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7 juillet 2025 1 07 /07 /juillet /2025 17:10
Intérieure beauté.

Walvis Bay - Vol de Pélicans Roses.

Photographie : Martine Fabresse.

 

« Je désire presser dans mes bras la beauté qui n a pas encore paru au monde ». Joyce - Dedalus.

 

Presser dans ses bras cette insaisissable beauté, comme nous le suggère Joyce, qui donc n’en a éprouvé l’irrésistible frisson ? En être parcouru n’est jamais qu’accomplir, par la pensée, ce trajet en direction du Beau transcendant dont nous participons, ce « rejeton du Bien », selon Plotin, qui inscrit en nous la braise de sa nécessité.  Car nous ne pouvons nous passer ni du Beau, ni du Bien, sauf à nous exonérer de notre essence humaine. Mais ceci est propos de métaphysicien et nous voulons demeurer dans l’orbe de la réalité. Ce réel qui toujours nous questionne, imaginons-le, dressons-en la métaphore, dessinons-en l’esthétique.

   C’est un matin, encore dans l’indistinction de l’heure, dans ce pli natif qui sépare d’un invisible trait la densité nocturne de la légèreté diurne. Loin, quelque part en Namibie, sur l’étendue de Walwis Bay, « baie des baleines », étrange territoire qu’habitent hypothétiquement ces animaux mythiques dont la beauté n’égale que  leur inconcevable taille. Le lieu, sa pureté, sa presque invisibilité semblent tracer l’impalpable quadrature de la grâce, de l’éphémère, de l’à-peine perçu, de l’ineffable dont s’entoure toujours la chose qui parle à notre âme le langage du rare, du poétique, du sublime. Être là ne peut s’accomplir que dans une manière de dénuement, de simplicité, de retrait en soi qui est l’empreinte que dépose en nous la majesté du paysage. Il faut regarder avec la pointe de l’âme, l’étincelle de l’esprit, l’effervescence de l’émotion qui fore l’ombilic de son dard inquiet. Oui, « inquiet » car toute Forme Majuscule, toute parution traçant l’esquisse d’une ontologie, d’une présence évidente, énigmatique de l’être, ne peut émerger qu’à l’aune de cette surprise par laquelle l’Existant fait soudain halte, ménageant dans ce suspens spatio-temporel, une place pour le recueil, une source pour la méditation, un sémaphore pour la contemplation. Alors le regard s’ouvre, les yeux se dilatent, la conscience se déploie jusqu’à l’incandescence des archétypes qui tracent en nous les nervures du sens. C’est toujours lorsqu’une chose se donne à voir comme l’exception qu’elle est que provient, jusqu’à nous, l’arche ouverte, brillante des significations. Et c’est en raison du fait qu’elles nous assaillent que nous faisons silence, que nous demeurons immobiles, en attente de l’événement qui, se révélant en sa nature fondatrice, nous portera en un lieu de félicité, celui de notre vie intérieure, cellule intime, creuset de la subjectivité par lequel donner libre cours aux fluences de nos affinités. Ce sont elles, nos affinités, qui nous mettent en rapport avec le monde et tressent en nous les cordes qui nous font tenir debout, assurent notre verticalité, autre nom pour la transcendance humaine se sauvant, au moins provisoirement, de ses chutes, excipant de ses apories.

   L’eau, l’horizon, le ciel sont une unique rhétorique, une sémantique à peine appuyée qui nous disent l’ineffable qualité de l’instant, ce trait modeste, cette mince déflagration de la seconde dont la suivante, harmonique discret, surgit à la façon d’un éternel retour du même, temporalité figée pareille à ces boules de verre dans lesquelles la neige suspendue feint de tomber sur une miniature de Noël avec la lenteur d’un sentiment en train de naître, de découvrir son sensualisme discret, son effleurement de duvet. Ou bien de plume, telles ces rémiges de pélicans, manières d’éventails noirs, denses, disant la présence, le témoignage de la vie, ici, si loin des hommes qui ne les voient pas, progressent en regardant le sol, occupés qu’ils sont de terrestres multitudes. Ces oiseaux jetés en plein ciel, qu’une conscience, une volonté arrêtent, images figées d’une éternité en train de s’actualiser, voici que ceci nous atteint avec l’exactitude d’une vérité.

   Ces pélicans sont là, dans la plus pure réalité qui soit, si près d’une Idée platonicienne, formes immuables s’alimentant à leur propre profération, modèles éternels dont le plus grand des artistes ne pourrait tirer que quelques images approchantes, icônes dans le meilleur des cas, idoles dans un  mimétisme seulement convoqué, effleuré, à défaut d’être jamais atteint. Cette impression de Réel est si forte que, de ces oiseaux, nous ne saurions guère tracer d’esquisse plus juste. Immobilisés dans le geste qui fixe, ce fameux « kairos » des Anciens Grecs, cet « instant décisif » qui, s’il porte bien son nom, et augurons qu’il en soit ainsi, extrait du divers, du multiforme, du polychrome, du toujours fuyant, cette indépassable représentation, comme si rien, désormais, ne pourrait s’approcher d’une proposition intellective de ces habitants des lacs et des marais qui semblent la pure émanation, peut-être la cristallisation des éléments, eau, air, dont ils tirent leur esquisse essentielle.

   Nous ne gagnerions rien à nous distraire de notre immobilité, sauf à interrompre la magie. Car de telles visions en portent l’indélébile trace. Tout comme le visage de l’Aimée trahit la tension qui l’habite et la dépose là où toujours elle a été, au centre d’elle-même, dans ce foyer qui rayonne et appelle. Car cette image nous entraîne où nous habitons avec le vœu d’y toujours demeurer car la beauté est ainsi faite qu’elle nous possède au foyer même de notre citadelle, s’y dissimule et n’attend que de surgir à même le phénomène que nous attendions sans trop y croire. Et le voici dans cette tension qui le fait être et le dépose devant nos yeux comblés. C’est bien l’exact opposé d’une illusion, c’est un rêve arrêté en plein vol, c’est un imaginaire qui, de toutes parts, outrepasse sa capacité à créer et nous plonge dans l’aire ouverte d’une immédiate compréhension. Du monde qui fait face. De nous qui l’interrogeons depuis la crypte secrète de notre désir.

   Les lieux d’évidente beauté, lagunes aux eaux cendrées, altiplano laissant flotter ses aériennes savanes, lacs de sel aux arêtes éblouissantes, colonnes bleues des glaciers, souple mouvance des dunes, tous ces lieux sont inévitablement situés aux limites, sur les lisières, aux confins dont notre regard s’informe comme parvenu à l’extrémité de sa pointe interrogative. La beauté est hors toute question, tout langage, toute sensation. Elle est de l’ordre d’une simple relation, d’un passage, d’une transitivité dont il faut se saisir comme on le ferait d’une feuille d’automne emportée par le vent avant qu’elle ne s’absente pour toujours. Ceci, cette indicible perception, cette épiphanie au bord d’un abîme, il ne dépend que de nous de l’amener au paraître. C’est NOUS qui lui donnons essor, seulement nous avec le tremplin déployé de notre conscience. Il n’y a pas de beauté en soi. C’est NOUS qui esthétisons le monde, lequel en retour, décèle en nous la beauté disponible, seul avoir que nous ayons jamais possédé. Beautés se reflétant en miroir, l’une nourrissant l’autre, s’abreuvant à leur inépuisable source commune. Tout sentiment esthétique est nécessairement spéculaire car la visée de l’objet de notre contemplation nous  renvoie le rayon de notre regard afin que, métamorphosé par la chose belle, il puisse à son tour nous féconder et nous assurer de sa lumineuse présence. Alors nous regardons et regardons jusqu’à l’épuisement du charme, jusqu’à la perte de ces oiseaux dans les mailles solubles du ciel.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 juin 2025 5 27 /06 /juin /2025 16:20
Regarder, ouvrir le monde

"REGARD 9"

 

Photographie  :  Patrick Geffroy Yorffeg

 

***

 

   Il faut partir du particulier, aller à l’universel, puis revenir au particulier afin que celui-ci, fécondé en son être par l’éloigné et l’essentiel, puisse se connaître en tant que cette singularité qui est le signe le plus patent de la personne humaine. « Regard », déjà le mot est beau en lui-même, selon la frappe distincte et claire de ses deux syllabes. Elles disent bien plus que leur simple phonétique. [Re] et c’est un geste de retour qui est initié. [Gard], et c’est l’acte de garder qui est évoqué. Mon regard est, en quelque sorte, le gardien de ce qui m’échoit comme mon lot unique, celui avec lequel je dois édifier qui-je-suis dans la plus grande des solitudes puisque mon parcours ne ressemble à nul autre, que mon Destin en a déterminé l’infrangible voie. Nous ne sommes libres qu’à nous inscrire dans la trace de nos propres pas !

   Autrement dit, « regarder » est porter sa vue au loin et faire retour au plein de son être, en son intime, de manière à ce que le travail de la conscience, au terme de la dialectique du proche et du lointain, s’empare du monde avec suffisamment de bonheur et y dépose son empreinte qui ne peut jamais être que cette esquisse de Soi et non d’un Autre. Tout signe du regard se dispose, par essence, à une confrontation avec l’altérité. Et l’altérité est le tremplin par lequel j’arrive à ma posture de Sujet. Ce qui se montre à mon regard est la différence même, ce par quoi je me dispose par rapport à ce qui me fait face et m’intime l’ordre de m’y reconnaître avec moi-même. Le regard est ce rayon sensitif qui part de qui-je-suis, mesure l’espace tout autour, y prélève maints indices qui seront les médiateurs d’un sens interne, non partageable, jamais identique aux expériences de vision de mes alter egos. Tout regard ne prend sens qu’à retourner en Soi, au cœur de la citadelle, là où il pourra être décrypté selon l’originalité qu’il est, sinon son étrangeté.

   Chacun s’accordera à reconnaître la prééminence du regard sur tout autre mode de donation de la présence. Ce que chaque sens sépare, analyse, décrypte selon le mode des catégories, la vision le synthétise en une manière de totalité qui, seule, peut satisfaire le large empan dont nous voulons qu’il nous délivre bien plutôt le vase archéologique en son ensemble, nullement les tessons épars qui nous égarent et participent à notre propre éparpillement, à notre fragmentation, elle nous porte sur les rivages insoutenables de la schizophrénie. Le toucher touche chaque chose l’une après l’autre. L’ouïe ne perçoit les sons que dans la succession, non dans la simultanéité, laquelle ne serait, si elle devait jamais s’actualiser, que l’incompréhensible bruit de fond du monde. Le goût procède par division des saveurs. L’odorat établit une hiérarchie des fragrances. Seul le pouvoir de voir est panoptique, polyvalent, polychrome, polyphonique (et toute la kyrielle des « poly » imaginables) et les yeux qui explorent sont portés bien au-delà d’eux-mêmes dans chaque geste de la vision. Cette dernière, la vision, est le mode du connaître par excellence, le mode au gré duquel peut se lever le déploiement du concept, s’élargir notre préhension des choses. Tragédie de l’aveugle : il ne possède ce qui apparaît qu’à la mesure d’une sommation des sens dont le principal, le principe unificateur, lui échappe totalement. S’est-on déjà interrogé sur le paysage que l’aveugle « voit » ? Pour un Voyant, ceci est pur mystère qui frôle l’aporie. Peut-être est-ce ceci le tissu de toute aporie : se pencher sur le monde depuis son immense margelle et n’apercevoir jamais qu’un vaste océan noir parcouru du vent incalculable des abysses.

   Mais il faut laisser là la théorie et aller voir de plus près ce prodige de la vue, en citer quelques déclinaisons humaines. Ainsi nous approcherons-nous de l’âme dont on dit que les yeux sont le miroir. Cependant affirmer ceci est n’encourir aucun risque au simple motif que nul ne sait ce qu’est l’âme et donc proférer dans le vide revient à peu près à ceci, se réfugier sur de hautes cimes que le brouillard occulte aux yeux des Vivants. Je ne sais si l’âme existe, si les yeux en sont la porte d’entrée. Mais, en tout cas, il est une expérience existentielle des plus douloureuses qui soient, elle consiste en une radicale impossibilité : nul ne peut confronter bien longtemps le regard d’un Autre que soi, pas plus que sonder son propre regard dans le miroir n’est un acte sans danger.

   Mais d’où vient donc cette étonnante étrangeté ? Est-on, soudain, en vue directe de l’Être, ce Rien, ce Néant dont la seule évocation est vectrice d’une angoisse sans fond ? Où bien est-ce notre Esprit qui nous toise et nous met en demeure d’être conforme à une éthique ? Ou bien encore notre Conscience dont « l’instinct divin » nous effraie et nous renvoie dans le corridor le plus sombre de qui-nous-sommes ? Oui, les yeux sont un pur mystère. Oui, les yeux, nos propres yeux nous mettent au défi d’exister, hommes en tant qu’hommes. Oui nos yeux s’érigent en juges suprêmes, nous ne pouvons en soutenir bien longtemps la manifestation. Non seulement nos yeux dits « normaux », mais aussi bien les yeux des Autistes, ils sont vides et sondent le froid et lointain cosmos, pareils à ces Moais de l’Île de Pâques que l’Ether semble avoir soustraits à leur pesanteur de pierre. Ils sont là et irrémédiablement ailleurs. Or l’ailleurs n’a ni forme, ni contours, si bien que l’on peut s’y réfugier et longuement disserter à son sujet.

   Yeux des Existants, ils sont les perles translucides où s’illustre, de la plus belle manière, la vérité. Un regard de vérité est droit, non troublé et les paupières ne cillent nullement d’être confrontées à quiconque. Yeux des Existants, ils sont des lacs d’altitude, de claires ondes dans lesquelles se reflètent les nuages, parfois légers, heureux, parfois sombres, ils infusent en eux toute la tristesse du monde. Yeux des Existants, ils sont le prodige de la conscience, le feu de la lucidité, rien ne leur chappe qui fait sens et ouvre la marche de l’univers en son inégalable faveur. Yeux des Existants, ils sont les portes closes/décloses, elles nous disent l’épiphanie de l’Être mais aussi sa réserve, son refuge en des fonds inconnaissables. Yeux des Existants, ils sont le Chiffre Majuscule, celui de la centralité du regard qui efface toute autre présence, le reste du visage s’y abîme dans l’unique d’une simple joie. Yeux des Existants, ils sont l’aimantation suprême, le Dire en sa constante beauté, ils profèrent le langage le plus subtil qui se puisse imaginer. Yeux des Existants, ils sont à la confluence des signes, ils les fécondent, ils leur donnent espace et vie. Yeux des Existants, ils sont les braises vives au motif desquelles l’intelligence vient à affleurer, se révéler sur le mode de la discrétion. Yeux des Existants, ils sont le Tout de l’Être. Qui donc pourrait dire mieux que cette Parole silencieuse, elle est notre supplique la plus patente, celle que nous adressons à l’Aimée, à la fleur, au rivage de la mer, aux collines qui tremblent sous le vent ?

