages, a rempli trois petits verres. Une odeur de genièvre et de prunelle a flotté entre les parois de la roulotte. C’était la première fois que Lyubina buvait de l’alcool. Elle l’a avalé d’un trait, à la manière des hommes, le liquide brûlant sa gorge. Elle aurait aimé avoir Boti à ses côtés mais son amie était allée chez la vieilleLuana jouer aux tarots et passer la nuit à lire l’avenir dans le marc de café et la figure mouvante des étoiles. Quand les réverbères se sont allumés dans la Bastide, Djamil a estimé que l’heure avait sonné pour Lyubina, qu’elle devait s’ouvrir à son destin. Il a pris congé de Matéo, a accompagné sa fille jusqu’à la limite des remparts. Déjà les premiers hommes habillés de blanc, les femmes en longues tuniques noires commençaient à remonter les rues en direction de la Place. Peu à peu la terrasse d’El Patio s’animait. On commençait à y servir des boissons fraîches, des verres de vin dorés comme du miel. L’odeur des mets grillés montait en lourdes nappes qui se dissipaient au milieu des feuilles argentées des oliviers et des eucalyptus. Une rumeur s’élevait de la terrasse, palpable, et c’est la Place entière, les arcades qui résonnaient maintenant de cris et de rires, et parfois le bruit hésitait, en suspens, comme si les gens de la Bastide attendaient un événement imminent. C’est le moment que choisit Djamil pour pousser légèrement Lyubina aux épaules. Sans se retourner la jeune fille s’engage sous l’arche de briques claire et, pieds nus, commence à remonter la rue conduisant au cœur de la Bastide. Sa longue robe rouge flotte autour de ses hanches menues, les lourds bracelets illuminent ses bras et ses chevilles, le doba au bout de ses mains fait un halo blanc comme celui de la lune. Puis elle s’engage sur sa gauche dans la venelle étroite qui débouche sur El Patio et disparaît aux yeux de son père. Djamil attend un instant, dissimulé dans l’ombre des remparts. Bientôt une voix sourde, voilée, monte vers le ciel, accompagnée des percussions rapides de la doba, du carillon cuivré des cymbales. Le Tsigane s’appuie au mur de briques et son esprit s’emplit de visions, de sons de toutes sortes qui semblent sortir des failles de la terre, des touffes d’herbe, des rochers blancs des falaises. Il voit, comme dans un rêve, les eaux vertes de l’Olt couler entre des gorges boisées ; les plaines de joncs du delta du Danube osciller sous la brise ; les collines abruptes des Carpates monter vers le ciel ; il voit des chevaux harnachés de rouge, des montreurs d’ours, des roulottes coloriées, des mendiants qui retournent des monceaux d’ordures ; il entend les chœurs de Roumanie, le grincement lancinant des violons, le souffle chaud et haletant de l’accordéon, la grêle cotonneuse de la contrebasse, les cascades de trilles de la guitare. Puis les sons s’amenuisent, se fondent comme s’ils étaient bus par la terre et il n’y a plus qu’un souffle lent et régulier qui longe l’assise des remparts.

  Vaincu par la fatigue, Djamil s’endort, le front appuyé contre le tronc d’un arbre. Cependant que son mari courait poser ses lacets, Kalia, l’inquiétude au ventre, rejoignait la roulotte deLuana, alors que Boti dormait sur une banquette, pelotonnée dans une couverture de laine.Luana devina la confusion dans laquelle se trouvait la visiteuse. Elle lui servit une infusion de plantes qui l’apaisa un moment. Alors, dans une avalanche de mots, Kalia raconta tout : la rudesse de sa vie, le chômage, le projet fou de Djamil, la tentative de Lyubina, son entrée dansla Bastide, il y a quelques heures à peine, pour mendier ; l’avenir sombre, pareil à un nuage hostile qui se serait abattu sur le Terrain vague. Dans la roulotte que cerne la nuit, l’air est devenu lourd, presque irrespirable. Boti, sans doute en proie à quelque rêve agité mâchonne des mots incompréhensibles. Luana se lève, écarte le rideau qui dissimule une alcôve. Là, sur une étagère, une boule de cristal brille à la façon d’une étrange planète. Luana pose la boule sur la planche voilée de la table. Elle s’assoit face à Kalia. Peu à peu, dans le demi jour de la pièce étroite, le cristal semble vibrer, s’animer. Les ombres se nappent de clarté et bientôt des contours apparaissent, des détails émergent.

  A l’intérieur de la sphère se trouve une sorte de ville miniature avec son damier de toits, son quadrillage de rues et de venelles étroites, ses places, ses fontaines, ses ponts aux arches multiples. Kalia, approchant son visage du cristal, n’a aucun mal à reconnaître la Bastide, ses deux tours symétriques, son mur d’enceinte, son chemin de ronde circulaire. La cité est déserte. Sur la Place dallée de pavés la fontaine projette sa gerbe d’écume. Un peu plus haut, sur la terrasse du Café El Patio, ne restent plus que des vestiges de la fête, vrilles des serpentins, pluie de confettis, serviettes maculées de taches. A l’écart, sur un cube de pierre noire, des objets queKalia reconnaît avec une sorte de ravissement teinté d’appréhension : cercle clair du doba entouré de ses cymbales, bracelets de cuivre, larges créoles touchées par la lumière. Kalia, que le spectacle fascine, ne peut détacher ses yeux des amulettes qui sont comme l’ombre, la projection de Lyubina.

  Soudain le cristal s’assombrit, couleur de cendre, couleur de nuit. Alors Kalia sait qu’il ne sert à rien de rester dans la roulotte de Luana, qu’il lui faut rejoindre la sienne, derrière le talus d’herbes sauvages, là où est son destin. Elle remercie, part à la hâte, la démarche hésitante. A l’horizon, un jour gris et incertain se lève, sorte de frémissement coloré agitant les feuilles claires des bouleaux et des aulnes. A droite, sur le chemin de poussière, la silhouette hésitante de Djamil. Kalia et Djamil montent les trois marches de bois de la carriole. Ils n’échangent aucun mot, se couchant tout habillés sur les banquettes usées. Par la porte entr’ouverte pénètrent les premiers rayons du soleil. Ils viennent tout droit de l’est, du lointain pays des tsiganes, là où la mémoire des hommes se perd dans les brumes du passé.

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 mai 2014 1 05 /05 /mai /2014 09:41

Cette Nouvelle a été publiée :

 

* Sous le titre "Voyage immobile" dans

 

"Les Après-midis de Saint-Florentin" (Yonne) en 2009.

 

* Sous le titre "La chute lente du jour" dans le cadre

 

du Café Littéraire, Philosophique et Sociologique (Calipso)

 

Fontanil Cornillon (Isère) en 2010.

 

* Sur le Site d'Exigence-Littérature en 2011.

 

                             

                                              LA CHUTE LENTE DU JOUR

 

  

   Son premier repos, Elle l’a trouvé au creux du jour, dans le dépliement blanc de la  lumière.

Nul bruit dans la grande pièce claire. Nul mouvement.

Seul rythme du souffle, lent, tendu, semblable au passage du vent sur la cime des pins.

Souffle long venu d’ailleurs, encore traversé de pensées nocturnes, souffle à la recherche de lui-même, continûment, comme une obsession.

Confusément, Elle perçoit, par delà les lames blanches des stores la houle de l’Océan, le cri des mouettes, comme de longues incisions dans la toile grise du ciel. Des rumeurs seulement, très lentes, très calmes, pareilles à un baume qui apaise les meurtrissures du corps, régénère le souffle.

Murmure de l’Océan, longues effusions dans les aiguilles de pin, glissement des grains de sable sur la courbure des dunes. Tout se mêle, se confond, écho profond de son rythme à Elle, de sa respiration, du trajet du sang dans ses veines.

  Lui, son apparition dans la grande pièce aux murs couleur de sable, Elle ne l’a pas perçue. Plutôt sentie. Sorte de présence éphémère, fugitive, "entre chien et loup".

Quelque chose d’imperceptible, de ténu s’est infiltré en Elle. Un léger décalage de l’air, une vibration particulière de la lumière. D’infimes tropismes affleurant à sa conscience.

