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18 janvier 2025 6 18 /01 /janvier /2025 08:48
Elle qui regardait au loin

« Soutenir l’été »

Œuvre : André Maynet

 

***

 

   Elle qui regardait au loin, pouvait-on la nommer autrement que « Vision » ? Quiconque la voyait pour la première fois en demeurait atteint au profond de l’âme pour l’entièreté de son existence. C’est ainsi, les vies de haute destinée qui s’abritent sous le discret, se donnent sous le silence, instillent en nous quelque tonalité affective indéfinissable mais non absente cependant de quelque souci. Les êtres que nous croisons au hasard des routes, les hautes statures burinées par le vent, entaillées de balafres de soleil, érodées par les longues marches, nous en oublions aussitôt la forme, simples esquisses diluées dans l’air du temps. Ce sont bien plutôt les invisibles épiphanies, les passages éphémères, les glissements furtifs de ballerine qui retiennent notre attention et nous questionnent incessamment, comme s’il y allait de notre propre prétention à poursuivre notre hasardeuse progression.

   Le Fort, le Sûr de lui, le Prétentieux effacent d’eux-mêmes, à la hauteur de leur insolence, la silhouette dont nous aurions pu faire le centre de notre joie, un lieu privilégié d’observation. Ce que leur certitude leur apporte, notre jugement le leur ôte. Les « vérités » par trop affirmées nous fatiguent et nous n’avons de cesse de les reléguer à l’arrière-plan, dans une zone d’indécision. Nous avons toujours mieux à faire que d’aller sur quelque champ de foire pour y applaudir les camelots et les bateleurs de toutes sortes. De toute manière, ils n’ont nul besoin de nous, ils se suffisent à eux-mêmes. Mais ils nous ont assez occupés. Nous bifurquons en direction de plus apaisantes figures.

   Donc Vision telle qu’en elle-même. Comment pourrions-nous la décrire ? Et, du reste, cette tâche n’est-elle vouée au simple échec, elle qui ne se dit que dans le retrait, l’absence, le suspens de qui elle est ? Comment proférer ce qui demeure coi ? Comment dessiner une forme qui est tout juste une esquisse ?  Comment donner site à une couleur qui se situe à mi-chemin entre la pâleur de l’aube et l’à peine insistance du crépuscule ? Peut-on mettre en mots le pointillé des étoiles parmi la lactescence du ciel ? Quels mots peut-on jeter sur la page blanche pour essayer de traduire le vol blanc, précisément, de l’oiseau de mer, sa perte soudaine dans les remous invisibles de l’air ? La grâce, la légèreté, l’ineffable disposent-ils d’un lexique pour apparaître ? Ne convient-il plutôt de les laisser à leurs motifs hiéroglyphiques, à leur évanescent trajet ? Mais trop questionner est évitement et rencontre différée. Or nous voulons rencontrer. Or nous voulons percer le mystère, soulever un pan du voile d’Isis.

   Vision s’est originellement révélée au monde un jour de lumineux printemps. L’air exultait. Les papillons battaient joyeusement des ailes, un arc-en-ciel découpé dans la toile du jour. Le pollen ruisselait des fleurs. Le nectar poudrait de jaune tout ce qui venait au monde. De joyeux babils montaient des terrasses de café. Des écumes de joies solaires sortaient des bouches. Des gorges se déployaient tout contre les globes dilatés des yeux. Il y avait comme un perpétuel ressourcement des choses, une manière de résurgence continue de ce que l’hiver avait biffé aux yeux des hommes.

   La seconde venue à elle, parmi les saisons de son jeune âge, l’été en sa rayonnante splendeur. D’abord elle avait été surprise par le soudain gonflement des volutes d’air, par leur assiduité à former tout autour du corps une gangue chaude, rassurante, qui paraissait vouloir dire la plus haute valeur de l’heure, son infini coefficient de radiance, son éploiement qui fardait les yeux de mille couleurs pareilles aux queues des cerfs-volants en quête de plein ciel, en recherche d’ivresse. L’été était le centre d’une telle clameur, on n’en pouvait ressortir que le corps fourbu, l’esprit en déroute, l’humeur joyeuse car, en cette saison solaire, tout semblait se donner dans la facilité, s’ouvrir dans le tissu plein et entier de la félicité. Parfois, se réveillant dans l’aube déjà tissée de chaleur, Vision sentait surgir en elle, dans quelque mystérieuse amygdale céphalique, une étonnante formule dont elle ne pouvait décider de l’origine :

 

Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…

  

   Ceci se disait sur le ton d’une douce injonction, ceci s’allumait derrière le cercle du front avec des airs de supplique silencieuse, comme si le pseudo impératif, trois fois émis, ne la concernait, qu’elle Vision, en son bourgeonnement originel. Jamais elle ne s’était ouverte à personne - son tempérament discret la disposait peu aux confidences -, de ces « pensées » saugrenues dont elle estimait qu’elle devait être seule à posséder le secret, comme si, de divulguer ce dernier, pouvait remettre en cause son fragile équilibre.

    Automne était venu sans prévenir, des écharpes de brume subites, les premiers froids, les premiers frimas sur le versoir des charrues des paysans qui retournaient la glèbe avant qu’elle ne se dispose au repos. Vision aimait bien cette saison avec ses feuilles jaunes d’or, ses feuilles couleur de sanguine, ses feuilles que trouait le passage invisible du temps. Oh, bien sûr, parfois, lors des froidures hâtives, persistait-elle à chanter, en silence, la petite comptine pareille à des rêves d’enfant :

Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…

  

   De ceci, de cette sorte de complainte intérieure, rien ne demeurait qu’un air d’égarement parfois, identique à celui de dormeurs brusquement tirés de leurs rêves par un bruit venu du profond de la maison, une charpente qui craque, une bûche de bois qui éclate sous l’assaut des flammes.

   Quant à l’hiver, il n’avait été qu’une succession de coups de blizzard - on pensait aux latitudes boréales -, de bourrasques de neige - on se serait crus dans quelque proche Laponie -, de rivières gelées qui n’étaient sans évoquer une étrange Volga ayant changé son cours et le lieu de sa destination. Le plus clair du temps, dessinant des paysages sur de larges feuilles blanches ou plongeant ses yeux dans les pages duveteuses d’un livre, Vision s’employait à dissoudre les aiguilles de givre dans les replis de son imaginaire. Et, comme chacun s’en doutera, le petit refrain reprenait de plus belle à mesure que le froid dépliait ses tentacules de bruine :

  

Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…

  

   Cette itération au plein de sa tête, loin de l’effrayer, lui apportait bien plutôt un air de douce sérénité qui traçait à l’entour de son visage une étincelante aura, laquelle contrastait avec la pâleur naturelle de son visage. Vision, on l’eût dite fardée de blanc, en partance pour quelque bal masqué, peut-être dans l’un de ces palais vénitiens aux charmes mystérieux que n’hantent que des personnages de fiction tout droit sortis de l’imaginaire d’un écrivain hissant du fantastique des êtres de coton et de dentelles. Telle qu’elle était la plupart du temps, un genre de nymphe à peine sortie de sa chrysalide, une essence diluée dans la transparence du jour, une feuille de glace flottant à la surface d’un lac. Souvent elle s’abritait, lisant sur un banc au bord d’une large forêt, sous la toile d’un parasol rayé de gris, dont la teinte délavée le portait à la limite de l’invisibilité. Son corps menu, il inclinait vers la douceur et la pureté d’un calice de lotus, était à peine voilé d’un body de soie grège retenu aux épaules par deux invisibles lanières. Sous son tissu léger on devinait une poitrine si fluette qu’elle en devenait inapparente, comme si, abritée sous sa vêture, elle se fût efforcée de se rendre invisible au monde.

   Avançant en âge, peu à peu le refrain de jeunesse avait décliné puis s’était effacé sous le poids de sa propre inutilité. Et ce fait ne tenait de nul prodige, comme s’il avait été décidé par le mouvement des choses elles-mêmes. Non, l’explication était bien plus simple. En réalité, Vision ne s’était jamais sentie vraiment en affinité avec quelque saison que ce fût et son attrait pour l’exubérance estivale n’avait été qu’un genre de toquade, un reste de caprice infantile, une survivance de quelque croyance en un Eden terrestre. Jamais aucune saison ne pouvait se « soutenir », tout était irrémédiablement en chute de soi, réaménagement permanent, genre de retour vers quelque origine, du moins cette impression se donnait-elle à la manière, sinon d’une certitude, du moins d’une croyance fichée au plein de l’âme.

   Maintenant que Vision était parvenue à l’accomplissement de son âge, sa vue du monde avait changé, elle était devenue plus distante mais aussi plus réaliste. Elle n’était plus polluée par des opinions primitives qui, en leur temps, l’avaient bernée. Dorénavant, elle s’assumait en qui elle était, cette Jeune Femme pareille à ces brumes qui flottent au-dessus des lagunes, les prédestinent en propre, peignent la complexité de leur état d’âme, un perpétuel réaménagement de leur être car il ne saurait y avoir de certitude à exister que pour ceux dont la vue est trop étroite, dont l’esprit est trop occupé d’eux-mêmes.

   Vision avait conscience de sa propre vulnérabilité. Elle savait définitivement qu’elle ne « soutiendrait nul été » pas plus qu’elle ne commanderait aux autres saisons, aux autres Existants, au temps lui-même en sa fuite plurielle. Celui qui déjà n’était plus, celui qui fuyait au-devant du regard, celui de l’instant qui s’écroulait à chaque seconde tel un château de sable. La vérité, la seule vérité de Vision et celle de ses commensaux, le passage, la métamorphose constante, le réaménagement de soi en qui l’on serait dont, encore, on ne connaît nullement l’être, les troublantes facettes de cristal, les chapes de plomb parfois, les fêlures, les brisures, les éclairs de pur bonheur aussi. Tous, nous étions construits sur de la lave, édifiés sur des sols mouvants, livrés aux caprices de la durée.

   Son air d’étrange apparition, cet air tout à la fois d’être ici et ailleurs, Vision le tenait de sa situation sur les marécages du temps. Les saisons passaient, le printemps radieux cédait la place à l’été intensément lumineux, puis l’automne et ses feuilles languissantes, puis l’hiver en sa blanche rigueur. Rien ne demeurait vraiment qu’une sorte de néant entre deux pleins. Quiconque eût été interrogé sur cette façon d’aporie de l’existence l’eût aussitôt imputée à ces vides, à ces non-sens s’intercalant dans la matière dense du réel. Certes, telle était la logique qui adoubait l’immensément visible, l’immédiatement préhensible au détriment de tout ce qui était absent, dont l’être ne leur eût paru que tressé de rien. Mais l’existence en sa plénière avancée n’est nullement logique, ce qu’elle édifie d’une main, elle le détruit constamment de l’autre.

   Vision, en son for intérieur, avait bien saisi cette dimension d’irrémédiable fuite, cet écart qui mettaient chaque chose à distance de l’autre, cette béance qui, parfois, la projetait hors d’elle en quelque monde mystérieux dont elle craignait qu’il ne devînt le dernier dont elle pût faire l’expérience, comme si sa lucidité, quant au cours irrépressible de la vie, la condamnait par avance à n’être qu’un vague fétu de paille balloté par les flots. Mais ce dont Vision n’était nullement consciente, c’était bien de ceci : elle n’était elle, Vision, qu’à éprouver en elle ce balancement unique du temps, à sentir au plus intime de soi la pliure entre deux formes, deux états, à se situer sur la lisière entre la nuit et le jour, à éprouver telle une belle rencontre le poudroiement du brouillard entre ciel et terre, à s’immiscer dans la faille qui s’ouvrait entre deux saisonnements.

