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6 avril 2025 7 06 /04 /avril /2025 07:37
La Dame au sofa

Jeune géante, huile sur toile 100x100cm

Coll.privée.

Œuvre : Assunta Genovesio

 

***

 

   Chaque jour, à votre insu, je longeais la venelle qui jouxtait votre pièce. Au début, je n’avais guère prêté attention à cette sorte de verrière antique qui en ornait la façade. Je la croyais l’indispensable dispositif d’un atelier d’artiste encombré de son chevalet, de ses toiles tournées sur le verso, de collines de tube, de palettes maculées de couleurs. Et peut-être êtes-vous  peintre dont, sans doute, je ne croiserai jamais les œuvres. Pas plus que la personne de chair. La vie est ainsi faite, certaines existences qui, au hasard des chemins, auraient pu devenir des compagnons de voyage, vous n’en apercevez qu’un théâtre d’ombres et, parfois, un sentiment proche d’une intuition vous murmure à l’oreille la source d’un possible chagrin. Mais je ne sais, aujourd’hui, ce qui me rend d’humeur si sombre. Peut-être le temps cerné de pluie, un fin brouillard flotte à l’horizon et l’hiver est si proche qui dessine son contour de givre. Tous les matins, sans exception, me rendant à la librairie pour y acheter des journaux ou quelques livres, je passe devant cette vitre derrière laquelle se décline une douce lumière, comme si elle avait traversé un vitrail d’église, avec ses coulures pareilles aux pétales d’une rose. Quelques touches de vert bronze en atténuent la vibration.

   Je ne suis, naturellement, d’un tempérament curieux - je veux dire des événements qui émaillent le quotidien -, seulement sur le qui-vive dès qu’il s’agit d’une connaissance à acquérir, d’une exposition à aller voir, d’un écrivain dont il faut découvrir l’œuvre. Je ne parle pas de ces « auteurs de gare », de ces aventuriers à la mode qui truffent à l’envi leurs ouvrages de lieux communs et d’histoires à quatre sous. Ils prennent pour de la littérature ce qui, à l’évidence, n’est que l’écume des jours qui n’intéresse qu’eux-mêmes et un public qui ne leur accorde attention qu’à l’aune de leur aveuglement. Mais la « société du spectacle » ne fonctionne que de ceci, duperies, faux-semblants, et mystifications en tous genres. Donc je parlais de mon inintérêt pour ce que l’on pourrait nommer des « faits divers », sauf lorsque ceux-ci m’interpellent pour être singuliers. « Jeune Géante », convenons pour l’instant de ce sobriquet, voici que, pas plus tard que ce matin, revenant des journaux, j’aperçois, au travers de la verrière légèrement embrumée, cette forme dont je compris bientôt qu’elle était la vôtre - aussi bien j’aurais pu penser à quelque objet, peut-être un mannequin de couturière à demi-vêtu, abandonné sur un sofa -, oui, la vôtre et bien vivante pour la simple raison que vous avez effectué un légère rotation du corps - peut-être la lumière vous gênait-elle ? -, vous abandonnant aussitôt au luxe d’un somme. Personne n’était dans la ruelle et, bien que ma conscience me reprochât de profiter d’une « belle endormie », longuement je stationnai tout contre la paroi de verre qui me séparait de vous. Quelqu’un m’eût-il aperçu aurait pensé avoir affaire à un somnambule tout juste sorti de ses déambulations, situé sur cette frange invisible qui sépare l’état de veille du sommeil.  J’avoue que j’aurais eu bien du mal à détacher mon regard de ce luxe que vous m’offriez à votre corps défendant. Jetant parfois un œil inquiet d’où pouvaient surgir des importuns, je me laissais aller à cette contemplation sans finalité objective. Je ne vous connaissais pas. Vous ne vous saviez nullement observée depuis le repos auquel vous sembliez vous confier avec la même sérénité qu’un jeune enfant met à dormir, du bruit fût-il présent tout autour de lui. Mais je ne pouvais demeurer dans cette stupide posture, cette silhouette d’inquisiteur. En prolonger l’attitude ne pouvait que me ridiculiser à mes propres yeux. C’est donc à regret que je quittai cette loge d’où un si beau théâtre m’était offert. Certes avec une unique Actrice. Certes avec un rôle muet. Mais quelle intensité dans l’abandon ! Mais quelle confiance dans le don de soi !

   Tout ceci que je formule, je le revis, avec une certaine fébrilité, frappant chaque touche de ma machine à écrire avec la volonté de donner à chaque lettre gravée dans le papier le caractère d’une inoubliable expérience. Combien le rôle de « Voyeur » est excitant. Assurément, je comprends à l’instant ceux qui se postent dans un coin d’ombre et rivent leurs regards sur le balcon où ils espèrent apercevoir cette « Belle de nuit » qu’il leur fût donné de voir un soir, alors que le jour baissait, que la Lune traçait dans le ciel sa course cendrée. C’est comme d’être brusquement saisi par un sortilège, d’y succomber au point que partir serait une dépossession de soi, un exil, un dénuement encore plus fort que le désespoir de ne plus voir la lumière. Oui, je peux en témoigner, « Belle Apparition », vous êtes ce cristal qui brille au plus profond de ma nuit. Parfois je m’éveille en sursaut, tout juste sorti d’un songe dont vous étiez l’irréel et merveilleux personnage. Vous étiez posée sur la margelle d’un puits, vos cheveux châtain en cascade, une mince robe moulant votre corps, vos longues jambes n’en finissant de faire ce filet d’eau qui touchait le sol tel le diamant qui féconde la veine noire dont il surgit. Les arbres, autour de vous, se disposaient en clairière et il n’était jusqu’aux oiseaux dans leur nid qui ne chantaient vos louanges. Oui, je sais, mon témoignage si abusivement romantique vous paraîtra bien désuet. Mais peut-on dire l’Amour, autrement que dans le registre lyrique qui convient aux amants ? La voix de Roméo tremble lorsqu’il déclare sa flamme à Juliette. L’amour est une ivresse, une combustion ou bien il n’est qu’une bluette identique au rougeoiement du désir qui faiblit sous le vent de l’inconstance, sous l’usure de l’habitude. Les jeunes générations ne comprennent nullement cette manière de complainte qui se saisit des hommes mûrs et les incline aux coupures et plaies de la nostalgie. Mais il y a une psychologie de l’âge, tout comme il existe une énergie de la jeunesse, une force de l’adulte, un déclin du vieillard.

   Comme, « Jeune Géante », nous ne serez jamais qu’une Muse pour moi, autant que je vous archive dans mon musée virtuel. Jamais les images ne meurent. Toujours une braise luit qu’un simple souffle ranime. Après avoir été un Voyeur, je serai un Souffleur, comme au théâtre. Mais je ne soufflerai qu’à vous faire revivre, peut-être au milieu de compagnes que je vous aurai choisies pour vous accompagner dans mon périple onirique. « Belle Alanguie » je vous vois auprès de ces êtres dont la chair est une pensée,  la voix  une clarté, les sentiments un nuage qui flotte au-dessus de l’horizon.

 

La Dame au sofa

Henri Lebasque

Femme nue couchée

Source : Wikimedia Commons

  

   Je vous vois telle cette « Femme nue couchée » d’Henri Lebasque, même pose abandonnée - une enfant dans le creux douillet de ses rêves -, même croyance dans un bonheur à portée de la main. Ces deux images, la vôtre, celle du peintre post-impressionniste, jouent dans un même registre. Sans doute un écho, aussi, à la toile de Matisse « Luxe, calme et volupté ». Un esprit de sérénité habite ces lieux que nul ne pourrait prendre le risque de troubler. On n’offense la silencieuse innocence. On en admire le souple chatoiement. Aucune pensée qui irait au-delà.  Qui ouvrirait la porte d’une vision des habituelles instances libidinales. Une attitude en retrait comme si l’on ne pouvait dévoiler que le simple, glisser un œil dans le chas d’une aiguille et glisser dans sa pupille cet instant de joie infinie, intimement vacante, s’abreuvant à sa propre source. Certaines visions, il faudrait les confier au secret de quelque mystérieux hiéroglyphe dont, jamais nul archéologue, fût-il des plus doués, ne parviendrait à déchiffrer l’énigme. Pour nous, pour elles, « Jeune Géante », « Femme nue couchée », il serait bien que ce sommeil dure une éternité, nullement troublé par les incessantes agitations du monde. Alors tout reprendrait sens et place dans une harmonie que vient souvent compromettre l’habituelle futilité des hommes. Il reste encore beaucoup à espérer des propositions de l’art. De là seulement peut venir un salut !

 

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24 février 2025 1 24 /02 /février /2025 18:16
Au Pays de mes Affinités

Source : french.peopel.cn

 

***

 

   Le Monde d’Aval est comme ceci : des créatures à l’invisible identité, des formes fuyantes que nul ne saurait reconnaître, des fac-similés noyant en une même image des milliers d’êtres devenus indistincts à force d’habitudes mille fois renouvelées, des destins soudés à leur terre, des avancées illisibles dans les gorges étroites de l’exister. En sont-ils conscients ? Oui mais leur chemin est tracé avec autorité, comme si une main les tenait en son pouvoir, comme si, d’une manière irréversible, ils étaient joués sur le Grand Echiquier du Monde sans condition aucune d’en pouvoir sortir. En sont-ils atterrés ? Non, contrariés seulement car leur lucidité, cependant, n’est pas complètement éteinte et ils savent que leur révolte ne servirait à rien, à seulement les renforcer dans leur conviction de l’inéluctable qui les domine, les enchaîne et les conduit à trépas avec la régularité infaillible de rouages d’horlogerie.

   Le Monde d’Amont existe malgré les dénégations et les moqueries de Ceux-d’en-Bas, malgré leur incroyance quant aux pouvoirs de l’esprit, quant aux puissances de l’imaginaire, aux gemmes précieuses du monde du rêve. Nul ne sait si ce Monde présente quelque réalité, s’il n’est inventé par quelque Alchimiste en manque de ses cornues, s’il n’est nuée inventive sortie de la tête d’un enfant. Mais peu importe, ce Pays des Affinités multiples je vais le poser devant moi et attendre qu’il fasse ses somptueux trajets dans le site ébloui de mon corps, qu’il ouvre ce qui est habituellement fermé, qu’il illumine ce qui, à l’accoutumée, ne se nourrit que de ténèbres. Peut-être ne s’agit-il que de postuler les choses pour qu’elles se présentent à nous avec suffisamment de présence et de lustre ? Peut-être faut-il faire droit au rêve éveillé, s’immerger dans une longue méditation, s’immoler dans la pure joie de la contemplation.

 

LE MONDE D’AMONT

 

   Parti de la ville, tout en bas, cela fait une bonne heure que je marche. Parfois, je me retourne afin de voir ce que j’ai vu pendant quelques siècles, toutes ces contingences qui ont alourdi ma vue, l’ont amenée au bord de quelque cécité. J’aperçois des hommes ou ce qui leur ressemble, milliers de trajets d’insectes, marée immarcescible à la recherche du tout et du rien, sauts de carpe hasardeux, saltos syncopés, doubles cabrioles et chassés qui ne sont jamais que le vertige d’être ici-bas, dans les ornières fangeuses d’un peuple égaré. Cela fait comme une étrange mélopée dans la nacelle de ma tête, j’entends des voix qui ricochent, des cris étouffés, d’étiques objurgations, de fanatiques prophéties, mais jamais je ne perçois de paroles de liberté. J’ai bien fait de partir, de laisser cette vie de carton-pâte, de m’exiler des méandres de cette constante commedia dell’arte, de m’extirper de ces étranges et souterrains boyaux au sein desquels végètent des Désorientés à la recherche de l’impossible. Leurs mains se tendent, crochètent des haillons d’espoir mais leurs doigts sont en deuil qui ne retiennent que quelques pellicules d’air, ne récoltent que vent et tempête. Laisser tout ceci derrière soi est paradoxale douleur. Ce que je quitte m’attachait. Ceux dont je m’éloigne lancent leurs grappins et j’en sens le geste de rappel tout contre la face nue de mes omoplates. Toujours on est plus attaché à ce qui nous aliène que libre de le renier, de le mettre à distance. Mais il me faut cesser d’argumenter, ceci est une fâcheuse tendance des humains. Non seulement l’inestimable don de vivre leur a été accordé, mais en plus, ils veulent l’expliquer, le justifier, s’amender de tout ce qui pourrait être émis comme un reproche, tout ce qui les remettrait en question et les conduirait aux rives inconcevables de leur propre disparition.

   Maintenant le chemin s’élève sensiblement. Il longe de Hautes Falaises de Marbre éblouissant, leurs arêtes pareilles au tranchant du canif. Tout ici est subtilement et esthétiquement architecturé, si bien que sont conjointement sollicités le Principe de Raison et son contraire, le Principe d’Imagination. Je suis à la rencontre des deux, ce qui m’autorise à voir aussi bien l’envers des choses que leur endroit. Cette façade de pierres nues, j’en saisis le revers de chair, j’en éprouve les douces fragrances, j’en dissèque tous les sucs jusqu’à la prolifération exacte de la sensation la plus insoupçonnée, la plus celée. Un monde est là qui en contient un autre, emboîtement gigogne des sens multiples toujours finement armoriés du visible dont la doublure d’invisible est le secret, la découverte la récompense. Se laisser aller dans la confiance à la brindille d’air, au gonflement du nuage, à la dérive souple du ciel.

   Je suis arrivé à un endroit où le chemin palpite, frissonne, ne semble plus connaître le lieu de son être. C’est toujours cette manière d’hésitation, de confusion qui se produisent à l’orée du surgissement de toute merveille. Je sais, en moi, au fond le plus intime de mon ressenti, que quelque chose va avoir lieu du genre d’un éblouissement, que quelque chose d’inouï va enfin dire son nom, que ce nom va se déployer selon tous les horizons, que je serai moi-même tous ces horizons, toutes ces perspectives flamboyantes, que le ravissement s’emparera de mon âme infiniment dilatée au bord du retournement de soi, autrement dit sur le seuil de la connaissance ultime de ce qu’il y a à connaître, un paysage dans la grandeur de son poème, un être dans le luxe de sa polyphonie, un sentiment parvenu à son acmé, cette infinie brillance qui habite l’homme dès qu’il se sent relié à la généreuse amplitude du cosmos.

   Les roches qui, jusqu’ici, étaient taillées à angles vifs, voici qu’elles se mettent à bourgeonner étrangement, manières de tubercules emmêlés les uns aux autres, chaos de pierres basaltiques criblées de trous en maints endroits. Il n’y a plus de chemin, seulement un genre de sentier tracé au vif de la conscience, pétri d’ineffables intuitions. Le chemin s’ouvre à mesure que j’en découvre la nécessité au plein de qui je suis. Et, présentement, je suis le chemin qui est moi dans une étonnante réversibilité des phénomènes. Je ne suis moi qu’à être la roche, elle n’est roche qu’à me rejoindre en ma feuillée la plus secrète. Mes pieds nus se posent amoureusement sur le lit de pierres ponces. Parfois de lisses obsidiennes tracent en moi la douce empreinte de l’accueil. Mystérieuses analogies, surprenantes correspondances, camaïeu accompli des sources confluentes, merveilleuse indistinction des ressources originaires. Je ne suis ici, en mon être, qu’à rencontrer cet autre en qui je deviens l’Unique, cet autre qui me visite dans l’abîme de ma propre nature. Combien alors l’ardeur à vivre devient facile, alimentée à toutes les genèses qui m’ont constitué et restituent, en ce temps, en ce lieu, les multiples efflorescences du passé, l’étendard des projets futurs, la lame incisive de l’instant dans son évidence de feuille de silex tranchant. Tranchant, oui, mais dans l’exactitude de l’être à coïncider avec lui-même, sans épaisseur, sans distance, avec la précision de ce qui est beau, de ce qui est vrai.

    Je sors tout juste du boyau qui avait accueilli mon corps dans le même amour que met une mère à porter en sa chair la graine neuve de son enfant. Une naissance qui est ‘re-naissance’. Un rite de passage avec ses lourdeurs laissées aux ombres, avec ses essors confiés au ruissellement de la belle lumière. Tout s’espacie avec grâce. Tout se donne dans la corne d’abondance de la joie. De part et d’autre du champ de ma vision s’élèvent de Hautes Montagnes ciselées par la pureté neuve de l’air. Leurs faces tournées vers le ciel sont des miroirs de haute destinée qui ne communiquent qu’avec l’Infini, dialoguent avec l’Absolu. L’Infini, l’Absolu : la Beauté au sommet de qui elle est, la Raison et ses pierres aiguisées, l’Art en ses splendides donations. Une vallée s’ouvre infiniment entre les lèvres brunes des versants. Elle s’évase en allant vers le lointain. Un lac immense miroite, fait battre ses eaux, tantôt cendrées, tantôt de la teinte de l’émeraude selon les variations de la clarté. Des flocons d’ombre, parfois, courent au ras de l’eau, y dessinent des remous, y impriment des lignes de fuite. Des grappes de maisons habitent une anse, des coques de bateaux azuréennes flottent dans de minuscules criques, une île tout en longueur porte en son centre un château de pierres blanches entouré d’un jardin luxuriant. Des palmiers s’ébrouent au vent, de larges sycomores y étalent leurs ramures, des ifs-chandelles dressent leurs frêles flèches pareilles à des dagues célestes.

   Maintenant j’avance au bord du lac sur le sentier circulaire qui en fait le tour. Sur de hautes tiges les grappes des digitales, bleues et roses, s’agitent doucement dans le vent qui chante et musarde. Le silence est partout, parfois traversé des trilles joyeux d’oiseaux invisibles. Au loin est un fin brouillard qui enveloppe toutes choses dans un cocon de soie. Une barque de bois usé, d’un outremer délavé, est attachée au rivage par une corde. Il me semble, soudain, qu’elle m’attend, m’invite au plaisir infini d’une traversée. Je monte à bord. De minces vagues clapotent le long de la poupe, font osciller l’esquif, identiquement à ces gondoles de Venise qu’animent d’étranges mouvements de balancement à contre-jour des eaux plombées de la lagune. Je saisis les avirons et commence à me diriger vers le large. J’ai l’impression d’être seul dans cette immensité liquide que coiffe un ciel uniformément gris, pareil à une étoffe précieuse. Au loin, mais aisément reconnaissables, d’élégantes silhouettes se découpent sur le fond de l’air. Ce sont des femmes vêtues d’étincelantes tuniques blanches. Elles tiennent à la main des ombrelles de couleur parme. Un signe de distinction bien plutôt qu’une protection contre la lumière. J’entends parfois, selon la direction du vent, leur joyeux babil, on dirait une colonie de jeunes enfants s’égayant parmi les coulisses heureuses de la Nature.

   J’ai posé les avirons au fond de l’embarcation et je me laisse aller à la plus apaisante des rêveries. Un peu comme le bon Jean-Jacques sur le lac de Bienne. L’existence coule avec facilité de la même façon que le font les filets d’eau qui cascadent des montagnes et rejoignent la nappe immobile du lac. Puis la barque se dirige, sans que j’aie fait quelque mouvement que ce soit, en direction du sud. De grands cygnes au plumage d’écume, deux à l’arrière de mon navire improvisé, deux sur les flancs, un en tête, escortent le convoi avec toute la grâce due à leur rang. Ils agitent doucement leurs palmes noires, inclinent leur bec orange vers l’eau, leur œil de jais aiguisé comme le canif. Ils semblent conscients d’accomplir un genre de rite conforme à leur essence. Accompagner un Inconnu vers l’indicible contrée des mirages et des hallucinations diverses. Si bien que je m’attends, à tout moment, à voir surgir sur la plaine d’eau, la couronne des palmiers qu’agite l’Harmattan, une oasis émeraude, des grappes de dattes brunes couvrant le sol de sable. Parfois ces nuages de plumes poussent mon embarcation avec plus de vivacité, parfois ils ralentissent le rythme, souhaitant sans doute, me laisser tout le loisir d’admirer ce paysage aussi romantique que sublime.

    Et voici que des grèbes huppés se mêlent au convoi. Leur tête est vive et un brin espiègle, l’œil traversé d’une rapide flamme, des plumes orange qui flamboient, huppe de suie, ils sont un enchantement pour les yeux, des manières d’oiseaux oniriques, si irréels qu’on pourrait en traverser le massif de plumes sans même les toucher. Cette immense surface d’eau est le lieu de tels prodiges ! Puis les grands oiseaux s’écartent, les grèbes plongent pour ne ressortir que bien plus loin dans un arc-en-ciel de pluie. Le lac s’étrécit, semble parvenir à son terme. Un mince panneau de bois sur la rive droite porte l’inscription :

 

Les 6 Ecluses

Ici commence le merveilleux chemin

Des Métamorphoses

 

   Bien entendu ma curiosité est piquée au vif. Métamorphoses, certes, mais lesquelles ? La barque s’engage sur un étroit canal que recouvre un arceau de lianes, bougainvillées d’un rose soutenu. Je dois légèrement incliner ma tête, frôlé par les doux pétales, environné d’une fragrance suave, un genre de miel. Une eau miroitante clapote dans le clair-obscur du tunnel. Première écluse dans un tourbillon d’eau et de bulles cristallines. Etrangement, je sens mon corps animé de mouvements inhabituels, des courants s’y déploient, des métabolismes y sont à l’œuvre, des résurgences y trouvent à s’exprimer. Parallèlement, des images surgissent, tapissent les parois de ma tête. Un village blanc perché sur un promontoire. Des ruelles tortueuses pavées de schiste. Une large baie ouverte sur la mer. La façade uniforme de la Sociedad La Amistad’, ses joueurs de cartes, ses buveurs de bières, la Promenade envahie de touristes. Me voici, rajeuni de quelques années, en Pays Catalan, au centre de Cadaquès-la-Belle, ce genre de double paysager dans lequel, autrefois, je m’immergeais avec un si évident plaisir.

   Troisième écluse qui cascade vers l’aval géographique mais aussi vers ces temps qui furent, aujourd’hui nimbés d’une brume diaphane. Matin. Soleil radieux. Cousin Jo et moi remontons la Rivière Hérault, laissons derrière nous Agde-la-Noire, ses maisons de lave amassées autour de son vieux marché. Des lignes suivent l’embarcation, des mulets s’y prennent que nous déposons sur un lit d’algues et de mousses. Nous arrivons au grau d’Agde, dépassons le phare blanc couronné de rouge de La Tamarissière. La mer, vers le Fort de Brescou est une nappe d’huile étincelante. Les yeux rieurs de Jo s’emplissent de larmes sous la poussée de la lumière. Au large, nous relevons des filets habités par des rascasses, des maquereaux, des herbes marines aussi. Nous faisons une collation : tranches de saucisson, généreux vin rosé dans la bouteille qui sue et se couvre d’un fin brouillard. Dans mon anatomie adolescente, cette partie de pêche matinale fait son joyeux tumulte. Immense plaisir d’exister, ici, sous le ciel illimité, sur le champ d’eau bleue qui fait penser à l’infini, aux songes bien au-delà des choses qui résistent et se cabrent, parfois.