Tout à coup Elle a su qu’Il était là, près d’Elle, immobile, dans l’attente d’un signe, d’un mouvement, peut-être d’une parole. Entre eux il n’y a eu aucun mot proféré, aucun geste esquissé.

  Elle, retirée depuis longtemps dans le silence de ses yeux, ne possédait plus qu’une image floue de Lui, des souvenirs lointains : le grain serré de sa peau, la finesse de ses mains, la grâce des articulations.

Lui, dans la lumière neuve du jour, perçoit le corps fluet, les cheveux couleur de cendre, les cernes d’ombre autour des yeux vides. La clarté de l’aube dessine comme un étrange halo enserrant le corps très mince, forme énigmatique émergeant à peine de la blancheur du drap.

Il a approché l’unique chaise du lit, ménageant entre eux un espace. Ce territoire où ils déposeraient les mots, était comme la grâce d’un recueil, le point d’incision d’une parole ultime. Chacun en avait le pressentiment, en ressentait le trouble, et grâce à cette inquiétude, à cette tension, y puiserait les forces de l’échange.

  Elle parle la première. Elle dit la douleur des nuits éveillées, la solitude des murs couleur de sable, l’attente de la marée, l’écoute attentive du flux et du reflux, le grondement de l’Océan lors des hautes eaux, la douceur des ciels de pleine lune.

Il écoute la voix très mince, parfois à peine perceptible, le souffle haletant, comme un filet d’eau claire filtrant d’une paroi. Il lui dit son souci, son appréhension des crises qu’Elle doit affronter continuellement, le lien profond du souffle et de la vie, du mouvement des corps, des déplacements, des traversées, des passages. Il lui dit son regret d’être toujours éloigné, son travail d’enquêtes à l’étranger, son goût immodéré des voyages.

  Elle l’écoute. Elle anticipe ce qu’Il dit. Elle le connaît au creux de l’intime.

Une quinte de toux subite. Le souffle comme au fond d’un puits. L’angoisse de la lente ascension vers la clarté, vers le jour.

Il remonte son oreiller. Il lui fait boire quelques gorgées d’eau. Elle dit que ça va mieux, que ça va passer. Le plus sûr pour qu’Elle s’apaise : qu’Il fume comme autrefois une cigarette américaine, longue, fine, à filtre couleur de brique. Elle aime tellement l’odeur de ses cigarettes (des Bridge, croît-Elle), Elle aime tellement sa façon de fumer, de rejeter les volutes, longuement, songeusement, tête légèrement penchée vers l’arrière, dans la lumière qui décline.

  Elle lui disait autrefois sa certitude à Elle du rapport étroit  entre la fumée et la vie. Une métaphore  existentielle en somme. De l’ordre d’une parenthèse, d’un début et d’une fin, d’une consumation, d’un point d’incandescence à un point d’extinction, d’un non-retour.

  Il se souvient de ces échanges. Il lui dit se rappeler ses idées à Elle, ses  idées un peu étranges mais qui résonnent encore en Lui, qui brillent comme des braises. Il hésite un peu mais Il sait l’importance de la cigarette pour Elle, sa valeur de retour, de réminiscence. Il extrait une  Bridge  de son étui rouge. Il sourit en voyant  l’inscription obscène : FUMER TUEIl sait que, pour Elle, fumer est l’empreinte du souvenir, du désir, de la vie.              Il allume une  BridgeIl souffle de longues volutes vers le plafond. Elle entend le bruit, le passage de la fumée entre les lèvres. Elle l’imagine, comme autrefois, la nuque à la renverse, les pieds croisés sur une chaise, l’air détendu. Elle revoit cette sève qui sort de lui, à jets réguliers, empreinte de mystère, auréolée de projets. Autrefois, Elle pensait que cette fumée Lui ressemblait. Légère, insouciante, projetée vers le ciel comme un idéal.                         

Il n’a pas bougé de sa chaise, très attentif  à ne pas interrompre  le voyage. Il allume une seconde  Bridge. Ne pas briser le mouvement, le chemin sur lequel Elle s’est engagée. Nouvelles volutes de fumée. Plus fortes, plus persistantes que les  premières. Eviter qu’Elle ne sombre dans l’amnésie. Poursuivre le voyage jusqu’à la fin du jour s’il le faut, dans la demeure dernière où l'ombre se tapit. Elle parle maintenant. Indistinctement. Comme un murmure. Il se rapproche d’Elle pour saisir des bribes, des éclats, des fragments qu’ll reconstitue.

   Elle lui dit le séjour à La Salina, les roches noires gonflées de soleil, la colline couverte de chênes-lièges et d’oliviers, les terrasses de schiste en surplomb, la blancheur du village en contrebas, la mer avec ses criques vertes, bleues, grises parfois, si variables selon l’incidence de la lumière, le degré d’avancement du jour. Elle Lui dit l’essaim des îles volcaniques, couleur d’obsidienne, jouant avec la blancheur du port, l’outremer des bateaux de pêche, le quadrillage insensé des filets de corde enserrant les plages de galets noirs. Elle Lui dit l’odeur des embruns, surtout le soir, la chute parfumée des capsules  d’eucalyptus, les lumières ourlant les criques dès la tombée du jour.

  Les volutes de fumée emplissent la pièce, font comme un tissu onirique accroché aux fenêtres. Il y a des flottements, des fluides légers pareils aux  soirs d’automne à La Salina quand le vent se retire au fond des grottes marines. Continuer à fumer surtout, jusqu’à l’étourdissement. Ne pas déchirer le voile du songe, du souvenir, de la douleur peut-être. Qu’importe. La  seule certitude : cette ligne invisible, ce fil d’Ariane tendu d’un lieu d’absence à un lieu de mémoire.

  Ce soir, à La Salina, la lumière est tremblante, un peu surréelle. Elle est heureuse de cette lumière, de la blancheur de la terrasse, du mouvement des passants, du glissement des voitures devant le port. Elle dit maintenant l’urgence à profiter de la vie, comme si demain était le dernier jour. Elle sait que ce moment est unique. Elle lui dit la chute lente du jour, cette signifiance de l'instant voilé, de l'heure crépusculaire où les choses se confondent, se mêlent dans une espèce de douce harmonie, d'affinité originelle. Elle lui dit ce bonheur du temps impalpable, oublieux de lui-même qui, peut être,  jamais ne reparaîtra, enseveli sous les cendres du passé. Il  acquiesce avec un  certain détachement, avec la certitude dont l’investit sa première cigarette, symbole superficiel mais tangible de son entrée parmi les  hommes. Elle Lui sourit. Elle le trouve changé.Elle s’applique à le regarder à la dérobée, à faire son inventaire. Réel travail d’archéologue, pareil à la recherche de l’origine, de la source de cette évidente métamorphose. Elle n’avait pas remarqué, dans la perspective fuyante du front, cette ride légère mais non moins évidente,  comme une blessure à la surface de la terre. D’autres sillons étoilés et naissants s’allument et s’éteignent avec la course du regard, pareils à  de rapides comètes. Elle a fixé, au plus profond d’elle-même, ces images fugitives, ces marques insignes du temps comme des empreintes toujours prêtes à resurgir.

 Il se souvient de ce jour précis, de « ce moment unique » comme Elle l’avait nommé, de cette lumière si pure, si longue à se mouvoir, si lente à renoncer à son emprise, accrochée aux cubes des maisons blanches, aux balcons, aux lampadaires, à la lisière de la mer.

Ce jour est ancré en Lui : un moment de pur surgissement, une fenêtre ouverte sur l’horizon. Il se souvient de sa première cigarette, de son plaisir intense à suivre par la pensée le trajet de la fumée. Minces filets bleuâtres se diluant dans la lumière du couchant. De nouveau des quintes de toux, une respiration à la peine. Elle bouge un peu sur le lit, oriente son visage vers la fenêtre, vers le jour qui baisse.

Elle continue à raconter leur vie à La Salina, ses battements, ses outrances parfois, cet automne traversé d’une dernière tentation de la lumière, les reflets sur les feuilles argentées des oliviers, la douceur iodée de l’air marin.