   Ce en quoi consistait sa présence : n’être que l’intervalle entre deux mots, n’être que la césure entre deux paroles, n’être qu’un liseré entre le silence et le bruit. C’étaient là les méridiens les plus effectifs selon lesquels s’y retrouver avec soi, c’étaient là ses polarités essentielles : une chose était, une chose n’était plus, seuls le milieu, la transition, le glissement étaient les motifs au gré desquels sa vie prenait sens, s’instauraient les harmoniques déterminant sa temporalité. Elle était elle, Vision, à l’aune de ce constant égarement de soi, de cet ondoiement, de ce chatoiement. Au cours de sa progression tout ceci se donnait à bas bruit. D’elle, Vision, émanait une étrange et magnétique sérénité dont chaque personne qui la croisait s’interrogeait sur sa nature sans en pouvoir préciser l’origine aussi bien que les limites. Le secret de Vision : se situer au foyer de son propre temps sans avoir d’autre effort à fournir que de se laisser aller à ses intuitions, de glisser parmi les confluences du jour, de passer du crépuscule à l’aube en se confiant aux doux soins de ses songes, ces médiateurs qui la déposaient sur le rivage heureux d’une clairière alors que tout autour le clair-obscur de la forêt faisait son chant d’ombre et d’énigme.

   Elle était, en quelque sorte, une Passante de l’indicible, une Intermittence de la mémoire et du cœur, une simple Transition entre deux états. Elle ne se fixait sur rien, ce qui expliquait cette énigme, cette perte de la vision bien au-delà de soi en un territoire dont elle eût été bien en peine de tracer les frontières. Elle était pareille aux scansions des aiguilles sur le cadran de l’horloge, pareille à l’hésitation des grains de matière dans la gorgé étroite du sablier, pareille aux gouttes de la clepsydre en leur indécise chute. Elle était regard se scrutant lui-même, initiant un retour sur soi qui n’était, en toute réalité, qu’une recherche aux motifs infinis se perdant dans les lointains bleus du ciel. Or le ciel est immense, or la vue plane loin, bien au-delà du souci des hommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 18:11
Tout au bout du monde.

Œuvre : Sophie Rousseau

 

   Dans l’étroite chambre aux murs enduits de chaux, Jeanloup s’éveille bien avant que le jour ne paraisse. En lui, déjà, dans le plissement intime de son corps, il sent les battements de la mer, son halètement pareil au songe d’une bête qui serait de l’autre côté des choses, dans un pays d’outre-vie. Un mystère ne se disant que du bout des lèvres. Dans la haute bâtisse qui donne sur la place il n’y a guère que le soulèvement lent des poitrines. Par la pensée, Jeanloup s’essaie à deviner le souffle long de Jo, son arrivée, bientôt, sur la grève où pâlissent les rêves dans la montée du jour. Sur les allées, en contrebas, seul le bruit de quelques meutes de poussière et le pépiement étouffé d’un oiseau. Le sol de tomettes s’éclaire d’un léger clair-obscur, de quelques lignes tombant des persiennes. Que le jour vienne, que l’espoir de voir l’inaperçu surgisse enfin, il est si long d’attendre lorsque la joie est toute proche, dans les heures bleues qui s’annoncent. De l’autre côté de la cloison, il y a eu comme un grincement, un imperceptible mouvement. Puis des coups frappés à la porte et la voix chaude, rassurante de Jo qui ouvre la conque de l’imaginaire : « C’est l’heure du bout du monde, Jeanloup. Le trésor, on ne le découvre jamais dans la blancheur des draps, seulement à la proue de la barque ! ».

   Bien mystérieuses paroles pour cette jeune vie - douze ans tout juste -, qui incline davantage vers la naïveté de l’enfance que vers l’ombre sérieuse de l’âge adulte. Jeanloup s’habille à la hâte alors que Jo est déjà installé dans la cuisine, disposant quelques tranches de pain et des anchois tout juste sortis de la saumure. C’est cela, être pêcheur, se lever à l’aube, dans le doute du jour, se sustenter de peu et se dépêcher de rejoindre le port avant que ne s’y illustrent les allées et venues des badauds. L’eau est si fraîche qui calme les aspérités du sel, sa saveur fortement iodée. Un avant-goût de la mer, de son large plateau où le soleil laisse tomber sa lumière aveuglante. Alors surgissent les odeurs du varech, du goémon, du poisson qu’on pêche à la ligne. Les rues de la ville sont vides et les pas résonnent sur les murs de lave, aux angles des trottoirs. L’escalier de pierres usées qui descend vers le quai. L’alignement des barques de pêche, leurs oscillations sur les clapotis de l’eau. La rivière a une étrange couleur, comme si elle était un long ruban de zinc qu’une machine aurait déroulé sous l’étrave des embarcations. Jo soulève le capot du moteur, donne quelques tours de manivelles. Soudain, quelques explosions lâchent leurs ondes, comme des coups de gongs frappant les quais, rebondissant sur les façades aveugles des maisons. De chaque côté de la coque, deux haubans de bois sont tendus, au bout desquels sont les lignes et les appâts. Bientôt, dans la caisse habillée d’algues, les ventres argentés de quelques poissons. La barque glisse sur l’eau pareille à un miroir. A la proue, un sillage part en triangle, fouette le rivage semé de roselières, fait ses minces vagues sur les rides de sable. Le cri d’un héron, parfois, puis le silence que percent seulement les battements du moteur, les paroles de l’enfant, rares, les répliques de Jo, claires dans le jour qui vient.

   Maintenant on est arrivés au bout de la rivière, on longe les digues de pierre, on aperçoit les feux qui signalent la passe vers l’embouchure, le port, la ville surplombée de sa cathédrale, vaisseau noir qu’encadre le moutonnement des maisons aux toits de tuiles sombres. Le soleil qui monte, trace son sillage de feu, resplendit jusqu’au dôme du ciel et la lumière est une longue fête venant dire aux hommes la plénitude de vivre, là, tout au bord de l’eau, si près de la liberté ouverte de la mer. Il n’y a pas de plus grand bonheur que celui de voguer un jour d’été, dans le dépliement lent des heures, tout contre l’immensité de l’eau, l’immensité du ciel. Tout se rejoint autour de soi à la manière d’une outre fécondant les yeux, d’une palme caressant le corps, d’une musique infiltrant chaque pore de la peau. Alors, dans cette pure sensation d’être, on est parvenu à l’extrême pointe de soi, genre d’archipel ne se distinguant plus de la brume qui l’enveloppe. On cherche à s’extraire des pesanteurs du monde pour pénétrer dans une nouvelle dimension. On dilate à l’extrême le mince canal de ses pupilles et on laisse entrer tout ce qui veut bien se présenter, aussi bien le vol courbe de la mouette, son criaillement perçant, les gerbes d’étincelles, le brouillard des gouttes d’eau, les écharpes de vapeur qui montent au loin, là où le regard se perd dans la confusion du monde.

   Oui, c’est cela que fait Jeanloup dans l’innocence de l’âge, dans la demande d’exister qui tend sa peau comme une voile, dans le vertige qui creuse sa jeune conscience et cherche à s’éployer, bien en dehors de lui, en direction de tout ce qui vibre et signifie sous le ciel et les étoiles. Jo ne dit rien, conscient du genre de raz-de-marée qui envahit cette jeune vie et la marquera au fer rouge de la signification. Plus tard, lorsque l’âge adulte sera venu, puis la vieillesse étendant ses ramures, c’est cette image qui s’imprimera sur l’écran tendu de la mémoire, sur la corde de la sensibilité. Jeanloup devenu vieux, ce seront ces brusques illuminations qui l’habiteront l’espace d’un souvenir, l’éclair d’une réminiscence. Il reviendra là, au lieu où les choses lui sont apparues avec clarté, évidence.

Tout au bout du monde.

Ce qu’il verra : Les sombres ondulations de la mer encore chargée d’algues et de nuit, leur enroulement comme des signes, des lettres, des hiéroglyphes venant annoncer ce qui sera, plus tard, et qui aura pris naissance, ici, dans l’éclatement du jour à venir. Ce qu’il verra : une nappe de cendre, pareille à celle des nuées des volcans, une écharpe grise montant de l’obscur pour gagner la lumière. Des projections encore, des scories, des lignes fuligineuses. L’obscurité n’abandonne pas si facilement le combat, la polémique violente qui l’affronte aux paroles des hommes, aux rumeurs, aux ardeurs solaires. Ce qu’il verra : un voile d’or resplendissant, un riche tapis d’orient que traverseront les éclats argentés des reflets, les minces explosions des mots qui surgissent des abysses, veulent porter au grand jour ce qui, d’ordinaire, demeure secret, occulté aux yeux des hommes. Ce qu’il verra : un genre de rivière bleue flottant tout en haut de la mer comme pour dire la persistance de l’eau, sa permanence à la face de la Terre, la vie qu’elle a déployée en des temps anciens afin que nous paraissions et puissions témoigner. Ce qu’il verra : une ligne blanche comme l’écume tenant lieu d’horizon - il faut bien une limite, quelque part, une naturelle césure entre les éléments -, une lueur si vive que le regard en sera comme fasciné, attiré par cette infime meurtrière, où, d’aventure, pourrait s’apercevoir ce qu’il y a au-delà de la vision, que jamais les hommes ne pourront nommer. Il n’y a pas de mots pour le silence, le mystère, le chant intemporel de la poésie, le murmure inaperçu de l’art, le vol de l’âme dans les contrées de l’univers. Rien qu’une mutité et la dilatation de soi jusqu’à cette perte, cette chute qui en sont, toujours, l’étonnant épilogue. Ce qu’il verra : ces nuages à l’horizon, pareils à des taches d’encre, à de la neige maculée du souci et de l’angoisse des hommes et alors il n’y a plus ni langage, ni rêve, ni imaginaire qui puisse porter témoignage de cela qui se produit et s’estompe alors même que nous tâchons de demeurer.

Ce qu’il verra, enfin, parvenu à son propre crépuscule, ce sera Jo relevant les filets rutilants de poissons, maquereaux aux ventres bleus, sardines d’argent, mulets aux reflets verts. Ce qu’il verra, le saucisson, la tranche de pain souple à la croûte odorante, la bouteille de vin rosé que traversent les rayons de soleil. Il verra cette collation, sur la barque bleue, parmi le silence, le clapot des vagues, le sourire ouvert de Jo, ce passeur d’âmes qui l’a conduit, un matin d’été, avec naturel et insouciance, tout près du bord du monde, à cet endroit de soi où couve, sous la cendre, le feu de connaître, la passion de se fondre avec tout ce qui brille, éclaire et porte les yeux au merveilleux discernement, à l’agrandissement qui métamorphose l’instant en éternité. C’est cela, que l’enfant devenu vieux, verra. Comme une promesse de futur après la mort. Pourquoi, après tout, après que le dernier souffle aura été rendu, que le corps se sera volatilisé, que l’âme flottera et gagnera avec facilité les lieux inouïs, pourquoi donc Jeanloup, comme tout homme sur Terre -, ne verrait-il pas ce qui se trouve derrière la courbe de l’horizon, et, plus loin encore, derrière les nébuleuses, la Voie Lactée, les étoiles ? Pourquoi ? C’est, en tout cas, ce que croit le vieil homme, tout juste derrière son front chenu et il y a beaucoup à apprendre de ses yeux tristes et gris, du tremblement de ses mains, de la sagesse de ses rides qui disent l’aventure d’être, ici, parmi la multitude. Il y a une chose dont l’enfant devenu vieux est sûr, c’est que la flamme allumée, il y a longtemps, sur une barque, dans le silence du jour, sous la semence infinie de la lumière, cette flamme, jamais ne s’éteindra. Jamais !