   Yeux de l’Art en sa plus belle cimaise. Yeux apaisés à la belle teinte cuivrée de Marie de Médicis peinte par Agnolo Bronzino. Yeux exorbités, terrifiés du personnage du tableau « Tête de méduse » du Caravage. Yeux vides qui sondent l’innommable de « Tête aux tresses », dite « La Nymphe », dans un grès mésolithique-néolithique de Belgrade. Yeux qui visent l’extérieur mais aussi retournent à l’intérieur du massif de chair chez « Homme et Femme enlacés », pierre et plâtre de l’art suméro-akkadien. Yeux doux, attentifs, altruistes tels que figurés dans « Deux époux de Pompéi », au temps de la Rome Antique.  Yeux clos soumis à une impérative rétroversion, ardente méditation du « Prêtre de Xipe Totec » au Mexique. Yeux de pure intelligence du portrait de Diderot par Charles-André dit Carle Vanloo. Yeux de Vincent Van Gogh où percent, en un seul et même élan, génie et folie, « Autoportrait de 1889 ».

   Nul ne peint mieux la climatique des sentiments internes que les globes des yeux, ils sont une sémantique anatomo-physiologique que redouble le ton fondamental de l’individu, la marque insigne qu’il attribue aux choses qui se posent devant sa conscience. Quiconque a vu le regard bouleversé d’une enfant triste, quiconque a vu le regard passionné d’une amante, quiconque a vu le regard plein de pénétration du savant, quiconque a vu le regard suppliant et vide du condamné à mort, rien de ceci ne saurait être oublié qu’à accepter sa propre perte dans les fosses carolines de l’indifférence, dans les douves sans fond d’une inhumaine condition. On pourrait longuement épiloguer sur les vertus des yeux, s’entraîner à interpréter leur taille, leur couleur, les signes qu’ils profèrent comme on le ferait des hiéroglyphes d’un Test de Rorschach et encore se présenteraient à nous mille détails dont nous n’aurions immédiatement aperçu la richesse.

   A vrai dire, tout regard est insondable en raison même du fait que, jamais, nous ne possèderons la clé qui nous permettrait d’en saisir l’ultime signification. Et il est heureux qu’il en soit ainsi, qu’une part de mystère demeure en ce siècle de technoscience où tout est étalonné à la mesure du calculable, de la précision arithmétique. Toujours, aux objets qui méritent notre plus grande attention, il faut ce halo de secret, ce coefficient d’énigme, cette ombre portée du silence. C’est ceci, cette marge d’incertitude qui fait de l’humain aussi bien sa grandeur que son exception. Devant l’inaccessible et l’abyssal des yeux, demeurons humbles et adoptons la seule attitude possible, celle de l’étonnement, ferment de tout questionnement. Regarder est ouvrir le monde à condition cependant que le regard soit droit et dénué de quelque intention que ce soit. Sans doute le motif des yeux est cela même qui se prête le plus à la marche souple de l’intuition. Ce qui est précieux ne se peut saisir que dans l’effleurement.

   L’image que Patrick-Geffroy Yorffeg a choisi de soumettre à notre entendement sur ce thème de la vision est une image tout à fait significative des nombreux sèmes qui s’y impriment dans la discrétion d’un soupir. La coiffe qui se confond avec le ciel de l’image nous dit, en termes retenus, l’abri nécessaire à apporter au regard. Tout regard, par nature, est fragile. Au simple motif que, confronté à l’extérieur, sous ses modes divers, grâce, amour, violence, haine, générosité, retournant en lui, il est chargé de ces lourds contenus qu’il lui est intimé de métaboliser car, jamais, l’on ne peut amener le réel en-soi, dans la violence ou la finesse de son dire. Constamment, il nous faut réaménager ce que nous saisissons du tangible qui nous fait face pour l’accorder à nos plus exactes affinités. Ce sont bien nos propres affinités, ces miroirs de-qui-nous-sommes qui nous déterminent en propre et nous livrent au monde dans la dimension de notre singularité. Nous sommes un particulier dans l’universel et ce n’est qu’ainsi, de cette manière souple, fluente, que nous pouvons nous inscrire dans le cours des choses : il est le nôtre toujours en partage avec la grande marée des flux du vivant.

   Le front est large, dégagé, lumineux. Il est le site dans lequel le regard s’inscrit. Il est, en quelque manière, prélude à la vision et c’est pour ceci qu’il lui est demandé de venir à nous dans la plus grande pureté, pareil à une neige qui effacerait toutes les imperfections du paysage. Les deux traits des sourcils, semblables à un signal, à un sémaphore, déjà attirent notre regard sur ce qu’il y a à voir : ces yeux homologues qui reflètent nos propres yeux. Deux consciences se rencontrent dans un colloque singulier qui ne peut être qu’émotion, saisie de l’être-présent au foyer même de sa présence. Notre propre présence s’accroît de celle de l’Autre et c’est cette fécondation qui se donne sous le beau nom « d’humanisme ». C’est bien notre caractère humain fondamental que de reconnaître l’Autre, de lui donner assise, de l’exposer comme ce qui, en soi, est le signe le plus haut. Or seul le regard peut ce prodige à la mesure de la lueur transcendante qui en traverse l’aire donatrice de sens. Voir est signifier en sa guise la plus élevée. Pour cette raison et pour nulle autre, il nous est imposé, en tant qu’hommes et femmes, d’apprendre à voir, de doter notre vue des qualités du cristal de diamant. Vue, sous mille facettes, qui déploie le tout de ce qui vient à notre rencontre comme la faveur à nulle autre pareille de l’exister en sa mission la plus essentielle.

   L’arête polie du nez, l’amorce de la plaine des joues, tout ceci apparaît sous ce même jour lisse, tranquille, sous cette lumière diaphane qui est l’émergence de l’âme en son image éphémère. Deux larges cernes gris entourent les yeux. Deux zones de transition entre le blanc immaculé où rien ne se dit et la tache sombre des yeux où tout se dit et se retient cependant sur le bord d’une parole. Car les yeux, au sens strict, n’articulent rien, demeurent dans une sorte de mutité. D’où leur force, leur puissance. Ce n’est nullement le bavard qui retient notre attention, bien plutôt le discret, celui qui, depuis la pupille de ses yeux, dit en mode crypté le souci de son être. C’est à nous, qui faisons face, de lire, d’interpréter au plus près ce langage tranquille, feutré, il est le gage le plus sûr de la personne en sa vérité. Ces yeux de l’image sont si doux, si rêveurs, empreints d’une généreuse sensibilité, aussi, d’emblée, sommes-nous enclins à penser celle qui en est la source à la manière d’une porcelaine rare brillant sur fond d’un rassurant clair-obscur. En tout clair-obscur, par essence, se donne la lumière, se réserve l’ombre. A nous d’avancer à la rencontre. C’est le mode même de notre avancée qui nous mettra en rapport le plus étroit avec la magie incarnée qu’est toute personne humaine.

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26 juin 2025 4 26 /06 /juin /2025 17:28
Au plus haut, le langage

Paul Valéry, « Été », Manuscrit autographe

Source : Les Cahiers de Didactique des Lettres

 

***

 

   C’est au plus loin du temps. C’est dans l’indéterminé du monde. C’est dans le chaos primitif. Il y a comme un grondement sourd, un long frottement de plaques tectoniques, des matières en fusion qui s’entrechoquent, de curieux borborygmes, ils font penser à l’éveil d’un être en devenir qui ne connaitrait encore nullement le lieu de son habitation. Soi, on est déjà soi, à la manière d’une anticipation de l’humain, une attente de germination, le signe avant-coureur d’un saut futur à même les choses. On bivouaque à l’intérieur de soi. On est plié tout autour du grain de son ombilic, on espère son dépliement à la manière d’une crosse de fougère venant à l’existence dans le clair-obscur chlorophyllien d’un sous-bois. On est si peu encore sur les rives lumineuses de l’anthropos. On est un genre de masse inerte, parfois prise d’étranges convulsions, on a encore un pied dans la sombre jungle animale, alors que l’autre, tâchant de s’extraire d’une glaise native, fait penser au motif d’une jarre qu’un potier façonnerait sur son tour, forme encore inconsciente de ses propres contours.

   Nulle pensée qui nous visiterait. Nulle idée qui ferait son rougeoiement sur le bord de la conscience. Nulle intuition qui poserait le futur tel le but à atteindre. On est soi, attendant que le soi se libère de lui-même, fasse son jaillissement à l’air libre. On est si peu parvenu au bout de son être. On en sent seulement le frôlement pareil à celui d’un zéphyr lissant la feuille de la peau. C’est étrange, tout de même, d’être sans être vraiment, de nager à même la rive, d’agiter bras et jambes en direction de cette eau qui attire, scintille, mais se refuse obstinément à vous accueillir dans le secret de son onde. Comme vous n’êtes encore, physiologiquement, qu’un genre d’arc réflexe, vous ne pouvez émettre nulle hypothèse, tout au plus sentir en votre corps d’amibe quelque modeste remuement que vous comparez, inconsciemment, à la progression de la larve sur son tapis de feuilles mortes. Vous êtes vous sans être vous, c’est-à-dire que vous ne faites que végéter à l’intérieur de votre propre mangrove, parmi les hautes jambes des palétuviers et les pinces levées des crabes tapissées de vase noire. Cela glue et englue. Cela laisse sur le bord de quelque chose, on ne sait quoi mais on sent que, au sein de soi, tout autour de soi, si près, à la manière d’une vibration, un événement se dispose à se lever, à paraître, à envahir la totalité de ce qui est, à donner sens à ce qui, jusqu’ici immergé dans une confusion native, non seulement n’apparaissait pas mais se donnait comme menaçant, lame qui aurait pu trancher toute prétention à vivre.

    Maintenant il n’y plus guère de trace de l’ancien chaos et les choses semblent vouloir s’organiser en cosmos, c’est-à-dire prendre sens pour une destinée humaine. La matière originaire, indistincte, mélangée, grossière, voici qu’elle s’est étrangement ordonnée. Alors la vue s’éclaire, la cécité rétrocède, la clarté devient le mode sur lequel le monde se laisse déchiffrer. Une large rivière se montre tel un ruban d’azur longeant la chaude argile d’une Noble Cité. Elle est entourée de hauts remparts sur lesquels court un chemin étroit. Une porte, vers le sud, constituée de briques d’un bleu glacé, brillant, communique avec un pont qui rejoint la rive opposée. Au centre des fortifications, une Haute Ziggourat monte en direction du ciel, son faîte se confondant avec le bleu des nuages, leur légèreté, leur écume céleste. La Tour est plus mince vers le haut, qui s’évase vers le bas. Le bas est de teinte ocre-rouge, la partie centrale est d’un blanc éblouissant, le sommet couleur de pervenche, une infinie douceur à la rencontre de l’air qui vole haut, ne connaît nul arrêt.

   Cependant que cette vision se donnait à vous sous les traits de la merveille, votre corps s’est précisé, affiné, s’est extrait définitivement de ce lourd limon qui vous emprisonnait et vous soudait à la lourdeur immanente du sol. Vous êtes, - par quel miracle ? -, devenu homme parmi les hommes. Car désormais vous ne serez plus seul. Des milliers d’autres ont rejoint leur être, connaissant petit à petit ce qu’exister veut dire, qui n’est jamais que s’extraire du néant, le repousser, ne nullement l’oublier, il est constitutif de qui vous êtes en votre fond, mais le tenir à distance, tout comme on s’éloigne d’un feu ardent, conservant malgré tout quelque chose de sa chaleur, de son rayonnement. Etrange fascination de ce qui attire et repousse, de ce qui est lumière et de ce qui est ombre, de ce qui s’élance en direction du ciel et de ce qui végète dans la lourdeur immémoriale de la terre. Vous serez façonné, toute votre vie durant, autour de cette originelle ubiquité. Elle vous dira constamment le beau et le laid, le bien et le mal, le vrai et le faux. Et vous n’aurez d’autre ressource que de naviguer de l’un à l’autre sans jamais pouvoir décider de vous arrêter plutôt à celui-ci qu’à celui-là. Vous serez, tout à la fois, un être des pôles et de l’équateur, un être du passé et de l’avenir : un ÊTRE. Tout simplement.

   Vous n’êtes plus en votre état larvaire, vous vous extrayez lentement de l’écorce étroite de votre chrysalide ; la beauté, la rutilance de l’imago illuminent la cimaise de votre front, l’ornant des plus hautes vocations humaines. En vous, à la source la plus éminente qui soit, vous percevez les motifs les plus heureux de votre nature. La conscience a allumé sa braise vive, l’intelligence se répand et sème dans la tunique du corps les clartés les plus vives. Vos sensations sont des bouquets de fleurs polychromes, vos perceptions alimentent les merveilleux concepts, vos intuitions ouvrent les belles avenues de l’imaginaire. Vous êtes vous plus que vous puisque porté bien au-delà de vous-mêmes, dans des contrées élargies aux dimensions du rêve ou bien alors d’un réel transfiguré. Vous êtes tout ouïe, penché sur l’inépuisable spectacle du monde. Vous êtes tout ouïe, ceci veut dire que, soudain, alerté par l’imminence d’un secret déployant sa corolle, vous devenez attentif à déceler en vous et hors de vous la mesure prodigieuse de votre essence. Vous en sentez les nervures pareilles à des fils de soie sur le point de tresser la toile dont vous attendez qu’elle vous enveloppe de sa maternelle destinée, vous porte à votre être jusqu’à la limite de ce qui est humainement perceptible.

   De la Haute Tour de la Cité Antique vous percevez, s’élevant en l’air à la façon du vol de l’abeille, quelque chose que vous attendiez, qui vous correspond et, pourtant, vous n’êtes soudain qu’entière étrangeté, vous n’êtes soudain que tout amour, vous n’êtes soudain que cette déclosion à même toute autre déclosion. Depuis les hauts murs percés de multiples oculus, depuis les coursives des couloirs, depuis les chemins en encorbellement, se donne à vous, dans la plus pure effusion qui se puisse imaginer, ce rythme profondément humain de la Voix, cette exception qui n’a nul équivalent, se donne à vous un chant venu du plus profond de ce que « signifier » veut dire, à savoir vous placer en parfaite osmose avec ce qui vient à votre rencontre et vous situe tel ce Vivant doué des plus efficients prodiges.

   Vous êtes cet être doué de PAROLE, cet être de LANGAGE, seule identité à vous-même car ceci vous rassemble, car ceci vous détermine tout le long du sentier de la vie. L’ayant reconnu pour votre essence manifeste, ceci sera le signe patent de qui vous êtes en votre singularité. Votre voix vous est intiment accordée. Votre langage fait signe en direction de votre ton fondamental. Vous êtes encore trop tôt venu pour prononcer entre vos lèvres gourmandes le beau mot de « PASSION », mais vous en sentez déjà poindre, en quelque endroit mystérieux de votre âme, l’étincelle à jamais ouverte selon tout le temps qui vous sera alloué.  Dès que vous serez en mesure de l’exprimer, cette ‘passion’ se déclinera sous la figure unique de ce ‘LANGAGE’ qui sera l’alpha et l’oméga de votre existence. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Sans langage aucune pertinence ne peut se dire,

sans langage le monde est vide,

sans langage l’homme n’est pas.