Il écoute les paroles qu’Elle profère avec ferveur, recueillement. C’est comme une incantation, un appel qui résonne le long des murs couleur de sable. La braise rougeoie au bout de la dernière cigarette. Prolonger cet instant, ne pas interrompre le voyage. Maintenant le filtre couleur de brique se consume dans une drôle de fumée âcre; grésillement de l’infime bout de cigarette jusqu’à son point de chute.   Soudain Il sait qu’Il doit quitter cette pièce, qu’Il doit faire provision de  cigarettes, qu’Il doit s’immiscer entre deux urgences, celle du départ, celle du retour.  Il le fait. Il descend l’escalier. Il est dans la rue, dans le bureau de tabac. Il achète un paquet de  Bridge. De nouveau dans la rue, l’air pur, transparent comme à La Salina. C’est une ivresse qui s’empare de LuiIl marche vite, traverse le porche, cherche fébrilement le briquet, allume une cigarette, s’engage dans l’escalier. Par une croisée ouverte parvient la rumeur de l’Océan, de la Mer. Il ne sait plus très bien. Cris aigus des mouettes ou peut-être des sternes, comme une longue déchirure surgissant de la toile du ciel. ll pousse la porte de la grande pièce. La lumière a baissé. Les murs couleur de cendre ne renvoient plus qu’une clarté sourde. Il porte la cigarette à ses lèvres, aspire une grande bouffée qu’Il rejette dans la lumière grise. Il s’assoit sur l’unique chaise, penche la nuque vers l’arrière comme Il aimait le faire autrefois à La Salina. De fines colonnes de fumée tissent dans l’air une trame légère.          Il lui parle. Il lui demande de raconter encore l’instant magique de La Salina, la lumière sur le village blanc, la sagesse des vieux hommes vêtus de noir, leurs palabres sous le vieil olivier, les joueurs  de cartes de l’Amistad derrière les grandes baies vitrées qui ouvrent sur le port, sur la mer, sur l’horizon infini.

  Il écoute de tout son corps, de toutes les fibres de sa peau la parole qui n’advient pas. Il sait maintenant qu’Elle a repris possession de son langage, que ses paroles sont scellées dans sa chair, qu’Il n’entendra plus les mots magiques résonner dans les ruelles de La Salina. L’ombre avance dans la pièce. Il écrase la braise, le filtre couleur de brique. Quelques volutes de fumée planent encore entre les murs gris, pareilles à des poussières, à d’infimes corpuscules. Il se tourne vers le centre de la pièce. Il n’y a plus de souffle maintenant, plus de douleur, seulement quelque chose qui ressemble à une absence. Retrait des veinules bleues dans les mains marmoréennes, silence des lèvres  closes, blancheur des draps couleur de neige.

  Il se lève. Il ouvre la porte. La lumière est pure, belle, semblable à un mirage. La lumière l’appelle, elle s’ouvre et trace les rives du chemin vers La Salina. Il sait  qu’il n’y a pas d’autre alternative, pas d’autre issue que celle d’une fuite éternelle. Dans la pièce couleur de nuit, dans le déclin du jour, au pli secret de l'ombre, Elle a trouvé son dernier repos, son voyage immobile.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          

                                                                  

 

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     

                                                    

                                                                                                                                                                                              

                                                                                                                                                

                                                                                                                            

      

 

 

 

 

                                                                                                    

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                

 

 

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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 09:04

 

Kalia : «  Tu peux aller scier du bois en forêt, te louer dans des fermes, être manœuvre au chantier de tôles. Tu es assez fort pour ça. La mendicité c’est le pire, c’est renoncer à être nous-mêmes, perdre notre identité et cela nous ne pouvons l’accepter. »

Djamil : «  Ce matin, à la Caisse de chômage, on m’a dit que ce n’était pas la peine de revenir avant six mois, peut être plus, à cause de la crise, de la fermeture des usines, qu’on me préviendrait, qu’on avait mon adresse. Et quand l’employée m’a dit cela j’ai vu son regard teinté d’hostilité et de haine me traverser de part en part. Nous sommes des réprouvés, Kalia. Tous ceux qui, comme nous, ont le teint cuivré, les sourcils épais, les cheveux noirs, le regard sombre, on les ignore, on les envoie rejoindre la nuit dont ils sont issus. »

Kalia : «  Toi, Djamil, tu pourrais jouer du violon à la terrasse du Café El Patio. Tu sais si bien jouer et la musique tsigane est si belle. Je suis sûre que ça te conviendrait et tu pourrais, de temps en temps, ramener quelques pièces. Ce serait toujours ça de plus pour les fins de mois, la vie est si rude ! »

Djamil : « Non, Kalia, tu n’es pas réaliste. Je ne t’en ai jamais parlé mais je suis déjà allé devant El Patio, là où se réunissent chaque soir les hommes et les femmes de la Bastide. Les hommes dans leurs vêtements si blancs, les femmes voilées de noir. Tous et toutes des élégants à la vie si mystérieuse, si éloignée de la nôtre. Je leur ai offert mon plus beau répertoire, je leur ai joué des musiques de notre peuple, celles qui parlent d’argent, des femmes et de la douleur, de l’amour et de la haine, des chansons de Nicolae Kuta, de Constanta Boreraziu, de Cristi Antonescu, et tu sais ce que j’ai gagné, Kalia, des quolibets, des injures, des menaces. Et Hilal, le serveur, m’a fait comprendre que j’étais un indésirable, que la société de la Bastide et la nôtre, celle du Terrain vague, c’était comme si on mélangeait l’eau et le feu et qu’il n’y avait pas de place pour les deux dans un même lieu. Je ne suis plus jamais revenu à la terrasse d’El Patio, je n’ai plus jamais osé pénétrer l’enceinte de briques. Il y a une frontière, une ligne infranchissable, comme si nous étions faits d’une matière différente, si l’air que nous respirons n’était pas de même nature, si nous vivions sur deux planètes éloignées. Depuis ce soir-là, mes nuits sont livrées à la peur, au ressentiment, sans doute aussi à l’idée de revanche, peut être même de vengeance.

Kalia : «  Tu vois, Djamil, nous autres Roms n’avons rien à faire à la Bastide. A plus forte raison Lyubina qui sort à peine de l’enfance. »

 

Djamil : «  Mais, au contraire, notre chance c’est d’avoir Lyubina, si jeune, si frêle qu’elle ressemble simplement à une petite fille qui aurait trop vite grandi dans ses vêtements. Elle a l’excuse de l’enfance, pas nous. Et tu sais, je vais te dire ce que m’a confié Matéo-le-Gitan, à propos de Boti, la plus jeune de ses filles. Eh bien Boti va souvent à la terrasse du Café, habillée des vêtements traditionnels, juste accompagnée du doba qu’elle frappe en cadence, faisant vibrer la peau de son tambour et carillonner ses cymbales. Boti chante et danse si bien qu’elle enchante et charme ceux de la Bastide qui ne voient en elle que la grâce, la naïveté et non un perfide calcul des Roms qui pourrait troubler l’harmonie de leur vie. Alors, parfois, les hommes, les femmes, pris au piège de la musique tsigane, envoient une pluie de pièces qui brillent comme l’or et des billets aussi légers que des papillons. Aussi Matéo-le-Gitan n’a plus besoin de se lever à l’aube pour aller dans les champs ou les bois, plus besoin d’aller s’enfumer chez le charbonnier pour quelques misérables pièces. Boti, c’est la providence de Matéo, celle qui lui permet d’échapper à sa condition, de vivre enfin comme un homme debout. Et Matéo a un projet. Bientôt, quand il aura suffisamment d’économies, que le trop plein de la Bastide aura empli ses poches, il vendra sa roulotte à un autre gitan et il ira habiter une maison, tout près des remparts. Il me l’a montrée, Kalia, et tu ne peux même pas l’imaginer. Aucun tsigane n’a jamais habité dans une telle maison ; aucun n’a jamais osé en rêver. Le rêve, c’est si loin du Rom qu’il n’en perçoit même pas les contours.