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14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 08:22
Fraternité blanche.

Photographie : Gilles Molinier

Etude - 2014

A l’origine, au temps où rien encore n’était décidé de la marche du monde, disons aux environs du Paradis Terrestre, alors qu’Adam et Eve apprenaient tout juste les rudiments de l’amour - c’était avant la Pomme -, alors que le flirt était encore dans les prémices, nimbé d’innocence et teinté de touchante naïveté, nos amis les arbres vivaient dans une manière d’euphorie que même un cataclysme n’eût point entamé. Il faut dire, le Paradis avait tout pour plaire. Le climat était généreux, l’air doux comme le corail de l’oursin, les flamants roses se reflétaient dans le miroir de l’onde, les biches regardaient de leurs yeux enamourés, les girafes ployaient leur long cou avec une grâce infinie, les lions faisaient patte de velours, les cerfs ponçaient leurs bois afin qu’ils ne pussent entailler l’âme des deux seuls existants dont la silhouette était visible à l’horizon des choses. Quant aux arbres, revenons-y, ils étaient d’une si belle nature, si indolente, qu’on eût pu les croire éternels. Leurs troncs étaient aussi lisses que les joues d’une vierge, leurs feuilles lancéolées, couleur d’espoir, étaient détourées d’un mince filet d’argent, ils portaient des fruits dans la plénitude, genre de pommes d’or du Jardin des Hespérides, leurs frondaisons, tantôt couleur de vermeil, tantôt à la teinte d’eau claire ou bien de platine, ou encore d’émeraude tissaient dans l’air la pure symphonie de la beauté. Rien ne semblait jamais pouvoir atteindre cette subtile harmonie et même le héron bleu à la grande sagesse aurait donné son bec à couper que, jamais, ce divin bonheur ne serait entamé par quelque événement, fût-il extraordinaire.

Fraternité blanche.

Le Paradis terrestre

Raphaël Toussaint

Source : Wikimedia Commons

Et maintenant, passons sur les inconséquences humaines et sur les avatars qui conduisirent Adam et Eve, ces pêcheurs devant l’Eternel, à se jeter dans la gueule du loup avec la bonne foi qui sied aux âmes simples. Cependant, les arbres chassés du Paradis, comme tout ce qui y vivait, se retrouvèrent sur Terre comme un peuple épars et maudit qu’une incompréhensible diaspora eût égaré aux quatre coins du monde. Maintenant, ils habitaient aussi bien sous les tropiques qu’aux sommets des montagnes et, pour beaucoup, leur sort était aussi enviable que le destin du charançon aveugle forant leurs cercles de bois de leurs dents hémiplégiques. Le Paradis, c’était bien fini, il fallait se résoudre à vivre dans la modestie et le dénuement, ce que les arbres se disposèrent à faire en raison de leur grande sagesse.

Et voici ce qu’il advint d’eux : le palmier, abrasé par les meutes de l’harmattan et la furie du sable, perdait ses cheveux, ne disposant plus que d’une touffe étique semblable à la tête du chauve. Au milieu des forêts gauloises le vénérable chêne subissait les coups de boutoir des grappes de gui et l’invasion sournoise des bubons de la gale qui faisaient, dans leurs ramures, comme des décorations de noël. L’étonnant araucaria, s’il faisait le désespoir des singes, ne résistait guère aux assauts de la rouille qui le dépouillait de ses lames avec la dextérité du magicien à faire surgir des colombes de son chapeau. Au sein des mangroves, les lacis de racines des palétuviers étaient victimes de la prolifération des crevettes. Les immenses séquoias périssaient sous les lames hurlantes des tronçonneuses. Les très résistants châtaigniers se voyaient lentement délestés de leur substance par la hargne des marteaux-piqueurs des pics-verts. Les pins maritimes, au sommet des dunes, s’étiolaient lentement, lacérés par le vent du large, devenant, petit à petit, bois éoliens blancs comme de os de seiche, puis minces ossements perdus dans le flux des eaux. Les imposants baobabs dans leur forteresse à la couleur orangée ne résistaient guère, en dépit de leur puissance, aux attaques des fourmis rouges. Les acacias, quant à eux, n’étaient guère protégés par la herse de leurs épines, des prédateurs affamés parvenant à prélever leurs rameaux fleuris afin d’en faire leur ordinaire.

Oui, il faut le dire, le sort commun des arbres n’était guère enviable, d’autant que pour ceux qui avaient échappé au désastre, l’intelligence humaine avait inventé les pires tortures qui se pussent imaginer : on ligaturait les branches des érables, on les contraignait dans des pots grands comme des coquilles de noix ; on colonisait des arbustes en charmilles qu’un sécateur brillant à la lame redoutable rabattait avec la plus grande rigueur qui se pût imaginer ; les fruitiers, on les taillait vigoureusement, enfin, on palissait, émondait, ébranchait, écimait, égayait, élaguait, étêtait, coupait, décapitait, décortiquait, dégarnissait, supprimait tout ce qui dépassait à l’horizon du végétal. Nos amis les arbres on les aimait avec tellement d’empressement - comme une fillette étouffe dans ses bras sa poupée chérie -, qu’au bout du compte il n’en restait plus que de rares vestiges, un bourgeon par-ci, une branche par-là, une racine ailleurs, quelques feuilles volant au beau milieu des ramures de l’air.

Heureusement, pour le peuple des arbres, quelques individus plus astucieux que les autres ou doués d’un destin plus généreux, avaient réussi à échapper aux maladies, à la hargne des hommes, à leur cupidité, à leur empire sur les choses de la nature, aux haches qui tailladaient et mutilaient. Il s’agissait d’un groupe de jeunes charmes, aux troncs étroits et un brin tortueux, non encore parvenus dans la force de l’âge, seulement dans les années graciles et indécises de l’adolescence. Longtemps ils avaient erré de sommets en ravins, de déserts en forêts pluviales, constatant, partout, les atteintes du mal, la propagation des épidémies, la chute et le deuil. Alors, ils avaient décidé d’adopter un instinct grégaire, un comportement siamois, et, comme des moutons au lainage accueillant, ils s’étaient assemblés en une tribu compacte, se serrant les coudes, se prêtant main forte, prenant pour devise l’entraide et la considération de leur semblable. Ils avaient fini par trouver un site qui leur convenait, au fin fond d’une combe, entre deux versants protecteurs, un genre de presqu’île terrestre, une manière de gentille utopie dont ils avaient fait leur terre d’élection. Ils vivaient là depuis quelques années déjà, dans la simplicité et le murmure de leurs rameaux minuscules. Ils parlaient peu, se sustentaient de courants d’air, respiraient un air limpide comme l’amitié. Chaque hiver, la neige faisait, à leur pied, un tapis blanc si pur qu’il semblait ne pas exister ou bien alors comme un simple lien qui les maintenait réunis. Le frimas était leur nourriture essentielle, un genre d’ambroisie si pure qu’elle coulait en eux comme une sève invisible et les faisait s’élever dans le temps avec la même persistance qu’à une mousse à s’abriter sur les versants humides. Ici, dans ce lieu hors du lieu, jamais personne ne vient, sauf quelque rapace au vol lourd, quelque chouette antique et vénérable et des passereaux pacifiques. C’est une manière d’éternité qui semble les avoir figés dans un langage immobile, une pure poésie blanche s’élevant du mystère du monde.

Si, un jour, par le plus grand des hasards, vous tombez sur leur repaire secret, comptez-leur une fable, chantez-leur une comptine, murmurez-leur une berceuse et retirez-vous sur la pointe des pieds. On ne dérange pas un paradis, on le regarde du bout des yeux et on part en silence. La seule parole qui soit et qui longtemps, agit en nous, comme un charme !

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23 octobre 2023 1 23 /10 /octobre /2023 17:11
Alba et le jour

            « Bonjour le jour...» – à Peyriac-de-Mer

                      Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Alba était le genre de petite fille qui passait inaperçue. Il faut dire, elle était mince telle la lame du couteau et ne faisait pas plus de bruit qu’une libellule volant dans la transparence de l’air. Elle était si discrète qu’elle ne différait guère de la feuille argentée du bouleau ou bien des fils de la vierge qui parsemaient le contour de l’étang. Quelqu’un se mettait-il en quête de l’apercevoir qu’elle était loin déjà, pareille au flottement de la brume dans une matinée d’automne. Pourtant elle n’était ni un rêve, ni une hallucination et vivait dans une petite maison du pêcheur perchée sur un promontoire de terre d’où l’horizon laissait découvrir sa belle et douce courbure.

Avait-elle des parents ?  Nul ne le savait.

Allait-elle à l’école ? Personne n’aurait pu en témoigner.

A quoi passait-elle ses journées ? Il était impossible de le dire.

Peut-on décrire le vol blanc de la mouette dans l’indicible de l’heure ?

Peut-on évoquer la couleur du ciel lorsqu’il se confond avec la cendre ?

 

 Cependant Alba ne se souciait guère ni de la parlotte des gens, ni du temps qu’il faisait, pas plus que des rumeurs qui se répandaient dans les rues des villes que l’on apercevait au loin, nimbées de lumière lorsque le soir venait. Parfois, au plein de la nuit, vissant sur ses yeux une paire de jumelles trouvée sur le sable d’une plage, elle scrutait les milliers de points brillants qui festonnaient les contours de la côte telle une guirlande. Jamais elle ne s’aventurait sur les places où s’agitaient les hommes, jamais elle ne fréquentait les rues du village au milieu des rires et des éclats de voix.

 

Elle était une fille des passages.

De la nuit au jour dans le bleuissement de l’aube.

Du jour à la nuit dans le cuivre du crépuscule.

 

   Son occupation ? Engranger les mille et une  visions du monde dans un coin de sa tête. Puis les convoquer dans les marges du rêve ou bien dans le coloriage, activité qu’elle aimait par-dessus tout. Elle était une manière d’archiviste du temps et de l’espace dont elle consignait les infinis événements sur des feuilles blanches qu’elle caressait de la pulpe des doigts avec une manière de ravissement.

   L’hiver touche à sa fin. Parfois une blancheur sur les rives de l’étang, un fin liseré qui en cerne le contour. Parfois une journée plus chaude, estivale - elle aperçoit les hommes en chemise, les femmes en robes claires attablés aux terrasses des cafés -, et elle se risque à la limite du bruit et du mouvement, juste pour en éprouver la vive démangeaison, elle qui ne rêve que de lieux libres et sauvages, laissés au simple accroissement de leur être. Ce matin la clarté est haut levée qui fait ses ondes et ses balancements mais dans l’approche seulement et c’est le sentiment de l’immobile qui domine, l’impression d’une paix étendue sur les choses sans que nulle limite ne puisse l’atteindre. Assise en tailleur sur une touffe de laisses de mer, un livre posé sur ses genoux, Alba dessine. Ce qu’elle voit, qui est son domaine, celui aussi des gravelots à collier avec leur plumage à la teinte de plomb, leur œil vif si noir, celui des alouettes lulu et leurs plumes striées, leurs poitrines semées de points noirs.