   Sixième écluse. Je continue à descendre les degrés qui ne sont qu’un retour amont, qu’une retrouvaille de lieux et d’amis ensevelis dans le lit profond du souvenir. De bois quelle était, la barque est devenue de tôle noire, munie de lourds avirons. Je suis sur la rivière de mon enfance, cette Leyre si plaisante, si rustique, bordée du rideau des aulnes, regardée de haut par les torches des peupliers. Je godille entre les touffes des roseaux, je franchis les minces détroits semés de cailloux, je serpente parmi le peuple des nénuphars. J’ai dans les dix ans et toute la vie devant moi pour explorer ce site qui m’appartient, avec lequel j’entretiens une filiale union. Sur la haute falaise, les premières maisons de Beaulieu, les touffes de lilas odorants, les jardins potagers où court l’eau fraîche qui abreuve les légumes. Le bruit des avirons qui heurtent la feuille d’eau à intervalles réguliers est le métronome de cette vie paisible, presque immobile, sauf les trajets syncopés des libellules, le cri parfois d’un pic-vert dérangé dans son labeur têtu, obstiné, devenu presque immémorial. La barque glisse parmi les noisetiers de la rive qui sèment leurs chatons à la volée. Elle dépasse la Grève de Talbert, là où le courant s’accentue, laissant la place à de rapides tourbillons.

    Des craquements dans la coque, des sortes de torsions, comme si le métal convulsait pris par une étrange danse de saint Guy. La tôle semble s’enrouler sur elle-même, donnant naissance à des volutes. La traverse de bois sur laquelle je suis assis devient plus souple. L’embarcation étrécit, si bien que je sens tout contre mon corps palpiter ses flancs légers, ses flancs de roseaux. Oui, de roseaux, il me faut me rendre à l’évidence. Ma barque est devenue ce genre de périssoire à la poupe relevée, à la proue animalière, pareille à celles qui flottent en Bolivie sur les eaux limpides du Lac Titicaca. Ma tête de jeune enfant s’est vêtue du ‘chullo’, ce couvre-chef tricoté pourvu de cache-oreilles, prolongé par une tresse de couleur foncée. En diagonale, autour de ma poitrine, un ample châle tricoté, retenu par un nœud sur le devant, un poncho fleuri armorié de broderies aux couleurs vives, large pantalon de toile beige.

   Mes mains sont tannées, colorées par la vive lueur du soleil, l’air vif de l’altitude de l’Altiplano, les éclats qui proviennent des miroitements intenses du Salar de Uyuni, là-bas au loin, mais infiniment présents dans ma neuve conscience. C’est comme si je naissais dans un nouvel ordre du Monde, façonné à la seule force de mon imaginaire, bâti au regard de mes affinités, élaboré selon la pliure de mes plus vifs désirs. Juste un Monde pour moi, un microcosme intime, un jeu de construction tissé des dentelles du rêve. Suis-je heureux ? Nul n’est besoin de poser la question, certaines évidences se lèvent d’elles-mêmes sans qu’il soit besoin de les solliciter, de les obliger à sortir d’une coquille qui les enclorait dans un vain mystère.

   Y aurait-il quelque chose qui soit plus empreint d’une juste félicité que de vivre au plein de ce que l’on aime, sans effort, juste un regard et ce que vous attendez vous sourit à portée de la main, à l’horizon des sentiments, dans l’exacte pliure de l’amour de ce qui est ? Voici la vie en sa plus belle donation. Je suis moi et le monde qui m’entoure en une seule et unique effusion de ma singulière présence. Plus même, c’est moi qui donne existence à ce paysage, qui l’apporte sur cette scène à chaque fois neuve, une certitude au plein de la chair, celle de connaître l’arbre, la terre, le flocon de brume comme l’on connaît la réalité de ses bras, les lignes de ses mains, les sensations de ses pieds lorsqu’ils foulent un sol connu, aimé entre tous.

   Après avoir franchi l’escalier d’écluses, me voici au-dessus d’un paysage qui s’étend largement devant mes yeux agrandis par une bien naturelle curiosité. C’est l’heure crépusculaire, l’heure du repos qui précède la préparation de la nuit. Tout est calme qui retourne à une sorte d’état premier, d’innocence originelle. Je dois mettre mes mains en visière tout contre mon front afin de m’habituer à cette lumière d’or et de corail qui tapisse la totalité de la scène. Tout, ici, se donne dans la pure beauté. Je crois reconnaître ces fameuses Rizières du Yunnan dont j’avais vu les images sur les pages colorées d’une revue. Des plans d’eau en escalier dévalent la pente avec des reflets de cuivre. Les lignes noires des digues les cloisonnent en des myriades de parcelles étincelantes. Mon esquif de roseaux se fraie un chemin parmi le peuple liquide, emprunte les minces chutes qui font communiquer les bassins entre eux. L’air est pur, fécondé par la surabondance de lumière, il monte jusqu’au ciel où il s’épanouit en gerbes qui me font penser à la couleur des pains au sortir du four.

    Je rencontre quelques paysans et paysannes. Tous coiffés de larges chapeaux de paille. Les hommes sont en habits vert-bouteille avec une tunique au col Mao. Les femmes sont vêtues d’étonnants saris noirs que traverse un bandeau de tissu clair cintrant leur taille. Leurs gestes sont aussi sûrs qu’élégants. Sans s’arrêter une seule minute, ils façonnent la boue des digues qu’ils travaillent avec de larges houes. Parfois ils sculptent de leurs mains de minces canaux chargés d’évacuer le trop-plein. D’autres fois, se baissant vivement, ils saisissent des carpes aux ventres lourds, lesquelles constitueront, avec du riz, leur repas quotidien. L’eau cascade de terrasse en terrasse avec un bruit léger, on dirait une clepsydre qui compte les heures de ce peuple heureux des rizières.

    Des gestes amicaux saluent mon passage. Des sourires éclairent les visages pareils à des terres cuites. La fin de journée progresse lentement. La lumière se teinte d’indigo. Mon esquif de roseaux navigue lentement. Je trouve un abri dans l’anse d’un bassin. Je me sustente de quelques fruits cueillis sur un pommier dressé sur une butte de terre. Petit à petit le ciel devient d’encre, quelques étoiles s’allument à l’orient. Elles font leurs traits lumineux pareils à des jeux d’enfants, des sortes de marelles tracées sur la dalle immense du firmament. Tout au fond de mon esquif, je me dispose en chien de fusil, couvert du long souffle des constellations. Les rêves en longs cortèges traversent le berceau de ma tête. Il n’en demeure, au réveil, que quelques fragments illisibles, quelques images qui fusent et s’étoilent en arrière de mes yeux.

   Le jour est levé. L’aube bleue est encore teintée de fraîcheur. Ma barque flotte doucement, avec de lentes oscillations sur une étendue d’eau que cerne un long rivage habité de cabanes de roseaux. J’aperçois quelques enfants vêtus de riches tenues colorées, chapeau de laine sur la tête, ils paraissent occupés à pêcher, une longue gaule de bambou au bout de leurs bras. Je pose pied à terre et j’entreprends de marcher en direction du levant, là où la clarté ruisselle, pareille à l’eau vive d’un torrent. Petit à petit je gravis les flancs d’une colline semée de gros coussins d’herbe jaune avec, dans la perspective du paysage, de drôles de vapeurs blanches qui fusent du sol, entourées d’une boue qui gonfle sans doute sous l’effet d’une lave terrestre remontant des grands fonds, lâchant ses bulles soufrées à la surface. Le point de vue est sublime.

   Dans un lac aux eaux translucides se reflète une montagne de couleur parme. De hautes graminées s’agitent sous la poussée d’un vent léger. Vers l’ouest une immense steppe court jusqu’à l’horizon. Des mares d’eau bleue en rythment la surface. Des troupeaux libres de camélidés broutent paisiblement. Des alpacas à l’épaisse toison lisse et soyeuse ; des vigognes au beau pelage orangé ; de grands lamas bicolores, gris et blancs, noirs ; d’autres couleur de café, certains avec des nœuds de laine rouge fixés à l’extrémité de leurs oreilles par des bergers. Eux, les bergers, je les vois bien plus loin qui viennent rejoindre leur troupeau. Je m’amuse à suivre leur trajet parmi les herbes folles de la steppe un long moment.

    Puis je me retourne et fais face à la pure merveille. Un Large Plateau est semé d’une eau claire, écumeuse, une neige par endroits, un soudain éblouissement. Mais qui ne blesse nullement, au contraire enchante. Plus loin la nappe d’eau est d’un rose soutenu, belle couleur florale, capiteuse et libre de soi, calmement étendue sous le dôme du ciel que traversent de gros nuages de coton. J’en sens la splendeur jusqu’au centre de mon corps. C’est si rassurant d’être là, au milieu de ce qui se donne avec une telle générosité. Pas de plus beau spectacle au monde que celui-ci en cette heure si singulière qui n’aura nul équivalent. Accomplie jusqu’à l’excès dans la figure inventive de l’instant.

    Au premier plan une immense colonie de flamants roses. J’entends le claquement de leurs becs, leurs cris, ces étonnants bruits de gorge pareils à celui des râpes sur l’écorce des fruits. Je vois leurs ballets incessants, le fourmillement de leurs longues pattes, chorégraphie de minces bâtons enchevêtrés. Je vois le dessin harmonieux de leur long col de cygne, la tache noire de leurs becs. Je vois leur envol, cette ligne infiniment tendue, le charbon de leurs ailes, le corail vif aussi, les rémiges largement dépliées, le cou étalé, l’éperon de la tête qui fend la masse d’air, les pattes dans le prolongement du corps qui semblent d’inutiles attributs. J’emplis mes yeux d’autant d’images qu’ils peuvent en contenir, je les engrange dans le musée de ma mémoire, j’en ressortirai des essaims de sensations lorsque l’hiver sera venu, que les journées seront longues, poudrées de suie, cernées de gel.

   Quelque chose encore rutile là-bas au pays des prodiges. Oui, c’est cela, je reconnais la vaste étendue entièrement blanche du Salar d’Uyuni, les polygones cristallisés qui animent sa surface, l’intense lumière prise au piège qui ricoche entre ciel et sel. L’horizon semble sans limite, se perdant à l’infini. Impression saisissante de solitude et pourtant je ne me sens nullement orphelin, habité de l’intérieur par toute cette magie qui ruisselle, fascine, appelle à la rejoindre. Pays des mirages certes mais qui ne saurait s’inscrire en pure perte. Ces vagues de clarté, je les sens en moi dont ma chair est fécondée, ma peau illuminée. On n’est jamais perdu lorsque la lumière est présente. Elle est ce message de paix intérieure, cet espoir qui chemine et ouvre la voie en direction d’un futur qui sourit de sa belle bouche étincelante.

   Des tas de sel s’impriment dans leur régularité de pyramides exactes, genres de cônes gris qui sont les signes du désert, sa conscience à peine soulignée. Ces tas, dans leur apparente stupeur sont, en réalité, fertilisés, ensemencés par le rude travail des hommes. A simplement les regarder et c’est tout un Peuple de l’immensité blanche qui surgit et ce sont des faces laborieuses tannées, usées par le soleil. Mais combien de symboles positifs y sont inclus : persévérance, foi en la matière simple, minérale qui est leur lot commun, la provende au gré de laquelle leur existence est assurée sur ce bout de terre à l’écart du monde.

   Le soleil a lentement poursuivi sa longue course arquée. Il est à présent à son acmé, intense boule blanche roulant sa couronne de flammes au zénith. Tout, sur le sol de sel demeure figé. Plus rien ne bouge et les insectes sont tapis quelque part dans une mince lunule d’ombre. Je marche sur la croûte de sel qui craque sous mes pas. Je sens la chaleur intense qui traverse mes semelles, irradie mon corps à la façon d’un rutilant feu de Bengale. En cet instant, je ne dois guère être différent d’une statue de sel connaissant le moment de sa gloire, un geste suspendu à l’éternité. Cependant je m’abaisse vers le sol. Une ouverture s’est faite dans le lac minéral, une anse d’eau turquoise que limite une montagne nue, pelée, aux flancs rabotés par l’aridité ici présente. Je saisis de larges dalles de pierre à la géométrie aigüe. Je les entasse avec une grande attention afin de réaliser un cairn en tous points semblable à la montagne qui me fait face.

    En quelque manière un microcosme dialoguant avec le macrocosme dont il n’est que le reflet, la modeste réplique. Un monde miniature imitant le Monde réel à l’illisible typologie, la courbure de la Terre est immense et, nous les hommes, sommes si petits, infinitésimaux, genres d’insectes amassant leurs brindilles au hasard des chemins. Mais me voici pourvu d’inestimables dons. Entre autres ils se nomment Hautes Falaises de Marbre, Rizières du Yunnan, Altiplano. Ils se nomment beauté et font leurs trajets dans le corridor des souvenirs. Comment pourrais-je les oublier ? Comment pourrais-je m’éloigner de cette si accueillante Nature, notre Mère à Tous que nous devons protéger et fêter à la hauteur de sa grâce, de son exception ? Tous ces paysages sont beaux, géologiquement façonnés par une longue patience, immensément étendus sous le ciel, ils requièrent notre conscience attentive, nous devons en avoir la garde, les protéger. Ils sont nos génies tutélaires. Nous sommes leurs fils et leurs filles aimants. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 février 2025 1 03 /02 /février /2025 09:08
Mon travail se nomme « Liberté »

Ile de Møn

Source : Wikipédia

 

***

 

   Oui, lecteur, je sais combien mon histoire va te paraître étrange. Aussi vais-je commencer par le commencement. Il y a déjà bien des années, alors que j’étais élève d’un Collège d’Aarhus, lorsque mes professeurs m’interrogeaient sur le métier que je ferais plus tard, invariablement je répondais « Liberté ». Lesdits professeurs avaient beau me dire que la liberté était une notion philosophique bien plutôt qu’un métier, je n’en persistais pas moins dans ma façon d’envisager mon avenir : il serait « Liberté » ou ne serait rien. Mais n’allez nullement croire qu’il ne s’agissait que d’une idée fixe, d’une marotte non fondée en raison. De bonne heure, j’avais lu le livre de Daniel Defoe, dont le titre à lui seul, long comme un jour sans mémoire, était déjà en lui-même un sujet de constant émerveillement. Qu’on en juge :

   « La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé de Yorkmarin, qui vécut 28 ans sur une île déserte sur la côte de l’Amérique, près de l’embouchure du grand fleuve Orénoque, à la suite d’un naufrage où tous périrent à l’exception de lui-même, et comment il fut délivré d’une manière tout aussi étrange par des pirates. Écrit par lui-même ».

   Un livre qui promettait un si grand voyage, par-delà les hommes et les mers, ne pouvait être qu’œuvre de « Liberté ». M’identifiant à Robinson, me coulant dans le lit de ses étranges et étonnantes aventures, je ne voulais avoir pour unique tâche dans la vie que d’être l’illustration de cette « Liberté » dont les hommes avaient beaucoup dit, qui avait fait couler beaucoup d’encre mais qui, à la vérité, n’était qu’une illusion au large des yeux. Donc je poursuivis cahin-caha des études mornes derrière les murs sombres d’un Collège qui était plutôt une prison que le libre espace dont je rêvais. Compte tenu de mes résultats scolaires somme toute médiocres, de mon peu d’enthousiasme pour les études, mes parents, d’un commun accord, décidèrent de m’orienter vers de plus prosaïques horizons. C’est ainsi que je fus engagé comme apprenti dans une imprimerie, composant, le jour durant, dans la forêt de caractères en bronze, des textes sans importance que je m’amusais à déchiffrer à l’envers puisque c’était la manière dont ils se présentaient à moi. En peu de temps je devins un expert de la lecture inversée, ce qui bien évidemment, ne me confirmait en rien dans mon métier de typographe. Ce statut dura quelques années au cours desquelles, lecteur assidu de toutes sortes de littérature, je dévorais littéralement des quantités d’ouvrages classiques et modernes. Sur de grandes feuilles de papier, j’en établissais des fiches de synthèse.

   Ce faisant mon entraînement à l’écriture confirma bientôt quelque talent en la matière, talents que je ne tardai guère à négocier, entrant au « Morgenen » (Le Matin), journal d’Aarhus connu pour ses articles plutôt atypiques sur l’art, la littérature, les romans de voyage. Je pensais que je tenais là les éléments d’une future liberté, aussi ma belle persévérance fut, un jour, récompensée. Olaf Olsen, mon rédacteur en chef, sur ma demande, consentit à me détacher sur l’Île de Møn afin d’y tenir un Journal à la manière de Defoe, dont le feuilleton serait régulièrement diffusé dans les colonnes du quotidien du Jutland. Olaf ne prenait aucun risque puisque mon travail était payé à la pige, plus j’écrivais, plus je gagnais et inversement. Il s’agissait d’un récit totalement imaginaire, sinon utopique. Mes articles étaient en quelque manière des « robinsonnades » que j’agrémentais de quelques photographies uniquement en noir et blanc, prises avec un antique appareil Polaroïd dont j’appréciais la vitesse d’exécution aussi bien que l’imprécision, cette dernière traçait les contours flous d’un genre de conte magique. Je vivais de peu de moyens techniques et écrivais tous mes articles au stylo sur des blocs-notes que j’envoyais par la poste à mon destinataire d’Aarhus.

 

    Le paysage quotidien de mon horizon libre

 

   Voici dix ans que je suis installé à la pointe orientale de l’Île de Møn, à l’endroit exact où se situent de hautes falaises de craie blanche. Je vis dans un modeste logis, une chaumière plutôt étonnante que je loue à un indigène de l’Île. Elle possède un toit tout en hauteur, percé d’une lucarne portant une étroite fenêtre, c’est là le lieu de ma méditation, de mon écriture. Les mots y volent tels de gracieux papillons, les mots y font des ricochets comme ceux que je m’amuse à faire sur l’eau grise, indolente, du Hjelm Bugt, cette sorte de large baie ouverte, au sud, sur la Baltique. J’aime bien cette pièce modeste, sa table de bois blanc, son divan recouvert d’une cretonne beige, sa douce lumière en clair-obscur est un peu l’intermédiaire entre le rêve et le réel. Elle est la teinte de toute liberté, un pied dans le concret, un autre dans l’abstrait. Mais toute liberté ne vaut que par ce que l’on en fait et, pour moi, elle convient à ce rythme alangui qui est le mien, à mon penchant à la rêverie, à mon inclination à la lenteur, à la teinte romantique qui m’attire au-delà de toute raison vers ces paysages ouverts à l’espace, bleuis de ciel, tachés de lointaines et aériennes brumes.

   Au rez-de-chaussée, une seule pièce fait office de chambre avec son coin toilette, sa salle de vie et sa cheminée. Les ouvertures sont de dimension modeste en raison du climat rigoureux l’hiver, du glissement du blizzard sur la façade parfois, de la brume marine qui tapisse les tiges du chaume, une végétation vert-de-gris court sur le toit à la manière d’une maigre lande échouée dans un lieu d’improbable destin. Ce qui me plaît ici, c’est bien ce lieu de haute indécision, cette heure impalpable, cette aube qui jamais n’en finit, ce jour qui se donne au présent, encore attaché au passé. Ce qui me plaît, un genre d’infinitude, d’ouvert sans limite, de constamment disposé à la nature, à la rayure de pluie, au poudroiement d’une courte neige, au glissement du noroît sur la peau, à la faille illimitée du jour, il ressemble à une éternité.

 

***

 

 

 

    Rapides tableautins d’une vie libre

 

   Longue saison - Liberté du Grand Large

 

   Voici mon rituel de Robinson. Sitôt pris mon petit déjeuner, je sors de la chaumière. Un vent régulier souffle sur le large plateau, couche les graminées qui oscillent à la manière des crinières des chevaux. La belle lumière brille à l’horizon, fait sa traînée sur l’immense plaine liquide, glisse le long du sentier côtier, rebondit sur les premiers galets, se disperse au contact de l’air diaphane, monte au plus haut de la courbe du ciel. Je mets mes mains en visière pour ne pas être ébloui. C’est étonnant ce prodige de la clarté, cet intense rayonnement qui se donne telle l’arche d’une liberté et, cependant, il faut cligner des yeux, placer ses paupières dans le genre de celles des sauriens, laisser juste une fente par où n’être nullement aveuglé. Serait-ce ceci, la métaphore d’un excès de liberté qui consonerait avec aliénation bien plutôt qu’avec la pleine dilatation d’une joie de vivre ? Pas assez de liberté et c’est l’idée d’une perte irréversible. Trop de liberté et l’ivresse s’empare de nous et nous reconduit dans le questionnement de qui-nous-sommes, perdus dans la vastitude du monde.

   Je descends le long des marches sculptées dans la falaise de craie. Le passage des hommes, ce travail continu de fourmi, y a déposé des empreintes grises. Elles disent le défilé inapparent de ceux qui vivent ici, glissent telles des ombres à contre-jour de la vie. Les gens de Møn sont discrets, ils marchent sous le vent, ils courbent l’échine, parfois ils se confondent avec le haut mur blanc, en hiver, quand le givre les fouette de ses dentelles blanches. Les gens de Møn sont silencieux, un silence de falaise, une existence confiée à l’illimité, souvent à l’illisible, toujours aux hiéroglyphes de l’air lorsqu’ils fouettent les visages, n’y laissant que des traces d’absence. C’est comme si, parfois, dans la carrière immense de la nature, l’on se diluait soi-même, l’on confiait son corps à ce qui vient de loin, cette nébulosité qui plane en direction de son propre mirage. Exister ? : quelques confluences innommées, quelques échardes souples de buée, quelques grésils inaccomplis se perdant à même l’abîme de l’heure. Ecrivant ceci, je me rends compte combien je suis un Robinson nostalgique, un Solitaire bucolique, un Ténébreux hissé au plus haut d’un pavillon pareil à ces drapeaux de prière tibétains, ils faseyent longuement à la recherche d’un dieu qui, jamais, ne paraît, qui, jamais ne paraîtra, laissant les Pèlerins à leur plus sombre dénuement.