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11 décembre 2013 3 11 /12 /décembre /2013 09:21

 

  Et tout se met à vivre autour de Djamil avec la sombre attirance du vide, les roulottes, les falaises blanches, les entrepôts, les murs d’argile de la Bastide, la barrière des saules et des bouleaux à l’horizon et la vie n’est plus que cette infime palpitation au creux de l’ennui, cette étincelle si légère que la moindre brise pourrait l’éteindre. Djamil sent le danger tout près de lui, à la façon d’un aigle au dessein funeste dont il serait la proie et le moment est alors venu pour les flammes noires de l’assaillir, et les idées les plus folles se logent dans sa tête avec obstination. Dans la caravane où les ombres grandissent, le regard de Kalia, la mère, traverse le calicot sans même le voir, pas plus qu’elle n’aperçoit Lyubina, son unique fille occupée à caresser distraitement la fourrure noire du chat. Soudain l’air est lourd, tendu, comme les soirs d’été avant que l’orage n’éclate. Les éclairs ne tarderont pas à surgir, à traverser la roulotte d’une lumière mauvaise, chaotique. La voix de Djamil gronde, semblable à la chute de galets. Depuis longtemps déjà Kalia avait le pressentiment de cette parole qui déchirerait un jour le silence, de ces mots cernés de mort et de néant.

Djamil : « Pas plus tard que demain, Lyubina, tu iras au Café El Patio… » La phrase s’interrompt, hésitante, ambiguë, projetée au dehors en même temps que retenue dans quelque pli de la raison.

Kalia : « Non, Djamil, tu ne peux pas imposer à Lyubina d’aller mendier. Elle est trop jeune et puis c’est indigne d’elle, de nous, de notre peuple qui doit avoir plus de fierté. On ne peut pas se laisser aller à la facilité. Et puis c’est malhonnête. Nous autres, Roms, ne pouvons plus vivre de rapines, de vols à la tire, de menus larcins, de poules dérobées. Nous devons avoir plus d’honneur. Nous devons trouver du travail, c’est notre seule façon de nous intégrer, de ne pas nous faire rejeter. »

Djamil : « Pas si simple, Kalia. L’ usine ne veut plus de nous, ne veut plus de moi, Djamil, l’homme à tout faire. Tout le monde se méfie des Roms, même les honnêtes gens. »

 

 

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 17:31

 

Cela il le sait jusque dans les fibres les plus secrètes de son corps et il ne s’en plaint pas. Pourquoi se plaindrait-il d’être lui-même, d’appartenir par ses racines à ce peuple de parias, d’intouchables qui viennent de si loin ? Pourquoi renierait-il cette si belle diaspora qui porte en elle, aux quatre coins du monde, un sang semblable au sien, une peau, des yeux, des mains, une manière de se déplacer comme le vent, d’aimer avec violence, de danser autour du feu de bois, au milieu des étincelles qui sont comme des parcelles vives de son esprit, de son être ? Tout cela il l’a accepté depuis la nuit des temps et c’est devenu un second souffle, une haleine, une respiration qui n’aurait plus conscience d’elle-même et existerait dans le genre des feux follets ou des bulles irisées qui habitent la face des lacs.

 

  Tout cela il l’admet à la façon d’une fatalité, d’un destin et souvent même il est heureux à la seule pensée de son existence modeste, en marge, glissant dans la rainure de la vie sans faire plus de bruit que la chute des feuilles sur le sol d’automne. Ce qu’il n’accepte pas, ce sont les regards qui le fuient, les mains qui l’évitent, tous les faux-fuyants, les faux-semblants, les dérobades de ceux de la Cité Autan, les attitudes hautaines des habitants de la Bastide, le peu d’intérêt des employeurs à son égard. Alors le chômage enfonce son coin au centre de sa tête, la faim vrille son ventre, l’angoisse fige ses muscles et les journées sont longues et grises à tourner au centre du cercle des caravanes, sous l’œil invisible de la conscience tsigane. Dans la chute lente et oblique des jours, les heures sont des lames acérées, les minutes des aiguilles chauffées à blanc.

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9 décembre 2013 1 09 /12 /décembre /2013 08:47

 

C’est Djamil, le père qui parle le premier et, dans la fraîcheur qui tombe, ses paroles sont des fuseaux de vapeur montant vers le plafond où courent les ombres grises. Ses mots franchissent la barrière des dents, des lèvres, avec lenteur, hésitation, genres de bulles qui éclatent dans la cendre à peine visible du jour. Djamil se plaint de l’usine de bois qui l’emploie si rarement, sauf parfois après les tempêtes, lorsque les grumes sont à terre, encore pourvus d’éclats de branches et qu’il faut enlever les écorces à la plane, les charger au levier sur les remorques puis fixer le chargement avec les cordes de chanvre. Alors les mains sont usées jusqu’à la trame, parcourues de lézardes bleues et deviennent fibreuses, semblables au bois qui les a meurtries. Il n’y a pas eu d’orage cet été, les arbres n’ont pas souffert. Ni hêtres ni charmes à abattre et si peu de troncs à scier.

  Trois, quatre jours de travail par mois. Puis le reste du temps à errer dans le Terrain vague, à donner des coups de pied dans les pierres ponces, à monter vers les carrières, jusqu’au « Volcan », grand trou circulaire où l’on trouve parfois des cartons, de vieilles planches que l’on fait brûler sur place et l’on suit longuement du regard les filets de fumée qui se fondent dans l’air bleu, aspirés par la taie immobile du ciel. Et l’on enfouit les mains dans ses poches et l’on serre ses doigts sur le dernier billet, on joue à user, les unes contre les autres, les rares pièces qui en tapissent le fond. Cette rudesse, cette âpreté de la vie, Djamil les a en lui comme les rochers sont tapissés de mousse et il sait que son quotidien est l’aboutissement de la longue dérive du peuple des tsiganes. En lui sont gravés les stigmates : sur sa peau couleur de brique, dans ses yeux sombres comme la nuit, l’arc charbonneux de ses moustaches, sa façon même de marcher, de parler, de respirer, de faire grincer les cordes du violon, de plier les soufflets de l’accordéon lorsque la grande confrérie des Roms se réunit.

 

 

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8 décembre 2013 7 08 /12 /décembre /2013 09:00

 

CAFE EL PATIO

 

 

5 OCTOBRE

 

  Venu des plaines d’herbe, le vent souffle continuellement depuis plusieurs jours. Un vent blanc, acide, qui balaie les grandes dalles de ciment de la Cité Autan, use la peau, clôt les lèvres, oblige à cligner des paupières. On se terre dans les cubes de béton, serrés autour des poêles et les conversations rougeoient faiblement, comme des braises sous la cendre. Sur le grand parvis de gravier, des chiens errants et faméliques glissent à côté de leurs ombres, marchant de guingois, comme s’ils se méfiaient d’eux-mêmes. Un peu de vie encore du côté des entrepôts où les flèches des grues oscillent en grinçant. Puis le ronronnement circulaire des bétonnières, la chute sourde du sable coulant des bennes. A intervalles réguliers, le claquement des portes de tôle de la cité, quelques bribes de conversations, le choc des boulets de coke dans les seaux de zinc.

   Puis le silence à nouveau, lourd, plombé, arc-bouté sous la meute assidue des rafales. Plus loin, vers la Bastide, le Terrain vague est parcouru de longues ondulations, sortes de sillons d’écume qui glissent entre les roulottes, faisant des remous de poussière et de feuilles et le ciel se couvre de rouille et l’air se tisse de lames aussi drues que des voiles.  Derrière une butte de terre et de goudron, la carriole de planches et de tôles des Stanescu. Il y a peu de mouvement, peu de bruit à l’intérieur, sous la lumière opaque de la lampe à gaz. Juste un grésillement qui se hausse imperceptiblement au dessus des respirations alternées, des toux rauques, des raclements de gorge. L’air dense comme de l’ouate. Si réel, si palpable, qu’on pourrait en faire des boules et les laisser tomber au sol à la manière de flocons de neige. Au travers des rideaux de calicot, on aperçoit le village de roulottes. Circulaire, avec une sorte d’échancrure, d’échappatoire vers la Bastide, ses lourds remparts d’argile. Au centre, le campement rouge et vert de Luana, la doyenne des tsiganes, celle qui détient l’autorité, qu’on consulte pour ses secrets, ses recettes de bonne femme, ses conseils, sa sagesse aussi.