   Alba dessine et colorie le fin duvet du ciel qui ressemble au plumage des flamants roses. Son crayon court sur la feuille avec un léger grésillement. Elle aime bien ce genre de voix qui accompagne son geste. C’est comme une présence mais qui ne troublerait pas, serait là dans une attentive disposition. Parfois, du gras du pouce, la petite fille estompe une couleur trop vive qui pourrait déchirer le jour, sa venue d’organsin, ces fils si ténus qu’ils ne vivent qu’à être regardés, non touchés, effleurés et l’on pense à la chute de la feuille sur le sol de mousse. A la mine de plomb, que rehaussent quelques touches de crayon bleu, elle trace la ligne des collines, on dirait quelque enfant espiègle venu poser là un trouble dont il tirerait une secrète jouissance. Mais non, tout se fond et c’est comme un camaïeu de couleurs voisines, une diction sur le bout des lèvres, une effusion qui se retient au bord de sa parution.

   De temps à autre, des bruits indistincts viennent du village. Ils sont de minces clapotis, le premier poème du jour qui vient. Ils ponctuent le temps, en scandent le rythme, ne l’altèrent pas. Ils sont identiques à un genre de contrepoint jouant en sourdine, donnant le ton de la scène, s’y superposant afin d’y correspondre, d’en rejoindre la félicité. Sur la grande nappe blanche qui traduit le miroitement de l’eau, Alba pose les cubes de cabanes lacustres, leurs reflets irisés, elle dessine le câble qui les relie à leur ancre, loin, là-bas dans le fond de vase où glissent les noires anguilles. Elle dessine des ribambelles de cormorans aux ailes déployées aux rémiges que la lumière traverse, ils ressemblent à des éventails. Elle dessine, sans presque s’arrêter, tout ce bonheur qui surgit et décline son nom selon de minces vibrations, de légers glissements, d’à peine frissonnements qui sont la nourriture du corps, l’ambroisie de l’âme. Alba ne sent rien que cette joie immédiate de créer. Elle n’a ni faim, ni soif. Elle est comme ces grands oiseaux qui planent longuement sans donner de coups d’ailes. Tout dans la facilité. Tout dans la netteté. Tout dans l’intelligibilité du réel, sa venue à soi tirée d’elle-même. Nul besoin d’un complément, d’une fioriture censés en accroître la dimension. Des fois, croisant ses doigts, les étirant, les faisant craquer, la jeune dessinatrice reprend conscience d’elle-même, sollicite son corps avant qu’il ne se fonde et ne disparaisse dans le paysage qui est son double, son écho, le seul interlocuteur avec lequel elle entretient un dialogue. Le bas de l’image, elle y applique un ton plus soutenu car il indique les profondeurs proches, le mystère de ces eaux où ne règnent qu’ombres et ténèbres. Voici, Alba vient d’accomplir le rituel au terme duquel s’amorcent ses journées. Le reste du temps, elle le consacrera à quelques retouches et, surtout, à de longues promenades songeuses tout autour de l’étang. Elle en connaît les moindres buttes, les plus minces recoins, les anses et les golfes qu’envahissent les tapis de santolines avec les grains jaunes de leurs fleurs. Le soir, lorsque le jour décline, que les ombres allongent leurs ailes sur les collines, que l’eau vire au violet, debout sur son promontoire, telle une vigie ou bien un génie tutélaire, Alba jette un dernier regard sur le territoire qui l’accueille comme l’une de ses filles. Puis elle entre dans son étroite maison badigeonnée à la chaux. Elle s’allonge sur sa natte. La lune est dans le ciel qui fait son lumineux croissant. Ses rayons caressent le doux visage de la petite fille. Le rêve est là, déjà, il porte sur le front, les lèvres, cette douce onction qui se nomme sommeil, ouvre les portes brillantes de l’imaginaire. Chut, Alba dort !

 

 

 

 

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25 septembre 2023 1 25 /09 /septembre /2023 10:42
Destin de la lumière.

" Une demi-heure avant l'éternité ".

Photo 24.

Exposition : « Parler d'ici (pour parler de mes Ailleurs …) ».

"Une demi heure avant l'éternité je regarderai encore ton lever et, pour toujours, je m'écouterai respirer..."

 

Voilà ce que j'écrivais, à la maison, à mon retour de la « plage » :

 

   « Les Hemmes, près de Calais, début février...Une demi-heure avant le lever du soleil. Il fait extrêmement froid. Je me suis levé très tôt, comme à l'accoutumée. Je suis arrivé sur la plage. Personne, pas de vent, les oiseaux doivent encore dormir, je ne veux pas les déranger. C'est marée basse. La mer est vraiment très très loin… J'avance lentement. Il reste encore environ vingt centimètres d'eau sur "la plage ". J'essaie de rester concentré pour ne pas glisser dans l'eau glacée. J'avance. J'évite de me poser les questions habituelles : qu'es-tu venu faire dans cette immensité déserte? N'es-tu pas un peu givré ? J'avance et je me retourne. Je me dis que ces minutes valent bien une éternité. Je me dis que cette beauté, je l'ai bien méritée. Pourquoi restons-nous dans certains moments, dans certains endroits de nos vies comme « plantés là » ? Pourquoi, qui que nous soyons, nous faut-il comme redémarrer vers autre chose, un ailleurs dont nous ignorons l'identité ? La Beauté nous aide-t-elle à nous échapper de notre matérialité, de ce que nous vivons tous ici ? À ne point nous lasser de nous ? » Je profite de l'instant… Je prends cette photo. Je ne me dis même pas que cela fait un peu cliché. Je continue lentement jusqu'à la Mer du Nord, qui m'attend, c'est sûr...Déjà, dans une semi pénombre, j'entends le bruit réconfortant des vagues. J'aperçois, dans le Détroit, les navires aux lumières encore allumées. Je salue, au passage, mon si cher Phare de Walde. Je me retourne et je remercie le soleil que je vois se lever. Encore une journée...Le soleil se lève encore et encore...Et, loin du chaos du monde, ces instants, j'ai envie de les partager...Dans une faible lumière, intime, je comprends mon amour de la photographie. »

                                                                              A. B.

 

***

   Cela vient de loin, cela appelle, fait sa petite symphonie et l’oreille est éblouie. On ne sait pas depuis combien de temps elle voyage, d’où elle vient, où elle va. Ce qui appelle : la lumière. Oui, la lumière appelle comme le ferait un enfant dans la nuit et la mère invisible, égarée. Car la lumière a besoin des hommes, car la lumière a besoin de témoins. Jamais la beauté ne peut signifier de l’intérieur d’elle-même, depuis le germe qui l’habite. Ce sont les consciences qui procèdent au déploiement, à la survenue du prodige. Elles se munissent d’un pinceau, d’une plume, d’un appareil photographique et, sur le subjectile, elles fixent le purement insaisissable, l’esthétique du monde en son incomparable devenir. Alors le bonheur se révèle si palpable, la joie munie de tels contours qu’on pourrait en modeler les formes dans un morceau de cire ou bien d’argile.

   Il est encore tôt dans la nuit d’hiver, dans le ciel noir qu’habitent les étoiles. Le vent n’est pas levé et les oiseaux reposent dans leurs boules de plumes. Dans leurs sanctuaires de briques, les hommes-marmottes dérivent dans d’inconnaissables rêves, museaux humides, pattes repliées en signe de retrait. Parfois, dans leur ciel, l’apparition d’une belle demeure, peut-être un château, le brillant de chromes automobiles et leurs yeux s’emplissent de larmes et leurs ventres gougloutent d’envie. Jusqu’au réveil qui les prive de leurs images. De leurs songes il ne reste plus que quelques filaments, des écharpes de brume qui glissent entre leurs griffes vides. Et ils errent longuement au hasard des rues, pattes collées à quelque vitrine où bien déambulent dans Hyperpolis, la cité aux mille mirages. Mais lorsqu’arrive le soir, les agoras se vident et les marmottes retournent dans leur terrier avec la faim au ventre et le désespoir collé à l’âme, en attente du prochain rêve, de la prochaine illusion.

   Les chaussures crissent sur le sol gelé, sur le sol de carton encore pris de terreurs nocturnes. Si dur d’être le sol dans le grand hiver, d’étrécir à la taille du ciron et d’attendre que le soleil vienne vous faire sortir de votre torpeur. Si dur. Sur sa croûte durcie par le froid on sent l’appui d’une marche, mais une percussion légère, comme s’il y avait danger à trop insister, à faire s’ouvrir brusquement le tremblement de l’heure. L’heure hésite entre le bleu profond de la nuit, la nappe de lumière corail qui, bientôt, dira la venue du jour, ce prodige du temps aussi mystérieux que l’écoulement de l’eau en direction des abysses. On respire à peine. Le souffle est une buée blanche qui demeure en suspens dans l’air coupant comme le couteau. Les yeux sont voilés, suspendus à ceci qui va venir et s’annonce dans la simplicité.

   Si beau balancement du nycthémère, lente décroissance de la nuit alors que l’aube teintée de bleu vire à l’aurore, que la lumière est une fête. Tout près de soi, le sol gorgé d’eau est un lac infini traversé de courants sombres, animé par endroits de bulles comme si, de l’intérieur, se préparait le gonflement de la lumière, son éclatement, sa dispersion de l’horizon au zénith. Plus loin, là-bas, vers la mer retirée en son silence, le plateau liquide commence à luire d’une étrange lueur, métal chauffé, gemmes en fusion, lave commençant son lent glissement vers la terre des hommes. Puis une bande argentée pareille à un zinc ou bien à une ardoise. Puis une barre horizontale plus foncée, refuge des marmottes au lourd sommeil, abris des soucis avant que le réel n’aiguise son scalpel.

   Heure ouverte à l’espoir en même temps que refuge de l’ultime inquiétude. Tout le destin des hommes semble recueilli là, condensé dans cette étroite bande de terre prise entre le passé, le révolu et ce qui va s’accomplir et porter l’existence au-delà de son maintenant. Tout est encore permis dans cette parenthèse. Le travail de la mémoire, le jeu subtil des réminiscences, le retour à ce qui a été, mais aussi la folie du projet libre, l’élévation verticale des chimères, le glissement, à l’infini, des miroirs de l’utopie. Hommes-dolmens en attente de devenir hommes-menhirs, consciences levées, émergences vers une possible transcendance, tremplins vers les sommets de l’art.

Juste au-dessus de l’espace humain, dans le domaine ouvert des oiseaux aux plumes blanches, dans le site immense du vent, dans l’aire vacante des éléments, comme une boule en train de se former, œil cyclopéen, éclat sans pareil, miracle des millions de phosphènes qui, bientôt, feront basculer les couleurs natives en direction des gammes révélées, plus claires, apaisées, portant le jour dans sa demeure hivernale. Alors voici que les hommes se lèvent, loin au-delà du rêve ici réalisé, devant cette profusion liquide basculant dans la pliure de l’instant.