  

   C’est très tôt sur le chemin complexe de votre exister. C’est si loin et si présent tout à la fois. Cela murmure et résonne à l’intérieur de vous à la manière d’un chant sacré se déployant sous les voûtes d’un temple. Cela appelle et vous place en des temps effacés que vous faites revivre à l’aide de votre mémoire, ce fil continu qui relie et tresse l’unité de votre être. C’est un matin d’octobre. Dans la campagne environnante, les paysans sont aux champs parmi les terres labourées, leurs sillons brillent sous la douce insistance de la brume. Vous êtes dans votre lit de « La Petite Maison », celle ainsi nommée au simple motif de sa modestie, de sa simplicité. Parfois elle vous fait penser aux maisons de poupées pareilles à celles qui fascinent tant les petites filles du village. Comme à l’accoutumée, vous vous vous êtes éveillé tôt, attentif au moindre bruit de la demeure. Vous avez connu les craquements du bois de la charpente, l’aboiement d’un chien, très loin, première manifestation de la proximité des hommes ; le passage dans la rue des premières voitures, elles glissent sur l’asphalte avec un bruit de chiffon. Dans la chambre attenante, vous avez deviné vos parents parlant à mi-voix, sans doute ont-ils plein de secrets d’adultes à cacher, c’est si mystérieux un adulte avec ses amours, ses soucis, ses colères parfois, ses pleurs et ses rires.

   Vous avez écouté, avec une sorte d’attention quasi religieuse, le ronronnement régulier, souple, de la voiture de votre père, son départ pour la ville voisine où son travail l’attend. C’est précieux un père, c’est rassurant, cela apaise les angoisses, cela assure l’avenir. Puis on a frappé doucement à votre porte, puis la porte s’est entrebâillée, un doux visage est apparu tout entouré du blond cuivré de la chevelure. Vous avez regardé les lèvres de votre mère articuler la phrase rituelle qui ponctue votre réveil, vous installe au seuil de votre journée : « Jacques, mon chéri, c’est l’heure de te lever ! ». Au plus haut, le langage. Ces quelques mots ont bruissé longuement dans la conque de vos oreilles, ont rencontré d’autres mots similaires, des mots d’amour, des mots d’éveil. Les mots du père sont plus « durs », plus tranchés, ils sont les mots du-dehors, les mots de l’autonomie, de la socialisation. Les mots de la mère sont des mots de source originelle, des mots du-dedans, des mots qui tressent en vous la longue et ineffable corolle des sentiments. Ils sont des flocons légers, un lumineux grésil, un photophore éclairant l’intimité de votre chair, ils ricochent longuement le long de l’irisation de votre peau, ils frémissent quelque part du côté de votre jeune conscience, ils lui donnent des points d’appui, ils insufflent en votre âme une longue et nécessaire nostalgie car, jamais, nul ne revient de l’enfance, il y trop de richesse, trop de découverte qui, jour après jour, ourdissent la toile précieuse des significations.

    Maintenant vous prenez votre petit-déjeuner en tête à tête avec votre mère. Un repas en « amoureux », en somme. Le « mythe d’Œdipe » n’aura pas été inventé pour rien. Vous parlez de tout et de rien, du temps qui est frais, des premières feuilles qui tombent sur le gravier du jardin, des jeux que vous faites à l’école. Votre mère écoute avec tout le talent que met une mère à écouter son enfant, c’est-à-dire comme si elle était elle, mais elle-en-vous, en une seule et unique réalité. Le lien est si fort, l’amour si grand que rien de plus beau ne lui pourrait être comparé. Votre sac est prêt. Maman a pris soin d’y glisser quelques délicieux marrons grillés que vous croquerez à la récréation, les partageant avec vos camarades. Un genre de « châtaigne de l’amitié », ce fruit si noble que vous prenez grand plaisir à cueillir dans le silence des bois.

   Quelques pas seulement à faire pour gagner l’école. Votre village vous plaît, Beaulieu est à votre mesure, un terrain de jeu idéal pour accueillir la curiosité de l’enfant que vous êtes. La juste mesure des choses. Une modeste rivière, une falaise de craie, le village posé sur le bord de cette belle blancheur qui, sans doute aujourd’hui, dans votre âge accompli, se donne en tant que dimension native, virginale. C’est cette image originaire qui vous accompagnera votre vie durant. Tous les prolongements ultérieurs, toutes les métamorphoses, les agrandissements, les fleurissements des modernes lotissements ne seront que de curieuses anecdotes, des greffes ne « prenant pas », des ajouts paradoxaux qui ne seront jamais que de pures fictions n’entamant nullement le réel de jadis. Seulement celui-là est beau. Seulement celui-là est vrai. Il existe avec plus de réalité encore, l’imaginaire ayant comblé les lacunes, exhaussé au plus haut la margelle infrangible des souvenirs.

   Vous avez poussé la porte métallique de la cour d’école. Elle a grincé dans un ton qui vous est familier. Oui, les choses aussi ont leur langage ! Vous êtes le premier arrivé. Une habitude se doublant du plaisir de la solitude en attendant la joie de voir arriver vos camarades. Vous aimez bien cette heure alanguie, cette heure qui n’en est pas une, qui ne possède ni ombre, ni contours et qui, par ce motif, est heure de totale liberté. Cet espace est à vous, entièrement à vous. Il est un point de passage entre le refuge maternel de la maison et l’ouverture au monde de la salle de classe. Bientôt les premiers élèves, bientôt les premiers jeux de billes, les rondes des filles. La cour est une ruche joyeuse que l’arrivée de Monsieur Chaliès, l’instituteur, ne trouble nullement. La cour salue en chœur comme s’il était un père bienveillant. La cour aime  sa façon d’être si simple, si spontanée. Son autorité est acceptée car elle est fondatrice de la réussite scolaire qui précède la réussite sociale.

   Vous êtes assis à votre pupitre, celui qui est près de la fenêtre badigeonnée au blanc d’Espagne, la fenêtre qui donne sur la rue. Vous aimez bien cette place près de l’estrade du maître, sa proximité est si rassurante, si pleine et entière. La matinée débute par la lecture. C’est toujours une joie que d’ouvrir le vieux manuel scolaire, le « Souché » à la couverture parme, défraîchie (des générations d’élèves l’ont eu en mains, ce manuel devenu un « classique »), il porte en sous-titre la mention « La lecture littéraire et le français ». C’est ce livre qui a déclenché en vous cet amour inconditionnel en direction de la littérature, cette passion pour l’écrit, elle ne vous quittera jamais. Infinie reconnaissance en direction du maître de vous avoir « inoculé ce virus », non seulement il n’est nullement nocif, mais, bien au contraire, il nervure toute une existence, il assure un destin de ses plus précieuses racines. Vous aimez bien entendre la lecture parfois ânonnante, laborieuse de vos camarades de classe mais surtout la voix forte, assurée, grave de Monsieur Chaliès qui contraste de toute sa hauteur avec ces timides essais de dire le monde selon la voix des grands écrivains. Souvent, lorsque vous rentrez à la maison, après avoir joué, goûté, fait vos devoirs, vous lisez avec bonheur quelques pages du « Souché », elles chantent encore en vous telle une harmonie qui n’aura nulle fin. Si le paradis existe, alors vous le voyez tapissé d’arbres merveilleux dont chaque feuille porte en elle, la justesse d’un texte, l’humour délicieux d’un chapitre, la poésie délicate d’un Romantique. Encore en vous des pages entières, moments d’inoubliables anthologies.

     [Incise - C’est si bien d’être habité par le langage, de l’écouter parler au-dedans de soi, il est un ami fidèle, un compagnon des moments de joie tout comme des moments de tristesse. C’est lui qui guide la pensée, formule la matière des rêves éveillés, bien plus que ne pourraient le faire les images. Ces dernières, si elles ne s’appuient sur des mots demeurent des canevas vides, de simples plans sur la comète ne pouvant trouver le site de leur effectuation. Lorsque, dans notre cité intérieure, nous regardons une image, fût-elle des plus exactes qui soient, notre esprit ne demeure nullement inerte, une activité langagière sous-jacente s’y dessine à la manière d’un commentaire : « Que c’est beau ! » ; « Etonnant tout de même ! » ; « Infinie tristesse ». Les mots sont le tissu habituel qui manifeste les états d’âmes, les fait paraître, accomplit l’entièreté de leur sens. L’image n’est là qu’en tant que paysage, elle constitue un fond, elle n’est qu’une proposition esthétique sur le fond de laquelle se plaque le texte humain, lequel est un genre de scolie appliqué à la dimension visuelle, un agrandissement, si l’on veut, un exhaussement.]

   Parmi les textes que Monsieur Chaliès vous faisait lire aussi bien qu’étudier, vous en retenez un dont l’évocation est récurrente dans vos écrits, ce qui veut dire que vous n’êtes nullement maître du langage, mais que c’est bien lui qui vous possède, lui qui vous « dicte sa loi ». Une loi cependant infiniment consentie. L’extrait ci-après trouve son origine dans l’œuvre sublime du « Génie du christianisme » de Chateaubriand :

    « Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écumes, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'oeil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune, descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumières jusques dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. »

   Ce texte d’anthologie (tiré de la description, par Chateaubriand, des paysages sublimes des Chutes du Niagara, dans « Le Génie du Christianisme »), fut pour vous un réel éblouissement. Cette prose si poétique vous arrachait à la pesanteur terrestre pour vous remettre, directement, à cet espace céleste tellement évocateur d’une subtile spiritualité. Soudain toute matière s’allégeait, devenait brume floconneuse, air léger, vol de la feuille cuivrée dans le crépuscule automnal. Assurément, les mots de « l’Enchanteur », ont semé en vous les germes de la beauté du langage écrit lorsque, porté à sa plus belle efflorescence, il devient œuvre d’art située en sa plus étincelante cimaise. La première apparition de ce texte sur la toile libre de votre conscience remonte si loin dans le temps que vous n’en avez plus guère qu’un souvenir flou, un genre de tremblement, d’irisation, de frôlement au large de votre corps. Evoquant ces heures fastes aujourd’hui, vous ne pouvez que ressentir un trouble délicieux recueilli au sein même de votre chair. Vous vous imaginez assez bien, aux alentours de vos dix ans, écoutant avec ferveur la diction du maître d’école faisant vivre avec enthousiasme les phrases du natif de Saint-Malo. Vous pensez qu’un long frisson devait courir sur votre peau et s’il n’est, ce frisson, que pure invention de votre imaginaire, alors vous en faites le don à l’enfant que vous étiez, sûr que sa présence hallucinée en tirera les plus essentiels mérites.

   Tout était contenu dans cet extrait pour vous faire aimer passionnément la littérature. Vous découvriez, dans l’extrême condensation de l’écriture, dans la richesse inouïe du lexique, tout ce que la poésie disait dans son essence dont les métaphores si riches posaient le fondement. Il n’y a pas de poésie sans métaphore. Il n’y a pas de poésie sans image qui envahisse la conscience du lecteur. Il n’y a pas de poésie sans emportement de son être hors ses propres frontières. A la lettre, la poésie « défenestre » celui qui s’y voue corps et âme, la monade existentielle retourne sa peau, s’expose au-dehors, renonce à son étrange clair-obscur pour surgir dans l’émerveillement de la pure lumière. Lire en poésie, c’est être exposé en son entier au tonnerre, à l’éclair, au coup de fouet. Si la poésie est portée à son acmé, elle ne laisse nullement le lecteur indemne, elle bouleverse son sentiment esthétique, elle place la beauté au centre de la cible du regard, elle impose une exigence de vérité. La poésie est vérité ou bien n’est pas. Elle est de l’ordre de la révélation, certes une « révélation » bien païenne mais qui ouvre celui-qui-lit au chant continu du monde, à son bruit de source originelle. Lisant ces quelques lignes de Chateaubriand, les méditant en l’intime de votre espace intérieur, vous ne pouviez qu’être bouleversé par la puissance d’évocation des mots. Tout y figurait que votre jeune âme attendait, tout comme vous attendiez le sourire de maman à votre réveil dans la modeste chambre de « La Petite Maison ».

   Tout y était, ceci veut dire la royauté de la nuit pareille à une perle venue du lointain et fascinant Orient, la présence des « hautes montagnes » ces figures s’il en est de la transcendance du réel quand il se pare de vertigineuses altitudes, que son sommet tutoie les « nues ». Et, ici, en raison d’une étrange homophonie où « nue » évoque le nuage aussi bien qu’une forme « nue », donc une pure nudité, donc une manière de vérité primitive, de naissance à soi dans l’écriture de l’autre. Oui, être en poésie c’est renoncer, au moins le temps d’une lecture, à ce qui blesse, moissonne les cœurs, place le corps au bord de l’abîme. Être en poésie est nécessaire ressourcement, c’est là la mission des mots lorsqu’ils sont proférés dans l’essentiel, ils désoperculent la coquille dense de l’exister, ils illuminent le chemin de sa propre avancée et des étoiles s’allument sur la pointe des buissons, des pétales embaumés vous frôlent de leur neuve fragrance. Alors l’on redevient cet enfant naïf, disposé au vent, à la marée, à l’arbre de la clairière, au trajet de la comète au plus haut du ciel.

   Ceci veut signifier que vous avez rejoint le site admirable de ce qui se donne dans la pure gratuité, que votre esquisse s’est dévêtue de ses strates de ténèbres, que votre chair est devenue transparente à elle-même, que vos mains ne saisissent plus, comme dans la prose poétique de Chateaubriand, que des « zones diaphanes de satin blanc », des « flocons d’écumes », « des gerbes de lumières ». Oui, la poésie vécue avec intensité (comment pourrait-il en être autrement, sauf à confondre poésie et énonciation vernaculaire ?), dépouille de soi mais pour atteindre ces régions éthérées où ne volent que les aigles royaux, où ne souffle qu’un immatériel zéphyr, où l’âme connait enfin l’ivresse de son propre envol. Icare volant à jamais au plus près des cieux, la terre est si loin que, jamais, il ne pourra rejoindre. Oui, en ces temps illisibles que l’enfance est devenue, lisant dans le palimpseste surchargé du temps, c’est bien ceci que vous sentez percer jusqu’à vous : une subtile joie, sans doute la même que celle qui habitait le poète lorsque, dans la fièvre de sa création, il ne connaissait que les princières altitudes, les courants « déployant leurs voiles », l’effusion d’un bonheur se suffisant à lui-même. Oui, vous savez l’envol, oui vous savez le dépliement du lyrisme, oui vous savez son insoutenable brûlure lorsque, plongeant à nouveau dans les ornières étroites du réel, il n’apparaît plus qu’à la façon d’une toile flottant en l’air de tout le poids de son insoutenable inutilité, elle faseye longuement ne se souvenant plus de l’origine même de son flottement. Alors, en vous, au-dedans de votre plus intime faveur, vous ne cessez de murmurer ces quelques mots qui claquent telle une injonction : Au plus haut, le langage.

      Oui, le Chateaubriand du « Génie » vous fascina par son style inimitable, par son habileté à vous projeter dans ces paysages étranges du « Nouveau Monde ». Un long laps de temps s’écoula, empli de lectures diverses. Puis c’est au lycée, dans la classe de Christian De Brouder, excellent professeur de lettres modernes, que la littérature s’affirma d’une manière encore plus impérieuse. Ce que Monsieur Chaliès avait commencé à installer à l’école primaire, Monsieur De Brouder le renforçait, l’amplifiait au lycée, de si belle manière que les textes littéraires éclipsèrent tout autre forme de savoir. Les célèbres manuels « Lagarde et Michard » devinrent votre unique viatique, tout le reste passait au second plan dans une zone indistincte dont vous pensiez n’avoir à tirer que de maigres satisfactions. Des heures durant, penché sur les pages serrées consacrées aux « Grands Auteurs Français », vous donniez à cette matière belle entre toutes, ses « lettres de noblesse ». A cette époque d’invasive passion, vous commandiez régulièrement des ouvrages d’occasion à la « Librairie Lardanchet » à Paris. Quelle joie alors d’attendre le passage du facteur, de le voir déposer dans la boîte aux lettres, ce paquet tant attendu. Dans les rayons de votre bibliothèque actuelle, quelques vestiges de ces temps anciens. Ils possèdent, bien entendu, une valeur littéraire incontestable, mais aussi, mais surtout une valeur affective ineffaçable. Le très grand intérêt que vous portiez à Rousseau parmi les grands auteurs du XVIII° siècle se traduisit par l’achat et la lecture de nombreux livres du « Citoyen de Genève ». Vous en lisiez de longs passages, parfois tôt le matin, avant de partir au lycée.