 

 

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3 juillet 2013 3 03 /07 /juillet /2013 08:24

 

NUIT DU 5 AU 6 OCTOBRE.

 

  Il n’y a plus de bruit sur Autan, sur le Terrain vague et c’est tout juste si l’on perçoit le glissement de l’air sur la tête des arbres, légère ligne blanche à l’horizon. Djamil ne cesse de se retourner sur sa couche, sa tête traversée d’obsessions, d’idées folles. Il entend la respiration calme et régulière de Lyubina, celle plus rapide et heurtée de Kalia. Il sait que sa femme ne dort pas, qu’elle pense à leur fille et ne trouvera le sommeil qu’au petit matin lorsque les brumes descendront des falaises et que la fatigue appuiera sur ses yeux, tels des bouchons d’étoupe. Djamil se lève, s’habille d’un pantalon de toile et d’une chemise. Dans le coffre accroché à la roulotte il saisit les collets en fil de laiton, les enfouit dans les profondeurs de ses poches. Dehors la nuit est claire, blanchie par la goutte figée de la Lune. Sur la gauche, les cases de ciment d’Autan dessinent d’étranges cubes pareils à des casemates ; à droite le treillis des grues se projette sur les murs des entrepôts. Djamil longe la Cité, monte le chemin de pierres qui conduit vers les carrières, contourne le « Volcan ». Ici la terre est maigre, semée de cailloux, hérissée de touffes de serpolet, de genièvres, de buissons noirs. Il en connaît toutes les sentes, les layons qui partent en étoiles, en nœuds, en ramifications multiples. Au hasard des touffes d’arbustes et de ronces, il plante des brindilles, les dispose en goulet au bout duquel le collet est tendu, accroché à une branche flexible. Parfois un lapin, un lièvre viennent s’y prendre, alors Djamil cueille un bouquet de plantes aromatiques, romarin, sarriette, origan et c’est comme un fumet généreux qui mouille ses papilles, fait gonfler sa langue, dilate son estomac. Mais les prises se font rares, les braconniers plus nombreux et les Roms sont souvent obligés de dénicher des écureuils, de traquer des hérissons qu’ils mettent à cuire dans une boule d’argile. Mais que serait la vie d’un Rom sans rapine, sans braconnage sinon une terre déserte et désolée ?

  Djamil vient de poser son dernier lacet. Il s’assoit sur une butte de terre, roule une cigarette, frotte le briquet. Il rejette la fumée, longue ligne grise que dissipe l’air frais de la nuit. Tout en bas, dans la vallée, la Bastide est une tache claire que ceignent les remparts d’argile. Les yeux de Djamil sont fascinés par la vision si belle des trois ponts aux arches semblables, des hautes tours de briques, de la Place aux arcades où luisent les pavés noirs, de la terrasse du Café El Patio rythmée par les voiles blancs et noirs de ceux qui viennent y boire des breuvages glacés pareils à l’eau des lacs. Djamil fait taire les rumeurs qui l’habitent, prête l’oreille. Des sons viennent de la Bastide, sinuent dans les lacis du vent. On entend des sonorités d’accordéon, des plaintes de violon, des percussions de peau identiques aux vibrations sourdes du doba tsigane. La musique s’amplifie, roule sur les pavés inégaux, ourle le bord des fontaines, se coule dans les venelles, s’insinue au creux des cours ombreuses, s’enroule autour des lianes des volubilis et c’est maintenant une rumeur qui gagne la plaine d’herbes, les ruisseaux, les bosquets, les sources, jusqu’en haut de la falaise blanche.

  Comme saisies d’ivresse les pupilles de Djamil se dilatent et il perçoit alors, sur les pierres noires qui jouxtent la terrasse d’El Patio, deux ombres tsiganes que la danse emmêle, alors que la pleine lune inonde le paysage d’une coulée de neige. Le rythme de la musique s’est accentué, est devenu plus vif sous les assauts de l’archet et ce sont maintenant les voix chaudes et voilées de Boti et de Lyubina qui résonnent à l’intérieur de l’enceinte de briques. Il regarde avec ferveur les mouvements amples et gracieux, les tournoiements des jupes rouges décorées de roses, la giration des foulards, l’éclat des lourdes créoles, les cercles des bijoux enserrant les bras, les chevilles, alors que les pieds nus font voler la poussière. Du Café El Patio sortent des salves de cris, d’exclamations, parfois de claquements de doigts, de coups de talons sur le sol de lave et il y a, dans l’air tendu, alors que le jour va poindre, une pluie de pièces d’or, à la façon des rayons du soleil lorsque le ciel s’habille de la teinte des feuilles. Les deux filles Roms remercient avec une sorte de révérence et leurs jupes rouges sont des corolles qui s’ouvrent sur l’éventail des dalles noires. La musique s’éteint en même temps que les dernières étoiles. Ceux de la Bastide regagnent leurs grandes demeures de pierre où bruissent encore les mélodies tsiganes. Une ligne claire décolore le ciel à l’horizon. Djamil quitte le chêne rouvre auquel il s’était adossé. En bas les maisons de ciment émergent peu à peu du sol couvert de gouttes d’eau. Les roulottes dorment encore dans les replis du Terrain vague.

« Demain Lyubina ira danser devant le Café El Patio » pense Djamil, et ses yeux brillent à la manière des veines d’or qui courent dans les profondeurs de la terre.

 

    

 

10 OCTOBRE.

 

  Quatre longs jours sont passés depuis l’explication de Djamil et de Kalia. Quatre jours à errer au milieu des herbes folles, à tourner en rond entre les planches de la roulotte, à user son regard sur les murs d’enceinte de la Bastide. De longs jours à contenir ses sentiments, ses émotions, ses rancœurs parfois, à éviter le regard de l’autre, à retenir les mots tranchants, définitifs, pareils aux lames de silex. Puis le soir, alors que les ombres s’allongeaient sur le Terrain vague, Djamil a sorti du coffre la robe rouge à volants, la ceinture noire à longues franges parée de cercles de métal, le chemisier blanc, le boléro ourlé de dentelles, le foulard semé de roses. Il a posé sur la chaise le doba du père Dezso puis a fixé Lyubina de ses prunelles dures et noires comme l’obsidienne. L’adolescente a baissé les yeux en signe de soumission. Alors Kalia est sortie sur l’aire de bitume et la porte a longtemps battu sous les rafales du vent. Le père a frappé deux fois à la roulotte de Matéo-le-gitan. Matéo a ouvert. Ses deux visiteurs se sont assis sur les chaises de bois. Djamil n’a pas parlé. Le gitan a compris que l’heure était venue pour Lyubina d’habiter son corps de femme, d’apporter sa contribution, de se relier à la tradition du peuple Rom.