   Les hommes affairés qui n’auront vu ni la naissance du monde, ni les premiers pas du jour mais qui espèreront, croiront à demain, célèbreront hier, vivront au présent avec la belle innocence des enfants alors que l’heure en fuite s’écoulera de leurs pattes étonnées et que les secondes feront résonner leur carillon muet. Le destin de la lumière est de dire aux hommes le temps qui passe, toujours s’efface, toujours renaît. Ceci, nous avons à le regarder comme une vérité, à en déchiffrer le hiéroglyphe. Nous sommes enfin prêts. Peut-être !

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18 septembre 2023 1 18 /09 /septembre /2023 17:12
Fais ce qui te plaît

 « Jolies pluies de mai »

Photographie : André Maynet

 

 

***

 

                                                                                Le 29 Mai 2018

 

 

 

              A toi Fleur du Nord

 

 

   Après un hiver bien maussade, voici venus les orages. Il ne se passe nul jour qui ne voie son cortège de nuages gris, ses grondements célestes, ses furies méridiennes et, le soir arrivé, l’horizon criblé d’éclairs, des roulements de galets à l’infini, des crépitements sur les feuilles pareils à des percussions de tambour. Quelle joie alors de se réfugier sous le toit protecteur, de regarder, au travers des vitres, les ruisseaux de gouttes faire leurs étonnantes symphonies. Connais-tu un sentiment plus profond, plus ancré en l’âme que celui de l’abri faisant face au péril ? Sans doute une résurgence archaïque des chasseurs-cueilleurs  qui trouvaient dans la grotte une parade contre la peur. Oui, nous venons de là, de ces primitives concrétions de pierre et de chair qui ne savaient du monde, le plus souvent, que son faciès hermétique et ses fulgurantes vengeances, ses assauts vipérins. Encore en nous la persistance de ces soudains raz-de-marée qui ne connaissent d’accalmie qu’à gagner un lieu de repos. Ils sont la forme symbolique d’un intérieur que toujours nous sentons menacé. Le nôtre, bien évidemment, dont le dénuement est l’aspect le plus habituel qu’il revêt. Il est condition de notre bonheur, lequel ne fait jamais fond que sur un marigot de stupeur primitive.

   Mais que je te dise la beauté simple de ce modeste habitant de nos talus et de nos champs, ce coquelicot qui ne s’épanouit dans sa robe de pourpre que le temps qui convient à son effeuillement, car, vois-tu, cette mince distraction ne vit qu’à l’aune de l’instant. A peine cueilli ses pétales s’inclinent vers la terre et tirent bientôt leur révérence. Comme pour dire « l’ardeur fragile », nom qui lui revient dans le langage des fleurs. Je ne sais si, à tes hautes latitudes, ce modeste vient illuminer le tapis vert des blés. Mais peu importe, c’est sa charge de sens qui m’intéresse, le message dont, à son corps défendant, il est porteur. A moins qu’il ne dissimule sa volonté sous un air de farouche timidité : toujours le rouge lui monte aux joues. Peut-être simplement la confusion lorsque, croisant le chemin d’une Belle, il parvient à grand peine à cacher son trouble.

   Voici que, me promenant il y a peu, dans le frais d’une combe entourée de deux plateaux calcaires, j’aperçois une Belle - le rouge a-t-il cerné mon front de la braise de la surprise ? -, plutôt dévêtue que vêtue d’une simple robe de toile si légère qu’un souffle d’air eût pu aisément s’en emparer. Une Belle donc en cette surprenante livrée, entourée du vert tendre des épis, cernée du rouge des coquelicots entre alizarine et amarante, cœurs du plus beau noir incendiant de deuil la graine de leur ombilic. S’agissait-il d’une étrange  apparition? D’une hallucination ? De la pointe de mon désir trouvant la juste mesure de sa satisfaction ? Ne t’étonne point de mon carrousel de questions, il était simplement à la hauteur de mon désarroi. Désarroi, certes, car ce dernier s’alimente indifféremment au bourgeonnement d’un effroi ou à son contraire, à l’effusion d’une rapide euphorie.

   Sans doute cette Jeune Apparition se croyait-elle seule en cet endroit désolé, nul œil ne pouvant être le témoin de sa nudité prochaine car, en cet instant, je ne pouvais nullement douter de son intention de se retrouver bientôt métamorphosée en Eve au milieu du Paradis. Tu connais ma discrétion aussi bien que ma pudeur. Que pouvais-je faire d’autre que poursuivre mon chemin, peut-être émettre un léger bruit afin que l’Inconnue, avertie, pût sans dommage réajuster sa vêture, prendre une contenance et cueillir en toute innocence quelques unes de ces fleurs si immobiles qu’on les eût crues posées là comme pour un décor de cinéma. Eh bien, après avoir feint de tousser plusieurs fois d’une manière sans équivoque, avoir poussé du pied quelques pierres s’ébruitant doucement, Celle-qui-était-là, nullement troublée par ma présence, entreprit de poursuivre son manège qui, loin de me réconforter, m’intriguait au plus haut point. Manifestement la gêne était plus de mon côté que du sien. « Quel mal y a-t-il à se mettre à l’aise ?», telle était vraisemblablement, pour elle,  la signification attachée à son entreprise résolue.

   Elle semblait de fragile constitution, fines attaches, corps menu, une pluie de cheveux noirs chutant sur ses épaules. Elle ne paraissait ni farouche, ni osée, simplement naturelle. Tout vêtement n’était que de surcroît puisque, tous, tant que nous étions, avions affirmé notre nudité en venant au monde. C’est vrai, peut-être des strates de morale bourgeoise, des empilements de faits culturels avaient-ils à ce point perverti notre jugement que nous assimilions au mal une attitude somme toute bien spontanée. Cependant je ne souhaitais persister dans mon statut de Voyeur et, par glissements successifs, je commençais à m’éclipser, semblable en ceci à un enfant pris la main dans le bocal de friandises.

   Le sentier, maintenant, montait au milieu des bouquets de noisetiers. De joyeux ocelles jonchaient le sol de leurs facétieux clair-obscur. Par les trouées se laissait apercevoir la Divine Surprise dont la nudité se détachait sur la marée verte des herbes. La corolle de la robe, largement déployée, recevait l’averse des pétales rouges que l’Inconnue y épandait. De l’endroit où je me trouvais, à bonne distance, sa nudité était si inoffensive que même un adolescent en quête d’amour ne s’en fût point alarmé. Ce qui se donnait à voir était un genre de pastorale innocente, de gentille bluette où une Officiante au cœur sensible aurait voué à Dame Nature quelque rituel panthéiste. Peut-être cueillait-elle ces simples à des fins médicinales, à moins qu’elle ne recherchât la vertu narcotique de ses capsules, la parenté avec le soporifique pavot étant patente. A moins qu’esthète, elle ne fût commise à rapporter à Monet lui-même sa brassée de pétales dont le Maître ferait un des délices de l’impressionnisme.

   Après tout, quelle différence y avait-il entre ce qui m’apparaissait là, à quelque distance, et le tableau du Peintre de Giverny ? Cette femme à l’ombrelle, vêtue de noir, qu’accompagne une petite fille, cette irisation rouge des coquelicots, cet horizon d’arbres foncés, ce ciel bleu parcouru du glacis blanc des nuages, n’était-ce, en définitive, une vision du réel semblable à toute autre vision ? Une « impression » seulement, identique à celle qui, venant frapper mon œil, m’éveillait au poème du monde ? Et puis, l’acte de voir était-il si exact qu’il semblait paraître ? Toute prise en compte des choses était-elle pure attestation de ceci qui faisait phénomène ? Etions-nous tellement assurés d’une objectivité que, jamais, nous ne pussions mettre en doute la vérité des apparences ? « Impression soleil levant », tel était le titre de la célèbre toile qui avait donné son impulsion à l’un des mouvements artistiques les plus féconds de l’histoire de la peinture.

   Alors, Sol, il faut en venir aux sources du langage, donner acte à la force primitive des mots, laisser agir leur sens au niveau physique, organique, en sentir l’étrange pouvoir de fascination. « Impression » : « action d'un corps sur un autre ». Quel corps sur quel autre corps ? Le corps de cette Etrangère sur le mien qui réclame son dû car tout corps exige son correspondant, son alter ego par lequel il se révèle et trouve les harmoniques qui l’amènent à son être. Car tout corps est redevable d’une altérité. Notre corps surgit d’un autre corps, cette fontaine de jouvence maternelle que toujours nous cherchons comme la justification du nôtre, son histoire primitive tout comme son histoire future.

   Nous ne sommes qu’un point dans la lignée des corps, pareils à ce coquelicot noyé dans la foule de ses congénères. Le coquelicot n’existe et ne prend sens que par sa contiguïté avec ses semblables. Corps à corps de la chose avec l’autre chose qui lui est miroir, parole, fable annonciatrice d’un destin. Aucun corps n’est plus recevable qu’un autre. Le monde est corporel, infiniment corporel. Cascade de relations ustensilaires : la branche appelle le tronc qui appelle le derme du bois, qui appelle la racine, qui appelle l’étrange mangrove des rhizomes se diffusant dans l’immense caverne des réalités terrestres, telluriques, dans le fourmillement de la glaise, l’éparpillement du peuple de l’humus.

   Avoir des « impressions », c’est être relié à cette Ténébreuse aux mystérieuses volontés qui se dénude, cherche le corps à corps avec le sensible, la matière nerveuse de l’univers. Offerte à soi elle est immédiatement offerte aux autres, à mon égarement parmi la multitude, offerte à la sensibilité impressionniste, offerte à toi, Sol qui es ma Confidente et celle donc qui reçois toutes les impulsions qui me traversent. Vois-tu, tout ce qui est ici, sous le ciel, sur la terre, constitue une vivante toile d’araignée. Nul n’est jamais seul qui se croît abandonné.

   Une Jeune Fille cueille une fleur dans un champ à l’abri de tout regard, un Voyant occasionnel en surprend la tremblante esquisse et voici que, simultanément, se met en branle lr réseau infini des communications. Et peu importe que cette Etrange existe en réalité, qu’elle soit la confluence de purs fantasmes, la résultante d’une activité imaginaire ou bien le produit d’une invention du langage. Elle est parce qu’elle est et s’inscrit dans le monde à la seule prétention de son mode d’être. Pense une chose : l’envol d’une feuille, une écriture à poser sur du papier, une esquisse à dessiner, une eau de fontaine surgissant du rocher et toute chose s’élève de ton esprit et devient substance qui, peut-être un jour s’actualisera ou bien l’inverse. C’est indifférent. « Penser est un agir en un sens élevé » disait le Philosophe.

 

              Je pense à toi Solveig selon ce simple et efficace cogito : « Je pense, tu existes ».

 

Oui, tu existes si fort que, parfois, au milieu de mes rêves tu es cette Belle Inconnue se dévêtant afin que du monde quelque chose soit dit. Demeure en toi aussi longtemps que le jour est clair. Aussi longtemps que le coquelicot est fragile. Tu vibres dans le pourpre ! Nul ne t’ôtera cette infinie liberté ! Tu es la plus belle fleur qu’il m’ait été donné de voir. Ceci ne saurait s’oublier.

 

 

  

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21 juillet 2023 5 21 /07 /juillet /2023 16:55
Une aile au-dessus du silence.