   Je suis arrivé en bas de la falaise. La lumière se recourbe et prend la forme de l’anse dans laquelle je me trouve. Je suis seul, immensément seul au monde, Robinson échappé du livre de Defoe, être en chair et en os perdu, ici, sous cette immensité bleue. Suis-je triste de ceci ? Nullement puisque c’est moi qui ai décidé de mon destin, l’ai porté à la proue de cette île, cette île qui est moi tout comme je suis elle. Je marche nu-pieds sur le peuple de galets gris qui jonche le bas de la falaise. C’est ma manière à moi de me rattacher à ce lieu, de lui confier cette tâche d’immémoriale présence. Voyez-vous, combien il est étrange de ressentir le comblement de la faille étroite de son corps, un genre de plénitude qui fait son lent murmure, qui déploie ses tentacules à la manière d’un poulpe soyeux, infiniment maternel. Alors, en soi, plus aucune rupture, plus le moindre abîme par où une angoisse pourrait se donner, plus de souci qui entaillerait l’âme, instillerait en sa substance un genre de « noire idole ». Non, ici tout va de soi et l’habituel sentiment diffus dont les hommes sont atteints lorsqu’ils évoquent le phénomène de la liberté - cet insaisissable-, voici qu’il vient à ma rencontre naturellement, à la manière du cumulus qui confie sa présence ineffable au lisse glissement du ciel.

  Insensiblement, le timide soleil commence à réchauffer les galets. Je les sens plus libres d’être, d’affirmer leur existence, de regarder le mur de la falaise, de se laisser regarder par les grands oiseaux marins qui filent au ras de l’eau. Grand bonheur que de me ressourcer au contact de la pierre, sous l’azur illimité, là dans le silence qui frémit de se dire, de sortir de soi, de devenir parole essentielle en ce lieu de pure venue des choses en l’immédiateté de leur être. Parfois je m’accroupis, saisis un galet plat, le propulse dans l’air de toute l’énergie assemblée dans le creux de ma main.  C’est un peu de moi qui se détache et découvre l’onde qui l’attendait depuis toujours. Le galet ricoche dans un éblouissement blanc, des gerbes d’écume l’entourent, des étincelles raient le ciel, des myriades de gouttelettes éblouissantes font leur chant minuscule sur la vitre liquide. Quelques ondes puis plus rien que le calme reconduit à lui-même.

   Alors, parfois, je m’amuse à donner à cette brusque disparition le mince statut d’une métaphore philosophique. Ce caillou qui était là, qui brillait sur la plage, dont ma main s’est emparée, en faisant son objet, une manière de prolongement de qui-je-suis, ce caillou qui a brièvement existé, a-t-il au moins connu sa seconde de liberté avant qu’il n’aille rejoindre la faille d’eau qui l’a englouti ? N’est-il que le témoin passager de cette temporalité qui nous anime, de cette durée qui nous retire d’une main ce que l’autre nous octroie avec parcimonie ? Il y aurait tant à dire sur les choses du monde, sur la vacuité qui les creuse et les ruine de l’intérieur, mais aussi énoncer la grande beauté du simple, ceci qui vient à nous dans la modestie, autrement dit dans sa propre vérité.

   Parmi les amoncellements de galets, venus de la falaise, des fossiles d’animaux marins jonchent le sol. J’aime par-dessus tout leur gonflement pareil à celui d’une vulve, leur étoile à cinq branches, la patine du calcaire que les ans ont revêtue d’une belle teinte marron clair semblable à une croûte de pain. Chaque jour qui passe accroît ma collection de ces vestiges d’un temps révolu que les hommes ont effacé de leur souvenir. Ils sont les témoignages d’une vie qui a eu lieu, d’un corail qui était leur âme, de piquants qui étaient leur effusion en direction du milieu qui leur était propre. Maintenant l’air vibre et s’éclaircit, la lumière est installée au centre du ciel, le ciel est un grand cirque qui renvoie ses rayons sur le dôme de l’eau. Je m’assois sur les galets et regarde la courbe de l’horizon. Soudain des cris graves et rugueux déplissent l’air, le déchirent vers le grand large. Des taches grises et blanches glissent sous la dalle du ciel, se posent bientôt sur le miroir de l’eau. C’est un vol de bernaches cravant qui effectuent leur migration printanière. Image s’il en est d’une liberté en acte. Toujours l’oiseau m’a paru, et singulièrement les oies, symbole d’une souveraine autonomie. D’abord il n’y a rien dans le ciel, sinon sa respiration, son souffle inaperçu, puis il y a les cris, puis la pause sur l’eau, puis le vol de nouveau, puis plus rien qu’une longue absence. Peut-être la liberté humaine n’est-elle que ceci, une parole qui cingle l’éther, quelques mouvements syncopés, un retirement et seulement l’espace d’un passage laissé vacant dont seule une mémoire pourra témoigner ?

   Mes journées sont tissées de ceci, de longues déambulations au hasard, de simples décisions uniquement dictées par l’émergence souple de mes affinités. « Liberté de pacotille », diront ceux dont l’engagement existentiel est la marque d’un projet, d’une décision qui, toujours, va au-delà de soi et se vêt d’une possible transcendance. Soit, je donne raison à tous ceux qui vont de l’avant avec la certitude que leurs actes sont exacts, qu’ils valent la peine d’être prolongés. Je reconnais, ma liberté jaugée à l’aune de ce courage peut sembler une si modeste chose. Et, cependant, quand bien même elle reposerait sur un évident solipsisme (Robinson a-t-il d’autre possibilité que d’être soi, en soi, dans la limite de son être propre ?), cette liberté, adossée à une vie simple et retirée du monde, ne demande rien, ne sollicite rien d’autre qu’une entente de soi avec soi. Et c’est déjà beaucoup.

   Être confronté à soi à longueur de temps demande endurance et renoncement aux charmes de ce qui est différent et, le plus souvent, ne brille qu’à nous aliéner à nos singuliers désirs.  C’est notre propre domination qui est en jeu, terreau sur lequel croissent les plus terribles décisions qui soient, cette « volonté de puissance » nietzschéenne qui n’admet que soi dans le mirage de quelque hauturière folie. Vous excuserez, lecteurs, mon inclination à toujours vouloir reporter au concept l’indifférent et le contingent, le fait inapparent, le minuscule et l’inaperçu, mais ai-je donc d’autre loisir, moi « l’Ermite de l’Île de Møn », car je ne doute guère que ce prédicat ne me soit destiné au motif de mon éloignement volontaire des hommes. Oui, je reconnais, je porte parfois sur le genre humain un regard à la « Jean-Jacques », distancié, souvent critique mais là seulement, se dévoile la vérité concernant l’homme. Soi, tout d’abord. Les autres ensuite. On ne voit adéquatement la communauté dont on est issu qu’à s’en éloigner, à prendre un nécessaire recul. Trop loin de l’autre, on ne le voit plus. Trop près on se condamne à la cécité.

   Depuis que je vis sur mon caillou au milieu de la Baltique, les jours sont une succession de moments heureux, d’instants de pure clarté. Parfois une brume passagère, un souffle délicat comme lorsqu’on franchit un gué, se questionnant sur la possible atteinte de l’autre rive. Ce genre de vie douce qui pourrait tutoyer quelque « béatitude », est-ce ma vie en solitaire qui en crée les conditions, comme si solitude rimait avec complétude ? En partie, oui, mais en partie seulement. Vivre seul ne veut pas nécessairement dire effacer les autres de son propre horizon. Bien des Existants dont il est dit qu’ils sont de « bons vivants » (y aurait-il un peuple des « mauvais vivants » ?), ne fréquentent leurs commensaux qu’à retirer, pour eux-mêmes, les mérites de leur commerce assidu. Toutes les déclinaisons de l’ego en tant qu’égoïsme, égotisme, égocentrisme ne pointent pas nécessairement en direction de ceux qui ont choisi de se retirer de la société. L’on peut affirmer son foncier égoïsme quad bien même on fréquenterait les salons mondains. Les autres, ainsi que tout phénomène extérieur résultant de la notion d’altérité en général, ce n’est nullement en les convoquant, en les adoubant qu’on dévoile le mieux leur essence, mais en les portant en soi telle l’exception qu’ils sont. Une transcendance visant une autre transcendance et l’accomplissant ainsi au titre d’un regard strictement humain, seulement mais entièrement humain.

    L’homme de l’Île de Møn que je suis devenu n’est nullement différent du collégien que j’étais à Aarhus, de l’enfant que je fus dont ces « autres originels » que furent mes parents constituèrent les prémices de la relation. Chaque jour qui passe, comme sur l’écran touché par les rayons d’une lampe magique, se déroule, consciemment ou non, le grand carrousel de ceux qui constituent mon horizon. Mes parents que je viens d’évoquer, les membres de ma famille, mais aussi ceux de la grande famille mondiale. Ceux du Collège, ceux de l’Imprimerie, ceux du Journal, ceux croisés au hasard sur les chemins de la vie. L’autre, en tant que transcendance, est toujours assuré d’être ce qu’il est pour l’infini du temps, une figure à l’ineffaçable épiphanie. Et ceci dépend d’autant moins de nous que cette nervure essentielle de notre être-pour-l’autre est intimement coalescente à notre humaine condition. Sans l’autre je ne serais nullement venu au monde. Sans l’autre je ne serais ni de l’ordre du réel, ni du nécessaire, mais seulement du « possible », du virtuel, en attente d’être sans jamais le pouvoir.

   L’eau de la mer s’est dilatée, sans doute gonflée par la lumière qui la traverse de toute part. Des vagues vertes et bleues, aux reflets argentés, bougent constamment comme si elles voulaient manifester une impatience, peut-être une urgence à vivre, Elle semble, la mer, n’être mer qu’à connaître ces flux et reflux constants, ces lentes irisations, ces retraits en quelque sombre abysse. Moi, le Solitaire de l’Île de Møn, je lui dois quelque chose, je ne peux me contenter de la longer sans la mieux connaître. Voyez-vous, c’est étrange cette manière de co-présence de l’homme à ce qui le détermine au titre du paysage, au titre des Grands Eléments, je suis la partie d’un Tout qui m’appelle, m’interroge, et en définitive ne m’accomplit qu’à l’aune d’un regard destiné. Destiné à quoi ? Mais à l’immédiate altérité de ce qui est. Au vol lisse de la mouette. A la plaine gris-bleue des nuages. A la dilatation immense des flots. Alors que puis-je faire pour les fêter tous ces êtres de mon intime rencontre ? Leur adresser des prières ? Leur envoyer des messages secrets ? Jeter des bouteilles emplies de sens sur la rumeur des vagues ? Il y a tant de manières de rencontrer ce qui se donne, là devant soi, et ne demande qu’à être reconnu.  

   Moi, Marwin Nielsen, Robinson de Møn, il me faut trouver le style et le lieu exacts de ma manifestation. Et voici en quoi consiste mon rituel quotidien. Oui, c’est un travail, mais celui-ci, doué de sens, ce qui revient à dire précisément que ce n’est nullement un travail (lequel est rarement consenti), mais une simple distraction, un divertissement au terme desquels, non seulement je ne dois nullement me sentir amputé de moi-même, en quelque manière que ce soit, mais grandi, éployé au rythme de cette nature si généreuse, je la sens couler en moi avec la souplesse qui sied aux amours les plus authentiques. Inlassablement, jour après jour, dans la neuve lumière du printemps, dans celle hissée au plus haut du ciel en été, dans celle dorée de l’automne, dans celle glacée de l’hiver, je bâtis, galet après galet, des cairns de modeste fortune dont le mérite le plus constant est d’échapper au rythme du temps, pour les plus solides, pour ceux que je dresse tout en haut du rivage, tout contre la blanche falaise que jamais les flots ne viennent atteindre. Quant aux plus fragiles, aux plus éphémères, je les fais se lever à la limite des flots, me réjouissant d’avance, non de les voir mourir, il ne s’agit nullement de ceci, mais d’observer la puissance du temps dont les vagues les plus vigoureuses constituent l’évident symbole. Un instant, les boules de pierre résistent, luttent contre les flots, puis, vaincues par tant d’énergie, s’écroulent dans un bruit de savon et un éclatement de bulles.

   Certes, pour l’homme pressé des villes, pour l’homme occupé qui foule de ses pas de cuir le sol des rues d’Aarhus, ce passe-temps lui paraîtrait aussi vain que d’essayer de capturer la réalité d’une baudruche flottant au plus haut de l’air, mailles d’une pure utopie se disqualifiant à même sa profération. Oui, sans doute cela n’a-t-il guère de sens d’empiler des cailloux, de s’assoir sur le rivage, d’en contempler les muettes pyramides. Cependant, élever un cairn, comme on élèverait une chose à partir de rien. Autrement dit : créer. Il y avait un amas indistinct de galets, il y a des figures levées qui attendent d’accomplir la part qui leur a été alloués, certes mince, mais tout aussi « nécessaire » que votre existence ou la mienne. C’est bien cette signification ultime des choses dont il faut patiemment esquisser le portrait. Ne le ferait-on et ce serait au risque de devenir fou, de sombrer dans les sombres mangroves de l’aporie. DONNER SENS, oui, la plus juste mesure de l’homme sur la terre. Non-sens est la réserve du nihilisme, les pièges que nous tend constamment une société bien trop occupée d’elle-même pour se rendre compte que des flots sournois en sapent la base, que la mort n’est pas pour après-demain. Non, pour demain, autrement dit tout juste contre la vitre de notre regard de myopes.

   Là, tout contre le rivage d’infrangible matière, je me laisse pénétrer de l’éternelle vacuité des choses. Nulle mélancolie cependant. Nulle tristesse. Nulle résignation mais une acceptation de ce qui vient dans la belle certitude d’être. Il me plaît alors de me laisser aller au rythme de l’étymologie du mot « cairn », de le considérer tel cet « abri de pierre construit par les explorateurs polaires ». Voici, en fait, ce que je crois être devenu, depuis mon arrivée sur Møn, un genre « d’explorateur polaire », un nomade cherchant précisément son « pôle », l’ayant en partie trouvé (mais le trouve-t-on jamais dans l’entièreté de son être, sans reste ?), genre de boussole qu’affolent parfois les vents magnétiques venus d’au-delà du ciel, d’étranges et illisibles contrées dont je ne pourrai connaître le destin de pierre, d’eau, de sable, de vent.

   Constamment j’ouvre mes mains, je les tends en direction de l’eau de la mer, de la brume des nuages, de la résille de l’air, du frémissement du sable, il n’en demeure jamais qu’un genre de souffle pareil aux comptines pour enfants, elles meurent sur le bord de leur sommeil, se diluent dans l’étrange floculation de leurs rêves d’ouate. Invariablement, ma salutation à la mer se termine par une cueillette de ces algues multicolores qui tapissent le rivage, la plupart d’une belle couleur lie de vin, les autres dans des teintes de vert éteint. Elles constituent la base de mes repas. C’est un peu de cette belle île qui entre en moi, coule en moi à la façon dont une eau pure suinte sur la paroi de calcite, se mêlant à elle, dans l’harmonie sans distance, comment pourrais-je ne pas en être comblé ? Sans doute n’y a-t-il pas de plus grande joie que de se sentir là au creux de la méditation recueille de la nature. Nature contre nature. Que resterait-il à espérer d’autre que ce sentiment interne coïncidant avec celui, au-dehors, qui nous dit notre être au motif du dialogue confiant que nous avons établi avec lui ?

 

 

***

     

 

 

Du bord de l’eau au sommet de la falaise où courent de douces vallées

 

   J’ai gravi en sens inverse le chemin de la falaise. L’eau s’éloigne doucement dans un drôle de clapotis. C’est son salut en ma direction, du moins suis-je heureux de le croire. Pourquoi les choses ne nous témoigneraient-elles de l’amitié ? Pourquoi nous laisseraient-elles hors d’elle, sans que rien ne soit possible de l’ordre d’un dialogue, d’un chant souterrain, d’une secrète communication ? Ce fier goéland qui cingle là-bas vers la fente de l’horizon, ne m’appartient-il en quelque manière tout comme je corresponds, en cet instant, à son étrange destin ? Reliés, nous sommes intensément reliés, que nous le voulions ou non, à l’orbe infini de ce qui est, de ce qui nous interpelle et nous convoque à l’infini poème du monde. Je suis arrivé sur le plateau semé d’herbe et de vent. Le jour est totalement venu, il dérive au plus haut du ciel, la clarté inonde le paysage, mais dans la douceur, dans le recueil de qui elle est en son fond, effusion de la conscience de la nature. Cette longue vallée, sorte de V alangui, m’est familière au motif que chaque jour qui passe scelle un serment entre nous établi. Je ne suis moi qu’à être le prolongement de sa forme si maternelle, elle n’est elle qu’à me rejoindre en ma filiale tendresse. La vallée et moi nous aimons comme deux amants dont la séparation est toujours l’épreuve du tragique en sa dimension abyssale. Loin : des collines plongent vers l’inconnu dans des teintes de glycine, ce parme léger qui ne dit son nom qu’à moitié, un murmure qui s’éteint au-delà des mots. Loin : un glissement écumeux de nuages avec, dans les intervalles, la rivière immobile du ciel au cours si long, on n’en saisit jamais qu’une mince pellicule, puis le silence s’installe et nous sommes seuls avec nous-mêmes comme en dette de cette rare beauté.

   A mi-distance : des plis de terrain oscillent du vert amande à impérial en passant par mousse et malachite, un genre de camaïeu lissant l’âme de sa belle et longue mélancolie. Près : la fuite argentée d’un modeste ruisseau que, parfois, la lumière revêt des plus vifs éclats. Des pierres noires en son centre en contrarient le cours et ce sont de rapides chutes, de brefs sursauts, ils font penser aux sauts capricieux de quelque caprin en mal d’espace, en mal de liberté. Près : la maison basse de Nilsa, la bergère venue de la ville, la bergerie où s’impatientent les chèvres, l’enclos où elles attendent la traite, le large plateau d’herbe grasse où elles expérimentent ce que « libre » veut dire, pour les hommes, pour elles aussi les bêtes. Oui, liberté est un identique ressenti, du moins en faut-il faire l’hypothèse, aussi bien pour nous qui pensons, que pour le troupeau qui, sans doute, ne pense guère mais manifeste son émotion, son impatience, sa joie de gambader ici et là parmi le peuple sauvage des graminées. Oui, la joie est toujours la joie, la mienne, celle de l’amie qui vient à ma rencontre, celle du ciel ivre de son immensité, de la mer dont les eaux battent plus loin que les yeux ne peuvent voir.

   Nilsa, oui, il faut que je vous parle de Nilsa. Elle est ma déesse, le génie tutélaire de ce lieu secret, elle le porte en elle, tout comme le lieu l’accueille avec une certaine ferveur, mais aussi avec la retenue qui sied aux liaisons immédiates et sincères. Décrire Nilsa revient tout simplement à décrire la beauté. Ses yeux sont d’opale, doucement étirés. Ses joues sont hautes, semées de taches de son. Ses lèvres sont d’un carmin si léger, on croirait le pétale d’une rose posé là avec l’à peine insistance d’un souffle de vent. Elle me fait penser à ces reines de Nubie, à ces purs prodiges du féminin parvenu à l’acmé de sa parution. Oui, elle est l’une de ces reines que la latitude septentrionale aurait portée à l’éclat de son subtil rayonnement. Entre nous, rien que de l’amitié. Elle est libre, je suis libre de toute attache. Aussi bien aurions-nous pu être amants, mais nous n’avons rien sacrifié de nous, posant notre « amour » au sein d’un régime sans contrainte ni exigence. Notre « amour » existe au plus haut de sa fortune, il est médiatisé par l’eau, le vent, la brume de mer, le bêlement si attachant des caprins. Jamais rien d’autre n’aurait pu nous combler davantage. Nous sommes disponibles l’un à l’autre, nous sommes pareils au lierre et à l’écorce, un seul et même élan vers un identique but : se connaître en connaissant l’autre et faire de l’amitié le site insigne d’une humanité à la pointe de son être.

   Nilsa a rejoint l’Île de Møn il y a quelques années. Elle tenait une boutique de vêtements dans un quartier chic d’Aarhus. Au début tout allait bien, mais peu à peu, Nilsa, s’était lassée de tous ces comportements à la mode, de toutes ces conduites superficielles, de ces Smartphone hissés à bout de bras tels les sémaphores d’une réussite sociale, lassée de toutes ces minauderies, ces manières de marcher façon mannequin, lassée de contacts qui n’avaient de sens qu’au titre du commerce, du lucre, du profit. Du jour au lendemain elle avait décidé de vendre sa boutique. Son pécule, elle avait trouvé à l’investir dans cette modeste maison et sa bergerie attenante. Elle avait appris le métier d’éleveur auprès d’un berger de l’ile et maintenant elle était autonome, prolongement en quelque sorte de cet attachant peuple caprin. Sa vraie nature se donnait là, dans le geste simple, authentique de qui elle était en direction de ce lopin de terre qui s’affirmait en tant que l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait.

   Nilsa sort tout juste de sa maison. Nous nous adressons un fraternel salut. Je la rejoins dans l’enclos où je l’aide pour la traite. Puis l’heure est venue de libérer les chèvres, de les laisser gambader dans l’immense tapis vert qui les attire, les aimante et les rend étonnamment volubiles, légères, presque aériennes. Tantôt nous suivons le troupeau, tantôt il nous précède. Un grand moment nous longeons la falaise, jusqu’à l’endroit où un étroit sentier se dirige vers la mer. Les crêtes des roches blanches s’enlèvent sur un ciel poudreux, un genre d’étoupe qui circonscrit le lieu aux confins d’une généreuse intimité. Nous sommes là, immergés dans un cocon qui ne nous étreint qu’à davantage nous rendre libres. Les chèvres adorent brouter la végétation d’épineux qui tapisse le pied de la falaise. Nilsa adore laisser flotter son regard au loin, sur le dos de la mer qui brille telle la peau métallique d’un marsoin. J’adore ce temps ralenti, situé à mi-distance de l’amitié pleine et entière, de l’espace en sa course illimitée, de la beauté en son inépuisable ressourcement. Exister : se laisser aller à tout ce qui vient sans se questionner, sans que quelque distance puisse s’établir des choses à qui l’on est. Oui, Lecteur, toi qui me suis patiemment dans mon rêve éveillé, tu assistes en ce moment à ce que je nomme ici, sur Møn, « mon travail ». Oui, je te vois sourire. Tu penses donc au travail en tant qu’effort, contrainte et douleur. Certes l’étymologie te donne raison, qui va te conforter en tes certitudes :

 « douleurs de l'accouchement » ; « tourment » « fatigue, peine supportée » ; « peine que l'on se donne, efforts » ; « peine que l'on se donne dans l'exercice d'un métier artisanal ». Le travail comme un joug en quelque façon, les « fourches caudines » que le destin nous aurait remises comme seul horizon consécutif à « La Chute ».