  Il a sorti du buffet une bouteille d’eau-de-vie de baies sauvages, a rempli trois petits verres. Une odeur de genièvre et de prunelle a flotté entre les parois de la roulotte. C’était la première fois que Lyubina buvait de l’alcool. Elle l’a avalé d’un trait, à la manière des hommes, le liquide brûlant sa gorge. Elle aurait aimé avoir Boti à ses côtés mais son amie était allée chez la vieille Luana jouer aux tarots et passer la nuit à lire l’avenir dans le marc de café et la figure mouvante des étoiles. Quand les réverbères se sont allumés dans la Bastide, Djamil a estimé que l’heure avait sonné pour Lyubina, qu’elle devait s’ouvrir à son destin. Il a pris congé de Matéo, a accompagné sa fille jusqu’à la limite des remparts. Déjà les premiers hommes habillés de blanc, les femmes en longues tuniques noires commençaient à remonter les rues en direction de la Place. Peu à peu la terrasse d’El Patio s’animait. On commençait à y servir des boissons fraîches, des verres de vin dorés comme du miel. L’odeur des mets grillés montait en lourdes nappes qui se dissipaient au milieu des feuilles argentées des oliviers et des eucalyptus. Une rumeur s’élevait de la terrasse, palpable, et c’est la Place entière, les arcades qui résonnaient maintenant de cris et de rires, et parfois le bruit hésitait, en suspens, comme si les gens de la Bastide attendaient un événement imminent. C’est le moment que choisit Djamil pour pousser légèrement Lyubina aux épaules. Sans se retourner la jeune fille s’engage sous l’arche de briques claire et, pieds nus, commence à remonter la rue conduisant au cœur de la Bastide. Sa longue robe rouge flotte autour de ses hanches menues, les lourds bracelets illuminent ses bras et ses chevilles, le doba au bout de ses mains fait un halo blanc comme celui de la lune. Puis elle s’engage sur sa gauche dans la venelle étroite qui débouche sur El Patio et disparaît aux yeux de son père. Djamil attend un instant, dissimulé dans l’ombre des remparts. Bientôt une voix sourde, voilée, monte vers le ciel, accompagnée des percussions rapides de la doba, du carillon cuivré des cymbales. Le Tsigane s’appuie au mur de briques et son esprit s’emplit de visions, de sons de toutes sortes qui semblent sortir des failles de la terre, des touffes d’herbe, des rochers blancs des falaises. Il voit, comme dans un rêve, les eaux vertes de l’Olt couler entre des gorges boisées ; les plaines de joncs du delta du Danube osciller sous la brise ; les collines abruptes des Carpates monter vers le ciel ; il voit des chevaux harnachés de rouge, des montreurs d’ours, des roulottes coloriées, des mendiants qui retournent des monceaux d’ordures ; il entend les chœurs de Roumanie, le grincement lancinant des violons, le souffle chaud et haletant de l’accordéon, la grêle cotonneuse de la contrebasse, les cascades de trilles de la guitare. Puis les sons s’amenuisent, se fondent comme s’ils étaient bus par la terre et il n’y a plus qu’un souffle lent et régulier qui longe l’assise des remparts.

  Vaincu par la fatigue, Djamil s’endort, le front appuyé contre le tronc d’un arbre. Cependant que son mari courait poser ses lacets, Kalia, l’inquiétude au ventre, rejoignait la roulotte de Luana, alors que Boti dormait sur une banquette, pelotonnée dans une couverture de laine. Luana devina la confusion dans laquelle se trouvait la visiteuse. Elle lui servit une infusion de plantes qui l’apaisa un moment. Alors, dans une avalanche de mots, Kalia raconta tout : la rudesse de sa vie, le chômage, le projet fou de Djamil, la tentative de Lyubina, son entrée dans la Bastide, il y a quelques heures à peine, pour mendier ; l’avenir sombre, pareil à un nuage hostile qui se serait abattu sur le Terrain vague. Dans la roulotte que cerne la nuit, l’air est devenu lourd, presque irrespirable. Boti, sans doute en proie à quelque rêve agité mâchonne des mots incompréhensibles. Luana se lève, écarte le rideau qui dissimule une alcôve. Là, sur une étagère, une boule de cristal brille à la façon d’une étrange planète. Luana pose la boule sur la planche voilée de la table. Elle s’assoit face à Kalia. Peu à peu, dans le demi jour de la pièce étroite, le cristal semble vibrer, s’animer. Les ombres se nappent de clarté et bientôt des contours apparaissent, des détails émergent.

  A l’intérieur de la sphère se trouve une sorte de ville miniature avec son damier de toits, son quadrillage de rues et de venelles étroites, ses places, ses fontaines, ses ponts aux arches multiples. Kalia, approchant son visage du cristal, n’a aucun mal à reconnaître la Bastide, ses deux tours symétriques, son mur d’enceinte, son chemin de ronde circulaire. La cité est déserte. Sur la Place dallée de pavés la fontaine projette sa gerbe d’écume. Un peu plus haut, sur la terrasse du Café El Patio, ne restent plus que des vestiges de la fête, vrilles des serpentins, pluie de confettis, serviettes maculées de taches. A l’écart, sur un cube de pierre noire, des objets que Kalia reconnaît avec une sorte de ravissement teinté d’appréhension : cercle clair du doba entouré de ses cymbales, bracelets de cuivre, larges créoles touchées par la lumière. Kalia, que le spectacle fascine, ne peut détacher ses yeux des amulettes qui sont comme l’ombre, la projection de Lyubina.

  Soudain le cristal s’assombrit, couleur de cendre, couleur de nuit. Alors Kalia sait qu’il ne sert à rien de rester dans la roulotte de Luana, qu’il lui faut rejoindre la sienne, derrière le talus d’herbes sauvages, là où est son destin. Elle remercie, part à la hâte, la démarche hésitante. A l’horizon, un jour gris et incertain se lève, sorte de frémissement coloré agitant les feuilles claires des bouleaux et des aulnes. A droite, sur le chemin de poussière, la silhouette hésitante de Djamil. Kalia et Djamil montent les trois marches de bois de la carriole. Ils n’échangent aucun mot, se couchant tout habillés sur les banquettes usées. Par la porte entr’ouverte pénètrent les premiers rayons du soleil. Ils viennent tout droit de l’est, du lointain pays des tsiganes, là où la mémoire des hommes se perd dans les brumes du passé.

 

                                                                                                  (FIN).

 

 

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29 mai 2013 3 29 /05 /mai /2013 08:07

 

Publication d'un "micro texte"

sur le thème

PAROLES D'ENFANCE - 2008 -

 

 

Préface de Jean-Pierre Guéno

Directeur des Publications de Radio-France.


 

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Le Texte publié.

 

 

Le jour n’est pas encore levé. Juste une très légère blancheur qui précède l’aube. L’enfant se réveille, ouvre les yeux. Il reste un moment immobile, regarde le liseré plus clair qui commence à imprimer le contour des volets. Il se lève, pose ses pieds nus sur le plancher. Il aime sentir ce contact du bois un peu froid, les rainures qui séparent les lames. Il ouvre la fenêtre, pousse doucement les volets sur la fin de la nuit, évitant de faire grincer les gonds. Il se recouche, se tourne sur le côté gauche, face au rectangle plus clair ouvert dans le mur couleur de schiste. Au début, ses yeux ne perçoivent rien que cette légère variation de l’ombre, son lent glissement vers la lumière. Puis ses pupilles s’habituent, commencent à déchiffrer l’espace, à y repérer les premiers signes du jour. Il devine d’abord, dans le jardin, les branches du marronnier, comme de grands bras tendus vers le ciel, les feuilles ouvertes à la façon de doigts de géants. Puis le rythme régulier de la clôture de bois, la plage sombre de l’avant toit. L’enfant aime bien ce moment un peu mystérieux où le jour s’annonce à la façon d’un secret. Les grains de lumière sont encore peu visibles, gris-bleu, à peine plus clairs que la cendre des volcans. C’est cette heure couleur de cendre, couleur de lave qu’il préfère. Cette heure où les choses se confondent, cette heure arrêtée.

 

 

Edition originale

Les Arènes.

 

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Edition en poche

Librio - Radio-France.

 

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1 décembre 2012 6 01 /12 /décembre /2012 11:16

 

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Aux sources du Fleuve Alphée

 

  Ce matin-là était un matin de printemps semblable à bien d’autres. Des gouttes de rosée brillaient à la pointe des herbes, la sève courait sous les écorces, les bourgeons s’apprêtaient à éclore. Le ciel était rosé du côté du Levant, avec encore quelques teintes grises et des écharpes de brume tapissaient les rives de la Leyre. Odin mit le sac de toile sur son dos après y avoir rangé La Géographie par l’Image et la Carte, livre qui ne s’éloignait jamais de lui à plus de deux coudées. Odin se passionnait aussi bien pour les atolls des îles Touamotou que pour les fjords de Norvège ou les polders des Pays-Bas, mais ce qui l’attirait le plus c’était la grande carte Vidal-Lablache qui trônait dans la salle de classe, tout près du pupitre de Monsieur Chaliès.