Photographie : Gilles Molinier

Etude - 2014

***

 Hiver. Solstice d’hiver. Le jour est un pli à peine visible sur l’arête du temps. Une simple vibration dans les mailles de l’air et la respiration des hommes une buée en partance pour l’inconnu. Lorsque les heures basculent, que les ombres gagnent, l’ombilic s’étrécit sur sa gemme de glace. Il y a si peu d’espace et la parole est réfugiée dans sa cellule native, longue germination en attente d’être. L’ennui est là, planant au ras du sol avec ses larges membranes et le feu rougeoie dans l’âtre avec un drôle de crépitement : trille d’insecte dans le silence du bois. Maintenant la peur est là qui clouerait définitivement les existants entre leurs quatre murs de terre si leur envie n’était grande de connaître. Oui, les habitants veulent sortir à l’air libre, dans la toile tendue comme une voile et se rassembler. Meute soudée afin de disperser l’effroi, ouvrir ce qui peut l’être et s’éployer à la dimension de ce qui, du dehors, pourrait faire sens, pousser un volet sur l’horizon clos, oser une faille de clarté.

 Les maisons basses, toits de chaume et de bruyère, murs de torchis, portes étroites, flottent sur une nappe de brouillard. Les tourbières sont tellement denses, gorgées d’eau et de certitudes étroites comme la feuille de l’arbre prise de gel. Les godillots, sur le sol durci, font leur bruit de gong, leur percussion géologique. Comme pour dire l’enracinement, les longs rhizomes qui glissent sous la terre et s’invaginent jusque dans les anatomies avec leurs bouquets de sang blanc. Pures arborescences venues dire aux indigènes la nécessité de demeurer dans l’orbe de soi, de pas se distraire dans des occupations infécondes. Rien que le modeste. Rien que le nécessaire. Grappiller quelques images, les manduquer longuement entre ses gencives étiques, puis rentrer au logis et penser longuement près de l’âtre plein d’étincelles et de cendres grises.

 Le hameau, quelques bâtisses indistinctes, est posé sur une petite éminence du sol. A peine lisible parmi la laine noire qui court à ras de la végétation, au milieu des écoulements et des remous de soie des sphaignes qu’agite un faible vent. La nuit est profonde, sans fin ni commencement, étoiles piquées aux haies de buissons noirs, lune au croissant inapparent dans le ciel océanique à l’immense reflux. La Salle, bâtisse d’argile et de ciment mêlés, on la devine plus qu’on ne l’aperçoit, avec ses volets dégondés, sa lèpre vert de gris, ses desquamations qui font penser au cuir usé d’un mammifère marin. Les pas martèlent le chemin de poussière, les mains gourdes se logent dans les geôles des gants, les langues se taisent dans le massif de la bouche où, parfois, fuse le givre en longues coulées blanches. Dans la boule de la tête, dans les ramures étroites du cerveau, les idées font leurs petites translations de luciole, leur léger feu follet. Trois petits tours et puis s’en vont.

 La porte de la Salle est poussée dans un grincement de ses pentures usées. Air à peine moins vif qu’au dehors. Juste un poêle de tôle qui fait brûler ses mottes de tourbe avec de minces explosions. On s’assoit sur le rythme des bancs clairs, on y serre son corps étroit contre le corps contigu. Sardines dans le fer blanc. Trois ampoules qui font tomber du haut plafond une clarté d’aquarium, une coulée de soufre éteint. Devant les bouches sont les nappes des haleines, genre de coton qui flotte sans jamais retomber. Derrière, tout au fond de la Salle, le projecteur à la Méliès, étrange insecte monté sur d’étroites échasses : une manière de mante religieuse attendant d’officier, pattes replies en prie-Dieu. L’opérateur a placé les bobines sur les bras. Le film fait son trajet compliqué parmi les roues, pignons et ressorts de renvoi. La lumière s’éteint. Le film commence. Le silence est grand qui envahit les poitrines, sustente les esprits, rive les âmes à la magie qui, bientôt, va se produire. Sur le linge livide, le grand suaire qui habille le mur du fond, ce sont d’abord des spirales semblables à de fins végétaux, des scintillements, des étoilements, de brusques déflagrations pareilles au craquement du givre. Puis, bientôt, les premières images tressautant, syncopées, des trilles d’images se percutant, s’emmêlant, se dispersant dans une étrange diaspora comme pour dire l’impossibilité d’entrer dans le songe, de fuir le réel. Les yeux des muets se creusent, les pupilles se dilatent, sur les sclérotiques de faïence nagent les phosphènes avec leur vitesse de feux de Bengale. Les voyeurs, soudain dépouillés de leurs vêtures noires, celle qui recouvre l’indigence des jours, les voyeurs deviennent translucides, éclairés de l’intérieur, manières de cierges laissant couler leurs larmes de stéarine. Car le froid les fait pleurer. Car la beauté avive des larmes trop longtemps retenues dans les architectures de peau.

Une aile au-dessus du silence.

 Alors on voit ce que l’on n’a jamais vu. Alors on voit l’invisible et son chant lointain comme celui des sirènes. On n’a plus guère de corps dans l’avenue rectiligne du froid. On ne sent plus les choses qu’avec, dans les membres, une manière d’engourdissement. On connaît, soudain, ce que jamais l’on n’a connu. A l’intérieur de l’outre de peau, c’est comme la naissance d’un vent, la tension d’une corde et le monde blanc s’installe, comme chez les Tarahumaras, fumeurs de peyotl. Cela fait ses confluences et ses brusques séparations, cela flotte infiniment au-dessus du pays incisé de mille signes, cela ouvre le regard à la manière de celui de l’aigle et l’entièreté de l’horizon est à soi dans le même cercle infini, dans la même ivresse, l’identique giration. Ce que l’on n’avait jamais vu, ces stalagmites blanches montant dans l’air tissé de bleu, ces étranges écorces pareilles à des peaux usées, à des ivoires de morses, ce ciel éteint aux lueurs de banquise, ces fins rameaux veinés de noir comme ceux qui colonisent les cathédrales de glace, cette lumière irréelle s’échappant du sol de neige, tout ceci se révèle avec la force de la poésie, avec son curieux destin d’outre-monde. Car on n’est plus ici ou bien là, avec sa peau pour toucher le vent, ses mains pour agripper la terre, ses pieds pour avancer sur le sol d’éponge et d’eau. On est ailleurs, là où rien ne se passe que ce qui a lieu dans la plus pure des évidences : celle de la beauté. On devient voyant. On devient poète, on devient Rimbaud et alors par un « immense et raisonné dérèglement de tous les sens » on « arrive à l’inconnu », là où s’ouvre la majesté d’un monde, là où la parole se fait source vive afin que nous atteigne cette aile au-dessus du silence dont nous sommes habités mais qu’il faut porter au-delà de nous afin qu’elle paraisse.

 Dehors, la nuit est profonde, portée à son acmé. Rien n’y paraît que le cri d’une dame blanche dans les lointains et la terre semble déserte, livrée à soi dans la plus confondante des solitudes. Dans la Salle, les respirations sont comme suspendues sur les dernières images qui clignotent, colonnes de basalte gris, chaussée des géants, élévations minérales dans la toile serrée de l’air. Quelques tortillons, quelques virgules, quelques zigzags rapides disent la scarification de la pellicule, son impossibilité à davantage proférer. La lanterne de Méliès s’éteint dans un dernier bruit de crécelle, les lourdes bobines demeurent immobiles alors que revient la lumière. Trois ampoules qui font tomber du haut plafond une clarté d’aquarium, une coulée de soufre éteint. Alors on hisse les lourdes anatomies, alors on fait craquer les charpentes de buis ancien, on y entendrait presque les chapelets odorants, lustrés, commis aux offices. Alors on emprunte le boyau tordu par lequel on quitte les bancs clairs, la toile blanche, les images en suspension dans l’air. Le froid est vif qui sème des engelures sur les oreilles dentelées. Le froid est coupant qui serre les vêtements autour des corps soudés. On se plie sur son centre comme pour s’y réfugier, on s’amenuise à la densité de son ombilic. Il reste encore quelques traces de voyance, quelques incisions du regard qui transgressent les massifs de chair. En soi, dans la grotte d’obsidienne occluse, au plein des replis ombreux, s’illuminent des lueurs de calcite, de vibrants cristaux, des myriades d’étincelles comme sur l’écran plein de mystères et de révélations.

 Ici, dans ce pays de tourbe et d’eau, sous l’horizon du jour, dans les rets de la lumière grise rien ne paraît bien longtemps alors qu’un fin brouillard noie tout dans une identique mutité. Rares arbres dépouillés que le vent ponce jusqu’à l’âme, bois aériens perdus dans l’air immobile, troncs sans ramures, tiges orphelines que le givre éteint. Pays de pierres et de longs murs, pays de chevaux à la crinière hirsute, pays d’alcool et d’accordéon, le soir, quand l’âme chavire sous la poussée du blizzard. Maintenant, on est rentrés dans les maisons sombres, tout près des arbrisseaux où se réfugient les ondes mystérieuses de la nuit. Maintenant on a allumé un feu dans l’âtre. On réchauffe ses doigts gourds, de vrais bâtons de granit, tout contre les braises rouges. Au travers de la vitre, dans les linéaments du verre, parmi les étoiles du givre, la lune fait sa trace blanche. Les yeux traversent la vitre sans s’y arrêter. Les yeux ne sentent plus la douleur d’être enfermés en eux-mêmes, d’être repliés sur cette cécité qui habite le sol de la lande. Au loin, vers les plages de galets que lustre la clarté des étoiles, l’agitation légère d’un tamaris. Un tremblement comme sur la grande toile de la Salle, là où sont les rêves avec les cliquetis des bobines, les images tressautant, la magie de la lumière avec le rythme serré des grands arbres majestueux, leur perte vers le ciel teinté de cendre. Bientôt le sommeil sera là et l’on entendra le bruit du silence. Une aile à venir dans la longue solitude des hommes.

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19 juillet 2023 3 19 /07 /juillet /2023 17:11
Seul le vent parfois.

Septembre 2014© Nadège Costa

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"Seul le vent parfois"

***

Gagnant Port-Blanc par la route, seulement distrait par le vol erratique des mouettes, je pensais aux images de l’existence, à l’étrange phénomène de la persistance rétinienne. Les paysages, les choses, les visages s’imprimaient-ils à demeure dans quelque coin du lobe occipital, en repos, n’attendant que de resurgir ? Etaient-ils de simples hallucinations du présent, sortes de réaménagement du passé ? Et la mémoire, là-dedans, quel rôle jouait-elle ? Ne magnifiait-elle pas ce qu’elle recelait depuis des temps immémoriaux à la manière d’une délicieuse « petite madeleine » proustienne ? C’était si étrange d’avancer sur le chemin de la vie, insouciant de ce qu’avait été son histoire ancienne puis, soudain, de se trouver submergé de visions qui envahissaient tout, jusqu’à faire disparaître l’horizon du réel.