    Feuilletant maintenant « Les Confessions », ce livre aux feuillets jaunis, le haut des pages garde encore la trace du coupe-papier qui en délivra les cahiers, parcourant au hasard les milliers de signes noirs si fascinants, votre attention est attirée par un passage entouré au crayon. Habitude ancienne de souligner les « morceaux d’anthologie » (vos livres actuels en portent de nombreux stigmates), et, ici, il s’agit bien de ceci, à savoir un passage remarquable qui, étrangement, consone parfaitement avec ce qui vient d’être dit concernant l’amour de la littérature. Ce texte se situe au Livre Premier (1712-1728) :

   « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper mon père et moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi.

   En peu de temps j’acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces émotions confuses que j’éprouvais coup sur coup n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir. »

   A ce texte tellement révélateur de la passion de Rousseau, il convient d’ajouter, en guise de commentaire, ces belles remarques de Marie-Paule Farina dans son livre « Rousseau, un ours dans le salon des Lumières » :

   « Je ne peux m’empêcher de sourire et de penser à l’enfant qui jusqu’à sept ans lut avec son père, des nuits entières, tous les romans contenus dans la bibliothèque de sa mère morte en lui donnant naissance puis lut à haute voix à son père les livres plus sérieux de la bibliothèque du grand-père pasteur en particulier Plutarque, c’est cet enfant que j’entends là, cet enfant prenant conscience de lui-même déguisé en héros de roman sauvant quelque princesse ou en grand homme grec ou romain ‘aux yeux étincelants et à la voix forte’. »

   Reprenant possession de ce texte aujourd’hui, vous mesurez toute l’ampleur qu’il avait dû représenter au seuil de votre adolescence. C’est étonnant le pouvoir que possèdent les mots sur une jeune conscience. Les mots vous forment, vous bâtissent de l’intérieur. Partout ils jettent leurs lianes, partout ils accomplissent la mesure de votre existence. Comment, sans les mots, quelque chose comme un souvenir pourrait-il exister ? Comment une sensation pourrait-elle prendre corps ? Comment un état d’âme se traduirait-il ? C’est bien là la force du langage que de nous doter d’une architecture, d’assembler le divers en un seul et même lieu, de faire du monde qu’il devienne visible, qu’il se donne en tant qu’espace de sens. « Je sentis avant de penser », tel est le postulat énoncé par Jean-Jacques. C’est bien là un accord que vous établissiez avec lui et ceci depuis le plus loin du temps.

   Lors de vos longues promenades en solitaire du côté de la rivière, vous n’étiez attentif qu’à ceci : la levée hésitante du jour parmi le peuple des buissons, la fuite de l’oiseau surpris au nid, le jeu du vent ridant l’onde, la douce agitation des feuilles dans la peupleraie, la chute de l’eau sur la roue à aubes du moulin. Sans doute est-ce pour cette raison d’un commun ressenti que vous aimiez découvrir toute cette climatique délicate dont l’auteur de « L’Emile » possédait le secret. Une sensibilité à fleur de peau, une chair d’écorché, le parcours incessant d’un chemineau qui, jamais, ne trouve de halte à sa convenance, dont la constante recherche d’une assurance de soi détermine tous les actes jusqu’au plus discret, au plus modeste. Oui, le génial Rousseau est le précurseur de bien des choses et, au premier chef, de ce romantisme qui toujours vous passionna, orienta vos choix de lecture, mais aussi bien la recherche des paysages, l’émotion libre au bord des choses.

   L’apprentissage de la lecture est pure merveille dont seul un faible fanal subsiste à l’horizon de votre mémoire. Vaguement vous vous souvenez de votre première institutrice, de sa chevelure blonde frisottée, de ses blouses de maîtresse d’école bien plutôt que de la manière dont elle vous accompagna sur les beaux rivages du langage écrit. Concernant cet apprentissage, aux temps lointains où le texte fit son surgissement dans votre vie, il existait un genre de mythologie entourant l’accès à la lecture. Il était de bon ton qu’un aïeul, grand-père ou grand-mère, le soir devant un feu de cheminée, vous prenant sur ses genoux, ânonnant en chœur avec vous les phrases simples du manuel de classe, vous initiât aux rudiments du texte écrit, ce dernier étant auréolé du double prestige de la littérature et de l’amour petit-filial que vous portiez en leur direction. Né dans une ferme, au milieu de grands-parents aimants, seul demeure le souvenir de cet amour et nul autre vous installant dans la joie de lire. Il y a des images d’Epinal dont il faut savoir se libérer, elles ne sont que pures anecdotes, écume se dissolvant au contact de l’air, aussi doux soit-il. Mais peu importe, l’essentiel est bien que cette passion ait trouvé jadis le lieu de son éclosion.

   Vos conceptions au regard de l’acte de lire sont tellement coalescentes aux idées de Rousseau que le simple fait de commenter quelques phrases de ce grand auteur, revient à exprimer vos propres idées sur ce sujet. 

   « La conscience de moi-même ». Oui, ceci paraît constituer l’un des thèmes fondateurs de la lecture. Bien évidemment, cette fameuse « conscience de soi » n’attend nullement d’être fécondée par le seul langage écrit, elle se révèle bien en amont au travers des sensations et des perceptions. Cependant, ce qu’à de singulier la lecture, c’est qu’elle vous met en rapport direct, conscience contre conscience, avec un écrivain dont vous partagez les intimes confidences. Bien évidemment ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un livre de « confessions » car alors, vous êtes l’oreille privilégiée qui recueille les secrets, les doutes, les enthousiasmes de celui qui se confie à vous. En ce qui concerne votre apprentissage, vous vous souvenez combien votre précieux « Souché » de la « Classe de Fin d’Etudes », imprima en vous « ces émotions confuses » dont parle Rousseau, lesquelles ourdirent la trame de votre propre sensibilité. Ce que le réel ne pouvait vous apporter au motif que les expériences qu’il propose sont toujours nécessairement limitées, le livre vous l’offrait au centuple parmi le peuple serré de ses milliers de signes. Sans le « Souché », comment auriez-vous pu connaître la savoureuse et mélancolique description d’Anatole France dans « Le livre de mon Ami », savoir qui il était enfant, traversant un matin d’automne le Jardin du Luxembourg, « gibecière au dos », se hâtant de rejoindre le collège dans ces « premiers jours d’octobre » si beaux et si tristes à la fois ?

   Sans le « Souché », comment le Lamartine de ses jeunes années eût-il pu se rendre présent, loin là-bas, dans la maison de Milly alors que la nuit frappe aux volets, qu’un « chien ami » lance son aboiement au milieu des plis obscurs de l’ombre ? Comment cette si belle évocation d’une soirée consacrée à la lecture eût-elle pu vous rejoindre ? Mais écoutez plutôt :

   « Mon père lit à haute voix : j’entends encore d’ici le son mâle de cette voix qui roule en larges et sonores périodes, quelquefois interrompues par les coups de vent contre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée, écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon père et le bras appuyé sur l’un de ses genoux, je bois chaque parole, je devance chaque récit, je dévore le livre dont les pages se déroulent trop lentement au gré de mon impatiente imagination. »

    Lisant ceci enfant, vous comprenez mieux ce que la lecture a d’unique et déjà, au plus profond de vous, vous sentez se déployer les lames de fond d’une irrésistible passion.

   Sans le « Souché », comment la lame de la tragédie humaine se fût-elle immiscée en vous, vous dévoilant ce que l’existence recèle de joies mais aussi de drames ? :

   « Nuit du 21 août 1944 …La nuit a été prodigieuse, noire et silencieuse. Les Allemands ont achevé de faire sauter leurs dépôts de munitions, tiré les derniers feux d’artifice de leur défaite. Rien que les branches d’arbres qui battaient dans le jardin. Et, vers deux heures, une grosse pluie d’orage. » - (Jean Guéhenno – « Journal des Années Noires » – 1940-1944).

   Alors, pour finir, faut-il déduire de l’énonciation de Jean-Jacques, « des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir » que l’une des fonctions essentielles de la lecture est cathartique, thérapeutique et que, somme toute, lire n’est jamais que tenter de guérir d’une maladie existentielle ? Rien ici ne sera décidé au simple motif que chaque acte de lecture est singulier, que nul n’en connaîtra jamais les sources éloignées, les textes se situent au centre de confluences multiples dont une possible origine ne pourrait être tracée qu’à titre d’hypothèse. Laissons les chefs-d’œuvre dormir dans leurs « linceuls de pourpre », là seulement est leur vrai lieu.

   Si, pour vous, une fois la passion de la lecture découverte, cette dernière occupa le plus souvent le devant de la scène, cependant de longues périodes de latence en trouèrent la toile, de longues « traversées du désert » la portèrent à la limite d’un effacement. Factualité de toute existence, occupations prenantes, surgissement d’autres motivations esthétiques, lesquelles, pour n’être nullement concurrentielles, jettent une ombre passagère sur les livres. Puis, dans le sombre défilé des jours, soudain une lumière jette son éclat, une clarté se lève qui réactualise la passion. Elle n’était nullement éteinte, seulement en sommeil. Alors il faut regarder la résurgence avec joie, lui donner de nouvelles assises, chercher dans le tissu dense des rentrées littéraires, la perle rare, débusquer le joyau qui fera son inépuisable feu de Bengale. Au plus haut le langage.

   Rentrée littéraire, année 1975 - La récolte est bonne, les vendanges s’annoncent prometteuses, il y aura du vin, il y aura l’ivresse. Votre impatience de lire à nouveau n’a d’égale que la vitrine du libraire affichant des ouvrages prometteurs que vous lirez en une sorte d’ivresse, il y a si peu de temps à perdre lorsqu’on rencontre à nouveau la beauté. Nul titre ne vous échappera et votre immersion aura pour noms : « La vie devant soi » d’Emile Ajar ; « L’homme de sable » de Jean Joubert ; « Le maître d’heures » de Claude Faraggi ; « Le voyage à Naucratis » de Jacques Almira ; « L’amant de poche » de Voldemar Lestienne. Tous vous ravissent, tous vous procurent un égal bonheur. Amis retrouvés avec lesquels on se sent bien, amis avec lesquels on voudrait que les soirées, jamais ne se terminent. Un livre, cependant, se détache des autres. Question « d’affinités électives », de ressenti, de poésie, de thème sensible abordé dans ce magnifique roman à qui l’on attribuera le Prix Renaudot. Alors ici il faut développer, effectuer une pause, explorer l’ouvrage d’une manière plus intime. La quatrième de couverture de l’éditeur résume parfaitement le contenu de cette fiction qui vous a bouleversé :

    « Sur une côte basse, entre la mer et le marais, une ville inachevée peu à peu s'enlise et seuls quelques rôdeurs hantent les cavernes de ciment où, le soir, s'allument des feux. Autour de ces " ruines modernes ", un désert d'eau, de sable et de vent.

   Comment en est-on venu là ? C’est la question que se pose le narrateur, qui fut aussi l’un des protagonistes du drame. Des années plus tard, il s’établit à proximité de la ville, dont il lui appartient, pour porter témoignage et se délivrer lui-même, de raconter l’histoire. Il y a ce qu’il sait, ce qu’il devine, ce qu’il rêve : la trame de son récit mêlera donc le document et l’hypothèse, le passé et le présent, le réel et l’imaginaire.

   Pourquoi le projet ambitieux de l'architecte Simon Durbain, dont il était l'ami et le collaborateur, a-t-il finalement échoué ? Homme de sable dans une ville de sable, il devient la victime des forces qu'il déchaîne : les éléments, les indigènes du marais, les femmes, les sorcières, les oiseaux... Sans parler des hasards, des étroitesses et des trahisons dans son propre camp. Deux mondes s'affrontent sourdement, puis jusqu'à la violence. La chute de Simon Durbain sera exemplaire et tragique.

   Dans ce roman s'imposent les personnages, les paysages et les courants secrets qui les parcourent. On trouvera cependant, derrière les images, une méditation sur l'histoire et plus particulièrement sur notre société contemporaine, ses illusions, ses faiblesses, ses chances - en renouant avec les forces profondes - de se modifier et de survivre.

  « L’Homme de sable » est un grand roman. Cette grandeur tient à une puissance d’évocation que peu d’œuvres montrent, ailleurs, et tient à la beauté lyrique et tendue d’une langue qui résout, pour son compte, l’antinomie de la poésie et du réel. Oui, « L’Homme de sable » est un roman réaliste. Oui, « L’Homme de sable » est un roman poétique. Le mélange, ici, atteint la perfection, qu’on éprouve dans l’enchantement. »

   Déjà, la lecture de ces quelques mots vous avait installé dans une sorte de méditation poétique dont vous saviez qu’elle était la prémisse d’une lecture investie au plus haut point. Toujours vous avez été fasciné par ces rapides synthèses qui résument, en peu de mots, l’essence d’un texte. Les mots ont un tel pouvoir quand ils sont utilisés dans leur sens plein, exact, à la place qu’ils doivent occuper en un temps et un espace déterminés. Certaines critiques, pensez-vous, constituent une esthétique au second degré, à savoir une beauté plaquée sur une autre beauté.      

   L’ouvrage que vous retrouvez avec une belle émotion, au milieu de votre pile de livres, vous le feuilletez, en lisez un paragraphe ici, un autre là, au hasard. Vous butinez en quelque sorte et votre intuition vous pousse à reconnaître les endroits marqués d’une croix au crayon, ils sont vos points de repère anciens, les amers qui pointent les passages les plus précieux. Alors, dans le temps qui est le vôtre, ici et maintenant, vous prenez soin de recopier avec fidélité ces phrases qui en leur temps, et aujourd’hui encore, déposent en vous un bien précieux nectar.