  Elle était magique cette carte de France avec ses montagnes qui faisaient des taches semblables à du pain brûlé, ses plaines d’herbe couleur de menthe, ses océans si clairs qu’on aurait pu y deviner les piquants des oursins et les filaments des étoiles de mer. Mais ce qui le fascinait le plus, c’était la carte avec les fleuves, les rivières. Ça le faisait penser à un grand corps d’argile qu’auraient parcouru des faisceaux de veines, d’artères, de capillaires et il ne doutait point que cette carte fût douée de vie et qu’au profond de la nuit elle rejoignît les réseaux souterrains, les lacs, les océans à la courbure immense et ainsi jusqu’à la voûte des étoiles.

  Lorsqu’il entra en classe il eut la prémonition que cette journée serait marquée d’une pierre blanche, la Vidal-Lablache éclaboussait le mur de ses teintes pastel et le tableau maculé de craie portait en son milieu, calligraphié à la manière d’un savant et appliqué calame :          

 

Leçon du jour : Fleuves et Rivières de France.

 

  Chacun gagna sa place et Charles Chaliès, de sa belle voix grave qui faisait rouler les cailloux du gave :

 

« Mes enfants, aujourd’hui nous allons naviguer, tels des radeaux, sur nos belles rivières ; alors ouvrez grand vos oreilles et vos yeux que je vois encore bien pris de sommeil. »

 

  Ce brave Chaliès ne craignait ni l’emphase ni la solennité de sa mission et tous savaient alors qu’un voyage allait commencer qui, longtemps encore, habiterait leurs mémoires. Chacun embarqua donc sur son radeau et commença la longue dérive qui le conduirait, de canaux en écluses, d’écluses en affluents jusqu’à la royauté du grand peuple des eaux. Odin, quant à lui, émerveillé par cette ode fluviale, se laissait aller à la symphonie des mots que Charles Chaliès égrenait avec ferveur, comme si de précieuses gemmes se fussent échappées de ses académiques lèvres.

  Odin savait qu’il lui fallait cueillir ces offrandes comme la lumière du jour et les mots le traversaient à la façon d’une brise subtile, et les lieux magiques habitaient sa peau, résonnaient dans les conques de ses oreilles, le parcouraient du dedans en de longues vibrations semblables à de l’écume. Il y avait en lui La Seine, le vent chargé de calcaire du Plateau de Langres, Paris, l’Ile de la Cité, l’Ile Saint-Louis, le Marché aux fleurs, l’estuaire à Honfleur large comme une mer ; il y avait le long cheminement de La Loire, la brise du Mont Gerbier des Joncs, la ligne grise et blanche du Forez, les Cévennes bleues aux entailles profondes, les îles de sable et de saules à Orléans, les châteaux majestueux des Rois, l’Océan aux flots immenses ; il y avait Le Fleuve Garonne, les roches sauvages du Val d’Aran, la chute dans le mystérieux Trou du Toro, le Port de la Bonaigua où couraient les chevaux, les briques rouges de Toulouse, les quais de pierre de Bordeaux, l’estuaire de La Gironde pareil à un lac de boue, l’Ile Verte, l’Ile Margaux, le grand peuple des oiseaux, les hérons, les aigrettes, les mouettes rieuses, les cabanes à carrelets, leurs hauts piquets plantés dans la vase, puis l’Océan, le grand large, l’obélisque blanc du phare de Cordouan, sa lanterne traversée d’air et de soleil ; il y avait Le Rhône surgi des glaces bleues du Saint-Gothard, le miroir du Léman pareil à une grande faucille couchée sous le ciel, Lyon et La Croix-Rousse, Le Mont-Blanc et son cône de neige, puis la coulée rapide vers le sud, la steppe de la Crau semée de galets usés, hérissée d’asphodèles et de bouquets de thym, la Camargue, ses galops de crinières blanches sous le vent, les robes luisantes des taureaux, la grande montagne de sel de Giraud, Port Saint-Louis et ses vols de flamants roses comme un  nuage à l’horizon. Il y avait en lui tous ces trajets lents ou rapides, ces chutes brusques, ces méandres, ces clapotis, ces îlots de sable aux flancs paresseux, ces barres rocheuses, ces hauts plateaux cernés de vent, les rideaux des peupliers, les larmes des saules, le coassement des grenouilles, la fuite argentée des truites, la procession oblique des écrevisses, les pertes d’eau dans les failles, les résurgences, les rives de mousse et de lichen, les parois de sable hautes comme des dunes, les vasières, les sols de tourbe, les calices blancs des nénuphars, la lame aiguë des flèches d’eau, les plumets roses des renouées, les quenouilles brunes des massettes avec leur doigt dirigé vers le ciel, il y avait les mosaïques de lumière des marais salants, les petits promontoires de sel, leur couleur de neige, leur crépitement sous le soleil entre les griffes de râteaux des paludiers ; il y avait tout cela et Odin savait depuis toujours qu’il devait garder comme un secret ces images, ces bruits, ces sensations. Un jour il les raconterait à ses enfants, à ses petits-enfants comme le faisait Monsieur Chaliès aux élèves émerveillés de la classe etOdin pensait que ses camarades, eux aussi, sans en laisser rien paraître, dissimulaient dans quelque cachette minuscule, ces trésors aussi indispensables que la vue, le toucher et l’émerveillement qui habite si bien le monde des rêves.

  Et ce qui rassurait Odin plus que tout, c’est qu’il savait que ces fleuves étaient éternels, et qu’ils couleraient encore bien après que les hommes auraient déserté la Terre. La leçon de géographie terminée, on dessina sur de grandes feuilles blanches, la carte de France, les taches brunes des reliefs, les lacs verts des plaines, les eaux à peine bleutées des océans et d’un trait d’outre-mer foncé, les sinueux parcours des fleuves qui irriguaient la terre comme la pluie féconde les semailles.

  On rangea les feuilles sous les abattants de bois, on sortit en récréation, on joua à pousser des calots et des agates sur des chemins de poussière, on lut quelques vers de Sully Prud’homme, on rentra à la maison, on fit ses devoirs et on s’assit sur des bancs pour profiter des caresses douces du printemps. On fit tout cela, sauf Odin qui prit un panier d’osier, y mit quelques provisions et après en avoir averti sa Mère, se dirigea vers le bas du village où coulait la Leyre, petite rivière sans ambition qui faisait avancer son destin, goutte à goutte, entre champs et falaises sans que nul y prêtât attention.

  Cependant la Leyre cachait en de subtils contours quelques vrais coins de paradis que Grand-père William avait fait découvrir à son petit-fils, les jours de pêche, alors que l’aube coloriait à peine la cime des aulnes et que les villageois sommeillaient dans leurs couettes de plume. La Grève de Talbert était un de ces lieux remarquables quoique serti de silence et de modeste apparence. Dans un coude de la rivière se trouvait une plage de gravier que le courant venait lécher de ses bulles claires et irisées comme des ballons de fête. Près de la berge opposée, un grand trou qui abritait gardons, ablettes et autres goujons. Odin en avait ferré plus d’un de sa gaule de bambou mais aujourd’hui il s’était seulement muni de son panier, ayant l’intention de réserver la grève à une collation et à quelques rêveries aquatiques.    

  Car Odin, s’il était bon élève et appliqué à la tâche, n’en était pas moins un éternel rêveur que le vol d’une libellule pouvait entraîner à des lieues, jusqu’au faîte des nuages et parfois au-delà.Odin fit basculer le couvercle d’osier, prit une pomme qu’il croqua à belles dents - le suc cascadait dans sa gorge-, grignota quelques galettes de sarrasin et se coucha à même les galets encore chauds du soleil qui les avait abreuvés. La Leyre chantait tout doucement et cela faisait un bruit de vent comme les flûtes indiennes au sommet des Andes.  L’air était si doux, la nature si encline à l’imagination, qu’Odin s’endormit alors que le jour commençait à sombrer, éclairant d’un dernier feu les chatons des noisetiers. L’air battait alentour de ses palmes légères, disposant le corps de l’enfant au repos. Bientôt un croissant de lune apparut à l’orient alors que la rivière murmurait à l’oreille d’Odin 

 

« Viens donc me rejoindre, Odin et faisons tous les deux le merveilleux voyage aux sources de l’Alphée. »

 

  La Leyre n’avait pas fini de murmurer qu’Odin abandonna son lit de gravier pour la douceur des eaux. Il les sentit entourer ses jambes comme des lianes qui, sans tarder, s’insinuèrent en lui et son corps devint alors diaphane et aérien, à la manière des cirrus qui habillent les ciels légers de Bretagne. Il se sentit investi de mille gouttes pressées  qui cascadaient vers l’aval, de tourbillons, de nuées, de longs filaments mêlés à l’humus, aux racines noires pareilles à des anguilles, aux tapis gorgés d’eau des mousses, aux balais aquatiques qui le faisaient songer à la caresse de doux éventails de plumes.