   Mais, vois-tu combien il est dommageable de n’envisager le travail que sous l’angle de la peine, sous la perspective d’une dette à combler. Ne serait-il davantage conforme à l’idée de bonheur, au moins esquissé, que de lui attribuer des prédicats plus doux ? Certes, je te l’accorde, notre société n’est pas tendre avec les travailleurs, d’autant plus qu’elle établit entre ces derniers d’insupportables hiérarchies. Il faudrait en revenir à de plus édéniques considérations, tisser nos oeuvres terrestres des fils souples de l’utopie. Exister en quelque sorte sur le mode de la contemplation. C’est bien en ceci que la vie de Nilsa, que la mienne sur l’Île de Møn, ne sont que des délibérations d’une « grâce » ne visitant guère que les rêveurs, les défricheurs d’invisibles et illusoires continents, les chercheurs d’un or halluciné à la hauteur de son mirage. En réalité je ne fais que transposer la fatigue légitime du labeur en son exact contraire, à savoir une liberté sans borne que nous ne pouvons guère trouver que dans le rêve, l’illusion, les reflets d’une boule de cristal, les scintillements de sa magie.

   Vois-tu, lecteur, j’écris sur cet hypothétique Marwin Nielsen que je suis censé être le temps de cette fiction. Marwin Nielsen, journaliste-écrivain retiré en sa solitude langagière sur ce mince caillou qui pourrait presque disparaître au simple motif de sa pure virtualité. Je suis l’écriveur d’un écrivain de papier qui n’a d’existence qu’imaginaire. Une mise en abyme de qui je suis immergé dans cette écriture qui n’est guère que l’encre des mots coulant dans mes veines, armoriant la suite longue des jours qui me tiennent éveillé. Peut-on demeurer une heure entière sans poser sur le papier ces minuscules pattes de mouche, notre intime substance, sans confier sa peau au velouté de la page, sans faire de son corps l’abri qui résonne du bruissement de la ruche langagière, cette immense Babel que nous sommes, ce pollen qui diffuse dans l’air les motifs illimités de sa plus pure présence ?  Ecrivant, je m’écris sur le flottant palimpseste du monde, je dépose ma trace comme la fourmi le fait dans la cendre grise de la poussière. Ecrivant j’existe. « J’écris donc je suis » voici en cet instant non reproductible l’ego cogito dont je suis atteint au tréfonds de mon être. Ne plus devoir écrire, ceci est-il synonyme d’une imminente finitude ?

   Alors, n’aurions-nous d’autre recours, pour nous distraire de la tâche de vivre (j’ai déjà mentionné qu’il s’agissait d’un « travail » au sens strict), d’autre recours donc que la fuite dans l’irréel, le fantasme cotonneux, le flou et l’approximation d’une vision décalée, frappée d’astigmatisme ? Bien des philosophes éminents, mais parfois aussi quelques sophistes, ont affirmé notre liberté, soit comme notre plus vif engagement dans le réel, d’autres comme l’abandon à nos désirs les plus chers et les plus secrets, d’autres encore en vantant les vertus de la solitude. Mais comment donner raison à celui-ci plutôt qu’à celui-là ? La liberté ne s’invente nullement au gré d’une décision intellectuelle, ne se décrète pas à la hauteur d’un dogme moral. Elle se vit à l’intérieur de soi et s’expérimente au fur et à mesure du déroulement des événements. Pour ma part je crois fermement à la valeur de la liberté en ce qu’elle se constitue de nos profondes affinités avec les choses, les êtres, le monde. Bien évidemment le lecteur aura compris que ces affinités ne seront nullement la libre expression de nos inclinations capricieuses mais que leur fondement sera d’ordre éthique, si bien que les universaux du Bien, du Beau, du Vrai en tresseront nécessairement la toile sur laquelle s’enlèvera la nature même de nos actes. C’est un a priori qui ne saurait être écarté qu’à connaître les rivages funestes des discordances,  le saut dans l’absurde en quelque façon. . Mais, lecteur, c’est promis, je t’assure d’avancer dans mon récit et de t’épargner toutes ces digressions qui, pour n’être nullement inutiles, constituent pour qui ne les attend nullement, un fastidieux « travail ».

  

   Les visites d’Olaf-Vendredi

 

   Olaf Olsen, mon rédacteur en chef, vient de temps en temps me rendre visite sur l’île. Il m’apporte des nouvelles du « continent », Il me parle du Journal, de l’ambiance qui y règne, parfois tendue sous le joug de la rentabilité, il faut toujours augmenter les tirages, gagner plus afin d’éviter la grogne des actionnaires. Il me fait aussi le récit des luttes intestines qui divisent le personnel, créent ici un clan qu’ailleurs un autre combat. Combien je suis heureux de vivre ma vie de Robinson à l’écart des tourments des villes et de leurs turbulences. Cependant ces événements m’intéressent toujours, c’est dans l’essence même de mon métier de journaliste. Pour me tenir au courant des mouvements du monde, je ne dispose que de la livraison hebdomadaire du « Morgenen » et j’écoute les informations au moyen d’un antique poste sur la chaîne « Dag efter dag » autrement dit « au jour le jour ». Cette chaîne exigeante, synthétique, comble mes attentes. Je crois que mon isolement m’a permis de prendre du recul par rapport aux hasards de l’actualité, si bien que mon objectivité, du moins est-ce mon hypothèse, s’en est trouvée accrue. C’est bien de pouvoir observer les choses avec un certain détachement, c’est un peu comme si l’on regagnait cette belle spontanéité de l’enfance qui fait les yeux brillants et les paroles immédiatement vraies.

   Avec Olaf, nous avons un endroit de prédilection guère éloigné de mon logis. C’est un genre de plateforme taillée à même la craie de la côte. Juste la place pour deux observateurs. Ici, la lumière réverbérée par les falaises de talc est pure, semblable à l’air vif du printemps. Elle illumine la large cimaise du ciel, elle se fait longue jusqu’à la limite de l’horizon. Elle s’adoucit près de la pellicule d’eau, elle se vêt d’une étrange teinte turquoise qui fait penser à la joie d’une aile de libellule que traverse délicatement la palme du jour. Dans l’échancrure entre deux arbres, l’immensité de l’eau se livre à nous sans retrait. Nous sommes des genres de conquistadors pacifiques dont l’âme comblée de beauté s’élève au plus haut de son étonnante destinée. Nous regardons tout ceci en silence. Parfois, seulement, le paysage s’anime du passage de bécasseaux, s’illustre du trajet rapide de quelques sternes. La nature est si généreuse donation que, la plupart du temps, hommes distraits, nous ne savons même plus en remarquer l’invisible présence. Cependant de tels paysages décillent nos yeux, ouvrent au profond de notre esprit la large avenue des choses reçues avec gratitude, instillent au plein de qui nous sommes des myriades de sensations qui jamais ne s’éteignent. La beauté est éternelle et c’est en ceci qu’elle nous touche intimement comme une part de nous-mêmes, sans doute celée, mais qui ne demande qu’à surgir à nouveau, à habiller notre regard des clartés les plus vives qui soient.

   Deux hommes face à un paysage sublime, que sont-ils sinon deux tragédies qui prennent conscience de la fragilité de leur être ? L’on ne peut rester longtemps muets car l’angoisse nous étreindrait et effacerait de notre vue cela même qui s’y imprime et justifie nos vies dans l’instant qui nous reçoit et nous détermine en tant que ces hommes que nous sommes, finis jusqu’à l’absurde, puisque ce moment de pure grâce s’effacera de lui-même et que nous nous retrouverons face à nous, immergés dans cette solitude qui est prodige en même temps que pure perte. De soi, de l’autre, de tout ce qui s’anime autour de nous, dont nous sommes le correspondant, l’écho, le miroir où s’abîme l’esquisse de notre condition. Ceci que j’exprime devant vous, moi, Marwin Nielsen, chroniqueur de l’Île de Møn, je l’ai éprouvé d’une manière quasiment charnelle, comme si les mots chargés de sang et d’oxygène s’étaient mis à danser tout contre la tunique de ma peau. Un léger tellurisme, une plaisant fourmillement, parfois contrarié par une trop lourde chape de chagrin. C’est ceci les moments merveilleux : une grande arche de lumière déployée dans l’espace du libre éther, puis une brusque nuée, puis des éclairs, puis l’orage qui emporte tout sur son passage, il ne demeurera que le souvenir vague de ce qui a été, le peuple des larmes au bord des yeux, des frissons en-dedans, le creusement d’un vide intérieur et les mains jetées en avant qui ne saisissent que leur propre désarroi.

   Mais il me faut m’extraire de ce pathos sinon, lecteur, tu vas penser que la condition ilienne n’est semée que de tristesse et de malheur. Non, c’est bien du contraire dont il s’agit. Mais par définition, tout contraire, tout négatif se doublent de positif et chacun sait, qui vit ici, sur Møn, que la vie est pleine d’attraits. Cependant, je dois le reconnaître, soit par inclination naturelle, soit que l’atmosphère de l’île en diffuse les fragrances, la mélancolie se donne parfois comme le revers de l’exaltation. Pour dire l’Île en sa nature la plus approchée, il faudrait disposer d’un autre langage, user d’autres mots qui, tels des abeilles d’or et de lumière, diffuseraient à l’entour la richesse de leur être. Tu auras compris, lecteur, que ma remarque ne s’appliquera nullement à des mots tels que « air », « ciel », « terre ». Ceux-ci s’élèvent d’eux-mêmes, ceux-ci sont affectés de transcendance, ils disent le visible de qui ils sont et l’invisible qui les habite et les porte au paraître de telle manière que non seulement ils nous éblouissent, ce qui serait déjà beaucoup, mais emplissent qui nous sommes d’un genre d’alizé. Celui-ci nous soustrait aux tâches communes, harassantes, qui tissent notre habituel univers. Non, le vocable dont il faudrait faire un usage des plus modérés, des mots-d’avoir, des mots-qui-quantifient, des mots-qui-réifient, transformant nos énoncés en de simples coquilles vides. Comme moi, tu auras pensé à ces sauts dans l’étroite contingence que pointent des mots tels que « exploiter », « lucre », « rendement ». L’idée qu’ils génèrent est si étroite, tellement circonscrite à une confondante matérialité, que rien ne sort d’eux qu’une sorte de mutité contre laquelle nous butons sans jamais en pouvoir saisir le sens. Ce qu’il faut, toujours et avant tout, du SENS, ce mot doué d’un tel prodige dont les mérites illimités nous entraîneraient trop loin de cette île dont je suis censé tenir la chronique.

   Eh bien vois-tu, accompagnateur de mes heures en noir et blanc, je ne sais si mon compagnon ici présent ; Olaf Olsen, mon collègue et ami de toujours, a éprouvé des choses identiques aux miennes. Mais peu importe, l’essentiel est qu’il soit venu, qu’il vive à sa manière cette rencontre avec cette infinie pureté de la Baltique. Je connais si bien son mode de fonctionnement. C’est heureux tout de même de cheminer, de temps en temps, avec une manière d’alter ego en qui on déchiffre les chemins de l’exister comme on le ferait d’une partition connue avec, déjà en tête, la ritournelle sous-jacente qui l’habite, en trace la mélodie unique. Ce que je sais, d’une façon irréfutable, c’est que ce soir, comme bien d’autres soirs, nous irons faire un tour dans la petite ville de Stege, la « capitale » modeste d’ici, lieu de rencontre des autochtones et des visiteurs de passage. Nous nous promènerons un moment dans les rues de la ville, cette cité si modeste, tout le monde s’y connaît, tout le monde converge vers les quelques auberges sises au bord de l’eau. Le choix d’Olaf est toujours le même et je pourrais me diriger les yeux clos vers « Dansk glæde », littéralement « Au délice danois », cette modeste table où tant de fois nous nous sommes émus de la grande beauté des lieux, de la finesse des plats, de l’élégance de la serveuse, je crois qu’elle ne laisse pas indifférent l’homme d’Aarhus.

   Ce que je sais aussi, c’est que nous parlerons de ma vie sur Møn, du bonheur qu’il y a de s’éprouver à la manière d’un Robinson qui, cependant, n’est nullement coupé du monde, seulement à l’abri du rythme rapide se ses villes, à l’abri des marées humaines qui partout déferlent et vous laissent parfois échoué sur le rivage, saisi de vertige et même de nausée lorsque la pression devient trop forte, la houle invasive. C’est surtout de Møn que nous parlerons, d’Aarhus si peu, qu’y a-t-il à dire qui déjà n’ait été dit de cette vie aussi trépidante que superficielle ? Avec Olsen nous ferons le point sur l’avancement de mon travail d’insulaire : raconter ma vie et ne rien omettre qui pourrait intéresser les lecteurs. A ce sujet, nous avons parfois quelques divergences de vue. Olaf souhaiterait me voir inclure dans mes récits de plus en plus de parenthèses imaginaires, des sortes d’événements étonnants, des fulgurations mythiques, des aventures sortant de l’ordinaire. Ce faisant, il ne fait que remplir avec conscience son travail de rédacteur en chef. A ce titre, il surveille la qualité des articles mais aussi, il « veille au grain » au simple motif que plus il y a de farine, plus les administrateurs du Journal arborent de larges sourires, leur évidente joie, parfois, se manifestant sur les bulletins de salaire. Certes, je reconnais les contraintes qui pèsent sur les épaules de mon ami mais je ne souhaite nullement céder aux sirènes de la productivité, ceci est tellement éloigné de l’idée même de Robinson, de Møn qui est ma « Speranza », le lieu à partir duquel je cherche à rejoindre quelque vérité.

    Au début de mon arrivée sur l’île, il est vrai, je m’étais adonné avec une sorte de fièvre enfantine à tresser les murs d’une improbable Atlantide que je dotais de tous les pouvoirs merveilleux que mes semblables des villes ne pouvaient connaître, leurs yeux trop fixés sur un réel qui les égarait, se considérant toutefois pareils à des privilégiés que rien ne pourrait vraiment contrarier. Ma vie, ici, sur cette étroite bande de terre, m’a ramené à de plus justes considérations et c’est bien l’exactitude d’une existence simple dont je veux parler au plus près, sans ajout de fioriture, parler du ciel immense au-dessus de l’île, de la blancheur virginale des falaises, du vol des oiseaux libres à l’horizon, de Nilsa et de son troupeau de chèvres, du plateau semé d’herbe, des menus faits qui composent mon ordinaire. Rien que de vrai, rien que de naturel, un laisser-être-soi dans la venue du jour. Une liberté faisant face à une autre liberté.

 

   Courte saison - Liberté de l’intime

 

   L’automne s’est terminé dans des lumières si basses, on les dirait évanouies de l’autre côté de la terre en d’oniriques contrées. Rien ne bouge ici sur la côte et les « Mons Klint », les falaises blanches se dressent dans une brume qui les ôte presque à la vue. Depuis la plage de galets je n’aperçois guère que le dentelé de leur sommet, la résille claire de quelques branches dénudées, une échancrure ouverte sur le vide. Le silence s’y creuse d’étrange manière. Le silence y imprime son sillon qu’efface le ciel et plus rien n’est visible que la trace d’une mémoire peut-être disparue à jamais. Nul n’est plus heureux que le Robinson que je suis, l’exilé volontaire du monde. Pas de plus grande liberté que celle qui se choisit elle-même et gire tout autour de soi avec la légèreté, la grâce que met le papillon à butiner la fleur qui est sienne jusqu’à l’infini du temps. Le vent vient de la mer en de longues écharpes grises, s’immisce parmi la foule des galets, tourbillonne et remonte le long de la paroi verticale jusque sur le plateau où les oyats se couchent vers la terre, longue chevelure abondante, pliée au régime abrupt des latitudes du septentrion. Très loin, parfois, entre deux accalmies, le bruit à peine esquissé d’oiseaux de mer dont je devine la présence, simple émergence d’un nuage, puis le long mugissement des rafales, une pluie d’embruns, l’écume partout bondissante comme si elle se voulait un écho des falaises.

   Je suis bien, là, au seuil de l’hiver, contemplant tout à loisir ce qui vient à moi dans la rigueur, la froidure, l’exactitude des phénomènes à dire leur être, à le prononcer sur le mode du visible sans détour. Nulle distance entre eux et moi, mais bien plutôt une souple fluence, un accord généreux, une liaison intime de ce qui fait sens à seulement paraître dans l’imminence de sa présence. Le réel est alors si simple, donné dans la confiance. Comment-ne pourrais-je reconnaître, avec la plus évidente gratitude qui soit, cette roche blanche qui a chuté de la falaise, ce galet doucement arrondi avec sa belle lumière, les fins cheveux des algues enroulés sur eux-mêmes dans un subtil enlacement ? Comment pourrais-je me déporter, ne serait-ce que de l’infime, de toute cette beauté, de cette pleine oblativité qui habite la si simple venue des étants ? Il y a une telle élégance à se nommer sous la figure du modeste ! Il y a une si grande joie à s’esquisser sous la face libre de l’instantané que ne trahit nul calcul ! Faire de qui-l’on-est l’inaperçu posé face à ce qui ne se distrait de soi qu’à des fins de plénitude et nulle autre vue à l’horizon des choses. Une liberté appelle une autre liberté.

   De temps à autre je lance un caillou vers le large. Il rebondit sur les flots puis disparaît comme si, jamais, il n’avait existé. Je saisis un coussin d’algues que je pose sur une pierre plate. Je saisis un bout de bois flotté blanchi par la course incessante des eaux. Je saisis mon canif et, dans tout ce saisissement, c’est bien l’entièreté de mon être qui est saisie. Saisie par la tâche qui ne peut qu’être la mienne, ici, sous la vastitude du ciel, sous le lisse des nuages, devant la falaise de craie, près des mares d’écume qui clapotent dans l’indistinction d’elles-mêmes. Ma tâche d’homme, le principe éthique de mon exacte position sur cette terre, en ce lieu d’immémorial surgissement. Je n’ai à être que ce que je suis dans le geste le plus spontané de ma propre nature. Nulle volonté à ceci. Nul projet. Seulement l’espace d’une longue sérénité à elle-même son intime raison de figurer. J’entaille le bâton de larges coups de canif assurés d’eux-mêmes. Des copeaux, des écailles blanchâtres s’envolent dans le vent, pareils à un feu de Bengale. Je suis léger, emporté par la pure abstraction des choses. Un soudain sentiment de bonheur embrume mes yeux, les rend brillants tels les yeux des enfants. Ce qui était caché dans le bois, dont je ne pouvais soupçonner la présence, voici que cela se révèle, prend forme, sans doute à mon insu, genre d’indétermination sur le point de connaître les contours de sa venue en présence.

   Le bâton est légèrement courbe avec des stries latérales, deux trous en creusent la surface. Le bois est lourd, lisse, qui épouse parfaitement la paume de ma main, genre de prolongement ustensilaire qui me fait instantanément penser à ces bâtons troués du magdalénien dont nul ne sait l’usage et c’est heureux qu’il en soit ainsi, libre cours est donné à l’imaginaire, sans doute la ressource la plus précieuse de l’homme. Voici qu’ici, sous le ciel du Grand Nord, à mille lieues de toute présence, je viens de reproduire un geste venu de la nuit des temps. Ce geste, aurais-je pu le faire naître ailleurs qu’en cet espace si neutre que lui seul peut accueillir l’ensemble des autres espaces ? C’est curieux combien je sens en moi ce genre de primitivisme, de posture archaïque au gré de laquelle je m’identifie comme l’un des héritiers de ces lointains ancêtres, lesquels non encore extraits totalement de leur gangue animale, non encore habités de langage, ne pouvaient s’exprimer que par gestes, sans doute des gestes que l’on peut qualifier « d’originaires » tant leur élan prend appui sur la spontanéité du limbique, du pur réflexe.

   Or si, modestement, j’ai pu en quelque sorte, réactualiser cette posture primordiale, c’est bien au motif que, devenu Robinson au centre de « Speranza » je n’avais d’autre motif à trouver en moi que cette eau de source qui m’attendait et se disposait, un jour, à sa possible résurgence. Combien ce geste aussi fruste qu’empreint de juste satisfaction se donne comme synonyme d’une liberté emplie jusqu’en une manière d’excès. Jamais moi, Marwin Nielsen, n’aurais pu l’accomplir depuis l’agitation de mon bureau du Journal à Aarhus, pas plus que mon collègue Olaf Olsen trop pris dans le tourbillon de sa vie mouvementée. Peut-être Nilsa, l’éleveuse de chèvres de l’Île de Møn aurait pu s’y essayer. Oui, je crois que l’âme droite de Nilsa aurait constitué un tremplin possible, sa reconnaissance dans un geste des origines. Oui, c’est cela l’authentique, sa propre disposition à témoigner de l’homme en son rare, en sa dimension unique que, seule une nature simple peut appeler du centre même de qui elle est en une communion qui ne s’éprouve que du cœur du silence.

    L’hiver, ici, est une saison continue, un genre de fleuve étroit encombré de glaces qui dérivent à l’infini, emportant avec elles le souvenir de la haute lumière, de la fleur dans son écrin de mousse, du sentier sur lequel coule la douce clarté du soleil. Ces journées interminables, il faut les meubler, creuser dans l’immobile du temps une niche où trouver refuge. Quiconque n’a vécu dans ces contrées de « haute solitude » pourrait me croire affligé, prostré en quelque endroit de sourde mélancolie. Mais rien n’est plus inexact que cette vue éloignée, cette vue que je pourrais qualifier de « mondaine », cette vue ciselée au gré de l’éternel mouvement des villes, modelée selon leur agitation consumériste. Certes, il faut avoir, depuis longtemps, été immergé au cœur même de l’Île, en avoir éprouvé la rudesse mais aussi la joie directe qu’elle destine à ceux qui, authentiques, sont en quête d’eux-mêmes, d’une rencontre avec soi, avec l’autre aussi mais sur le mode du rare et du reconductible, sans excès, une amitié s’inscrivant en une autre amitié dans le geste le plus naturel qui soit.