   Premiers mots du livre : « La côte est basse, sablonneuse, hérissée de maigres tamaris : une bande de terre étroite, entre la mer et le marais, et que l’on dirait fragile au point de redouter pour elle les violences de la tempête. Et j’ai vu, certains jours d’hiver, au point critique du solstice, les vagues se ruer dans les passes des dunes, franchir la route, s’étaler sur les pâtures, poussant jusqu’aux lagunes leur frange d’écume et d’épaves. Pourtant la terre tient. Mieux encore, elle se renforce de cet apport de sable, d’algues et de roseaux. Chaque année, elle gagne même un peu plus sur l’eau, et les vieux crachent sur le sol, là où jadis, enfants, ils pêchaient l’anguille et le muge. »

   Cette description à l’initiale de la fiction, vous la trouviez, hier comme aujourd’hui, empreinte d’un étrange magnétisme comme si le tout du marais, de la mer, des hommes, tout de cette vie à la fois terrestre et maritime, cette vie âpre se disait à l’aune du sable, de la dune, de la vague. Une manière de géométrie élémentaire qui traçait les lignes de force d’un peuple singulier, d’une terre mystérieuse postée à la proue des flots, exposée aux tempêtes, cadre unique où dresser les tréteaux d’une moderne dramaturgie. Ces lieux intermédiaires, ces lieux de passage d’un monde à l’autre sont des genres d’utopies, des aires interlopes, floues, semblables à ces zones grises des grandes banlieues urbaines, il y flotte un air d’infinie tristesse propice à tout événement dont nul ne pourrait anticiper la venue, tragédie humaine, prostitution, trafic de stupéfiants, comportements erratiques, perte de l’essence de l’homme en de bien dommageables contrées. Dès les premières lignes, vous saviez que le sort de « Callages », cette ville de tous les prodiges autrefois promise au plus radieux avenir, maintenant la proie d’une lèpre envahissant ses orgueilleuses pyramides de ciment, que son sort donc était irrémédiablement fixé dans une immobile éternité, qu’une population de marginaux y établirait son campement, qu’en filigrane apparaitrait l’existence des protagonistes qui, ayant cru un instant dresser une architecture de rêve, n’avaient abouti qu’à donner vie à cette sorte de Jéricho dont les murs ne résonnaient plus que de l’inconséquence des hommes, de leur incessante et inassouvie paranoïa, de leur mégalomanie qui lançait en plein ciel des Babel de carton-pâte. C’est ceci la grande force, l’énergie d’une écriture placée à l’incipit d’un récit, que de créer les fondations autour desquelles tout le livre girera comme un satellite autour de sa planète. Tout y est déjà contenu en germe. Tous les destins des personnages y prennent place. Tous les cheminements ultérieurs de la narration y sont semés telles des graines qui, plus tard, germeront, donneront son ton et sa consistance à la totalité de l’œuvre. En quelque manière, commencer une histoire, c’est déjà y inscrire le point final. Entre ces deux termes chaque péripétie, chaque intrigue trouveront la place qui leur revient en propre.

   Puis vous vous arrêtez longuement sur les pages seize et dix-sept, vous les trouvez si admirables. Elles parlent du narrateur qui revient sur les lieux où, autrefois, en compagnie de son ami architecte, Simon Durbain (d’urbain, urbanité ?), il participait à l’édification de cette ville devenue ville-fantôme, cet espoir fou métamorphosé en simple folie irrémédiable. Plus rien ne renaîtra des cendres de « Callages » que le constat amer des illusions et faiblesses de l’homme par où il atteint l’absurde même alors qu’il pensait tutoyer le génie :

   « En effet le soleil déclinait lorsque, franchissant la dernière dune, je me suis tout à coup retrouvé sur le port : sur ce qu’il en reste plutôt, car de longues langues de sable l’ont envahi, gommant les quais, les appontements, cernant quelques voiliers pourrissants où flottent des guenilles. Les toits des hangars ont été arrachés, et là, fouettés par les vents marins, s’enlisent les grandes machines dont nous étions si fiers : tracteurs, bulldozers, scrapers et grues. Elles étaient uniformément peintes d’un orange vif dont subsistent quelques vestiges, mais c’est le jaune sale de la rouille qui triomphe, et, sous l’ongle, le fer s’écaille, rongé par le sel. Les pyramides ont tenu, et la capitainerie, sur l’autre môle, semble elle aussi presque intacte. Pourtant une coulée de sable, un vaste plan incliné, modelé par le vent, a envahi les premières terrasses, se déversant par les vitres brisées, les portes rompues, comme si la plage elle-même, s’arrachant à la mer, était montée à l’assaut des murailles. Près de la pyramide inachevée, une grue géante, restée debout, tourne lentement. De l’église, on ne voit plus que le toit.

   Je me suis approché. Des mouettes gémissaient au-dessus de l’étang. Une fumée montait d’une terrasse, et il m’a semblé entendre des voix. Puis, comme la nuit tombait, un feu s’est allumé, un autre, d’autres encore, sur les balcons, comme à l’entrée de cavernes. Un enfant est apparu à la crête d’une dune et, m’apercevant, a détalé. Des visages ont surgi, hirsutes, basanés ; j’ai reconnu le dialecte des Gitans. Les feux brûlaient plus haut, illuminant les façades ainsi que de gigantesques escaliers dans le crépuscule. »

   Lisant ces pages, votre sentiment se partageait entre appel poétique du paysage camarguais évoqué dans la fiction et une sorte d’abattement face à ce désastre que décrit « L’Homme de sable » mais qui, peut-être, n’est ruine qu’en apparence. Car, dans cette colonisation d’une nature sauvage par l’homme, où se situait le pire : dans l’édification de ces modernes ziggourats devant accueillir des grappes de touristes ou bien dans l’enlisement, l’ensablement de ce délire architectural ? Bien entendu l’allusion était transparente et « Callages » n’était qu’un autre nom pour « La Grande Motte ». A l’époque, de tels projets vous fascinaient au sens étymologique de « faire des charmes, des enchantements », mais le plus propre des « enchantements » est de porter en eux l’abîme qu’ils dissimulent sous une face riante. L’épiphanie d’un visage n’est jamais que son teint de surface et, derrière le masque, toujours, veillent une intention inavouée, un dessein qui, parfois, prennent la dimension terrible du funeste. Si La Grande Motte vous fascinait, c’est bien en raison du regard intéressé que vous portiez sur l’architecture en général. En particulier, l’œuvre de Le Corbusier vous apparaissait géniale, marque insigne d’une modernité des plus accomplie. Le double réel de « Callages » vous mettait mal à l’aise au motif de la foule qui, déjà, s’y pressait, défigurait l’édification de ces ruches géantes qui auraient pu briller au cœur même de leur solitude, mais aussi atteignait le rivage maritime qui se voyait préempté avec autant de considération qu’aurait pu en recevoir un quelconque terrain vague abandonné des hommes.

    Si votre lecture était d’abord littéraire, néanmoins s’y imprimait un arrière-fond d’évidente critique sociétale. Encore aujourd’hui, quand bien même un recul temporel gommerait quelques unes des aspérités les plus fâcheuses de ce résidentiel touristique, vous campez sur vos positions. Combien il eût été préférable, d’après vous, de laisser la Camargue au flottement de ses tamaris, à l’intimité de ses graus, au miroitement de ses lagunes, à la lenteur de ses roubines semées d’iris, de joncs, de roseaux. Laisser la Camargue à ses milliers d’oiseaux, au peuple élégant des flamants roses, à ses chaumières de gardians, aux troupeaux écumants de taureaux. « Callages » dans la fiction, La Grande Motte dans le réel sont deux aberrations identiques. Certes La Grande Motte est en lisière de la Camargue, mais ceci n’y change rien, vous voyez en elle un voisinage gênant. Lors du plein été, le damier des marais, celui des étangs, les sols blancs des sansouires, les oiseaux marins n’auront plus nul repos, le tourisme de masse est un dangereux prédateur. Il faut instaurer une charte afin que la nature puisse demeurer en elle, au sein même de sa liberté. C’est là une simple question d’éthique.

   Mais il vous faut revenir au texte de Jean Joubert, en tirer quelques commentaires qui, sans doute, seront aussi autant d’enseignements. Les mots de l’écrivain sont vifs, ses descriptions presque chirurgicales, ses constats ceux d’un homme de culture, peut-être d’un archéologue qui, revenant sur des traces de fouilles anciennes, ne trouve plus qu’un vaste champ de ruines fumantes. C’est un spectacle de désolation que rencontre le narrateur. La radiographie est sévère. Les clichés ne laissent plus paraître que quelques nervures étiques, des temples à moitié démolis, quelques vestiges anciens qui pourraient témoigner de ce qu’est l’effacement d’une civilisation dès lors qu’ivre de ses propres projets, elle s’effondre sous le poids bien trop lourd de ces derniers. En un espace, somme toute restreint, celui qui découvre l’ancien chantier pharaonique, ne fait que chuter de Charybde en Scylla. Plus rien ne reste que le souffle acide du néant. Plus rien ne demeure que l’impéritie des hommes, leur hâte à se précipiter dans les fosses de l’absurde.

   Dans le soleil qui décline, les visions sont fantomatiques, à la limite d’une hallucination. Images pareilles à celles qui résument le passage d’une tornade, la furie d’un cyclone. Des voiliers, ces hautes figures de l’orgueil humain, n’ont plus pour pavillon que de vaines guenilles qui flottent dans un air sans consistance. Des hangars, qui sans doute abritaient la puissance infinie des machines, voici qu’ils ne montrent plus que des toits éventrés, identiques à des corps mutilés, inutiles, membres battant au vent mauvais d’un devenir sans horizon. Les couleurs elles-mêmes ont été attaquées, comme s’il existait un symbole attaché à la décoloration (perte du sens ?), à l’usure (image des chairs corruptibles aussi bien humaines que matérielles ?), l’orange, cette couleur solaire par excellence, la voici condamnée à n’être plus qu’un jaune roturier qu’attaque une rouille agressive, vengeance du périssable sur ce qui se donne en tant que précieux, inaltérable. Etrangement, dans ce spectacle de haute désolation, une pyramide « a tenu », image sans doute de la vanité humaine face à ce qui s’acharne sur elle et la combat dans un pugilat bien fratricide. Ici, il convient de se questionner sur les conduites des sujets, sur la finalité des desseins humains, sur la façon plus ou moins éthique d’habiter la terre. Que signifie donc cette effigie de béton dressée face au vent de l’adversité ? Est-elle la figure du génie humain foudroyé au faîte de sa gloire ? Nous montre-t-elle le grand désarroi des créateurs de rêves lorsque ceux-ci s’effondrent, que le navire prend l’eau de toute part ? Est-elle la figure dressée en direction du ciel, pareille à un défi que les hommes auraient adressé aux dieux eux-mêmes ? Est-ce ce qui reste d’un entêtement fondé en dehors de toute raison ? Serait-ce le résultat de la manigance d’un sombre destin, une haute demeure foudroyée par les coups funestes d’une épée de Damoclès ? Serait-ce une simple répétition de L’Ecclésiaste : « Il n'y a rien de nouveau sous le soleil » et alors nous comprendrions que les actions humaines sont impénétrables, qu’elles se réalisent toujours de nouveau dans une manière « d’éternel retour du même » ?

   Toutes ces questions, qui surgissent aujourd’hui comme autant d’énigmes, vous vous les posiez déjà à l’orée de votre âge de la maturité. C’est bien ceci que la lecture apporte, un élargissement de la perspective, la découverte de mondes et de paysages nouveaux avec, corrélativement, le vaste champ des questions qui ne manquent de surgir. C’était autrefois une certitude qui trouve confirmation. Ces bâtiments qui ont résisté aux intempéries, c’est déjà une manière de lèpre qui en sape les fondations. Et c’est heureux qu’il en soit ainsi. Ce que la décision de quelques uns avait porté à la hauteur d’une réalisation (construire cette gigantesque Babel, presque en plein désert), voici que cela a été violemment remis en question, que le vent a tourné, que le navire a emprunté une autre route maritime. Toujours la nature reprend le dessus. Toujours les grands équilibres ancestraux dictent, un jour ou l’autre, leur loi. Cette ville qui s’édifiait au mépris de tout, paysage, population, sentiments, coutumes, tout ceci a été renversé. Le peuple des Gitans qui rôde aux alentours des Saintes-Maries-de-la-Mer, autrement dit le souffle atavique de cette région belle entre toutes a repris possession des lieux, annexant le fier bâti des hommes. Comme un retour au passé qui, parfois, est retour à la raison. Des feux s’allument « comme à l’entrée des cavernes », l’habitat redevient le refuge instinctif des populations démunies face à l’irréductible égoïsme humain. Ce que la folie des hommes avait élevé contre toute logique, voici que des « Gens du Voyage » s’en sont emparé comme de leurs biens. Un peu de partage, un peu d’équité acquis de haute lutte. Combien faudra-t-il de siècles pour que l’homme conquière son essence une et indivisible ? Parfois la lecture d’un roman comble une attente, confirme un espoir. « L’Homme des sables » vous contenta hors de toute mesure. Mais, une fois la dernière phrase lue, que restait-il qui puisse encore faire infléchir ce réel têtu ?

   Puis encore du temps a passé avec ses petits bonheurs et ses moments de tristesse. Le livre, au cours de quelques décades, se retira au plein de son secret. Nullement renié cependant. Parfois une envie de vous réfugier dans la forêt rassurante des caractères, mais toujours une tâche à accomplir, un déplacement à effectuer, un chemin à suivre sur les hauteurs du Causse, enfin toutes les obligations du quotidien. Puis un jour, au tout début des congés d’été, un soudain questionnement. Quel ouvrage lire qui nécessite peu de temps et présente des attraits suffisants ? Une visite à la bibliothèque de la ville. Le peuple des livres est là, des milliers de livres rangés sur des étagères. Comment choisir autrement qu’au hasard, à l’intuition ? Vous recherchez un ouvrage de petite taille, le retour vers la lecture sera ainsi facilité. Plusieurs livres feuilletés, quelques passages rapidement lus. Puis un titre accroche votre regard « Trois villes saintes », un nom d’auteur vous interroge avec ses étranges majuscules précédant le nom : J.M.G. Le Clézio. Vous ne savez guère qui est ce Le Clézio, quel est le contenu de son œuvre, sur quoi elle porte. C’est égal, vous avez choisi ce livre de format modeste, vous le lirez. Une manière d’injonction que vous vous adressez à vous-même. Parfois, sa passion, il faut la relancer lui offrir d’autres voies à poursuivre, dénicher un livre rare, une écriture hors du commun et alors, miracle, le ressourcement se produit, l’eau coule à nouveau dans la bouche sèche des puits.

 

   Ce livre énigmatique, mystérieux, il faut brièvement le présenter afin que son contenu se dévoile, au moins partiellement. Quelques lignes à ce propos sur « Argoul - Explorer le monde et les idées » :

   « Ce sont des villes antiques, aztèques ou mayas, que Le Clézio chante durant son trip mexicain des années 1970. Tout tourne autour des dieux morts, ceux qui faisaient venir la pluie, sans laquelle nulle vie n’est possible. Les envahisseurs blancs ont vu, sont venus, ont vaincu, et la sécheresse s’est installée avec la fin des hommes. Mais, pour Le Clézio, les lieux terrestres où sont nées les civilisations, ne sauraient mourir. Ils attendent. Qu’un autre peuple ou d’autres circonstances permettent la renaissance. »

   Puis la quatrième de couverture de Gallimard : « Une méditation sur les civilisations d'Amérique disparues » :

   « On avance, peut-être à reculons, pour entrer dans un autre monde sans souvenirs, pour apercevoir, peut-être, un jour, comme un mirage, les dômes blancs de Chan Santa Cruz. La route de poussière va au hasard, elle suit le chemin de ceux qui fuient. Elle hésite, elle titube, tantôt large, tantôt étroite, c'est la route de la soif, de la famille, du désespoir. Les villes conquises sont défaites pour toujours. Leurs temples sont vides, leurs murailles ne protègent plus. Les dieux humiliés détournent leur regard et oublient les hommes. Il y a un très grand silence maintenant, un très grand vide, comme si la déflagration de la violence avait d'un seul coup épuisé toutes les forces de la terre. »

   Ce que vous éprouvez, lisant ces pages fiévreuses au milieu de l’été, ressemble étrangement à une fièvre intérieure qui, elle aussi se réveillerait, demanderait des comptes, exigerait l’immersion immédiate dans la lecture, action indissociable de l’acte d’écrire. Mais l’écriture attendra. Il faut simplement rallumer la flamme et éclairer la cité intérieure. Un photophore doit éclairer les signes, les révéler, leur attribuer la consistance d’un air cristallin qu’on respire. Sans lui, sans cet appel du langage, la terre est un vaste plateau désert où nulle oasis ne trace son sillon de verdure. Tout comme ces civilisations déshéritées qui ont perdu l’eau, vous cherchez une source où étancher votre soif. Vous lisez sans repos, d’un trait, comme un nageur en apnée. Vous ne savez nullement le lieu du livre où s’est produite la déflagration, où le raz-de-marée a déferlé, inondant votre conscience des flots les plus admirables qui soient, les plus salvateurs.