On était installé dans le confort d’un cercle de lumière, frappant les touches de sa vieille Remington, un cliquetis bourdonnant tout autour de la tête, et voici que surgissait quelque chose que l’on n’attendait pas. Le livre au vieux maroquin teinté de fauve dans le silence d’une bibliothèque, le chrome d’une voiture glissant le long des quais à la manière d’un trait d’argent, la silhouette d’une actrice de théâtre ou bien, dans l’évidence d’une absence, ce visage inconnu qu’aucun nom n’habitait pas plus qu’une mince fiction qui aurait pu le circonscrire, le situer en un lieu, le poser en un temps déterminé. Un pur évanouissement, la perte d’une clarté sur une porcelaine blanche, le lustre du jour sur la rivière de l’aube. Cela girait infiniment autour de soi avec l’aimable insistance d’une comptine pour enfant, avec le ronronnement d’une berceuse. Et voilà que l’image que l’on pensait de miel et de nacre plantait son écharde au profond de la conscience et c’était comme un acide qui aurait décidé de dissoudre les chairs, de les réduire à l’apparence de simples nervures. Le limbe avait été dissous, ne demeuraient que de bien étroits harmoniques, de bien persistantes rumeurs.

Seul le vent parfois.

C’était hier, c’est aujourd’hui, ce sera demain et le temps comme une outre aux flancs dilatés n’offrant plus que son immense vacuité. Comment vivre avec la percussion constante des images, leur rythme de grêle soutenue, leur urticante effusion sur le lisse de la peau et ne pas devenir cet esquif ballotté par les vagues océaniques de l’imaginaire, comment ne pas sentir souffler, tout contre l’étrave des yeux, le vent acide de la folie ? Comment ? C’était cela, cette gerbe continue de questions faisant ses continuels feux de Bengale qui s’étoilaient en arrière du front, ouvraient l’aire immense d’une inconnaissance des choses. Car la perdition croissait avec la profusion des formes et des lignes, le croisement incessant des métaphores. Tout se diluait dans un éternel brouillard, tout se noyait dans une sorte d’indistinction originelle. C’était comme un commencement du monde, avant même que la lumière n’ait fait paraître son règne. Une confusion ivre d’elle-même. Ceci aurait pu durer ce que durent les illusions, à savoir toute une vie, si ne s’était installée, au centre du dispositif, cette manière d’icône qui, insensiblement, effaçait tout le reste, balayait d’un revers de main ce qui ne paraissait plus qu’à l’aune de simples contingences.

Seul le vent parfois.

L’image était belle qui disait la pure essence de l’exister en mode naturel, une présence si inapparente qu’elle avait la couleur du songe. Les autres visions étaient loin derrière dans l’œil d’un puits avec des reflets d’outre-vie. Pas même la buée sur la rive d’un lac, pas même le hululement dans le rhizome de la nuit. Oui, vous étiez là, au bord de mes doigts hagards, au bout de ma vue brouillée, sur la braise vive de mes yeux. Là, comme la brûlure de la vérité. Beauté infrangible que rien, jamais, n’effacerait. On n’estompe pas la grâce, on ne peut faire disparaître la lumière. Ses rayons sont un chant infini du temps, un long poème de l’espace. Et, en filigrane de tout cela, le sentiment tragique que je ne vous connaissais pas, que, peut-être, vous n’existiez pas. Simple feu allumé à l’orée de ma conscience. Je longeais la Baie de Goermel, ses rives semées d’arbres, ses rochers rouges plantés dans l’eau de cristal, l’essaim de ses ilots dans la brume solaire. Vous étiez l’un d’entre eux, si mystérieux, inaccessible derrière la barrière de ses vagues, ses lagons de flots verts. Parfois la beauté est telle qu’elle devient irréelle et l’esprit s’épuise à vouloir en cerner les formes, à en réaliser l’exigeante quadrature. Pareil à l’enfant derrière la vitrine et les merveilleux jouets qui scintillent parmi le lacis des guirlandes, le frimas des étoiles. Alors la tentation est grande de renoncer à soi, d’inverser le rouage des heures, de regagner en pensée la graine primitive, l’ombilic qui nous abritait encore du monde.

Seul le vent parfois.

Je jouais à vous créer un cadre, à vous inventer une vie, à vous poser au plus haut d’une branche afin que nul ne pût vous atteindre. Je jouais à vous modeler, comme le petit homme le fait de sa boule de glaise, en toute innocence, attendant que le prodige se produisît. Je voyais rouler, sous mes doigts ravis, l’ovale nacré de votre visage avec, au milieu, le cratère presque éteint de vos lèvres. Les mots, les merveilleux mots étaient là, sur le point d’éclore, de révéler le poème du monde, peut-être celui de l’amour, cet absolu dont jamais on ne revient. Puis le ruissellement de jais de vos cheveux, cette infinie douceur coulant de vous comme l’eau claire du ciel. Puis le golfe d’ombre disant le mystère de votre cou. Puis cette épaule aussi lisse que le galet dans la lumière du rivage. Puis ce bras, cette levée de marbre souple avec la main en conque afin de recueillir votre épiphanie à nulle autre pareille. Puis cette gorge naissante, de talc et de brume, cette écume si virginale, cette indolence, cette haute parution si semblable au glissement du cygne sur le miroir d’un lac. C’était cela, être dans la mesure du jour, au bord du rivage océanique, empli de la certitude que plus rien d’important ne serait jamais dévoilé. C’était une attente, une stupeur, la joie s’immolant dans l’abîme de la gorge. Le silence serait éternel qui riverait mes yeux à cette vision. Car, à cet instant de moi-même, dans ce lieu tellement teinté d’immatériel, je savais que vous n’étiez que l’ombre de mon espérance, la fuite du temps, ce poème proféré à l’aune de son propre écho. Bientôt le jour baisserait dans des teintes de cendre et les sternes glisseraient dans l’air, partageant le ciel en deux parties égales. Le haut pour les rêves, le bas pour la réalité. C’était ainsi, il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre la prochaine vision.

Seul le vent parfois.

Seul le vent parfois qui portait avec lui, dans le secret de ses plis, dans ses volutes libres, dans l’effeuillement de ses membranes de telles images créatrices de rêve, il n’y avait rien à chercher nulle part, que soi dans la dérive des choses. Rien à chercher, tout à trouver. L’eau se teintait de nappes sombres, le ciel faisait sa petite musique de nuit, la terre se disposait à un long sommeil. Demain serait le jour dont on attendrait qu’il nous délivrât du doute. Existions-nous alors que VOUS, étiez si irréelle dans l’ombre de vous ?

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23 avril 2023 7 23 /04 /avril /2023 12:11
Vous m’attendiez en noir.

Janvier 2014© Nadège Costa

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***

  Etait-ce pour cela, votre rencontre un jour, que j’avais décidé de fixer ma vie nomade Quai aux fleurs, en plein Paris, face à l’Île Saint-Louis, cette manière de terre perdue dans les mouvances de la ville ? De ma fenêtre, lorsque les éclipses de mon écriture m’en laissaient le loisir, ma vue planait parfois longuement parmi l’écume verte des arbres au travers de laquelle le bout de l’Île se laissait apercevoir, proue fendant les eaux grises de la Seine. Il n’était pas rare, qu’empruntant le Pont Saint-Louis, une longue déambulation me conduisît, au hasard, dans les diverses coursives de ce bateau échoué. De ce « bateau ivre », pensais-je, tellement mes errances évoquaient celles de Rimbaud. Une recherche de soi que ne comblait guère une marche sans but, une avancée dans la brume grise, laquelle mettait en fuite les orients qui eussent pu se montrer comme les possibles justifications d’une existence entièrement consacrée à l’exploration de la littérature, à la connaissance intime de son continent onirique. Au détour des rues, dans la clameur solaire ou bien la brume hivernale, des silhouettes surgissaient qui avaient élu domicile sur cette éclisse de pierre, le visage tragique de Baudelaire, le regard d’un Francis Carco tout empreint de ce romantisme plaintif dont il se réclamait, que les « rues obscures, des bars, des ports » attiraient vers un possible ailleurs. N’était-on le locataire de ce bout de ville qu’à songer à un exil, à être en partance pour ce qui, hors de soi, rêve ou bien poème, constituait l’essence du voyage, non cette Terre Promise par les pages glacées des magazines ?

  Un soir d’octobre sonnant l’épilogue d’un roman entrepris depuis longtemps, flânant le long des façades de pierres claires du Quai d’Orléans, derrière la vitre du restaurant « Les Belles Manières », clin d’œil à l’auteur de Jésus-la-Caille, j’aperçus votre silhouette, tout de noir vêtue, à laquelle il ne manquait plus qu’une résille sombre dissimulant le haut du visage pour que vous apparaissiez comme le mystère même. J’étais allé m’installer sur le banc situé tout au bout des pavés du Quai Bourbon lorsque votre discrète présence s’est annoncée dans le froissement de votre vêture. Alors, comme pris d’une brusque illumination, peut-être d’un espoir ou d’une audace irraisonnée, je vous invitai à vous asseoir ici, tout près, sur les lattes de bois vert afin qu’une rencontre pût avoir lieu. Nous avons bavardé jusqu’à une heure avancée de la nuit. De l’autre côté du ruban d’eau, les façades du Quai aux Fleurs s’éteignaient progressivement, seules quelques fenêtres ponctuant la nuit d’une lumière irréelle. Je désignai l’emplacement de mon appartement qu’un éclairage oublié mentionnait à la façon d’un sémaphore qu’une aube estomperait bientôt. Je ne sais pourquoi ma fenêtre paraissait vous attirer, simple curiosité ou bien désir d’en savoir plus sur la vie de cet inconnu que j’étais, qui vous avait abordée avec une sorte d’impudeur qui semblait vous piquer au vif.

  Nous avons longé la coursive de pierre. Sur l’eau noire flottaient, telles de rapides comètes, les lueurs des lampadaires. Personne à cette heure perdue sinon un chat fuyant au ras des trottoirs de ciment. Nous avons monté les trois étages sans parler, juste nos souffles réunis par une même angoisse. Qu’allions-nous faire de cette étrange rencontre qui ne ressemblât nullement à un naufrage ? Je vous ai invitée à vous asseoir sur la bergère de cuir mais vous avez préféré le divan sous prétexte d’un peu de repos. Nous avons bu un café en fumant. De l’autre côté, sur l’Île, le banc solitaire qui avait scellé un pacte commun. Vous m’avez demandé de lire quelques passages de mon dernier roman. J’acceptai bien volontiers.

  Vous étiez ma première lectrice ou, plutôt, auditrice. Je me suis assis sur la bergère face au lit et j’ai lu quelques fragments, au hasard. Vous avez d’abord ôté votre veste puis vous êtes installée dans une pose demi-allongée qui vous donnait cet air de nonchalance que l’on adopte après une longue veillée alors qu’apparaît la première fatigue. Il commençait à faire frais et, tout en continuant ma lecture, j’ai allumé le chauffage. Etait-ce la soudaine chaleur, la quiétude de l’atmosphère, bientôt je vous aperçus - je n’osai regarder trop longuement -, le haut dénudé que recouvrait seulement une dentelle noire autour de votre gorge aussi blanche que l’écume. Votre paire de lunettes, vous faisiez mine de jouer avec, pareille à une collégienne primesautière et un brin provocante. Je dois avouer que j’avais un peu de mal à me concentrer sur ma lecture. Je crois qu’à cet instant j’ai songé à « La Lectrice » de Raymond Jean, ce livre qui m’avait plu tellement le rôle de Marie-Constance paraissait ambigu. Ingénue libertine, passionnée de Maupassant, Duras ou bien Sade, décrypteuse de littérature en même temps qu’elle mettait à jour les fantasmes des ses auditeurs, les siens propres aussi, évidemment. Votre jupe ne tarda guère à rejoindre le tapis de laine blanche sur lequel il fit son nuage sombre. Tout ceci, je l’entrevoyais plutôt que je n’en avais une claire conscience. Il est si difficile de faire face à une Inconnue surtout lorsqu’elle s’ingénie à semer dans votre esprit un vent de folie.