   Aujourd’hui le temps est gris, toile lisse faisant se confondre tout en une même harmonie. Dans la cheminée de briques, des bûches flambent dont l’éclat ruisselle sur le blanc des murs. C’est un peu comme si les falaises de Møn avaient traversé les parois de mon abri, s’impatientant de mieux me connaître, de me livrer leur âme jusqu’au plus mystérieux de cette étrange contrée. Là, dans le surgissement de la pure évidence, se laisse voir le refuge de l’homme, son intime recueil, son repli immémorial face à la vastitude. Mon sentiment est sans doute semblable à celui de l’homo sapiens dont la grotte était l’assurance de ne point rencontrer l’animal menaçant, l’éclair violentant le ciel, l’abîme où risquer de disparaître, la pluie d’orage et la force de ses cinglantes hallebardes. Ce qui est bien ici, c’est le contraste qui existe entre dehors et dedans.

   Dehors le froid est vif, mordant, il ponce les falaises, abrase le voile du ciel, ronge les galets, colle les cheveux des algues qui deviennent semblables aux flagelles de quelque habitant des noirs abysses. Dedans est le lieu même d’une renaissance. Les murs sont tapissés de mes amis les livres, les boiseries sont chaudes, les poutres qui courent au plafond, revêtues d’une suie qui les rend aussi mystérieuses qu’attirantes. Par intermittences, le vent mugit aux angles de la maison. Ses coups de boutoir semblent vouloir drosser la vieille bâtisse contre le mur compact de l’air. L’air est blanc, cotonneux, piqué d’échardes de givre. L’air est un oursin qui roule tout le long du plateau, plante ses épines ici et là, comme pour témoigner de la force de la nature, l’homme est si fragile dans sa vêture de peau, un rien pourrait en traverser l’indistincte plaine.

   Ma tâche la plus exacte, lecteur, puisque tu auras suivi sans doute avec attention le fil rouge du « travail » qui hante ces quelques mots semés au hasard, ma tâche donc la plus urgente est d’exister avec toute la charge possible de réalité, sentant en moi, dans l’intime possession de mon être, se dérouler les lianes subtiles de ce que « vivre » veut dire, tout simplement, sans fioritures, au contact léger des choses. Dans l’instant je feuillette les pages d’un livre de poésie de Jean Orizet. Il parle de la Baltique en termes si précis que je ne peux résister plus longtemps au plaisir d’en partager avec toi les paroles de brume : 

 

 

« Baltique, lac tranquille

aux reflets de vieux bronze

 avalé par la brume,

à quelques encablures.

Longeant le rivage,

une ligne d'arbres taillés

dans du givre pur,

tranche d'un éclat plus vif

sur la neige un peu grise,

écaille des champs plats.

Sable sans couleur où canards,

 mouettes et poules d'eau

sont les seuls baigneurs

 de cette fin de janvier.

Température :

quinze degrés

en dessous de zéro.

On dit que lors d'hivers

encore plus rudes,

la mer peut être prise

par les glaces.

Des cygnes se laissent

 parfois surprendre.

Si nul ne vient les délivrer,

ils meurent le cou tendu,

lisses joyaux sertis dans

l’aigue-marine. »

 

    T’étonneras-tu que ces lignes, pour moi, soient précieuses ? Elles disent en quelques mots l’âme pareille à celle de Mon : une rigueur que double une attachante beauté. Une beauté magnétique qui ne vous lâche plus dès l’instant où vous l’avez éprouvée. Comme les yeux d’une Belle aperçue au détour d’une rue, ils sont des braises que jamais nous n’éteindrez, quand bien même vous le souhaiteriez. Oui, tout est dit dans cette courte poésie : le sombre métal du lac, les sculptures de givre des arbres, la solitude d’étranges baigneurs, la mort qui guette et se tapit derrière chaque flocon, dans les ravines des congères, sur le revers des aiguilles de glace. Infini jeu d’Eros et de Thanatos. Insigne et irréversible pas de deux, la vie jouxte la mort et ne se maintient sauve qu’à prendre garde au vertige qui toujours la menace et la place au bord d’un sursis.

   « Mon travail se nomme liberté », voici ce que j’énonçais sur le seuil de cet article. Oui, je crois éprouver ceci avec une infinie certitude. Et s’il se nomme « liberté », c’est parce que, librement consenti, il me place face aux choses dans leur droite venue, leur donation simple. Oui, je reconnais, j’ai une chance inouïe de pouvoir vivre en Robinson sur cette île d’exception. Mais cette « droite venue » se double d’un nécessaire ascétisme, d’une exigence face à soi de tous les instants. Des endroits de si grande beauté ne se donnent jamais dans la facilité, ils exigent un dialogue qui soit à leur hauteur, ils veulent des paroles poétiques, des attentions délicates, de constantes dispositions à faire surgir la vérité et à s’y conformer comme à une règle infrangible. Nul écart autorisé qui ferait sortir du chemin primitivement tracé. Il faut être en constance de soi, en constance du paysage, un regard faisant naître un autre  regard. C’est ceci que fait Nilsa, ma voisine éleveuse de chèvres, si exactement définie par rapport à la nature qui l’entoure. Elle n’est Nilsa qu’à être au clair avec sa propre présence, avec son rapport généreux aux bêtes, avec son attention à la force du rocher, au vol de l’oiseau, à la lumière du ciel qui crépite tout en haut de l’été, floconne en hiver, à peine une lueur sur la courbure du monde.

Mon travail se nomme « Liberté »

   Sur le mur, face à ma table de travail, j’ai punaisé une image trouvée dans les pages d’une revue. Il s’agit de « Dans l'hiver profond », d’un peintre viennois de la fin du XIX° siècle, début du XX°, Richard von Drasche-Wartinberg. La décrire simplement, c’est dire, en quelque sorte, l’Île de Møn, c’est dire aussi la libre venue de mon existence au lieu même de ce dont elle était en quête depuis toujours. Le temps est couché dans des teintes gris-bleues entre le plomb et le schiste. C’est une climatique qui est sourde, qui ne parle pas, qui vit au sein d’elle-même, ne laissant paraître que de bien rares motifs, mais si précieux dans leur modestie même. Tout ce recueil, toute cette intériorité à fleur de peau qui ne font effusion qu’à demeurer en soi, ceci est d’une inestimable valeur. Peut-on soi-même, jamais être comme ceci, dans ce retrait volontaire, dans cette contemplation silencieuse du monde ? Une forêt indistincte d’arbres - sont-ils mélèzes, épicéas ou bien de simples indéterminations ? -, une forêt immobile est postée tout au fond, pareille aux sombres nuées qui, souvent ici, flottent à ras de terre, si bien que l’on ne sait s’il s’agit d’un peuple céleste, d’un peuple terrestre. Une rivière au cours sinueux ondoie faiblement entre des rives semées d’une neige épaisse. Seuls, ici et là, quelques buissons en émergent, quelques pieux de bois, étranges sentinelles qui veilleraient la ligne de l’infini. Sur la rive opposée, une barrière de bois en sa solitude la plus verticale, quelques troncs derrière elle s’élèvent dans la brume du jour. Mais ne serait-ce, plutôt, le clair-obscur d’une aube lente à se lever, d’un crépuscule s’habillant de nuit ?

   Fasciné, parmi les craquements du feu de bois dans la cheminée, je regarde longtemps ce qui est devenu mon quotidien. Je monte les degrés de l’escalier qui conduit à l’étage. Sur ma table de travail une liasse de feuilles avec mon écriture serrée, le blanc du papier a un peu de mal à y tracer son chemin. Brindilles sur la neige qui s’essaient à dire un peu du lourd secret des choses. Au travers de l’étroite fenêtre, parmi les tourbillons du grésil, j’essaie de deviner les murs de craie des falaises, le large plateau où repose la bergerie de Nilsa, la courbe alanguie de la baie où les longs cheveux des algues tutoient le noir des galets. Demain, comme chaque jour qui passe, j’archiverai mes derniers écrits, je les rangerai dans une lourde enveloppe de kraft que je déposerai dans la boîte à lettres sur la place de Stege. Un genre de « bouteille à la mer » si vous préférez !

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31 janvier 2025 5 31 /01 /janvier /2025 18:03
Aušra de Lituanie

 

   De la Lituanie, je ne connaissais presque rien, sinon qu’elle jouxtait la Mer Baltique sur sa face occidentale, que les hivers y étaient rigoureux, les printemps de courte durée, les étés assez chauds. Une sorte de plat pays en grande partie couvert de forêts où brillaient, telles des pépites, des milliers de lacs. M’eût-on interrogé sur ses villes que j’aurais seulement nommé Vilnius, ignorant aussi bien Mažeikiai que Kretinga. Vous aurez compris que mes lacunes l’emportaient de beaucoup sur mon savoir. En réalité l’écriture qui m’appelait dans ce pays d’Europe du Nord m’importait bien plus que la géographie qui, vue de Paris, semblait bien monotone. C’est Jalbert, le documentaliste du Journal pour lequel je travaillais qui m’avait informé de cette Résidence d’Ecrivains à quelques encablures de Klaipeda, ville du reste sans grand intérêt, quelques immeubles modernes, passage obligé de la mondialisation, un port illustré de quelques chalutiers attendant l’heure de la pêche.

   La Résidence consistait en un vaste chalet de bois teinté en rouge brique. Il était près du rivage de la Baltique. Cinq chambres pour les Résidents. Une salle commune avec une large cheminée. Une grande table où prendre ses repas en compagnie des autres hôtes. La restauration nous était livrée par un traiteur, chaque matin. Je dois dire que je ne raffolais nullement de cette gastronomie rustique. Les harengs aux betteraves, la soupe à l’oseille où flottaient des œufs durs, tout ceci ne m’inspirait guère. Je faisais cependant une exception pour les varškėčia, délicieuses crêpes accompagnées de quelques fraises et d’une coupe de fromage blanc. La plupart de mes collations, je les prenais dans ma chambre. Mes compagnons d’écriture, deux Russes taciturnes, un Biélorusse bavard dont je ne pouvais comprendre la langue, un Polonais mélomane qui chantonnait sans arrêt, tout ceci composait une faune certes des plus sympathiques, mais j’étais venu en Lituanie pour écrire, non pour me distraire au contact d’une foule cosmopolite.

   Si bien que je menais une vie de solitaire que ne venaient égayer que quelques rares sorties sur la côte. La plupart du temps j’escaladais le cordon de dunes, trouvais refuge dans un pli de terrain qui me permettait de m’abriter de l’air déjà frais en cet automne débutant. Là, tout à loisir, je pouvais rêver longuement, laisser venir les images de mon futur roman. Ce qu’il me fallait, ceci : la vaste courbure du ciel qui s’inclinait à l’horizon ; le passage, parfois, du moutonnement de nuages gris ; l’irisation blanche de l’eau, une végétation hirsute qui tapissait les flancs des monticules de sable. Ce que j’avais à faire, ici, au milieu du silence à peine troublé par quelque mouvement de la nature, tâcher de trouver l’âme de ce pays, celle de ses habitants aussi. Sans doute le Lecteur s’étonnera-t-il du simple fait qu’il m’eût été plus facile de comprendre l’esprit d’un peuple en le côtoyant. Certes, mais ce serait sacrifier l’imaginaire aux exigences du réel. Or chacun sait qu’un Ecrivain est bien plus déterminé par ses propres songes qu’animé du désir de rendre compte de l’évident, du tangible qui ne sont que les images concrètes de l’ici et maintenant. L’Ecrivain offre du rêve, n’est-ce pas ?

   Parfois, m’évadant du site immédiat dans lequel je me trouvais, je pensais au beau roman de Maxence Van der Meersch, ‘La Maison dans la dune’, j’y voyais une manière d’analogie de ma propre situation. En quelque sorte j’étais un Sylvain égaré parmi les brumes du Nord, peut-être une esquisse errante cherchant son double, une écriture, une compagne telle cette Pascaline du roman, simple et innocente, dont la spontanéité en faisait une personne rare, une jeune femme dont on ne pouvait que tomber amoureux. Et je crois bien que j’étais, en effet, ‘tombé amoureux’. Chaque fois que je venais au milieu des dunes, invariablement à la même heure crépusculaire, j’apercevais, se détachant sur les eaux grises de la Baltique, la silhouette d’une ‘Passante’ (c’est ainsi, de cette façon purement abstraite que je l’avais nommée), vêtue d’une longue cape beige, cheveux courts que dissimulait en partie un béret, marchant d’un rythme mesuré, comme si, par son allure, elle avait souhaité coïncider avec ce rivage, avec ses flux gris et blancs de si belle destinée.

   Comme à l’accoutumée, ce personnage surgi de nulle part, allant vers un ailleurs invisible, je DEVAIS le faire mien, l’inclure dans mon roman en tant que foyer de sens autour duquel tout tournerait, aussi bien les paysages teintés de brume, le vol blanc des oiseaux de mer, l’appel d’une voile tendue au large vers son immédiate aventure. Savez-vous combien il est irrésistible, pour un Auteur, de faire s’immiscer, dans le cours de son récit, telle image aperçue dans une rue de la ville, telle impression venue d’un sourire croisé au hasard d’une marche, tel flottement d’un regard que cernent des paupières fardées de khôl ? En quelque sorte une irréalité doublant une réalité, un songe se levant de la lumière, une palme se balançant tout contre le dôme souple d’une altérité. Il me fallait cette tonalité un brin mélancolique, une distance de qui-Elle-était, une inconnaissance des choses. Nulle tristesse excessive cependant. Juste une inclination à la poésie. Cette dernière, pour moi tout au moins, est élégiaque ou bien n’est pas. Comment faire se lever la brise du poème si ce n’est à l’aune d’amours chagrines, de soudaines disparitions, peut-être même de la douloureuse mort ?  Et ici je pense à la belle citation d’André Chénier dans ses ‘Elégies’ :

 

« M'ont séduit : l'élégie à la voix gémissante,

Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars ;

Belle, levant au ciel ses humides regards. »

 

   Mais ses ‘humides regards’, je ne pouvais les observer chez cette Inconnue que je n’avais aperçue que de loin. Je ne pouvais différer la rencontre. Connaître celle qui, au fil des jours lituaniens, deviendrait mon Héroïne, nécessité à laquelle je ne pouvais déroger plus longtemps. Un soir de brume diaphane, dissimulant ma propre silhouette derrière la sienne, presque illisible, presque hiéroglyphique tellement sa venue à moi était évanescente, sortant du dédale des rues, nous nous engageons sur le sentier qui conduit au village. Un chapelet de maisons basses s’égrène derrière le cordon dunaire. Le jour n’est plus qu’une vague hésitation à l’exacte pliure de l’âme, là où elle pourrait connaître sa fin dans les limites d’un corps. C’est fragile, une âme, c’est pareil à une papillote de papier de soie. Ça tremble infiniment. Ça n’est rien moins qu’un soi vacillant qui ne connaît ses limites. Ça a la consistance de l’air lorsqu’il s’auréole de perles de pluie. Ça fait son vol stationnaire de colibri, si bien que tout pourrait disparaître d’un simple coup d’aile !

   ‘Passante’ est entrée dans la seule auberge du village. Parfois j’y fais de rapides visites pour prendre une tasse de thé ou de café. La porte tourne en grinçant. Quelques feuilles poussées par une soudaine bourrasque franchissent le seuil. ‘Passante’ s’est assise à une table. Elle boit délicatement un thé à la bergamote dont l’odeur se diffuse tout autour d’elle, la nimbant d’une plaisante fragrance. Je choisis une table guère éloignée de la sienne. Visiblement elle ne prête nulle attention à ma présence. Sur la table, elle a posé un livre dont je peux apercevoir le titre ‘Élégies de Duino’ de Rainer Maria Rilke. Une phrase me revient en mémoire. Serait-elle prémonitoire d’événements à venir dont ni ‘Passante’, ni moi, ne pourrions halluciner la forme ? Les choses sont si fuyantes, ici, sous cet horizon si bas, sous cette lumière d’opale ! :

 

« Il nous reste la rue d'hier

et la fidélité d'une habitude

qui s'étant plu chez nous,

n'en est plus repartie. »

 

   Mais de quelle ‘habitude’ sommes-nous investis ? Mon ‘habitude’ est bien réelle, ancrée à la lisière des dunes, avec pour finalité cette image d’Elle qui grésille sur l’écran flou de mes songes. Mais Elle, quelle ‘habitude’ sinon de marcher le long de la côte, de respirer les embruns venus du large, peut-être de méditer sur les malheurs du monde ? Pour elle j’ai autant de présence qu’un phalène succombant à sa propre curiosité sur la vitre d’une lampe. La ‘fidélité’ ne peut jamais se montrer qu’entre deux êtres qui décident d’unir leur sort, de faire route commune. Des destins qui convergent. Les nôtres, par la force des choses, ne peuvent que diverger.

   Je souhaiterais tellement que ‘Passante’, par l’effet de quelque curieuse transmission de pensée, puisse capter le rayonnement de mon désir. Non de la désirer, Elle, en son corps de chair, non. La désirer en tant que personnage de fiction, cette manière d’éternité dont se parent tous les rôles dont le roman est le support. Vous le dirais-je enfin, au risque de vous paraître bien éloigné du monde, de ses préoccupations, mes personnages de papier ont bien plus d’importance que ceux des Anonymes dont je croise le chemin, jamais je ne connaîtrai leur vie, leurs secrets, le suc le plus précieux qui les détermine. C’est ainsi, nous frôlons continûment des êtres sans nous y attacher, sans même percevoir ce qui en fait le rare, l’inestimable parmi tous les tourments de l’univers.

   Si, Lecteurs, vous suivez bien ma logique, vous aurez déjà compris que je ne chercherai nullement à créer les conditions d’une rencontre plus précise. Je ne m’imposerai nullement auprès de celle qui deviendra ma Muse, sûrement pas ma maîtresse. D’ailleurs en aurait-elle éprouvé la simple envie ? ‘Passante’ a terminé sa tasse de thé, a réglé ce qu’elle doit, s’est levée, laissant les ‘Elégies’ sur place. J’esquisse un mouvement pour lui signaler son oubli. L’aubergiste m’indique qu’Aušra est coutumière du fait, qu’elle destine ainsi son ouvrage à un possible lecteur. Alors, que me reste-t-il d’autre à faire que de me saisir des ‘Elégies’, de les emporter dans la chambre de ma résidence, d’en lire quelques poésies au hasard. Ainsi, par le plus étonnant des aléas du destin, me voici en possession de son prénom, ‘Aušra’, dont je saurai bientôt qu’en lituanien il signifie ‘aube’. Un signe sans doute d’une logique du temps. Toujours la lumière succède à l’ombre.

   Etonnement que le mien de découvrir l’ouvrage en langue française. Aušra est donc francophone. Aussitôt je lui suppose mille occupations sans doute aussi fantaisistes les unes que les autres. Journaliste, correspondante d’une revue publiée en France. Ma sœur jumelle, en quelque sorte. Traductrice de romans lituaniens en français et d’auteurs français en lituanien. Peut-être romancière elle-même dont j’aurais souhaité que nos fictions respectives puissent se confondre en un unique creuset. Voici que le sujet de mon roman commence à s’étoffer. Voici qu’Aušra en devient le foyer rayonnant, le centre qui infusera à l’ensemble du texte cette mélancolie lituanienne teintée de gris, armoriée du jaune fané qui convient aux livres anciens oubliés dans le clair-obscur d’un grenier. Chaque jour qui passe reproduit le cycle toujours recommencé de la vision à distance, du parcours vers le village, du thé consommé à deux tables voisines qui demeurent séparées comme le sont deux collines par un vallon qui les isole chacune en son être. J’aurais pu prétexter la pratique d’une langue commune pour tenter une approche. Mais je sentais qu’une telle initiative serait contraire à l’intérêt du roman en cours. Il fallait que mon Héroïne demeure le personnage qu’elle était, autonome, libre de ses mouvements. Aurais-je décidé de l’annexer à la réalité que ma fiction, atteinte en son essence, ne serait devenue que journal prosaïque consignant le flux d’événements nécessairement contingents.

   Un autre jour, dans la salle à peine éclairée de l’auberge. Aušra lit méticuleusement un livre dont je saurai bientôt qu’il s’agit des ‘Sonnets à Orphée’ du même Rilke. Elle ne se distrait guère de sa lecture, comme si elle était fascinée par le poème, livrée corps et âme à la magie des mots. Elle paraît transparente à force de beauté. Il y a, tout autour de son front, une manière d’auréole qui la pare. Comme si une extase flottait à fleur de peau. Comme si la brume de son âme se dissipait, l’enveloppant dans un bain de douce clarté. Je la crois vraiment femme de lettres, oublieuse du monde, vibrant au seul rythme des vers, devinant par avance l’enchantement qui se prodigue à simplement les écouter. A peine rentré à la Résidence, je feuillette ‘Les Sonnets’. Je lis la page sur laquelle Aušra s’est arrêtée, laissant le livre ouvert sur le blanc de la table, cette virginité dont semblaient naître les signes noirs des mots.

 

« Où est sa mort ? Vas-tu composer ce récit,

avant que ta chanson ne se perde, engloutie ?

Où sombre-t-elle, hors de moi … Presque une enfant… »

 

   Les mots du Poète, je les adresse à l’Ecrivain que je suis. Le Poète me questionne sur celle qui est, avec le temps, devenue mon Double. Je suis interrogée sur « sa mort », c'est-à-dire sur la mort du roman que j’écris. Aurais-je au moins la force, tant qu’elle est vivante, certes à la manière d’une brume, la force d’aller plus avant dans le récit, de tracer son destin, d’ouvrir la clairière de son histoire ? Ou bien, lassé de ne pas la connaître, l’abandonnerais-je en chemin, acceptant qu’elle « sombre hors de moi », la perdant à tout jamais, tel Orphée privé de son Eurydice ? Redeviendrait-elle alors, Aušra, retrouverait-elle son enfance primitive, sa valeur originelle ‘d’aube’ ? Ce sont ces questions qui m’assaillent comme autant de sombres événements dont, bientôt peut-être, je ne pourrais plus me relever, enseveli dans les bandelettes de mes propres mots ?

   Que me reste-t-il alors que de faire avancer une écriture hâtive, fiévreuse, de produire une cantilène lituanienne se perdant dans un songe baltique ? J’écris sans arrêt, prenant mes repas dans la plus grande frugalité qui soit, ne vivant qu’au gré des visions des dunes que redoublent celles de l’auberge. Mon séjour arrivera bientôt à son terme. De la Lituanie, je n’aurai guère vu qu’une côte sauvage battue de flots d’écume, aperçu des oiseaux marins se perdant dans l’illisible contrée de l’air, deviné surtout ‘Elle’ qui traverse ma vie, tisse l’étoffe de mon roman. Mes commensaux, je ne les aurai guère fréquentés. Question de langue, d’affinité, question de littérature. Une voix venait de loin qui m’intimait l’ordre d’écrire. Seulement cette rubescente graphomanie maintenait ma tête une coudée au-dessus des flots.