   Ce qu’il faut avoir vécu, ceci, être resté longtemps en dehors des mots ou bien alors sur leur marge, n’en avoir connu que quelques bribes éparses, quelques écailles flottant au loin du corps. Sa chair, il faut l’avoir sentie exilée du langage, offerte en quelque sorte au vent mauvais du non-sens. Car la chair, tout comme l’esprit, a besoin des mots pour exister à sa mesure, à savoir être recueil des paroles, ces seules présences qui soient tangibles, qui vous situent au milieu du vivant, dans l’orbe pluriel du sens. Votre corps, n’en fussiez-vous alerté, est le lieu de rassemblement du langage. Ne le serait-il qu’il se montrerait telle une guenille sans signification, un linge abandonné des hommes en plein ciel, au centre d’un cruel silence. Tel une voile flottant au vent du large, votre corps se dresse tout contre l’azur, et les mots sont identiques à des grands oiseaux blancs qui le traverseraient, déposant au passage, leur rythme, leur mélodie, leur charge d’amour ou d’inquiétude, peu importe, l’essentiel est que vous deveniez cette conque réceptrice, cette manière de vaisseau amiral qui n’avance qu’à la force de la plénitude des mots, de leur dilatation, de leur déploiement bien plus loin que ne peuvent porter les yeux. Votre corps se décline sous un vocable polyphonique : « mains », « yeux », « bouche », ce qui veut dire que, déjà, il se constitue en tant que langage, qu’il parle à sa manière, qu’il profère une continuelle narration à votre insu, mais ne nullement le savoir ne saurait l’annuler. De ceci il faut être pénétré : Au plus haut le langage.

   Donc, immergé dans cette quête des mots qui, pour être simplement profane, s’allume parfois des feux du sacré, vous avancez dans ces « Trois villes saintes », à la fois avec un rare bonheur, à la fois avec une intense fascination, comme si l’entièreté de votre vie en dépendait. Vous êtes vraiment dans l’œil du cyclone, là où les vents rugissent, où l’oeil se fait cyclopéen, où toutes les énergies de la terre se rassemblent, où tout se redéfinit à l’aune de cette puissance insoupçonnée. C’est ceci, la magie de l’écriture, elle vous saisit là où vous êtes, homme simple au centre de sa morne existence et elle vous dépose au plus loin de l’espace et du temps, dans une contrée aux multiples faveurs, en une Arcadie flamboyante, les feux de l’utopie sont toujours de réels sortilèges. Que citer, aujourd’hui, qui subsiste de cette « révolution copernicienne » ? Tout est si beau dans ce livre. Sans doute, le plus significatif, ce style lyrique, tendu, situé à l’extrême de la rupture, là où se laisse connaître un écrivain de grand talent.

      Fragment d’anthologie :

   « La sécheresse est partout. La terre est dure, brûlée, elle résonne sous les pieds. Les arbres ont des feuilles étroites, en forme de griffes, le bois est serré, noir. Dans le ciel le soleil brûle, jour après jour. On ne voit plus les dieux, parce que la sécheresse les a rendus petits, quelques points dans l’immensité de l’espace. Les gorges desséchées ne peuvent plus parler. Même la mémoire s’est étrécie, elle ne laisse que quelques traces, quelques rides. »

   Commenter ceci est prendre le risque de la paraphrase, du discours qui redouble a minima le texte d’origine. Quelques remarques cependant. Les mots sont simples, les mots de tous les jours tels que peuvent les prononcer ces peuples mayas ou aztèques qui ne sont plus livrés qu’à leur propre dénuement. L’étroit, le sec, le dur, le serré, ce vocable du peu et du rien, du retiré et du limité dit la grande misère de ces hommes harassés, collés à leur socle de poussière, là où les lèvres des puits sont gercées, muettes, tout comme les dieux perdus dans la vastitude d’un éther sans fin, un éther devenu illisible. La perte est irrémédiable, le langage ne connaît plus son lieu ; la mémoire, ce témoin précieux des existences passées, de leur propre unité, n’est plus qu’une fumée se dissolvant dans les mailles serrées du temps.

   « Trois villes saintes » lu, puis relu aussitôt, vous n’aurez de cesse de lire la totalité des ouvrages de Le Clézio qui, avec Duras, Modiano, Sarraute, s’inscrira dans cette quaternité littéraire située au plus haut. Survolant son œuvre, vous pronostiquerez plusieurs fois son statut de nobélisable. Immense bonheur, en 2008, lorsque le jury du prix prestigieux lui décerne le Nobel. Une récompense de lecture, en quelque manière.

   Parmi les milliers de textes de cet auteur prolifique, que retenir qui ne soit seulement un choix arbitraire, l’effet d’un pur hasard ? Vous croyez, d’une façon approfondie, à la valeur « instinctuelle » des affinités. « Intuitive », conviendrait peut-être mieux. Un extrait tiré de ce livre parfaitement ignoré, « L’inconnu sur la terre », qui pourtant avait été classé parmi les vingt meilleurs livres de l’année 1978 par la revue « Lire », un court extrait donc suffira à poser ici la singularité dont cet écrivain est la figure de proue :

   « Entre les pins et les oliviers, on regarde la mer bleue, et on oublie tout ce qui retient chez les hommes. On n’a même pas besoin de partir vraiment. On y est déjà, là-bas, de l’autre côté de la mer, le long des rivages de sable blanc, dans le bleu irréel des lagons, ou dans la couleur intense des grands fjords de l’Alaska. On pense aux îles, aux archipels. On pense aux barques élégantes de la mer Rouge, aux boutres, aux sambouks sous le soleil, aux yoles, aux pirogues, aux sampans. On pense aux grands bateaux blancs qui traversent l’Océan, qui se perdent, qui disparaissent dans la brume. »

   Vous pensez que ce court texte, si peu significatif à première vue, est un genre de métaphore de l’écriture. L’écriture de tout écrivain et singulièrement celle de Le Clézio est écriture du regard. Vous n’en voulez pour preuve que ce merveilleux essai intitulé « Mydriase » dans lequel le langage fore loin, à la recherche de ces pépites que sont les mots, ces pierres dures, ces silex qui tranchent, ces éclats d’obsidienne qui luisent doucement dans la nuit et donnent sens et orientation au long cheminement humain dans sa course crépusculaire :

 

« C’est comme s’il ne devait plus

y avoir de mots, jamais. Le regard

est muet. Il lance ses ondes à travers

l’espace, et il ne rencontre pas les

planètes des mots. Il voudrait dire

tellement de choses. Il voudrait créer,

sans arrêt. Son corps est immobile,

Il ne respire plus, parce que

toute sa force est dirigée vers l’espace

pour rencontrer des objets.

Le réservoir est vide. Est-ce qu’on peut inventer

quelque chose quand il n’y a rien ?

 On ne le savait pas exactement mais

c’était ainsi : le langage est dans la

matière. Il n’est pas à l’intérieur de

la tête. Les mots, les vrais mots :

 

l’arbre                    le soleil

                                                 

                                                                le ciel

 

                                         l’arbre

                                                                                    le fleuve

 

                                                                           Le langage est fait de lumière »

 

      Ainsi « entre les pins et les oliviers », le regard embrasse « la mer bleue », autrement dit parcourt la matière solide, rassurante des mots. Oui, rassurante au point de constituer une manière d’ambroisie, ce breuvage des dieux qui, lorsqu’il est bu, affranchit de « tout ce qui retient chez les hommes. » Alors le grand voyage en-soi-hors-de-soi est commencé qui n’aura nulle fin tant que le langage gonflera la voile d’une hauturière navigation. Voyage immense et immobile de l’écrivain qu’il n’a nul besoin de briser les amarres, de ceci le langage s’occupera, portant loin celui qui s’y confie dans le rayon unique de la joie. « On pense aux îles » pour la simple raison qu’on est devenu insulaire soi-même car l’exercice de la littérature ouvre un monde inouï qui peut se satisfaire à lui-même. L’écrivain, traçant sur le papier ces milliers de signes noirs, est hors-sol, il connaît les hautes altitudes, il révèle l’ivresse des espaces infinis qui s’ouvrent devant lui. Vos contacts avec les premiers livres de Le Clézio, plus essais que romans au début, puis ensuite, romans-voyages-initiatiques en quête d’une terre originaire, vous les percevez à la façon d’une recherche obsessionnelle centrée sur le langage en tant que matière lui-même, ce langage qui, jamais, ne semble pouvoir s’épuiser.

   Il faut faire des mots cette chair infiniment disponible qui se prête à toutes les formes, à toutes les métamorphoses. Les « boutres », « sambouks » et autres « yoles », ces mots étonnants venus de nulle part, il faut les porter à leur éclat, il faut en faire ce que d’aucuns nomment des « litanies lexicales », disant par-là la proximité avec ce qui serait de l’ordre du sacré, du religieux. « Religieux », au sens d’être relié, intimement relié à la polyphonie du monde, à sa réserve infinie d’images, à son étonnante puissance métaphorique. Le regard toise les mots, les perce jusqu’en leur fond ultime car là seulement le sens est contenu : d’un texte, d’une œuvre, d’une vie.

   Une infinité de descriptions minutieuses, chirurgicales, traversent les textes de cet auteur, attestant l’importance, à ses yeux, du regard en littérature. Mais il faut laisser la place à cette gemme de pure beauté :

 

« Le langage est fait de lumière.

En s’éteignant, en glissant comme une

eau dans le goulot de l’Ouest, la lumière

a emporté ses mots avec elle.

Ce qui jaillissait de l’astre blanc au

milieu du ciel, tout le temps, c’étaient

les mots. Ils recouvraient la terre

avec leur drôle de poudre étincelante,

ils dessinaient les lignes, les rythmes,

ils creusaient les ombres. »

 

   Oui, Le Clézio a raison, le langage est la lumière même. Lumière qui féconde l’esprit, ouvre la conscience à sa haute mission, celle de dire l’homme en sa plus verticale vérité. Quand aucun langage ne paraît, c’est l’ombre, l’ombre crépusculaire, celle de l’Ouest, de la troublante Hespérie qui éteint tout, noie tout et plus rien alors ne fait sens qu’une giration sans fin, qu’un orbe ivre de sa propre vacuité. Imaginez, un seul instant, une humanité silencieuse parce qu’ayant perdu le langage. Imaginez les hommes, face à face, situés tels de tragiques chiens de faïence. Leurs lèvres muettes, que pourraient donc dire leurs mains, leurs yeux, leurs bouches que les mots ne prononceraient plus ? L’unique profération serait celle de l’ennui sans fin, l’unique manifestation, la dague de l’angoisse fichée au mitan du corps. Il n’en sortirait qu’un sang blanc car même la couleur aurait renoncé à paraître, à dire sa valeur symbolique, à prédiquer ce qu’elle rencontre à chaque instant dans le réel.

   Si la palette immense des rouges peut se décliner sous les auspices de la vive alizarine, de l’andrinople assourdie, de l’écarlate éclatant, du rubis pareil à une émotion, c’est parce que le langage a ensemencé les mots de sèmes à l’infini. Le sang n’est dit « incarnat » que parce qu’il est « dit », c’est-à-dire hissé en sa signification grâce à sa qualité de mot. Un sang qui n’a plus de parole n’est plus un sang mais l’espace vide d’un liquide sans énergie, sans contenu, sans destination. C’est au motif que nous portons, tous les jours, notre parole au-devant de nous, le plus souvent à tort et à travers, que nous n’apercevons plus la fonction éminente du langage, que nous le rangeons parmi les choses usuelles, sans doute à des fins ustensilaires. Or le langage, loin d’être un objet perdu au milieu de la quotidienneté, remisé dans quelque tonneau des Danaïdes dépourvu de fond, est bien ce par quoi chaque motif de l’exister prend relief et sens. Lorsque Le Clézio énonce cette belle phrase poétique, parlant des mots : « Ils recouvraient la terre avec leur drôle de poudre étincelante », il veut simplement exprimer leur pure magie, leur chatoiement, leur scintillement pareils à la goutte de cristal étonnée de paraître à la pointe de l’herbe, ce miracle dans le jour qui naît, abreuvé à l’essence de son propre phénomène. Il y aurait tant à dire, puisque les mots sont la matière même que nous tâchons de creuser en y parvenant si maladroitement, avec une manière de gêne coalescente à l’ampleur de son domaine.

   Mais, maintenant, il faut avancer, faire un grand saut dans le temps, trouver enfin cet immense espace de liberté que procure le fait de ne plus avoir de contrainte attachée à quelque travail, seulement l’horizon immense de journées dont le quotidien s’emplit, le plus naturellement qui soit, de lectures assidues, d’écriture quasi quotidienne. En ceci vous rejoignez une période de jeunesse où, occupé chaque jour à travailler des cours de journalisme à domicile, l’immersion est totale au centre de votre passion : faire de l’usage des mots votre viatique essentiel. En ce qui concerne la lecture, votre intérêt se centre presque exclusivement sur des essais littéraires et philosophiques. Très nombreux ouvrages sur le romantisme, allemand notamment. Quant à la philosophie, très grand intérêt manifesté au domaine étonnamment fécond de la phénoménologie. La liste des livres et auteurs serait trop longue à citer. Pour ce qui est de votre propre écriture, seize livres imprimés à compte d’auteur. Chaque tome de huit cents pages porte le titre de « La chair du milieu », L’énigme de ce titre est expliquée à l’incipit de chaque livre. Rapidement résumée, elle peut se dire en quelques mots. Cette mystérieuse « chair du milieu » est, en quelque manière, la chair, la pulpe internes qui se dévoilent au lecteur attentif, lorsque, alerté par la valeur essentielle des mots, renonçant à seulement connaître leur voile de surface, le lecteur donc consent à faire un travail sur son propre rapport au livre, au texte, cherchant à découvrir, sous la vitre de l’apparence, les motifs plus profonds qui tissent toute énonciation écrite, qu’un seul et unique mot lourd de sens, et pour cause, résumerait à lui seul, trouver le SENS implicite contenu dans chaque parole proférée. Cette attitude portée en direction d’une compréhension plus exigeante du langage pourrait trouver son équivalent, chez les philosophes dont la pensée est le métier, dans le terme savant « herméneutique », mais l’on s’en doutera, ceci n’est qu’une indication commode. Bien évidemment, les quelques réflexions que vous développez dans la modestie de vos textes sont loin de posséder l’ampleur des tâches herméneutiques auxquelles se livre une philosophie savante. Déjà, fonctionner dans l’ombre portée de ces textes admirables, est, en soi, une satisfaction suffisante.