  Tour à tour mon regard déchiffrait chaque ligne avec assiduité, tour à tour il effeuillait votre présence avec l’espoir que celle-ci n’eût point de fin. Bientôt vous seriez dans le plus simple appareil. Bientôt je serai au cœur d’une énigme à résoudre. Dans le jour qui poudrait les fenêtres, ce blanc discret comme une fugue, vous étiez cette belle note noire qui semblait toujours vouloir demeurer, cet harmonique qui vibrait jusque dans les feuillages du Quai d’Orléans. Vous aviez de longs bas noirs qu’un jonc affirmé longeait sur toute la longueur de la cuisse, donnant à votre chair de nacre le somptueux des choses à demi-révélées. Votre jambe gauche prenait appui sur le sol dans une attitude de sublime désinvolture alors que la droite, remontée comme pour une ultime défense, dissimulait votre lingerie intime que je supputais être des plus minces, un genre de brume légère où s’abandonnait le luxe du temps, la douceur d’un recueillement. Je ne doutais pas un instant que, dans un très proche avenir, vous seriez nue entre mes bras, frissonnant au rythme des phrases. Alors que je ne m’y attendais guère, le livre, MON livre dont je lisais des passages avec autant de peine que de ravissement contenu fut votre objet en même temps que je devins le vôtre, auditeur que ma propre prose atteignait à peine, que je ne reconnaissais qu’au rythme syncopé que vous lui imprimiez, à la passion que vous lui instilliez. Du temps je n’avais plus la notion. L’espace s’était singulièrement étréci à la coquille de noix de ma garçonnière. De la littérature même, ma nourriture quotidienne, mon nutriment existentiel, je ne percevais plus qu’une manière de gelée mêlant aussi bien le classique d’un Maupassant, la modernité de Duras, l’audace crue de Sade. Tout tournoyait et dans le jour qui se levait avec son cortège de pluie bleue et la chute de ses feuilles d’or j’étais comme un somnambule qu’une liqueur trop forte aurait abusé ou bien qu’une soudaine volupté aurait porté bien au-delà de lui.

  Alors, lentement, comme en un subtil cérémonial, vous vous êtes levée, avez remis vos vêtements l’un après l’autre, genre de chorégraphie dans le deuil d’une aube nouvelle. Hypnotisé, ne sachant plus où commençaient, où s’arrêtaient mes propres limites, je vous ai aidée à enfiler votre veste. Une odeur troublante diffusait son encens autour de vous, celle que l’on trouve dans les pages d’un livre ou bien d’un ancien parchemin, mêlée à une troublante fragrance faite de sensualité et d’épices rares. Vous saisissant de mon livre et faisant mine de l’emporter, posant une question à peine audible tellement la réponse en était assurée d’avance :

« Je peux… ? »

« Bien sûr, vous pouvez … mais je ne connais même pas votre prénom … »

« Marie-Constance » avez-vous dit dans un souffle qui, en même temps, sonnait comme une évidence.

Je vous accompagnai sur le palier du troisième étage que vous étiez déjà en bas de l’immeuble, Quai aux fleurs. Parmi la fuite des feuilles votre silhouette dessinait la consistance d’une ombre parmi le caprice des heures. Vous reverrai-je un jour, Marie-Constance ?

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9 avril 2023 7 09 /04 /avril /2023 09:42
Dans le retrait de soi.

"Melancholia"

Photographie : Katia Chausheva

***

De votre beauté, nul n'aurait pu douter. Votre visage si régulier, votre peau de soie, l'arrondi de vos épaules, la plénitude de votre gorge, les fines attaches, la taille souple, l'exacte cambrure des reins, le repos de vos hanches, le golfe de votre bassin, vos jambes si longues. Ceci que doublait une vive intelligence, une intuition de tous les instants. Vous étiez sensuellement attachée aux choses, disponible à la moindre de leurs manifestations. Vos affinités avec la "raison sensible" n'était pas moindre et chaque événement rencontré vous portait dans l'aire des réflexions, dans la vibration des sentiments. Peut-être trop. Vous étiez si sensible aux troubles du monde, aux frémissements de l'eau, au glissement du vent sur les plaines d'herbe. Vous étiez pareille à une fragile fleur des marais que le moindre courant d'eau aurait emportée vers d'illisibles rives. C'était étonnant la façon que vous aviez de vous recueillir en vous, de plonger dans les troublants remous de l'introspection, de disparaître aux yeux des autres. Il suffisait de l'évocation d'un poème, d'une séquence de cinéma, d'une pièce de théâtre sous les feux de la rampe. Mais je crois que les feux, les seuls qui vous atteignaient, étaient ceux, intérieurs, qui parcouraient votre globe de chair. A l'évidence, en vous, couvait toujours la flamme de la passion que le moindre souffle d'air ranimait. Cela se voyait dans le sombre de vos yeux, le creusement des pupilles, le retrait que manifestait votre visage. Non le paysage d'une austérité, plutôt le calme d'une eau de lagune et l'énigme toujours posée par cela qui vit mais demeure immobile. Comme une question posée ne trouvant d'épilogue.

Le bruit courait que vous teniez un journal intime, dans le genre de celui d'Henri-Frédéric Amiel, consignant par écrit ce qui, pour moins sensible que vous, eût été simple caprice ou bien objet d'un vide à combler. Comment pouvait-on passer ses journées à écrire alors que, dehors, la vie s'écoulait avec ses joies à portée de la main ? Pensant à cette volontaire exclusion d'une existence ouverte, à ce retrait en vous qui est, à l'évidence, votre empreinte, j'ai relu attentivement quelques passages de ce prodigieux travail du professeur genevois. J'y ai trouvé ce fragment que je crois pouvoir faire vôtre tellement les similitudes me paraissent frappantes :

"Le jour vient; il est 6 3/4 heures. Entre la lumière froide du jour qui traverse la vapeur des carreaux et la lumière chaude de la lampe qui reluit sur mon papier, il n'y a qu'un rideau léger et transparent. Lutte curieuse et symbolique : c'est le cœur tranquille dans la solitude et le recueillement, que vient assaillir le monde extérieur, pour l'arracher à sa paix, lui imposer devoirs, ennuis, dispersion tout au moins. On vivait tout en soi, il faut vivre au-dehors … Voici le jour, il faut mentir, disait Delphine dans sa belle poésie de la Nuit …"

Henri-Frédéric Amiel - Mercredi 17 novembre 52 - 5 1/2 heures du matin.

Lisant ceci, vous imaginant quelque part dans un pli d'ombre en partance pour le jour, je ne peux que vous rejoindre dans cette manière d'insularité. Vous êtes si bien, en arrière de la clarté, alors qu'en vous se fait, avec douceur, le flux de l'intime. Là, il n'y a nulle place pour ce qui pourrait entailler et ouvrir une possible immersion. De votre territoire, s'entend. Tout demeurant sur le seuil, comme l'aube, en attente de cela qui va advenir. C'est si beau cette irrésolution du temps, cette manière de pas de deux, cette sublime hésitation. Vous et le monde en suspens. Cette inclination des choses à demeurer dans leur enceinte, vous en ressentez le libre mouvement jusqu'en votre ombilic. Une mousse, une écume, une onctuosité trouvant dans leur repos le site même de leur présence. Vous résistez à l'encontre de la lumière qui vibre au carreau, cette froideur qui, bientôt, fera sauter l'opercule. Votre plaine de papier, sur laquelle courent les signes de l'exister, sera bientôt envahie de cette réalité qui en effacera la fragile empreinte. C'est si vulnérable, l'écriture, lorsqu'elle doit se confronter aux éclats de verre, aux angles vifs, aux mouvements désordonnés de la foule. Cela a besoin de la source assourdie de la lampe, du silence de la chambre, de l'immobilité du lac, de la longue patience des pensées. Vous le savez jusqu'à l'excès, vous qui noircissez les pages de votre chair, de votre sang, de vos humeurs. Car c'est de cette nature, l'écriture. Elle est crucifixion ou bien elle n'est pas. Oui, bien sûr, tout ceci paraît énoncé dans l'emphase, le lyrisme. Et, pourtant, qui n'a jamais fait l'expérience de la perte toujours possible des mots, ne peut guère en concevoir la dimension possessive. On appartient au langage plus qu'il ne nous appartient.

Vous observant à la dérobée, ce que je vois d'abord, sous l'avancée des cheveux, c'est cette vérité de la nuit qui vous visite sur l'étang de vos pages blanches. Illumination de l'intérieur, lent cheminement des idées, dépôt de la gemme noire sur le vierge du parchemin. La nuit, on ne peut la tromper. Il n'y a nulle distance de soi à soi. Pas même l'intervalle du doute. Tout coule de source et se présente dans la pure raison d'être. Vos plus belles pages sont nocturnes, j'en suis sûr. Avec un léger infléchissement que l'aube entraîne dans son sillage. Vous le savez, bientôt, alors que l'ombre décroit sous la poussée de la lumière, le mystère des mots s'effacera. Dehors, les bruits sortiront des failles de la terre, le ciel basculera vers des teintes de gris, puis les flocons de clarté, denses, qui allumeront dans les yeux des vivants les braises du désir, de l'envie, de la meute serrée des passions. Il sera alors temps de mentir avec Delphine, d'inventer avec l'inconnu de la rencontre, de dissimuler son visage alors que les hommes feront leurs trajets de fourmis pressées. Vous aurez tout loisir, sur la pente du jour, de demeurer dans votre méditation, mais alors vous serez inaccessible. Ou bien vous accepterez de vous laisser happer par l'action et c'est à vous-même que vous barrerez l'accès. Comme si la trop vive lumière dissolvait tout dans une même démesure.

Mais je dois vous laisser, là, sur le bord de votre propre territoire, une partie de vous immergée dans le songe, une partie dans la vacance de l'instant. Le temps décidera de tout et l'abîme sera grand qui vous séparera de la nuit, votre vrai domaine. C'est dans le retrait de vous que vous êtes la plus lisible. Comme ce journal que vous écrivez jusqu'à l'éreintement afin de mieux vous connaître. Les mots, sans doute, vous en éprouverez la chair pulpeuse, la longue dérive, les enroulements infinis. Mais, de vous, n'apparaîtra que cette couleur de verre éteint qui annonce la parution des heures claires. Jamais la tonalité ultime qui vous porterait au-devant de vous. Il est temps de baisser la lampe. Le rideau bat sous la neige des heures. Proche est la "melancholia" qui, le jour durant, fera votre siège afin que l'ombre venue, vous puissiez entrer en vous, le seul domaine dont vous assurer sereinement. Au moins le temps d'une parenthèse. Demain, à nouveau, sera le jour, puis la nuit et le jour encore. Ainsi passent les fleuves étincelants. Ils arrivent à l'estuaire et nous ne rêvons que de la source. Nous sommes une eau qui, toujours, se cherche. Et, peut-être, jamais ne se trouve. Je confie cette modeste pensée à votre journal. Prenez-en soin. Les pensées sont si fragiles !

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