   Dernier jour à la Résidence. Dernier jour en Lituanie. Dernière rencontre d’Aušra, je la sais fidèle à son rituel quotidien. J’ai posé le point final au bas de mon manuscrit. Aušra de Lituanieest maintenant une réalité, un texte tangible, des centaines de feuillets assemblés dans une chemise de carton beige, la couleur de la robe d’Aušra, celle qu’elle semble affectionner parmi toutes les autres. J’ai rangé le dossier dans un maroquin de cuir fauve. Depuis toujours il est le confident de mes écrits. Je le pose sur la couverture de mon lit avec d’autres affaires qui, demain, rejoindront Paris, le ‘Quai aux fleurs’. Nulle nostalgie. Le bonheur anticipateur du retour malgré cette présence féminine qui frémit tout autour de moi. Je marche parmi les buttes des dunes. Le vent fouette les touffes d’oyats, on dirait des cheveux fous, vrillés, sur le point de s’envoler. Mon pli de terrain favori. Mon ‘refuge’ en quelque sorte. Peu à peu la lumière décline. La silhouette d’Aušra à contre-jour. Un fin liseré de clarté détoure la minceur de son corps. Elle est en parfaite harmonie avec le mystère crépusculaire qui habite le paysage. Elle en est la subtile efflorescence. J’espère mon écriture suffisamment inspirée pour traduire cette atmosphère irréelle qui la cerne et la soustrait aux yeux des distraits et des curieux.

   Je suis Aušra de loin, comme d’habitude. S’est-elle un jour aperçue de mon manège ? Y est-elle indifférente ? Ou bien m’ignore-t-elle totalement, simple risée de vent parmi les feuilles d’air ? Mais peu importe le réel. Maintenant elle est une figure symbolique, elle vit de sa propre vie, elle s’est assurée d’une possible éternité. Les hommes meurent, le langage leur survit. J’entre dans l’auberge. Habitudes : places identiques, actes identiques. Elle lit, je la regarde lire. Elle boit son thé à petites lapées, je bois le mien en écho. Elle pose son livre et disparaît dans l’ombre qui grandit. Je prends le livre. ‘Lettres à un jeune poète’ - Rainer Maria Rilke. Je pense Aušra rilkéenne accomplie. Sans doute une Poétesse. Une Muse en même temps, vibrant aux voies voilées de l’élégie. Une infime trace de crayon entoure un extrait. Cet extrait, est-il le domaine d’une affinité particulière, le prétexte d’une hypothétique réflexion ? Je lis :

   « Il se pourrait qu’après cette descente en vous même, dans le « solitaire » de vous-même, vous dussiez renoncer à devenir poète. (Il suffit, selon moi, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il soit interdit d’écrire.) Alors même, cette plongée que je vous demande n’aura pas été vaine. Votre vie lui devra en tout cas des chemins à elle. Que ces chemins vous soient bons, heureux et larges, je vous le souhaite plus que je ne saurais le dire. »

   Non, l’adresse du Poète se fait en ma direction. Je suis l’apprenti Poète prenant acte des conseils de son illustre Aîné. « Renoncer à devenir poète », ceci serait sage attitude s’il s’avérait que mon roman, Aušra de Lituanie’ ne tienne nullement ses promesses. Or j’y ai jeté toutes mes forces. Bien sûr c’est Aušra qui a insufflé, dans le texte, sa divine présence. Ou, plutôt sa confondante absence, son orphique parution sur la scène à peine éclairée du monde. En réalité un roman ‘entre chien et loup’, des mots en demi-teinte, une esthétique de l’effleurement, si ce n’est de l’effacement. Aušra je l’ai voulue présente jusqu’en son absence même. Une manière de flottement aux confins du monde, un chant de luciole se perdant dans le mystère de la nuit.

   Je regagne la Résidence. Les Russes jouent aux cartes. Le Biélorusse écrit. Le Polonais chante. Joyeuse mélopée sur cette terre si sauvage, si déserte. Un peu de joie au milieu de l’austérité. Je regagne ma chambre, commence à plier mes vêtements, à les ranger dans un bagage. Mes livres, je les attache à l’aide d’une sangle de cuir.

   Mon manuscrit, je le poserai sur la banquette arrière de la voiture. Mon manuscrit ? Mais où est donc passé le maroquin ? Je suis sûr de l’avoir posé sur mon lit avant de partir dans les dunes. J’ai beau fouiller les moindres recoins, il faut m’en remettre à l’évidence, mon manuscrit a disparu. Je descends dans la salle commune, interroge chacun, dans un anglais approximatif, la langue qui nous sert de lien. Je n’obtiens que de ternes réponses, de vagues exclamations mais nul indice sur la disparition de mes feuillets. Quelqu’un s’est-il introduit à l’improviste dans la Résidence ? Je ne ferme jamais à clé, confiant en mon environnement.

   Je dîne de très peu, abattu par l’événement qui, pour moi, sonne à la manière d’une tragédie. Constat d’une triple perte. Du roman, d’Aušra qui avait connu son épilogue ; du temps consacré qui se donne maintenant en pure illusion ; peut-être d’Aušra elle-même qui, par l’effet d’un simple hasard, aurait pu partager ma vie. Je regagnerai Paris les mains vides, pareil à un nomade de retour à son camp, dépouillé de son troupeau, autant dire de son âme. Matin. La route est monotone qui me conduit de Klaipeda à Paris en passant par Varsovie et Berlin. Je fais une halte à Poznań où je passe la nuit dans un hôtel donnant sur une rue peu fréquentée. Quelques jeunes déambulent dans une sorte de mortel ennui que le gris des pavés semble refléter. Face à ma chambre, un immeuble au crépi rose, aux encadrements de fenêtres blancs.  Un large porche d’entrée s’y découpe qui ne semble conduire nulle part. Ma nuit est agitée, traversée de rêves qui me propulsent brusquement hors du sommeil. Rien de plus éprouvant, alors, que de voir surgir cette réalité dont j’aurais espéré qu’elle n’était qu’une dentelle de l’imaginaire.

   Traversée de Cologne sous une douce pluie. Traversée de la Belgique. Le jour a un air de coron et le ciel est de suie. Je suis impatient de retrouver le ‘Quai aux fleurs’, mon appartement. Un refuge ? Pareil à celui des dunes de Lituanie ? Ou bien une morne demeure désertée des motifs de l’écriture ? Je suis sur mon balcon. Je fume une cigarette. Je regarde les eaux plombées de la Seine, l’étrave de l’Île Saint-Louis, le minuscule Square Barye que n’égaie nulle rencontre amoureuse. Je me demande si Paris a encore une âme, s’il existe un endroit, une place secrète où se ressourcer, un jardin porteur de paix, dispensateur de plénitude.

   C’est toujours une grande douleur de perdre une création qui, en quelque manière, fait partie de vous. C’est votre chair qui est entaillée, qui se consume au feu de la tristesse. Je passe plusieurs jours à errer dans Paris, sans autre but que ma propre perdition parmi l’anonymat de la ville. Je traverse le désert du Village Saint-Paul, je vais m’asseoir sur les bancs de la Place des Vosges où j’essaie de me distraire en regardant l’architecture de brique des hôtels particuliers, Je longe le Canal Saint-Martin jusqu’aux premiers faubourgs de la Villette. Du sommet de Montmartre je m’immerge dans la brume qui monte lentement au-dessus du parvis de La Défense. Un itinéraire de nomade sans ses bêtes, sans but autre que d’espérer pouvoir se retrouver soi-même, se rassembler autour d’une flamme qui vacille.

   Lors de ces vagues déambulations, je ne fais que penser à l’écriture, au soutien quotidien qu’elle constitue, aux joies qu’elle me procure lorsque, l’inspiration aidant, les mots arrivent à la façon d’un lumineux grésil qui tomberait du ciel, couvrirait ma page blanche d’une autre blancheur, celle qui aperçoit l’infini au loin avec sa belle lumière, son subtil rayonnement. Reprendre l’écriture lituanienne, réécrire patiemment ce qui, déjà a été écrit ? Non, je crois que ce travail serait au-dessus de mes forces, qu’il ne se donnerait jamais qu’à la manière insuffisante d’un temps réchauffé, réaménagé, éternel retour du même qui inciserait ma peau bien plutôt que d’y appliquer un baume. La nuit, mes volets restent ouverts. Une clarté blafarde monte du ‘Quai aux fleurs’. Parfois le bruit froissé d’une péniche qui descend vers l’aval du fleuve. Mon voyage nocturne, comme toujours lors des périodes difficiles, est un récurrent clignotement, une forêt dense et obscure que traversent les éclairs du rêve. Longues séquences de songe éveillé, celles-là même qui, habituellement, constituent le creuset de mes futures écritures. Mais rien ne se montre vraiment que des pensées vides qui ne trouvent nullement le lieu de leur ouverture.

   Novembre est arrivé avec son cortège de feuilles. Ma fenêtre ne découvre qu’un paysage de désolation. L’Île Saint-Louis est à la peine. Ses toits de zinc gris se confondent avec le plomb du ciel. On dirait une chape de chagrin qui se serait abattue sur le monde. J’essaie de deviner, lors des rares éclaircies, un signal du destin qui ne soit nullement funeste. Je connais si bien les penchants de mon âme romantique, moi qui me nourris de l’écriture de Chateaubriand, de Rousseau, de Senancour, de Gérard de Nerval, de Charles Nodier, ces écrivains sont les images tutélaires, les sémaphores qui me guident sur les voies de la littérature. Je crois qu’ils ne peuvent me trahir, qu’ils existent toujours en moi avec leurs propres ressources, le privilège de leurs visions, la meute inouïe de leurs sensations. C’est en relisant une page de ‘La Nouvelle Héloïse’ que s’installe en moi l’idée qu’il me faut forcer le destin, me montrer à la hauteur d’une tâche qui me hèle au loin, complétude d’un manque infini :

   « …nos rendez-vous, nos plaisirs, ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. S'en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. »

   Cependant je comprenais combien ces mots que j’empruntais au héros de Jean-Jacques étaient distanciés dans le temps, combien ils étaient en porte-à-faux avec le climat d’aujourd’hui. Et pourtant ces pensées je les faisais miennes comme si « nos rendez-vous, nos plaisirs », avaient été ceux d’Aušra, les miens, comme si, en quelque sorte, nous avions été amants, que ce temps ne reviendrait plus, comme si une noire taie de deuil avait recouvert nos itinéraires divergents. J’étais ici à Paris, en plein cœur de mon désarroi, elle était dans sa Lituanie natale, perdue sur les rivages de brume de la Baltique. Tout ceci était-il sans retour ? Tout ceci, mes rêves bourgeonnant à sa seule vue, ma hâte à l’écrire, Elle Aušra, sur le désert livide de mes feuilles, à l’archiver dans ma mémoire, tout ceci donc n’avait-il été qu’une illusion se dissipant à la façon d’une fumée dans le ciel d’hiver ?

   Parvenu là où je suis, je crois bien que j’ai été abusé par les pouvoirs de l’écriture que je croyais magiques, tout comme un jeune enfant imagine le Père-Noël à la hotte inépuisable, à la générosité sans limite. Sans doute était-il grand temps que je réagisse, que je sorte enfin des marges distantes d’une enfance heureuse, que je surgisse dans la force de l’âge et renonce à vivre dans la chimère d’une chambre close qui m’abriterait des événements du monde. Certes des lacunes, des stades non encore atteints, mais je connais, pour l’avoir souvent éprouvé, ma capacité de résilience. Je crois que je la dois à ma fréquentation assidue de la littérature. Certes je ne suis nullement le valeureux Ulysse triomphant de toutes les embûches mais mon imagination pourvoit à ce que la réalité m’ôte et je m’identifie à toutes sortes de personnages qui insufflent en moi des énergies dont je croyais ma propre nature dépourvue.

   Matin de novembre. Un soleil blanc s’est levé sur Paris. Je quitte le ‘Quai aux fleurs’ dans un poudroiement de brume. C’est tout juste si je distingue l’extrémité de l’Île Saint-Louis. Avec moi, j’ai seulement emporté quelques livres, des feuilles de papier, un stylo, un bagage de cuir fauve qui remplacera celui qui contient mon manuscrit, dont je me demande toujours en raison de quels motifs il a pu disparaître. Je marche sur les traces de mon chemin de retour. La Belgique, ce pays de petites dimensions, je le traverse sans presque m’en apercevoir. Une vague lumière d’étain règne sur Cologne.

   Je m’arrête à Poznań, demande la même chambre. Il me faut exorciser certaines images, déconstruire certains rêves qui étaient plutôt des cauchemars. En face, toujours l’identique façade de crépi rose. Le jour qui décline y imprime la chaleur d’une soie. L’image d’Aušra vient s’y poser comme le papillon sur la corolle de la fleur. Dans la rue, des groupes de jeunes déambulent, escortés d’une musique joyeuse. On dirait les préparatifs d’une fête ou bien d’un carnaval. La nuit est douce, baignée du chant des étoiles. Par la croisée j’aperçois le sourire de la Lune, il me tient éveillé jusqu’au petit jour. Et toujours cette image, vision persistante d’Aušra, faveur d’une étrange beauté qui se dit en brume, en songe, dans les mots de la belle poésie rilkéenne. Je viens tout juste de sortir des faubourgs de Varsovie. Maintenant le jour est haut dans le ciel, pareil à une éclatante bannière se déployant aux confins de l’horizon.

   Klaipeda, juste avant l’heure crépusculaire. Je gare ma voiture à l’extrémité de la route qui se termine contre le talus des dunes. L’air est doux, un genre de brise qui enveloppe et dispose aux confidences. Je suis tout en haut des collines de sable, dans ce pli du relief qui est mien tellement il me ressemble, lui le discret qui ne vit que du souffle de la Baltique. Une silhouette sur le rivage. Son effigie se grave dans l’étoile de mes yeux, y fait ses mille phosphorescences. Bonheur que d’être là, sur le bord d’une existence qui va connaître son dépliement. Une lumière partage les nuages, vient se poser sur les oyats avec l’infinie délicatesse des choses rares. La toile beige de la cape avance lentement vers le lieu de son destin. Un éclair de cheveux blonds. Peut-être l’ébauche d’un sourire sur des lèvres romantiques ? Oui, certainement. Je descends la dune dans le pur sillage tracé par Aušra. C’est pareil à la course d’une comète dans l’illisible et vaste ciel. Elle, Aušra, la vraie, la vivante, la réservée vient d’entrer dans l’auberge. J’y serai bientôt. Qu’y trouverais-je ? Un poème de Rilke ? Une nouvelle écriture dont je ne connaîtrais le nom ? Amour de l’écriture, écriture de l’Amour ?

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29 janvier 2025 3 29 /01 /janvier /2025 08:25
 Vert silence

     Photographie : Ela Suzan

 

 

***

 

 

 

  

   Tu me disais

 

   Tu me disais le Rouge, sa flamme, la combustion lente des cœurs, le désir cerise, « la flamme de la passion », cette métaphore si usée qu’elle n’évoquait plus rien qu’une vague couleur sise entre les Amants.

   Tu me disais le Bleu, son attache encore à la nuit, son pied posé sur la margelle du jour, cette douce ambiguïté que tu lisais dans le khôl des paupières, dans la prunelle qu’elles abritaient, cette envie d’y voir de plus près la texture des songes.

   Tu me disais la puissance de l’Orange, sa force, sa libre fusion dans ces Tournesols aux capitules rayonnants. Vincent était l’un de tes peintres préférés.

   Tu me disais le Gris, sa distinction, sa subtile élégance, le tissage d’une serge dans une robe d’une élégante de 1900, les plissés pareils au flux de l’eau sur un rivage d’Irlande.

   Tu me disais le Mauve, son air de longue mélancolie, son attitude saturnienne, la rigueur d’une étole dans le sombre d’une église.

   Tu me disais le Jaune, sa couronne solaire, cette intense et insaisissable vibration qui émanait des toiles de Rothko.

   Tu me disais le Noir profond, mystérieux, sa belle assurance, sa profondeur, celle qu’aussi bien tu voyais chez un méditatif, que tu percevais dans le grain serré d’un bol en raku.

   Tu me disais le Blanc, cette épreuve éblouissante identique au ruissellement du névé, à la virginité au bord d’une défloration, venue dans le monde du réel aux dents muriatiques.

 

    Que disais-tu du Vert ? 

 

   Mais que disais-tu du Vert, cette couleur, je crois, était ta préférée ? Tu disais tant qu’il ne demeure dans le creux de ma mémoire qu’une étincelle d’eau sur le bord d’un lac, qu’une lumière sur le revers d’une feuille, qu’un glissement sur une lame d’herbe. Du jour l’on ne sait rien, de la nuit on a oublié la trame serrée, le tragique qui en sous-tend la mystérieuse parution. C’est toujours un étonnement que ce temps suspendu, immatériel, à la teinte indéfinie, ou trop riche en nuances : ce céladon qui vire au gris ; ce jade si lumineux ; cette menthe gourmande, fruitée ; cette turquoise qui habite les ocelles des papillons ; ce vert empire si foncé qu’il ne convient qu’aux boudoirs ; ce vert lichen que tu aimais tant découvrir au hasard de tes promenades sur la garrigue parcourue de vent. Ici il y a tout, tout fécondé par une divine lumière. Ou bien mystique, tellement nous sommes dans le suspens, peut-être dans l’antichambre de la prière, dans le vestibule d’un recueillement.

 

   Rien ne s’arrête jamais

 

   Où en es-tu maintenant de tes affinités avec l’infinie palette du monde ? Cela fait si longtemps que ta voix est muette, sauf cette belle photographie que j’ai épinglée au mur. Elle me fait face pendant mes heures d’écriture. Quel délassement que de pouvoir flâner paresseusement à ses côtés, d’en découvrir l’infinie variété - rien ne s’arrête jamais dans cette image -, et pourtant elle semble si calme, si posée en soi, disponible à l’accueil du Poète et du Rêveur. Vois-tu, sur ces rives de brume, c’est la silhouette de Rousseau herborisant ou bien  s’apprêtant à canoter sur la dalle lisse du Lac de Bienne, le cœur en paix, que je devine. Est-il ce havre de paix en quelque contrée au nom enchanteur, cette demeure pour les aèdes, ce modèle pour les aquarellistes, cet écrin pour les amoureux ? Tant à dire, tant à espérer d’un tel événement pour les yeux !

 

   Pousser au vertige

 

  Mais, tu en conviendras, faute de pouvoir interpréter le présent, il ne me restera qu’à interroger les quelques réminiscences qui voudront bien visiter mon esprit. C’est au bord d’un tel lac qu’un jour d’autrefois nous entreprîmes d’en découvrir les rives esseulées. Sans doute, en cet instant, n’étions-nous que deux au monde ! Ce que je vois : la lumière est baissée sur le bord en vis-à-vis, elle a pris le sérieux d’une crypte. Heureusement, à intervalles réguliers, ton rire clair en brise la glace, fait ses ricochets, ses bonds puis plonge dans un bruit d’éponge. L’eau est étale, d’un vert si profond - un vert anglais ? -, qu’elle ressemble à ces canapés chippendale adossés à de sombres boiseries d’acajou. Quelques éclisses de clarté, quelques courants d’argent et le milieu du lac se révèle comme l’éclat d’une lame qui surgirait des eaux. C’est une identique lumière qui fait sa fugue rapide dans les amandes de tes yeux - ce vert si clair qu’il pourrait aussi bien se fondre dans la vitre du ciel -, et puis, si près de nous, ce clapotis, cette irisation qui n’en finissent pas de pousser au vertige. Tu avais un chemisier si fin, une buée seulement, les bourgeons de tes seins y dessinaient la souple rumeur de deux pralines au bord du jour. Mais pourquoi avais-tu donc pris cette robe à la diable avec ses deux fentes latérales, tes jambes gainées de soie s’y révélaient pareilles à des sculptures d’obsidienne dans la clarté rare d’un musée ?

 

   Cercle d’une existence

 

   Nous parlions si peu. Qu’y a-t-il à dire devant le prodige de la nature, qu’y a-t-il à évoquer face à la pure grâce, à l’éclat de la femme que tu étais, que tu es sans doute encore, jamais la beauté ne s’efface qui, un jour, a été présente. Je me souviens il y avait, tout près de nous, cette barrière faite de planches de vieux bois, ces deux arbres à contre-jour de l’eau, ces feuillages cendrés qu’effleurait le miroitement de l’heure. Ce lac, nous en avions fait le tour, comme on longe le cercle d’une existence, parmi les moirures, les déchirures, les brusques illuminations, les passages d’ombre, les scintillements de gaieté. Parfois des paroles pour célébrer à deux ce qui se manifestait. Parfois des silences pour endiguer les vagues proches d’une déliaison. Ceci planait entre nous depuis si longtemps et tout vol trouve, un jour, son épilogue.

 

   Ce même lac

 

   Mais, dis-moi, est-ce l’effet d’un rêve éveillé ou bien ai-je mêlé à ta photographie ces quelques événements d’une écriture en train de se faire ? C’est si troublant parfois, cette fine lisière qui oscille, cette brusque plongée  de l’adret à l’ubac de la réalité. Si difficile de trouver son point d’équilibre, de jouer son rôle de funambule sur la crête semée de brumes qui tantôt paraît basculer d’un côté, tantôt se dissiper de l’autre. Alors on ne sait plus vraiment ce qui est effectif, ce qui ressort à l’imaginaire, à la faculté d’invention. Est-ce ce même lac dont nous avions entrepris de faire le tour ? Ou bien ne s’agit-il que d’une illusion ? Le verre de mon opaline, dans l’apparition de l’aube,  diffuse sur ma page blanche toute la palette des verts, les absinthes aux ondoiements jaunes, les chartreuses si éclatantes, les malachites plus soutenues, les mousses aériennes, les pommes à la peau si brillante, les Véronèse qui, déjà, commencent à virer vers les ombres. Je crois qu’un peu de repos me fera du bien. « Vert silence » : voici le titre de mon prochain roman. Sans doute y paraîtras-tu en filigrane. Ceci convient si bien à ces teintes d’oasis, au balancement des palmiers dans la première lumière, aux arabesques de la mer dans la venue de l’aube. Tu aimais tant ces passages. Sans doute étaient-ils ta vérité ! 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

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28 janvier 2025 2 28 /01 /janvier /2025 08:14
Dessous la lumière verte.