   De manière à conclure ce long développement sur ce qui est censé être votre « passion », un extrait tiré d’un brillant ouvrage du phénoménologue Henri Maldiney, « Ouvrir le rien, l’art nu », fera l’objet de quelques rapides commentaires, selon un intitulé qui vous est familier, celui de « Libre méditation ». Selon cette formule, vous entendez partir du sens exact, « objectif » délivré par le texte pour y apporter une connotation toute « subjective » car seule, celle-ci, à votre avis, peut ouvrir de nouveaux horizons. Répéter les paroles d’un philosophe à l’identique présente le risque de n’être qu’un épigone parlant bien plus mal que le Maître sa belle langue chantée.

   Parmi un long développement de l’auteur sur la rubrique « Montagne », ces quelques lignes :

   « Par ailleurs l’apparition de la montagne n’est pas un exemple du sentir parmi d’autres. Elle en fonde la vérité. Le sentir dont elle est à la fois l’ouverture et l’événement est un sentir tel que la révélation de l’être en lui ne fait qu’un avec la façon dont il éclaire à soi.

   A cette apparition s’applique strictement ce qu’Oskar Becker dit de l’esthétique-artistique : elle est ce qui dans le sensible immédiatement intuitionnable est insigne parce qu’inintégrable au système de la perception.

   Tout ce que nous percevons est significatif d’un monde, dont le sens a toujours déjà devancé et déborde toujours l’objet perçu.

   L’objet perçu est reconnu pour ce qu’il est sur le mode du « en tant que… » (en tant qu’arbre, maison, rocher ou montagne), sur la base de classes ou de catégories en lesquelles s’articule la compréhension du monde comme tel. Or à l’apparition du Cervin la signification est en déroute. Quand il apparaît dans l’unicité de sa nue-présence, nous ne sommes pas en vue d’une montagne parmi d’autres, réelles ou possibles, et se distinguant d’elles par des caractères particuliers, même éminents. Mais s’ouvre soudainement un extremum dans lequel s’engloutit toute la série : la signification « montagne » disparaît dans sa signifiance. Sa manifestation ne détermine pas mais contient cette signifiance, dont l’originarité échappe au tissu des significations de la mondéité. La réalité qui s’y fait jour éclate en elle-même. Ce serait l’exproprier d’elle-même que de l’approprier aux visées de la perception. »

   Ce que nous dit, dans une si belle langue, Henri Maldiney, ce n’est rien de moins que la surrection de l’être-montagne dans l’ordre du réel. Ce qui paraissait, à proprement parler insaisissable, voici que cela nous saisit, nous transit en la profondeur de notre être. Le Cervin, nous ne le voyons pas simplement comme nous le ferions d’une chose ordinaire qui se donnerait en tant que chose puis retournerait à son naturel mutisme. Nous ne « voyons » pas, nous « regardons » avec toute la force que connotent ses divers sens étymologiques : « prendre en considération », « porter toute son attention à, tenir grand compte de (quelque chose) ». Ici, « considération », « tenir grand compte » nous projettent immédiatement au cœur de ce qui est, au centre de rayonnement de ce qui vient à nous. Si « voir » supposait une passivité, « regarder » ne se conjugue que sur le mode actif, à savoir surgir à même l’essence de la chose. Car, d’une manière évidente, le Cervin est pur surgissement. Si pur, que sa « nue-présence » nous ôte toute parole, nous prive de mouvements et nous arrache de facto à l’attraction de la mondéité. Si, soudain, nous nous retrouvons sans mondéité, c’est au prix du gain ineffable d’un monde, à savoir d’une confluence des significations dont le Philosophe nous dit qu’elle débouche sur la « signifiance », autrement dit nous met au contact immédiat de l’être de l’étant. Oui, c’est bien ceci, l’étantité s’efface, les perceptions, de nature encore bien trop physiologiques, organiques, rétrocèdent pour faire droit à l’intuition qui nous place face à l’événement, à l’essentiel, au fondement originaire au gré duquel toute chose se donne en sa plus efficiente vérité.

 

Avec nous, le Cervin ne triche pas.

 Avec le Cervin nous ne trichons pas.

 

   Ce sont nos deux êtres qui sont en présence, en mode co-originaire. Le Cervin n’est lui-même, à l’instant de notre vision, qu’à être placé au centre de celle-ci. Nous ne sommes qui-nous-sommes à l’instant de notre vision qu’à être situé face au Cervin. Une identique temporalité nous unit qui nous accomplit l’un et l’autre jusqu’en notre place la plus exacte : lui en son être-montagne, nous en notre être-homme. C’est de cette intime liaison que nait le sens intime de la présence. En une fraction de seconde, deux choses au monde subsistent et seulement deux :

 

le Cervin en sa blanche majesté,

qui-nous-sommes reconduit

à l’exactitude de notre conscience.

 

   Le propre du regard, lorsqu’il se veut suffisamment éclairé, a ceci de particulier qu’il isole, focalise, se donne dans l’entièreté de ce qu’il vise. Alors plus de dualité, plus de sujet situé face à un objet, ceci est un excès de l’intellection rationnelle qui scinde le monde, ne le fait plus apparaître que selon le mode des catégories, autrement dit à l’aune de purs artifices.

    Le Cervin face à nous, nous face au Cervin, c’est d’un même langage dont il s’agit, d’une unique harmonie, d’un seul poème qui se lève de la pierre, qui se lève de notre chair. Si le Cervin devient charnel au motif de supposées correspondances, à notre tour nous devenons de pierre et de roche, de neige et de vent. Ceci, cette fusion des complémentaires ne se produirait-elle et rien n’existerait que deux silences au large d’eux-mêmes, deux étrangetés, deux solitudes au terme desquelles ne pourrait apparaître que l’abîme d’un cruel nihilisme. Au regard de ce monde auquel ma vision s’applique, mon imagination a une fonction productrice, ce qui veut dire que le Cervin n’existe nullement à titre de cette « phusis » inatteignable des Anciens Grecs, cette matière amorphe, chaotique, abyssale dont le fond nous échappe et nous désespère et, en quelque sorte, nous désapproprie de qui-nous-sommes puisque, aussi bien, nous sommes en relation avec tout ce qui nous fait face, nature, hommes, choses et que donc nous devons nécessairement participer au jeu qu’ils instaurent. Le Cervin existe à même cette profusion qui me fait surgir à moi-même comme le témoin de deux événements assemblées en une unique épiphanie.

 

De l’Autre à Soi,

 de Soi à l’Autre

   

   Ce que fait apparaître la dimension intentionnelle de notre conscience, lorsque nous nous appliquons à entrer dans l’entièreté de notre vision, le Cervin en son être, c’est-à-dire la singularité de sa forme pyramidale, l’originalité de ses arêtes, l’unique dont il est la figure.  Notre conscience organise donc, de manière certes imperceptible mais non moins efficace, sa dimension abyssale, chaotique, de manière à ce qu’un cosmos nous apparaisse, à savoir le Cervin tel qu’en lui-même. Ce qu’Henri Maldiney veut nous faire entendre lorsqu’il dit que « s’ouvre soudainement un extremum », c’est en quoi l’événement de la donation du Cervin est une expérience qui transcende toute autre perception entachée, par nature, de quotidienneté, autrement dit d’approximation, donc recouverte d’un voile qui en dissimule la vérité. Le texte de Maldiney est admirable au motif qu’en cette belle parole de style phénoménologique, il nous conduit au plein du mystère de l’être. Or seulement un langage au plus haut peut se charger de ceci : nous ôter à nous-mêmes, nous êtres campés sur le mode de la préoccupation, du souci, de l’angoisse et nous projeter vers ce qui toujours nous appelle, cet être-des-choses qui est la seule nervure réelle parmi le foisonnement illisible du monde. Certes, parfois le ton se donne-t-il sous la forme prophétique, oraculaire, religieuse puisqu’il s’agit souvent de « révélation », « d’apparition » et l’on pourrait rejouter « d’épiphanie », donc d’ouverture du sacré à même la densité et la confusion de ce qui vient à nous parfois à la manière d’une prose indistincte. Il nous faut un plus clair langage afin de nous orienter, il nous faut une lumière qui dissolve les ombres.

 

Il n’y a de vrai que le regard.

Le regard ouvert.

 

Au plus haut le langage

 

 

 

 

 

 

 

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5 mai 2025 1 05 /05 /mai /2025 16:57

 

[Préambule - Cette fable moderne met en exergue la beauté du monde à laquelle s’oppose sa souveraine et illimitée laideur. Chaque jour nous faisons l’amer constat que des choses ne vont pas bien, que la terre se réchauffe, que les maladies gagnent du terrain, que la misère pullule, que les injustices de tous ordres courent dans la société qui devient de plus en plus inhumaine. Le texte ci-après, de coloration globalement ‘écologiste’ au sens large, plus précisément ‘humaniste’, décrit les grands travers qui affectent le cours du monde. Nous massacrons les biens les plus précieux, nous dilapidons les richesses que la Nature a mises à notre portée sans même que notre conscience se révolte, qu’elle soit simplement dérangée à l’annonce de tel tsunami, de telle inondation. Nous accusons le coup, certes, mais nous demeurons figés, incapables, le plus souvent, de produire le moindre geste qui permettrait, au moins à titre individuel, d’enrayer une parcelle du mal. Nous nous habituons à tout, voilà le pire !

   Nous comptons sur la générosité du temps qui passe, sur sa capacité à panser les plaies infligées par l’humanité, sur la providence, sur la rotation des astres, la course des comètes et que sais-je encore, comme si nous étions les acteurs désintéressés de notre propre désastre. Mais que faut-il donc pour que nous sortions de notre léthargie ? De nouveaux holocaustes, des séismes meurtriers, la fin d’une civilisation, la nôtre que nous avons portée devant l’Histoire avec une légèreté exemplaire ? Que faut-il ? Sans doute les développements ci-après seront-ils jugés majoritairement ‘moralisateurs’. En réalité le rapport à la Nature, bien plus que d’être moral est ontologique, c'est-à-dire qu’il y va de la question de l’être. Du nôtre, de tous ceux et celles qui nous font face, les rivières, les océans, les montagnes les glaciers. Seule une levée des consciences pourrait inverser des horizons bien sombres. Ce modeste article n’a d’autre but que de montrer ce qui apparaît et nous adresse un message urgent. C’est la Terre que nous avons à sauver. Espérons qu’il soit encore temps !]

 

*

 

   Olivier habite au sommet d’une colline. Il aime cette nature qui s’ouvre à lui dans la générosité. Jamais il n’aurait pu vivre au fond d’une vallée étroite, là où la vue est limitée, où la conscience n’a nul tremplin pour s’envoler. Olivier est une âme simple qui n’aime rien tant que le spontané, l’immédiatement donné, cette feuille livrée par le vent, ce nuage léger qui brode l’azur, cette pluie fécondant le sol de poussière, lui donnant cette belle teinte d’argile ou d’ébène. Olivier lit beaucoup, surtout de la poésie, compose quelques textes, se distrait de longues promenades solitaires, s’emplit des visions du monde. Soit qu’il voie le monde à sa portée, soit qu’il le recompose dans un rêve éveillé. Il n’a de cesse d’inventorier tout ce qui fait sens à l’horizon des yeux, autrement dit, il n’est jamais en repos, plutôt en embuscade, cœur disponible, mains grand ouvertes, imaginaire déployé afin de recevoir une myriade d’images qu’il prend soin d’archiver sur les rayons de sa mémoire.

   Ce matin le temps est au beau calme. La grande chaleur a laissé la place à un temps brumeux, signe avant-coureur d’un automne qui s’annonce déjà. De cette rémission de la chaleur, le corps se trouve heureux. La canicule est éprouvante qui tend ses pièges, enserre, contraint et, en définitive, ôte toute liberté. On est cloués dans des pièces d’ombre, on évite de bouger, le moindre mouvement est une épreuve. Olivier sent en lui ces grandes ondes de liberté qui nagent dans sa poitrine, ses membres, jusqu’au bout de ses pieds qui effleurent le sol dans une manière de vol léger. Tout ce qui s’étend devant lui, ce paysage immense, sans limite, il en ressent les bienfaits sur la nappe lisse de sa peau, il en apprécie la faculté de régénération comme si une source s’était levée en lui qui le désaltérait, l’accordait au rythme immémorial du monde.

   Du haut de sa colline de calcaire qu’il nomme indifféremment ‘mon promontoire’, ‘mon belvédère’, Olivier embrasse une sorte de totalité dont il est le réceptacle privilégié. Tout, soudain signifie jusqu’à l’excès. La moindre herbe poussée par le vent est un genre d’embarcation sur laquelle connaître les verts océans des prés. La feuille suspendue à l’arbre est pareille à un fin nuage qui ouvrirait le voyage d’une infinie méditation. La pierre sur le sol ressemble à un dolmen dressé par ces très lointains ancêtres dont encore, sans doute, un fragment nous habite qui nous dit la primitivité d’une vie minérale, l’Homo faber et la pierre étaient confondus en une identique mutité, le monde, encore, ne parlait pas. Seulement le langage de l’éclair, de la foudre, du tonnerre, le langage de la grotte qui était comme un ventre maternel.

   Mais nous sommes sortis de la longue nuit de la Préhistoire, mais nos âmes sont éclairées, mais nous avons le principe de raison pour guider nos actes, donner droit à nos jugements les plus sûrs, les plus exacts. Nous avons des yeux exercés par l’éducation, habitués à la rencontre du beau, mais aussi du laid, entraînés à la contemplation de ce qui, pour nous, est utile, indispensable même à notre vie, à notre passage sur terre. Des mains de la Nature nous avons reçu d’infinies offrandes que nous pensions inépuisables, toujours renouvelées, mais nous avons trahi notre ‘Mère’, puisqu’aussi bien la Nature est celle par qui nous figurons au monde et tâchons de frayer notre voie parmi les richesses, les dons, mais aussi les écueils qui jonchent notre route, des barricades s’y lèvent, des herses surgissent du sol avec leurs pointes acérées pour obstruer la voie, faire plier nos têtes et nos fronts sous l’imparable joug des fourches caudines. Car, nous les Hommes, nous pensions immortels, doués de toute puissance, pareils à ces dieux de l’Olympe dont les noms magiques résonnaient sous la voute d’airain du ciel.

   Il n’y avait nulle limite à notre expansion. Nous croyions pouvoir piocher à l’infini dans la corne d’abondance du réel. Nous avons inventé la métallurgie, dans de sombres forges nous avons élaboré les outils que nous destinions aux ‘travaux et aux jours’. Seulement, créant le coutre et la charrue, nous aurions pu nous limiter à ouvrir la terre à l’aune de nos seuls besoins : manger, nous vêtir. Mais nous n’avons su nous contenter des miettes, nous voulions la flûte dorée, mais nous voulions la miche à la miette grasse, mais nous voulions tous les fournils du monde pour y faire cuire les pâtes levées de nos envies illimitées, de nos désirs incandescents. Plus le feu lançait haut ses flammes, plus nos yeux brillaient des étincelles sourdes de la convoitise. Nous avons eu, constamment, au cours de l’Histoire ‘les yeux plus gros que le ventre’. Nous mangions une croûte de pain et nous regardions, avec des yeux hallucinés, de grosses tourtes emplies de mille friandises. Nous, les hommes, avons surtout pêché par gourmandise car c’est bien l’un des traits déterminants de notre condition, nous sommes des êtres insatiables qui, jamais, n’épuisons l’outre immensément ouverte de nos désirs.