  Il passa sous des ponts, tourna sur des roues d’eau, longea des moulins, franchit des écluses, glissa le long de barques à l’étrave de goudron, puis son corps se divisa en de longues ramures, laissant la place à des îlots que peuplaient de grands oiseaux gris et blancs, des sternes au vol rapide, des aigrettes aux becs jaunes, leurs longues pattes semblables à des tiges de bois. Longtemps il rôda parmi les roselières, se frayant un passage au milieu des joncs, frôlant les feuilles vertes des guimauves, leurs pétales blancs comme du talc ; il entendit les busards fendre l’air de leur voilure blanche et fauve ; il entendit le mugissement du butor étoilé ; il entendit les lames aiguës des faucheurs  claquer dans les chaumes ; il sentit les plumets neiger sur sa peau humide, flotter au gré des courants que lui, Odin, dirigeait maintenant avec la science et la sagesse immémoriale des fleuves au long cours.

  Rien ne lui paraissait plus naturel que sa condition aquatique, au milieu des balais des roseaux, entouré des cris et des vols planés des oiseaux, leurs ailes gonflées pareilles aux voiles des goélettes. Depuis toujours Odin savait cela, cette grande sagesse des eaux, cette sorte de vérité liquide qui parcourait le monde des étangs, des lacs et des océans jusqu’au socle profond de la Terre. C’était comme si les milliers de petites vagues, les milliers d’écailles brillantes qui hérissaient la face des mers avaient voulu dire aux hommes quelque chose de mystérieux et de profond mais il n’y avait pas de mot, pas de phrase qui pût seulement approcher d’un souffle toute la richesse qui vivait, à leur insu, sous le miroir des eaux.

  Il y avait l’infini savoir des carpes des étangs aux ventres gonflés d’œufs ; il y avait toute la beauté des étoiles réfugiée dans les yeux aveugles des poissons-lanternes, les chants de la terre résonnant dans les conques marines. Il y avait la nage rapide des ragondins qui poussaient l’eau de leurs pattes palmées et cela voulait dire l’impatience de la vie ; il y avait le long glissement des loutres dans les eaux vertes, tout à l’intérieur d’Odin, et cette fuite voulait parler du temps qui passe ; il y avait le sautillement des araignées d’eau sur la glace polie des étangs et l’on savait alors la fragilité des choses, leur texture si fine, semblable aux dômes des baudruches.

  Puis Odin sentit qu’il quittait le delta et ses marais gorgés d’eau et de vie, que son propre courant l’entraînait, malgré lui, vers l’amont. Il fut une large rivière verte et bleue que les barques des pêcheurs sillonnaient en tous sens ; il franchit des filets piquetés de poissons d’argent ; il frotta ses flancs à des quais de lave brune que des promeneurs longeaient en riant ; il passa sous un pont aux arches en ogive, des enfants y pêchaient éperlans et civettes au bout de tiges de sureau ; il franchit une écluse, devint un canal paresseux sous l’ombrage des platanes aux troncs vert-de-gris, à l’écorce ophidienne ; il prêta son dos à l’étrave des péniches, regarda sur le chemin de halage les allées et venues des robes estivales ; vit des peintres du dimanche avec leurs minces chevalets, des familles en chemise qui pique-niquaient ; il croisa des croisières, des rires, des éclats de voix ; il traversa une écluse de billots de bois, haute comme une tour qui cachait une eau basse entre des galets, une nature sauvage, bientôt des rives escarpées puis des torrents aux larges tourbillons que remontaient des saumons aux minces ocelles.

  Dans un méandre de la rivière il lui sembla reconnaître Monsieur Chaliès lui-même, un carnet de croquis à la main, occupé à faire des esquisses, à noircir des pages au fusain, à y dessiner sans doute les grands arbres qu’il aimait tant : peupliers, aulnes aux troncs blancs, saules cendrés, bouleaux aux écorces luisantes, coudriers aux tiges droites parsemées de chatons. MaisOdin ne pouvait s’attarder et il crut entendre la voix où couraient des galets, lui dire :

 

 « Dépêche-toi Odin, ton voyage n’est pas encore arrivé à son terme. La patience d’Alphée est grande et sa demeure toujours ouverte à ceux qui veulent, comme toi, percer ses secrets, mais il n’est jamais de bon augure de faire attendre les dieux, leur bonté fût-elle immense comme la voûte des cieux ! »

 

  Alors de son corps d’eau qui maintenant s’amenuisait, se contractait, Odin fit sortir une caravane d’ondes pressées qui se mirent à franchir d’étranges gorges, des roches escarpées, des verrous de pierre qui se dressaient contre le ciel. Le chemin s’inclinait brusquement à la verticale, sorte de  gradin de basalte qui se lançait à l’assaut des nuages. Odin cambra ses reins dans un ultime effort pour franchir les degrés de la roche. L’eau jaillissait en écume d’une bouche d’ombre et il sut alors que cette épreuve serait la dernière, comme s’il se fût confronté à sa propre énigme.

  Il fut soudain au milieu d’une immense conque qui secrétait une lumière verdâtre, phosphorescente, se réverbérant sur des parois blanches de calcite. An centre d’un vaste amphithéâtre se dressait une fontaine. Une blonde Néréide répondant au doux nom d’Aréthuse, drapée dans des voiles bleus, s’y tenait dans une pose hiératique qu’on eût dite éternelle. De ses cheveux blonds tombait une pluie fine. A ses pieds de minces ruisselets parcouraient le sol en de longs fils cendrés. Odin ne pouvait détacher ses yeux des Filles de la Néréide qui s’égaillaient sur le basalte nu.

  Alors, du plus profond de la pierre, se fit entendre une voix qui emplit la caverne :

 

 « Odin ; mon fils, je suis Alphée, le dieu des Fleuves et des Rivières. N’as-tu donc point reconnu tes Sœurs, La Seine aux pieds légers ; La Loire aux hanches sinueuses ; La Garonne et sa taille menue, Rhône et sa danse rapide ? Odin, mon Fils, danse donc toi aussi et rejoins ensuite les tiens qui dorment les yeux ouverts au bord de la Rivière. Enseigne leur les secrets de l’eau et, eux aussi, viendront un jour puiser aux sources de la sagesse ! ».

 

Puis la voix regagna le silence lourd du basalte. Le soleil au travers des saules jouait sur les cailloux de la grève. Un rayon se posa sur la joue d’Odin, illumina ses cheveux. Il frotta ses yeux, s’étira. Il lui semblait revenir d’un long voyage, d’un très long voyage que sa mémoire avait oublié. Les maisons du village s’éclairaient sur la falaise. Il pensa qu’il était grand temps de rentrer. Avant d’aller en classe il ferait un dessin pour Monsieur Chaliès. Il y aurait des prés et des collines, des saules et des aulnes, de grandes plaines d’eau, de verts marécages, de blondesNéréidesle Fleuve Alphée aux doigts multiples, et au milieu, Grand-Père William et son panier de pêche, Odin et ses rêves comme des nuages tout autour de la tête. Oui, assurément, le dessin plairait à son Maître. De cela il était sûr, comme du ciel si bleu, si pur qui courait d’un bout à l’autre de l’horizon à la manière d’un grand arc-en-ciel traversé de pluie.

 

 

 

 

                          

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