                                          Photographie : Katia Chausheva

 

   Le compartiment était semblable à un minuscule boudoir, avec ses rideaux aux fenêtres et ses broderies sur la pourpre des sièges. Nous étions deux dans cet espace étroit. La lumière verte du plafonnier diffusait une douceur d'aquarium. Je vous apercevais dans votre tache d'ombre, seulement effleurée par la clarté, pareille à la silhouette fuyante d'un rêve. Vous bougiez si peu, sauf parfois pour remonter une mèche rebelle ou bien croiser vos jambes que je supputais longues et gainées de soie. L'express glissait dans un bruit de neige au milieu des bouleaux. Il y avait comme une phosphorescence et, au plafond, filaient de rapides étoiles. Le mouvement continu du train, sa scansion régulière faisaient penser à une manière de rythme immémorial, à moins que ce ne fût au balancement même de l'amour. C'était troublant, en tout cas, que de progresser vers son destin dans cette eau trouble, vibrante comme le désir. A en juger par votre pose alanguie, vous deviez être installée dans une naturelle volupté et je jouais à vous imaginer par la pensée. Grande, élancée, avec de belles hanches en amphore, un bassin large comme le jour, des cuisses musclées en même temps que sveltes, des mollets doucement inclinés vers les attaches de vos chevilles. Seul votre visage demeurait inconnu, tellement il semblait vouloir se dissimuler dans une écorce fuligineuse. Mais comment m'empêcher de lui donner forme et courbure, élan et vivacité, présence et absence ? Assurément vos cheveux avaient la couleur du platine, votre front celui de l'albâtre, vos lèvres doucement gonflées l'ardeur de la fraîche cerise, votre menton la fuite claire du galet. Quant à vos yeux, ils ne pouvaient être qu'identiques aux feuilles des arbres dans leur tremblement léger, eau de source se dispersant dans la perte de la lumière.

De temps en temps je jetais un regard sur le paysage, sur cette incroyable nuit boréale qui brillait pareille à une gemme. Une lueur à ras du sol glissait sur les troncs des bouleaux et nous en recevions l'écho affaibli, sémaphore venant dire là l'instant unique. Ce qui me plaisait, surtout, les variations de cette faible lumière, les passages plus clairs dans les gares, comme de rapides fanaux s'effaçant dans le silence. Alors, penchant la tête vers le carré de broderie, me laissant aller à un facile onirisme, tout inclinait à devenir symbole aussitôt qu'évoqué. Je pensais à la douceur, à la paix et une colombe m'effleurait de son vol blanc. Je pensais à la beauté et la mer gonflait son dôme bleu. Je pensais à la vérité et l'iceberg dressait son stalactite de glace dans les eaux pures des fjords. Je pensais au bien et le soleil faisait sa boule blanche au-dessus de l'horizon. Tout se dirigeait vers la métaphore avec souplesse, facilité. Alors, qu'en serait-il si je pensais à vous, étonnante et discrète voyageuse perdue dans la pénombre de son corps ? Y verrais-je quelque secret ? Y verrais-je l'amour faire ses singuliers aveux ? Je pensais à vous, forme indistincte dans la dérive nocturne et je vous voyais nue, soudain, allongée sur une couverture aux plissements de vague. Votre visage demeurait une énigme, dissimulé dans une avancée d'ombre. Votre bras gauche descendait vers le sol dans un genre d'abandon, alors que votre main droite, en coupe, protégeait une poitrine que je devinais menue, une aréole sombre comme la baie du genièvre. C'était votre hanche, votre bassin qui recevaient le plus de lumière alors que l'ascension de votre jambe disparaissait dans une invisible taie grise.

C'était incroyable ce grain de peau, ce givre éteint. Et, pourtant, je vous sentais si passionnée. Dissimulée à mieux vous dévoiler. Etait-ce la taïga qui faisait sur moi ses reflets troublants ? Comme une ivresse née du silence. Et ce face à face muet qui semblait n'avoir pas de fin. Longtemps j'ai erré sur la colline de vos genoux. Puis la chute fut fatale. Pareille à un éblouissement. Il y avait le ventre bombé, le léger foisonnement d'une végétation silencieuse. Une douce rosée en éclairait le mystère. Puis une mince faille par où se devinait le secret que vous portiez dans le recel de vous. Une clairière y faisait son ajour avec, au milieu, la hampe blanche de votre désir. Dressée vers le ciel à la manière du discret bouleau, une à peine vibration dans le vent d'hiver. C'était étonnant cette souplesse de l'air qui vous animait de l'intérieur, ce nectar qui gonflait et faisait ses infinies efflorescences avec la beauté de cela qui se dissimule et ne parle qu'un langage crypté, écrivant dans la chair les hiéroglyphes de l'attente. Car, ici, dans ce dépliement pareil à celui de l'anémone dans la pureté des eaux, c'était d'une grâce naturelle dont tout était atteint. Comme si la rumeur boréale, ses aurores de verre avaient gagné votre demeure afin d'y déposer l'arche d'une poésie. C'était si bien de flotter entre deux eaux, entre deux chairs, dans la pure élégance d'une parole infiniment muette. Être là, parmi vous, à demeure et ne souhaiter rien d'autre que cette lente immersion. Et, d'ailleurs, était-il possible d'en jamais ressortir ? Il y avait des balancements, de légers bruits de conque marine, de sourdes reptations. Combien il était heureux d'éprouver cette certitude d'être dans la simple vérité charnelle avec la demande d'y rester. Au-dessus du dôme du ventre, c'était tout l'espace libre de la taïga qui se posait sur votre ombilic, y déposant le vent, la lumière bleue, la courbure du ciel, le clignotement des étoiles, la douce lactation de la Lune. Il n'y avait plus rien dans cet express qui filait d'un bout à l'autre de l'horizon, que vous, dans l'attente de l'événement, que moi, dans le pli même de ceci qui se produisait et tenait du prodige. Le monde, au loin, n'était qu'une simple distraction, la perte d'une eau dans une faille innommée. Mes yeux étaient fermés, mes paupières jointes sur la porcelaine de la sclérotique, mes pupilles explorant l'en-dedans comme si la perdition de toute chose avait eu lieu. Nous étions quelque part dans une dérive hauturière sans lieu ni temps.

Un bruit de chute, pareil à de lourds flocons heurtant le sol de terre gelée. Puis, plus rien que le vide. Le compartiment était désert, rideaux battant la vitre sous l'effet d'un simple courant d'air. Je me suis levé avec le poids du doute et les arrière-pensées du songe. Le quai, sous ces latitudes septentrionales, était semblable à une banquise dérivant au milieu des eaux froides. Le train était immobilisé dans un espace gris, tout contre une butée de bois. Quelques voitures y étaient accrochées, toutes identiques, architectures fuyantes que la brume effaçait. Une gare qui semblait désaffectée, quelques rondins de bouleaux empilés, un antique signal, l'ossature d'une ancienne barrière, des monceaux de traverses rongées par le temps. J'errais, mon maroquin au bout du bras, comme aux confins d'une vie inutile et dérisoire. Par terre, sur une dalle de ciment usée, une couverture de bure marron. Le blizzard qui s'était levé y imprimait quelques rapides vagues. Ce linge perdu, je l'ai ramassé, l'ai serré contre ma poitrine afin de me protéger du froid naissant. Bizarre, tout de même, comme cette étoffe paraissait vivante, encore habitée d'odeurs. Un parfum discret, de rose ancienne, montait lentement dans la décroissance du jour. Je me suis assis sur un banc de planches disjointes. Dans les ramures froides de l'air, venant d'un impossible horizon, il me semblait entendre le glissement d'un express en route pour ce bout du monde. Longue serait l'attente, dans cette ambiance hivernale, sans réelle demeure où habiter !

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18 janvier 2025 6 18 /01 /janvier /2025 08:48
Elle qui regardait au loin

« Soutenir l’été »

Œuvre : André Maynet

 

***

 

   Elle qui regardait au loin, pouvait-on la nommer autrement que « Vision » ? Quiconque la voyait pour la première fois en demeurait atteint au profond de l’âme pour l’entièreté de son existence. C’est ainsi, les vies de haute destinée qui s’abritent sous le discret, se donnent sous le silence, instillent en nous quelque tonalité affective indéfinissable mais non absente cependant de quelque souci. Les êtres que nous croisons au hasard des routes, les hautes statures burinées par le vent, entaillées de balafres de soleil, érodées par les longues marches, nous en oublions aussitôt la forme, simples esquisses diluées dans l’air du temps. Ce sont bien plutôt les invisibles épiphanies, les passages éphémères, les glissements furtifs de ballerine qui retiennent notre attention et nous questionnent incessamment, comme s’il y allait de notre propre prétention à poursuivre notre hasardeuse progression.

   Le Fort, le Sûr de lui, le Prétentieux effacent d’eux-mêmes, à la hauteur de leur insolence, la silhouette dont nous aurions pu faire le centre de notre joie, un lieu privilégié d’observation. Ce que leur certitude leur apporte, notre jugement le leur ôte. Les « vérités » par trop affirmées nous fatiguent et nous n’avons de cesse de les reléguer à l’arrière-plan, dans une zone d’indécision. Nous avons toujours mieux à faire que d’aller sur quelque champ de foire pour y applaudir les camelots et les bateleurs de toutes sortes. De toute manière, ils n’ont nul besoin de nous, ils se suffisent à eux-mêmes. Mais ils nous ont assez occupés. Nous bifurquons en direction de plus apaisantes figures.

   Donc Vision telle qu’en elle-même. Comment pourrions-nous la décrire ? Et, du reste, cette tâche n’est-elle vouée au simple échec, elle qui ne se dit que dans le retrait, l’absence, le suspens de qui elle est ? Comment proférer ce qui demeure coi ? Comment dessiner une forme qui est tout juste une esquisse ?  Comment donner site à une couleur qui se situe à mi-chemin entre la pâleur de l’aube et l’à peine insistance du crépuscule ? Peut-on mettre en mots le pointillé des étoiles parmi la lactescence du ciel ? Quels mots peut-on jeter sur la page blanche pour essayer de traduire le vol blanc, précisément, de l’oiseau de mer, sa perte soudaine dans les remous invisibles de l’air ? La grâce, la légèreté, l’ineffable disposent-ils d’un lexique pour apparaître ? Ne convient-il plutôt de les laisser à leurs motifs hiéroglyphiques, à leur évanescent trajet ? Mais trop questionner est évitement et rencontre différée. Or nous voulons rencontrer. Or nous voulons percer le mystère, soulever un pan du voile d’Isis.

   Vision s’est originellement révélée au monde un jour de lumineux printemps. L’air exultait. Les papillons battaient joyeusement des ailes, un arc-en-ciel découpé dans la toile du jour. Le pollen ruisselait des fleurs. Le nectar poudrait de jaune tout ce qui venait au monde. De joyeux babils montaient des terrasses de café. Des écumes de joies solaires sortaient des bouches. Des gorges se déployaient tout contre les globes dilatés des yeux. Il y avait comme un perpétuel ressourcement des choses, une manière de résurgence continue de ce que l’hiver avait biffé aux yeux des hommes.

   La seconde venue à elle, parmi les saisons de son jeune âge, l’été en sa rayonnante splendeur. D’abord elle avait été surprise par le soudain gonflement des volutes d’air, par leur assiduité à former tout autour du corps une gangue chaude, rassurante, qui paraissait vouloir dire la plus haute valeur de l’heure, son infini coefficient de radiance, son éploiement qui fardait les yeux de mille couleurs pareilles aux queues des cerfs-volants en quête de plein ciel, en recherche d’ivresse. L’été était le centre d’une telle clameur, on n’en pouvait ressortir que le corps fourbu, l’esprit en déroute, l’humeur joyeuse car, en cette saison solaire, tout semblait se donner dans la facilité, s’ouvrir dans le tissu plein et entier de la félicité. Parfois, se réveillant dans l’aube déjà tissée de chaleur, Vision sentait surgir en elle, dans quelque mystérieuse amygdale céphalique, une étonnante formule dont elle ne pouvait décider de l’origine :

 

Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…

  

   Ceci se disait sur le ton d’une douce injonction, ceci s’allumait derrière le cercle du front avec des airs de supplique silencieuse, comme si le pseudo impératif, trois fois émis, ne la concernait, qu’elle Vision, en son bourgeonnement originel. Jamais elle ne s’était ouverte à personne - son tempérament discret la disposait peu aux confidences -, de ces « pensées » saugrenues dont elle estimait qu’elle devait être seule à posséder le secret, comme si, de divulguer ce dernier, pouvait remettre en cause son fragile équilibre.

    Automne était venu sans prévenir, des écharpes de brume subites, les premiers froids, les premiers frimas sur le versoir des charrues des paysans qui retournaient la glèbe avant qu’elle ne se dispose au repos. Vision aimait bien cette saison avec ses feuilles jaunes d’or, ses feuilles couleur de sanguine, ses feuilles que trouait le passage invisible du temps. Oh, bien sûr, parfois, lors des froidures hâtives, persistait-elle à chanter, en silence, la petite comptine pareille à des rêves d’enfant :

Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…

  

   De ceci, de cette sorte de complainte intérieure, rien ne demeurait qu’un air d’égarement parfois, identique à celui de dormeurs brusquement tirés de leurs rêves par un bruit venu du profond de la maison, une charpente qui craque, une bûche de bois qui éclate sous l’assaut des flammes.

   Quant à l’hiver, il n’avait été qu’une succession de coups de blizzard - on pensait aux latitudes boréales -, de bourrasques de neige - on se serait crus dans quelque proche Laponie -, de rivières gelées qui n’étaient sans évoquer une étrange Volga ayant changé son cours et le lieu de sa destination. Le plus clair du temps, dessinant des paysages sur de larges feuilles blanches ou plongeant ses yeux dans les pages duveteuses d’un livre, Vision s’employait à dissoudre les aiguilles de givre dans les replis de son imaginaire. Et, comme chacun s’en doutera, le petit refrain reprenait de plus belle à mesure que le froid dépliait ses tentacules de bruine :

  

Soutenir l’été…Soutenir l’été…Soutenir l’été…

  

   Cette itération au plein de sa tête, loin de l’effrayer, lui apportait bien plutôt un air de douce sérénité qui traçait à l’entour de son visage une étincelante aura, laquelle contrastait avec la pâleur naturelle de son visage. Vision, on l’eût dite fardée de blanc, en partance pour quelque bal masqué, peut-être dans l’un de ces palais vénitiens aux charmes mystérieux que n’hantent que des personnages de fiction tout droit sortis de l’imaginaire d’un écrivain hissant du fantastique des êtres de coton et de dentelles. Telle qu’elle était la plupart du temps, un genre de nymphe à peine sortie de sa chrysalide, une essence diluée dans la transparence du jour, une feuille de glace flottant à la surface d’un lac. Souvent elle s’abritait, lisant sur un banc au bord d’une large forêt, sous la toile d’un parasol rayé de gris, dont la teinte délavée le portait à la limite de l’invisibilité. Son corps menu, il inclinait vers la douceur et la pureté d’un calice de lotus, était à peine voilé d’un body de soie grège retenu aux épaules par deux invisibles lanières. Sous son tissu léger on devinait une poitrine si fluette qu’elle en devenait inapparente, comme si, abritée sous sa vêture, elle se fût efforcée de se rendre invisible au monde.

   Avançant en âge, peu à peu le refrain de jeunesse avait décliné puis s’était effacé sous le poids de sa propre inutilité. Et ce fait ne tenait de nul prodige, comme s’il avait été décidé par le mouvement des choses elles-mêmes. Non, l’explication était bien plus simple. En réalité, Vision ne s’était jamais sentie vraiment en affinité avec quelque saison que ce fût et son attrait pour l’exubérance estivale n’avait été qu’un genre de toquade, un reste de caprice infantile, une survivance de quelque croyance en un Eden terrestre. Jamais aucune saison ne pouvait se « soutenir », tout était irrémédiablement en chute de soi, réaménagement permanent, genre de retour vers quelque origine, du moins cette impression se donnait-elle à la manière, sinon d’une certitude, du moins d’une croyance fichée au plein de l’âme.

   Maintenant que Vision était parvenue à l’accomplissement de son âge, sa vue du monde avait changé, elle était devenue plus distante mais aussi plus réaliste. Elle n’était plus polluée par des opinions primitives qui, en leur temps, l’avaient bernée. Dorénavant, elle s’assumait en qui elle était, cette Jeune Femme pareille à ces brumes qui flottent au-dessus des lagunes, les prédestinent en propre, peignent la complexité de leur état d’âme, un perpétuel réaménagement de leur être car il ne saurait y avoir de certitude à exister que pour ceux dont la vue est trop étroite, dont l’esprit est trop occupé d’eux-mêmes.

   Vision avait conscience de sa propre vulnérabilité. Elle savait définitivement qu’elle ne « soutiendrait nul été » pas plus qu’elle ne commanderait aux autres saisons, aux autres Existants, au temps lui-même en sa fuite plurielle. Celui qui déjà n’était plus, celui qui fuyait au-devant du regard, celui de l’instant qui s’écroulait à chaque seconde tel un château de sable. La vérité, la seule vérité de Vision et celle de ses commensaux, le passage, la métamorphose constante, le réaménagement de soi en qui l’on serait dont, encore, on ne connaît nullement l’être, les troublantes facettes de cristal, les chapes de plomb parfois, les fêlures, les brisures, les éclairs de pur bonheur aussi. Tous, nous étions construits sur de la lave, édifiés sur des sols mouvants, livrés aux caprices de la durée.

   Son air d’étrange apparition, cet air tout à la fois d’être ici et ailleurs, Vision le tenait de sa situation sur les marécages du temps. Les saisons passaient, le printemps radieux cédait la place à l’été intensément lumineux, puis l’automne et ses feuilles languissantes, puis l’hiver en sa blanche rigueur. Rien ne demeurait vraiment qu’une sorte de néant entre deux pleins. Quiconque eût été interrogé sur cette façon d’aporie de l’existence l’eût aussitôt imputée à ces vides, à ces non-sens s’intercalant dans la matière dense du réel. Certes, telle était la logique qui adoubait l’immensément visible, l’immédiatement préhensible au détriment de tout ce qui était absent, dont l’être ne leur eût paru que tressé de rien. Mais l’existence en sa plénière avancée n’est nullement logique, ce qu’elle édifie d’une main, elle le détruit constamment de l’autre.

   Vision, en son for intérieur, avait bien saisi cette dimension d’irrémédiable fuite, cet écart qui mettaient chaque chose à distance de l’autre, cette béance qui, parfois, la projetait hors d’elle en quelque monde mystérieux dont elle craignait qu’il ne devînt le dernier dont elle pût faire l’expérience, comme si sa lucidité, quant au cours irrépressible de la vie, la condamnait par avance à n’être qu’un vague fétu de paille balloté par les flots. Mais ce dont Vision n’était nullement consciente, c’était bien de ceci : elle n’était elle, Vision, qu’à éprouver en elle ce balancement unique du temps, à sentir au plus intime de soi la pliure entre deux formes, deux états, à se situer sur la lisière entre la nuit et le jour, à éprouver telle une belle rencontre le poudroiement du brouillard entre ciel et terre, à s’immiscer dans la faille qui s’ouvrait entre deux saisonnements.

   Ce en quoi consistait sa présence : n’être que l’intervalle entre deux mots, n’être que la césure entre deux paroles, n’être qu’un liseré entre le silence et le bruit. C’étaient là les méridiens les plus effectifs selon lesquels s’y retrouver avec soi, c’étaient là ses polarités essentielles : une chose était, une chose n’était plus, seuls le milieu, la transition, le glissement étaient les motifs au gré desquels sa vie prenait sens, s’instauraient les harmoniques déterminant sa temporalité. Elle était elle, Vision, à l’aune de ce constant égarement de soi, de cet ondoiement, de ce chatoiement. Au cours de sa progression tout ceci se donnait à bas bruit. D’elle, Vision, émanait une étrange et magnétique sérénité dont chaque personne qui la croisait s’interrogeait sur sa nature sans en pouvoir préciser l’origine aussi bien que les limites. Le secret de Vision : se situer au foyer de son propre temps sans avoir d’autre effort à fournir que de se laisser aller à ses intuitions, de glisser parmi les confluences du jour, de passer du crépuscule à l’aube en se confiant aux doux soins de ses songes, ces médiateurs qui la déposaient sur le rivage heureux d’une clairière alors que tout autour le clair-obscur de la forêt faisait son chant d’ombre et d’énigme.

   Elle était, en quelque sorte, une Passante de l’indicible, une Intermittence de la mémoire et du cœur, une simple Transition entre deux états. Elle ne se fixait sur rien, ce qui expliquait cette énigme, cette perte de la vision bien au-delà de soi en un territoire dont elle eût été bien en peine de tracer les frontières. Elle était pareille aux scansions des aiguilles sur le cadran de l’horloge, pareille à l’hésitation des grains de matière dans la gorgé étroite du sablier, pareille aux gouttes de la clepsydre en leur indécise chute. Elle était regard se scrutant lui-même, initiant un retour sur soi qui n’était, en toute réalité, qu’une recherche aux motifs infinis se perdant dans les lointains bleus du ciel. Or le ciel est immense, or la vue plane loin, bien au-delà du souci des hommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 18:11
Tout au bout du monde.

Œuvre : Sophie Rousseau

 

   Dans l’étroite chambre aux murs enduits de chaux, Jeanloup s’éveille bien avant que le jour ne paraisse. En lui, déjà, dans le plissement intime de son corps, il sent les battements de la mer, son halètement pareil au songe d’une bête qui serait de l’autre côté des choses, dans un pays d’outre-vie. Un mystère ne se disant que du bout des lèvres. Dans la haute bâtisse qui donne sur la place il n’y a guère que le soulèvement lent des poitrines. Par la pensée, Jeanloup s’essaie à deviner le souffle long de Jo, son arrivée, bientôt, sur la grève où pâlissent les rêves dans la montée du jour. Sur les allées, en contrebas, seul le bruit de quelques meutes de poussière et le pépiement étouffé d’un oiseau. Le sol de tomettes s’éclaire d’un léger clair-obscur, de quelques lignes tombant des persiennes. Que le jour vienne, que l’espoir de voir l’inaperçu surgisse enfin, il est si long d’attendre lorsque la joie est toute proche, dans les heures bleues qui s’annoncent. De l’autre côté de la cloison, il y a eu comme un grincement, un imperceptible mouvement. Puis des coups frappés à la porte et la voix chaude, rassurante de Jo qui ouvre la conque de l’imaginaire : « C’est l’heure du bout du monde, Jeanloup. Le trésor, on ne le découvre jamais dans la blancheur des draps, seulement à la proue de la barque ! ».

   Bien mystérieuses paroles pour cette jeune vie - douze ans tout juste -, qui incline davantage vers la naïveté de l’enfance que vers l’ombre sérieuse de l’âge adulte. Jeanloup s’habille à la hâte alors que Jo est déjà installé dans la cuisine, disposant quelques tranches de pain et des anchois tout juste sortis de la saumure. C’est cela, être pêcheur, se lever à l’aube, dans le doute du jour, se sustenter de peu et se dépêcher de rejoindre le port avant que ne s’y illustrent les allées et venues des badauds. L’eau est si fraîche qui calme les aspérités du sel, sa saveur fortement iodée. Un avant-goût de la mer, de son large plateau où le soleil laisse tomber sa lumière aveuglante. Alors surgissent les odeurs du varech, du goémon, du poisson qu’on pêche à la ligne. Les rues de la ville sont vides et les pas résonnent sur les murs de lave, aux angles des trottoirs. L’escalier de pierres usées qui descend vers le quai. L’alignement des barques de pêche, leurs oscillations sur les clapotis de l’eau. La rivière a une étrange couleur, comme si elle était un long ruban de zinc qu’une machine aurait déroulé sous l’étrave des embarcations. Jo soulève le capot du moteur, donne quelques tours de manivelles. Soudain, quelques explosions lâchent leurs ondes, comme des coups de gongs frappant les quais, rebondissant sur les façades aveugles des maisons. De chaque côté de la coque, deux haubans de bois sont tendus, au bout desquels sont les lignes et les appâts. Bientôt, dans la caisse habillée d’algues, les ventres argentés de quelques poissons. La barque glisse sur l’eau pareille à un miroir. A la proue, un sillage part en triangle, fouette le rivage semé de roselières, fait ses minces vagues sur les rides de sable. Le cri d’un héron, parfois, puis le silence que percent seulement les battements du moteur, les paroles de l’enfant, rares, les répliques de Jo, claires dans le jour qui vient.

   Maintenant on est arrivés au bout de la rivière, on longe les digues de pierre, on aperçoit les feux qui signalent la passe vers l’embouchure, le port, la ville surplombée de sa cathédrale, vaisseau noir qu’encadre le moutonnement des maisons aux toits de tuiles sombres. Le soleil qui monte, trace son sillage de feu, resplendit jusqu’au dôme du ciel et la lumière est une longue fête venant dire aux hommes la plénitude de vivre, là, tout au bord de l’eau, si près de la liberté ouverte de la mer. Il n’y a pas de plus grand bonheur que celui de voguer un jour d’été, dans le dépliement lent des heures, tout contre l’immensité de l’eau, l’immensité du ciel. Tout se rejoint autour de soi à la manière d’une outre fécondant les yeux, d’une palme caressant le corps, d’une musique infiltrant chaque pore de la peau. Alors, dans cette pure sensation d’être, on est parvenu à l’extrême pointe de soi, genre d’archipel ne se distinguant plus de la brume qui l’enveloppe. On cherche à s’extraire des pesanteurs du monde pour pénétrer dans une nouvelle dimension. On dilate à l’extrême le mince canal de ses pupilles et on laisse entrer tout ce qui veut bien se présenter, aussi bien le vol courbe de la mouette, son criaillement perçant, les gerbes d’étincelles, le brouillard des gouttes d’eau, les écharpes de vapeur qui montent au loin, là où le regard se perd dans la confusion du monde.

   Oui, c’est cela que fait Jeanloup dans l’innocence de l’âge, dans la demande d’exister qui tend sa peau comme une voile, dans le vertige qui creuse sa jeune conscience et cherche à s’éployer, bien en dehors de lui, en direction de tout ce qui vibre et signifie sous le ciel et les étoiles. Jo ne dit rien, conscient du genre de raz-de-marée qui envahit cette jeune vie et la marquera au fer rouge de la signification. Plus tard, lorsque l’âge adulte sera venu, puis la vieillesse étendant ses ramures, c’est cette image qui s’imprimera sur l’écran tendu de la mémoire, sur la corde de la sensibilité. Jeanloup devenu vieux, ce seront ces brusques illuminations qui l’habiteront l’espace d’un souvenir, l’éclair d’une réminiscence. Il reviendra là, au lieu où les choses lui sont apparues avec clarté, évidence.

Tout au bout du monde.

Ce qu’il verra : Les sombres ondulations de la mer encore chargée d’algues et de nuit, leur enroulement comme des signes, des lettres, des hiéroglyphes venant annoncer ce qui sera, plus tard, et qui aura pris naissance, ici, dans l’éclatement du jour à venir. Ce qu’il verra : une nappe de cendre, pareille à celle des nuées des volcans, une écharpe grise montant de l’obscur pour gagner la lumière. Des projections encore, des scories, des lignes fuligineuses. L’obscurité n’abandonne pas si facilement le combat, la polémique violente qui l’affronte aux paroles des hommes, aux rumeurs, aux ardeurs solaires. Ce qu’il verra : un voile d’or resplendissant, un riche tapis d’orient que traverseront les éclats argentés des reflets, les minces explosions des mots qui surgissent des abysses, veulent porter au grand jour ce qui, d’ordinaire, demeure secret, occulté aux yeux des hommes. Ce qu’il verra : un genre de rivière bleue flottant tout en haut de la mer comme pour dire la persistance de l’eau, sa permanence à la face de la Terre, la vie qu’elle a déployée en des temps anciens afin que nous paraissions et puissions témoigner. Ce qu’il verra : une ligne blanche comme l’écume tenant lieu d’horizon - il faut bien une limite, quelque part, une naturelle césure entre les éléments -, une lueur si vive que le regard en sera comme fasciné, attiré par cette infime meurtrière, où, d’aventure, pourrait s’apercevoir ce qu’il y a au-delà de la vision, que jamais les hommes ne pourront nommer. Il n’y a pas de mots pour le silence, le mystère, le chant intemporel de la poésie, le murmure inaperçu de l’art, le vol de l’âme dans les contrées de l’univers. Rien qu’une mutité et la dilatation de soi jusqu’à cette perte, cette chute qui en sont, toujours, l’étonnant épilogue. Ce qu’il verra : ces nuages à l’horizon, pareils à des taches d’encre, à de la neige maculée du souci et de l’angoisse des hommes et alors il n’y a plus ni langage, ni rêve, ni imaginaire qui puisse porter témoignage de cela qui se produit et s’estompe alors même que nous tâchons de demeurer.

Ce qu’il verra, enfin, parvenu à son propre crépuscule, ce sera Jo relevant les filets rutilants de poissons, maquereaux aux ventres bleus, sardines d’argent, mulets aux reflets verts. Ce qu’il verra, le saucisson, la tranche de pain souple à la croûte odorante, la bouteille de vin rosé que traversent les rayons de soleil. Il verra cette collation, sur la barque bleue, parmi le silence, le clapot des vagues, le sourire ouvert de Jo, ce passeur d’âmes qui l’a conduit, un matin d’été, avec naturel et insouciance, tout près du bord du monde, à cet endroit de soi où couve, sous la cendre, le feu de connaître, la passion de se fondre avec tout ce qui brille, éclaire et porte les yeux au merveilleux discernement, à l’agrandissement qui métamorphose l’instant en éternité. C’est cela, que l’enfant devenu vieux, verra. Comme une promesse de futur après la mort. Pourquoi, après tout, après que le dernier souffle aura été rendu, que le corps se sera volatilisé, que l’âme flottera et gagnera avec facilité les lieux inouïs, pourquoi donc Jeanloup, comme tout homme sur Terre -, ne verrait-il pas ce qui se trouve derrière la courbe de l’horizon, et, plus loin encore, derrière les nébuleuses, la Voie Lactée, les étoiles ? Pourquoi ? C’est, en tout cas, ce que croit le vieil homme, tout juste derrière son front chenu et il y a beaucoup à apprendre de ses yeux tristes et gris, du tremblement de ses mains, de la sagesse de ses rides qui disent l’aventure d’être, ici, parmi la multitude. Il y a une chose dont l’enfant devenu vieux est sûr, c’est que la flamme allumée, il y a longtemps, sur une barque, dans le silence du jour, sous la semence infinie de la lumière, cette flamme, jamais ne s’éteindra. Jamais !

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14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 08:22
Fraternité blanche.

Photographie : Gilles Molinier

Etude - 2014

A l’origine, au temps où rien encore n’était décidé de la marche du monde, disons aux environs du Paradis Terrestre, alors qu’Adam et Eve apprenaient tout juste les rudiments de l’amour - c’était avant la Pomme -, alors que le flirt était encore dans les prémices, nimbé d’innocence et teinté de touchante naïveté, nos amis les arbres vivaient dans une manière d’euphorie que même un cataclysme n’eût point entamé. Il faut dire, le Paradis avait tout pour plaire. Le climat était généreux, l’air doux comme le corail de l’oursin, les flamants roses se reflétaient dans le miroir de l’onde, les biches regardaient de leurs yeux enamourés, les girafes ployaient leur long cou avec une grâce infinie, les lions faisaient patte de velours, les cerfs ponçaient leurs bois afin qu’ils ne pussent entailler l’âme des deux seuls existants dont la silhouette était visible à l’horizon des choses. Quant aux arbres, revenons-y, ils étaient d’une si belle nature, si indolente, qu’on eût pu les croire éternels. Leurs troncs étaient aussi lisses que les joues d’une vierge, leurs feuilles lancéolées, couleur d’espoir, étaient détourées d’un mince filet d’argent, ils portaient des fruits dans la plénitude, genre de pommes d’or du Jardin des Hespérides, leurs frondaisons, tantôt couleur de vermeil, tantôt à la teinte d’eau claire ou bien de platine, ou encore d’émeraude tissaient dans l’air la pure symphonie de la beauté. Rien ne semblait jamais pouvoir atteindre cette subtile harmonie et même le héron bleu à la grande sagesse aurait donné son bec à couper que, jamais, ce divin bonheur ne serait entamé par quelque événement, fût-il extraordinaire.

Fraternité blanche.

Le Paradis terrestre

Raphaël Toussaint

Source : Wikimedia Commons

Et maintenant, passons sur les inconséquences humaines et sur les avatars qui conduisirent Adam et Eve, ces pêcheurs devant l’Eternel, à se jeter dans la gueule du loup avec la bonne foi qui sied aux âmes simples. Cependant, les arbres chassés du Paradis, comme tout ce qui y vivait, se retrouvèrent sur Terre comme un peuple épars et maudit qu’une incompréhensible diaspora eût égaré aux quatre coins du monde. Maintenant, ils habitaient aussi bien sous les tropiques qu’aux sommets des montagnes et, pour beaucoup, leur sort était aussi enviable que le destin du charançon aveugle forant leurs cercles de bois de leurs dents hémiplégiques. Le Paradis, c’était bien fini, il fallait se résoudre à vivre dans la modestie et le dénuement, ce que les arbres se disposèrent à faire en raison de leur grande sagesse.

Et voici ce qu’il advint d’eux : le palmier, abrasé par les meutes de l’harmattan et la furie du sable, perdait ses cheveux, ne disposant plus que d’une touffe étique semblable à la tête du chauve. Au milieu des forêts gauloises le vénérable chêne subissait les coups de boutoir des grappes de gui et l’invasion sournoise des bubons de la gale qui faisaient, dans leurs ramures, comme des décorations de noël. L’étonnant araucaria, s’il faisait le désespoir des singes, ne résistait guère aux assauts de la rouille qui le dépouillait de ses lames avec la dextérité du magicien à faire surgir des colombes de son chapeau. Au sein des mangroves, les lacis de racines des palétuviers étaient victimes de la prolifération des crevettes. Les immenses séquoias périssaient sous les lames hurlantes des tronçonneuses. Les très résistants châtaigniers se voyaient lentement délestés de leur substance par la hargne des marteaux-piqueurs des pics-verts. Les pins maritimes, au sommet des dunes, s’étiolaient lentement, lacérés par le vent du large, devenant, petit à petit, bois éoliens blancs comme de os de seiche, puis minces ossements perdus dans le flux des eaux. Les imposants baobabs dans leur forteresse à la couleur orangée ne résistaient guère, en dépit de leur puissance, aux attaques des fourmis rouges. Les acacias, quant à eux, n’étaient guère protégés par la herse de leurs épines, des prédateurs affamés parvenant à prélever leurs rameaux fleuris afin d’en faire leur ordinaire.

Oui, il faut le dire, le sort commun des arbres n’était guère enviable, d’autant que pour ceux qui avaient échappé au désastre, l’intelligence humaine avait inventé les pires tortures qui se pussent imaginer : on ligaturait les branches des érables, on les contraignait dans des pots grands comme des coquilles de noix ; on colonisait des arbustes en charmilles qu’un sécateur brillant à la lame redoutable rabattait avec la plus grande rigueur qui se pût imaginer ; les fruitiers, on les taillait vigoureusement, enfin, on palissait, émondait, ébranchait, écimait, égayait, élaguait, étêtait, coupait, décapitait, décortiquait, dégarnissait, supprimait tout ce qui dépassait à l’horizon du végétal. Nos amis les arbres on les aimait avec tellement d’empressement - comme une fillette étouffe dans ses bras sa poupée chérie -, qu’au bout du compte il n’en restait plus que de rares vestiges, un bourgeon par-ci, une branche par-là, une racine ailleurs, quelques feuilles volant au beau milieu des ramures de l’air.

Heureusement, pour le peuple des arbres, quelques individus plus astucieux que les autres ou doués d’un destin plus généreux, avaient réussi à échapper aux maladies, à la hargne des hommes, à leur cupidité, à leur empire sur les choses de la nature, aux haches qui tailladaient et mutilaient. Il s’agissait d’un groupe de jeunes charmes, aux troncs étroits et un brin tortueux, non encore parvenus dans la force de l’âge, seulement dans les années graciles et indécises de l’adolescence. Longtemps ils avaient erré de sommets en ravins, de déserts en forêts pluviales, constatant, partout, les atteintes du mal, la propagation des épidémies, la chute et le deuil. Alors, ils avaient décidé d’adopter un instinct grégaire, un comportement siamois, et, comme des moutons au lainage accueillant, ils s’étaient assemblés en une tribu compacte, se serrant les coudes, se prêtant main forte, prenant pour devise l’entraide et la considération de leur semblable. Ils avaient fini par trouver un site qui leur convenait, au fin fond d’une combe, entre deux versants protecteurs, un genre de presqu’île terrestre, une manière de gentille utopie dont ils avaient fait leur terre d’élection. Ils vivaient là depuis quelques années déjà, dans la simplicité et le murmure de leurs rameaux minuscules. Ils parlaient peu, se sustentaient de courants d’air, respiraient un air limpide comme l’amitié. Chaque hiver, la neige faisait, à leur pied, un tapis blanc si pur qu’il semblait ne pas exister ou bien alors comme un simple lien qui les maintenait réunis. Le frimas était leur nourriture essentielle, un genre d’ambroisie si pure qu’elle coulait en eux comme une sève invisible et les faisait s’élever dans le temps avec la même persistance qu’à une mousse à s’abriter sur les versants humides. Ici, dans ce lieu hors du lieu, jamais personne ne vient, sauf quelque rapace au vol lourd, quelque chouette antique et vénérable et des passereaux pacifiques. C’est une manière d’éternité qui semble les avoir figés dans un langage immobile, une pure poésie blanche s’élevant du mystère du monde.

Si, un jour, par le plus grand des hasards, vous tombez sur leur repaire secret, comptez-leur une fable, chantez-leur une comptine, murmurez-leur une berceuse et retirez-vous sur la pointe des pieds. On ne dérange pas un paradis, on le regarde du bout des yeux et on part en silence. La seule parole qui soit et qui longtemps, agit en nous, comme un charme !

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23 octobre 2023 1 23 /10 /octobre /2023 17:11
Alba et le jour

            « Bonjour le jour...» – à Peyriac-de-Mer

                      Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Alba était le genre de petite fille qui passait inaperçue. Il faut dire, elle était mince telle la lame du couteau et ne faisait pas plus de bruit qu’une libellule volant dans la transparence de l’air. Elle était si discrète qu’elle ne différait guère de la feuille argentée du bouleau ou bien des fils de la vierge qui parsemaient le contour de l’étang. Quelqu’un se mettait-il en quête de l’apercevoir qu’elle était loin déjà, pareille au flottement de la brume dans une matinée d’automne. Pourtant elle n’était ni un rêve, ni une hallucination et vivait dans une petite maison du pêcheur perchée sur un promontoire de terre d’où l’horizon laissait découvrir sa belle et douce courbure.

Avait-elle des parents ?  Nul ne le savait.

Allait-elle à l’école ? Personne n’aurait pu en témoigner.

A quoi passait-elle ses journées ? Il était impossible de le dire.

Peut-on décrire le vol blanc de la mouette dans l’indicible de l’heure ?

Peut-on évoquer la couleur du ciel lorsqu’il se confond avec la cendre ?

 

 Cependant Alba ne se souciait guère ni de la parlotte des gens, ni du temps qu’il faisait, pas plus que des rumeurs qui se répandaient dans les rues des villes que l’on apercevait au loin, nimbées de lumière lorsque le soir venait. Parfois, au plein de la nuit, vissant sur ses yeux une paire de jumelles trouvée sur le sable d’une plage, elle scrutait les milliers de points brillants qui festonnaient les contours de la côte telle une guirlande. Jamais elle ne s’aventurait sur les places où s’agitaient les hommes, jamais elle ne fréquentait les rues du village au milieu des rires et des éclats de voix.

 

Elle était une fille des passages.

De la nuit au jour dans le bleuissement de l’aube.

Du jour à la nuit dans le cuivre du crépuscule.

 

   Son occupation ? Engranger les mille et une  visions du monde dans un coin de sa tête. Puis les convoquer dans les marges du rêve ou bien dans le coloriage, activité qu’elle aimait par-dessus tout. Elle était une manière d’archiviste du temps et de l’espace dont elle consignait les infinis événements sur des feuilles blanches qu’elle caressait de la pulpe des doigts avec une manière de ravissement.

   L’hiver touche à sa fin. Parfois une blancheur sur les rives de l’étang, un fin liseré qui en cerne le contour. Parfois une journée plus chaude, estivale - elle aperçoit les hommes en chemise, les femmes en robes claires attablés aux terrasses des cafés -, et elle se risque à la limite du bruit et du mouvement, juste pour en éprouver la vive démangeaison, elle qui ne rêve que de lieux libres et sauvages, laissés au simple accroissement de leur être. Ce matin la clarté est haut levée qui fait ses ondes et ses balancements mais dans l’approche seulement et c’est le sentiment de l’immobile qui domine, l’impression d’une paix étendue sur les choses sans que nulle limite ne puisse l’atteindre. Assise en tailleur sur une touffe de laisses de mer, un livre posé sur ses genoux, Alba dessine. Ce qu’elle voit, qui est son domaine, celui aussi des gravelots à collier avec leur plumage à la teinte de plomb, leur œil vif si noir, celui des alouettes lulu et leurs plumes striées, leurs poitrines semées de points noirs.

   Alba dessine et colorie le fin duvet du ciel qui ressemble au plumage des flamants roses. Son crayon court sur la feuille avec un léger grésillement. Elle aime bien ce genre de voix qui accompagne son geste. C’est comme une présence mais qui ne troublerait pas, serait là dans une attentive disposition. Parfois, du gras du pouce, la petite fille estompe une couleur trop vive qui pourrait déchirer le jour, sa venue d’organsin, ces fils si ténus qu’ils ne vivent qu’à être regardés, non touchés, effleurés et l’on pense à la chute de la feuille sur le sol de mousse. A la mine de plomb, que rehaussent quelques touches de crayon bleu, elle trace la ligne des collines, on dirait quelque enfant espiègle venu poser là un trouble dont il tirerait une secrète jouissance. Mais non, tout se fond et c’est comme un camaïeu de couleurs voisines, une diction sur le bout des lèvres, une effusion qui se retient au bord de sa parution.

   De temps à autre, des bruits indistincts viennent du village. Ils sont de minces clapotis, le premier poème du jour qui vient. Ils ponctuent le temps, en scandent le rythme, ne l’altèrent pas. Ils sont identiques à un genre de contrepoint jouant en sourdine, donnant le ton de la scène, s’y superposant afin d’y correspondre, d’en rejoindre la félicité. Sur la grande nappe blanche qui traduit le miroitement de l’eau, Alba pose les cubes de cabanes lacustres, leurs reflets irisés, elle dessine le câble qui les relie à leur ancre, loin, là-bas dans le fond de vase où glissent les noires anguilles. Elle dessine des ribambelles de cormorans aux ailes déployées aux rémiges que la lumière traverse, ils ressemblent à des éventails. Elle dessine, sans presque s’arrêter, tout ce bonheur qui surgit et décline son nom selon de minces vibrations, de légers glissements, d’à peine frissonnements qui sont la nourriture du corps, l’ambroisie de l’âme. Alba ne sent rien que cette joie immédiate de créer. Elle n’a ni faim, ni soif. Elle est comme ces grands oiseaux qui planent longuement sans donner de coups d’ailes. Tout dans la facilité. Tout dans la netteté. Tout dans l’intelligibilité du réel, sa venue à soi tirée d’elle-même. Nul besoin d’un complément, d’une fioriture censés en accroître la dimension. Des fois, croisant ses doigts, les étirant, les faisant craquer, la jeune dessinatrice reprend conscience d’elle-même, sollicite son corps avant qu’il ne se fonde et ne disparaisse dans le paysage qui est son double, son écho, le seul interlocuteur avec lequel elle entretient un dialogue. Le bas de l’image, elle y applique un ton plus soutenu car il indique les profondeurs proches, le mystère de ces eaux où ne règnent qu’ombres et ténèbres. Voici, Alba vient d’accomplir le rituel au terme duquel s’amorcent ses journées. Le reste du temps, elle le consacrera à quelques retouches et, surtout, à de longues promenades songeuses tout autour de l’étang. Elle en connaît les moindres buttes, les plus minces recoins, les anses et les golfes qu’envahissent les tapis de santolines avec les grains jaunes de leurs fleurs. Le soir, lorsque le jour décline, que les ombres allongent leurs ailes sur les collines, que l’eau vire au violet, debout sur son promontoire, telle une vigie ou bien un génie tutélaire, Alba jette un dernier regard sur le territoire qui l’accueille comme l’une de ses filles. Puis elle entre dans son étroite maison badigeonnée à la chaux. Elle s’allonge sur sa natte. La lune est dans le ciel qui fait son lumineux croissant. Ses rayons caressent le doux visage de la petite fille. Le rêve est là, déjà, il porte sur le front, les lèvres, cette douce onction qui se nomme sommeil, ouvre les portes brillantes de l’imaginaire. Chut, Alba dort !

 

 

 

 

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