   C’est ceci que pense Olivier du haut de sa colline de falaises blanches, semée de chênes rabougris, de genévriers à la maigre végétation. Ici, tout semble plaider la cause du simple, du modeste, de la réserve en toutes choses qui est bien préférable à la précipitation, à la décision tranchée qui bouscule le monde, parfois le renverse et il faudra des siècles de dur labeur pour regagner ce qui a été perdu au seul motif d’une hâte à combler ce qui, jamais, ne peut l’être, à savoir cette immense vertige de la jouissance qui, une fois éprouvé, demande, dans un ‘éternel retour du même’, à être comblé. Nous sommes des êtres du manque et c’est une faille permanente qui creuse en nous la profondeur de l’abîme. Nous emplissons continuellement nos seaux de provendes multiples, nous les destinons à la boulimie sans fin de nos envies, seulement, pareils à des tonneaux des Danaïdes, nous n’avons nul fond et ce que nous pensions pouvoir thésauriser se dissipe comme une brume sous la poussée du soleil. Toujours nos mains sont vides qui éraflent l’air et se désolent de n’y rien trouver que des lambeaux de choses inconnaissables.

  

   Rêve éveillé d’Olivier

 

   Mes yeux portent au loin, ma vue est illimitée. Tout comme le rapace de haut vol dont la vision est panoptique en même temps qu’incisive, je n’oublie rien du monde en sa naturelle et resplendissante beauté. Je ne veux rien dissimuler, je ne veux rien gommer de ce qui vient à moi, prononce à mon oreille les mots doux comme la comptine du pur émerveillement. La Terre est belle, la Terre est infinie. Elle court d’un horizon à l’autre portant avec elle ses immenses richesses dont nul ne pourrait faire l’inventaire. Il suffit de prendre du recul et d’exercer sa conscience à décrypter tout ce qu’il y a d’exception à vivre en ce lieu, en ce temps d’immense profusion. Ce qu’il faut voir, c’est ceci :

   Voir l’élément-terre en sa parfaite parution. C’est l’automne. Quelques brumes flottent au ras du sol. Les terres viennent d’être labourées. Les mottes luisent dans le premier jour, on les penserait d’acier rouillé avec des reflets luisants que le soc a poncés. Les sillons font de grandes lignes qui se jettent vers le ciel, loin là-bas à l’horizon encore semé d’ombres violettes, traces infimes d’une nuit en train de basculer de l’autre côté des choses visibles. Il y a une colonie de garde-bœufs qui parcourent les prairies attenantes où paissent des vaches à la robe claire, elles font comme des taches solaires tout contre les champs à la teinte plus soutenue. Parfois des ilots à la couleur de feuilles, parfois de vastes étendues de poussière inclinant vers la soie, la toile de lin, les infinies variations du beige, on dirait des empiècements de cuir plaqués sur une vêture souple, parcourue de plis et de remous, une sorte de lac avec ses reflets, ses ondes troubles, ses moirures variables selon l’endroit d’où on les observe.

   Voir le dos gonflé de l’océan. Il semble ne jamais devoir en finir avec son histoire bleu-clair brodée de golfes et longée des touffes légères des tamaris, avec ses contes à la lueur bleu-marine coulant au profond des abysses, avec ses lames turquoise battant les récifs coraliens, avec ses transparences de cristal sous le froid boréal tissé de hautes glaces. Oui l’océan est image de l’infini, ses eaux jamais ne cessent de s’agiter, de se soulever en gerbes d’écume blanche, de retomber en plis qui prennent parfois l’accent impénétrable, mystérieux des ténèbres. De grandes voiles immaculées le traversent de long en large, focs gonflés que le Noroît pousse au-dessus des fonds de sable, des poissons aux yeux aveugles y vivent dans la discrétion de leur tenue invisible. Le bruit continuel de l’océan est un baume qui adoucit les mœurs, lime les angles de la violence, arase les dents aigues des destins belliqueux. C’est un bruit doucement maternel, une langue qui vient lisser notre peau, lui dire la simple joie qu’il y a à vivre ici, dans l’échancrure du rocher, là près de la lagune aux reflets d’argent, plus loin tout près de l’isthme que longent les vagues au destin millénaire, elles ne cessent jamais d’être et ne se posent nullement de question. Ne sont que parce qu’elles sont.

   Olivier rêve yeux grand ouverts car ce qu’il voit, là devant lui, ces collines de terre blanche, ce ciel limpide, la ligne d’horizon et son cercle doucement incliné, tout ce qu’il voit joue en écho avec le vaste monde. Voit-il la frêle robe noire d’un chêne et il voit en même temps le balancement du palmier dans la marée verte de l’oasis, la haute stature du baobab, son image d’arbre inversé lacérant de ses racines la pulpe des nuages, les hauts fûts des cèdres rouges s’élevant aux hauteurs inimaginables de la canopée, ce territoire traversé des flamboyantes couleurs du toucan à bec rouge, illuminé de la tunique verte du caïque à tête noire, surpris de la braise presque éteinte du cotinga Pompadour. Les forêts sont précieuses, elles sont des mers où se déverse la houle pressée des vents, des flux incessants. Les grands arbres se balancent et chantent en frottant leurs écorces usées les unes contre les autres. Peut-être est-ce leur façon de faire l’amour, d’initier le geste infini de la génération, de donner aux hommes l’oxygène dont ils ont besoin pour vivre et tracer leur sillon sur la dalle immense des continents. L’arbre est ce génie tutélaire devant lequel, à défaut de nous prosterner, nous devrions nous incliner, remercier sa présence, l’ombre qu’il nous prodigue sans compter, les fruits qu’il destine à notre bouche, les écorces que nous brûlons dans l’âtre, les bûches qui flamboient dans nos cheminées, les planches de nos meubles, les racines dont nous faisons des décoctions, elles soignent nos maux, guérissent nos âmes.

   Olivier rêve, avec son beau prénom d’arbre, aux fleuves majestueux auxquels il doit son existence. Ils surgissent des glaciers, sautent des verrous de moraines, cascadent sur des tables de granit ou de schiste, creusent des canyons aux parois vertigineuses, se faufilent dans des détroits, deviennent torrents, lacs, mortes eaux qu’arrêtent les barrages de ciment des hommes. Ils sont le peuple joyeux de l’eau, le chant qu’ils adressent à la terre, ils font se lever les graines, ils sont les divinités des moissons, ils fabriquent le pain dont nous agrémentons nos repas. Ils sont si discrets que, souvent, dans l’épi de maïs, la verte tige de blé, la graine de froment, la croûte blonde du pain, nous ne savons nullement reconnaître leur présence.

   C’est un problème humain que d’avoir la mémoire courte, que de renier les dieux qui nous portent dès que les présents qu’ils nous ont adressés, déjà devenus anciens, ne sont plus guère honorés, pris qu’ils sont pour de logiques gratifications dont la source ne nous est plus apparente. Ainsi les fleuves coulent-ils vers l’aval de l’espace, le long corridor du temps, à bas bruit, une goutte poussant l’autre, une eau se substituant à la précédente, jusqu’au vaste estuaire, jusqu’à l’immense mer qui les accueille comme leurs pères, sans eux, elle n’existerait pas la mer, elle ne serait qu’une immense cuvette à ciel ouvert parcourue de crevasses et de bois fossiles pareils à ceux qui gisent, tels des minéraux, dans l’aride ‘Désert de la Mort’ dans cette Californie exténuée de chaleur.

   Olivier rêve aux hautes et inaccessibles montagnes, ces Princesses des fières altitudes, ces têtes altières couronnées des diamants aigus du soleil. L’air y est pur. L’air y vibre comme s’il était animé par quelque diapason céleste. Grimpant à leurs sommets, soudain, la tête devient légère, comme si elle se détachait du corps, pareille à ces étonnantes montgolfières qui flottent à mi-ciel, légères, on croirait avoir affaire à des ballons de baudruche. C’est bientôt un vertige qui survient et l’on se prend à penser que l’on a été bien audacieux de comparer sa taille de ciron à ces géantes de pierre qui n’ont peur ni de l’éclat de la grande étoile blanche, ni des chutes de neige, ni des coups cinglants du blizzard. C’est ainsi, tutoyer l’absolu rend invulnérable. On ne redoute plus rien, ni l’éclat du gel, ni les bourrasques de vent. On s’érode seulement. On perd un peu de matière, une simple poussière au regard de l’éternelle géologie. Le temps des roches n’est nullement celui des hommes. Les hommes sont infiniment corruptibles, le temps de quelques saisons seulement, alors que les pics ne s’useraient guère qu’aux yeux de géants à la prodigieuse longévité, des Mathusalem ayant résolu l’énigme de la mort.

   Montagnes des alpages, combien vous êtes admirables avec vos vaches à la robe grise, écumeuse, aux pis gonflés de lait, ce délicat breuvage que boivent les Existants dans leurs appartements climatisés sans même savoir ce qu’est une sonnaille, quel bruit elle fait contre les falaises de roches, ce qu’est une transhumance, la joie sereine d’appartenir à la nature, entièrement, sans aucune dette à la culture, à la civilisation. Connaître la montagne une fois dans la pure dimension de sa vérité, c’est être poinçonné au creux de son âme de la nécessité de la retrouver, de l’honorer telle qu’elle est, une merveilleuse puissance qui repose en elle-même et n’attend rien d’autre que l’éternité.

   Olivier, depuis le haut de son ‘belvédère’, rêve aux glaciers, à ces hauts murs de cristal aux mystérieuses galeries bleutées qui montent et descendent dans le ventre fécond de ces dieux du froid. Ici, tout est exact. Tout est rigoureux. On ne joue nullement avec les murailles de glace, on les respecte, on les vénère. Les Inuits, plus que tout autre, savent du fond même de leur instinct que l’on ne part pas impunément à la chasse au phoque ou au morse à n’importe quelle heure du jour, par n’importe quel temps. Ici, selon le choix, il s’agit de vie ou de mort. Le froid, la neige, la glace, les congères ne connaissent pas les demi-mesures. Une mauvaise décision peut être irréversible, le chasseur ne jamais revenir de sa chasse. C’est pourquoi l’on est prudents. C’est pourquoi l’on jauge longuement une situation et que l’on ne décide d’un acte qu’en toute connaissance de cause. Les pôles sont aussi beaux que ses terres sont hostiles. Du reste il y a une évidente relation entre le paysage sublime et la désolation qui en est l’habituel fondement. Déserts, toundras, steppes, salins, lacs asséchés fascinent les humains sans doute pour l’unique raison qu’ils mettent en exergue une mort maintenue à distance dans l’espace et le temps.

  

   Pensées d’Olivier pour le monde qui vient

  

   On ne tient jamais mieux à l’existence qu’à en mesurer la fragilité, qu’à être exposé au danger, à tutoyer la tragédie. Face aux immenses étendues blanches de l’Arctique, aux sables brûlants du Désert de Gobi, du Kalahari, face à l’immense plateau érodé du Colorado, nous mesurons, à sa juste valeur, le cadeau immense de la vie, la dette qu’elle devrait nous imposer, le respect que nous devrions manifester en direction de la Nature en son irremplaçable présence. Nous ne sommes que grâce à elle, elle n’est que grâce à nous. Nos destins sont coalescents, tissés des mêmes fibres. Si la Nature va bien, alors nous aussi nous allons bien. Il semble que cette règle élémentaire du rapport à notre ‘Mère-nourricière’ ait été oublié. Mais il ne s’agit pas seulement d’amnésie. Certains comportements irresponsables semblent prendre un malin plaisir à détruire ce que des millions d’années ont mis à édifier, patiemment, pierre à pierre, cette immense Tour de Babel dont, aujourd’hui, nous habitons les cellules sans bien savoir quels en sont les fondatios, quelles sont les lois qui en régissent le fonctionnement, sans nous interroger sur la fragilité d’un édifice, sa construction fût-elle édifiée en des époques reposant sous les strates illisibles de l’Histoire.

  Oui, les glaciers nous scrutent de toute la hauteur de leur édifice majestueux, mais cette majesté est aussi magique que précaire. Chaque jour voit s’effondrer ces génies de glace  comme des châteaux de cartes, des pièces de bois que les enfants assemblent avec soin afin de les faire tenir en équilibre, de réaliser la plus haute tour possible. Immanquablement, la fin du jeu voit l’écroulement de l’audacieuse structure, laquelle défiant la loi de la logique a dépassé ses propres possibilités. Oui, mais les lois de la physique ne sont pas les lois humaines. Ce qui correspondrait à la ‘logique’, ci-dessus évoquée, dans l’espace matériel, trouverait son pendant dans la ‘raison’ en matière de décisions humaines. Tout est en effet question de raison. Nous avons connu le ‘Siècle des Lumières’, la puissance presque illimitée de la Raison, parfois jusqu’à l’excès.

   Il ne s’agit nullement de refaire l’Histoire. De toute manière l’homme ne semble jamais rien retenir des leçons qu’elle nous adresse. Les génocides succèdent aux holocaustes, la barbarie à l’inquisition, le racisme à la xénophobie. Piètre constat, certes, mais constat réaliste malheureusement. Il ne faut nullement sombrer dans un pessimisme qui ne serait que la face cachée du nihilisme, donc de l’absurde qui enlèverait tout sens à notre existence. Il faut lutter, il faut résister et ne pas donner droit aux Cassandre de la désolation, ne pas céder aux sirènes nous convoquant au mépris de la vie. Oui la Terre, notre Terre est en grand danger. Ceci, nous le savons tous mais feignons de l’ignorer ou reportons le poids de nos actes sur les générations futures. Curieuse conception de l’héritage, tout de même. Héritage de cendres et de ruines.

   Terre en tant que notre planète ; terre en tant que matière, glaise, limon, humus que nous foulons chaque jour ; océans et mers que nous parcourons sur nos ferries hauts comme des immeubles ; forêts que nous survolons, dans ces fuselages d’acier étincelants ; arbres que nous arrachons, comme si nous procédions à l’ablation de nos poumons ; fleuves que nous martyrisons et asséchons ; montagnes que nous déplaçons afin d’y dérober gemmes précieuses et minerais ; glaciers que nous regardons fondre comme nous verrions les chutes du Niagara, sans pouvoir aucun d’en freiner l’irrémédiable fuite.

   Terre, que faisons-nous donc pour remédier à ton abandon, à ta faillite qui ne paraît inéluctable qu’à la mesure de notre impéritie, de notre insuffisance ? Que faisons-nous sinon observer le navire qui coule avec ses précieuses cargaisons ? Qui donc se jettera à l’eau ? Qui donc osera être un Homme ? « Indignez-vous », disait en son temps le diplomate et humaniste Stéphane Hessel. Certes il convient de s’indigner, c’est certainement le tremplin à partir duquel bâtir une audace et cingler vers le grand large. N’attendons nullement un élan collectif qui, sans doute, ne viendra jamais. Agissons à notre mesure. A chacun sa part.

   Ainsi naissent les grands changements. Il n’est que temps d’agir. Le langage ne suffit pas, pas plus que les grandes déclarations d’intentions, les tables rondes et autres colloques. Avons-nous besoin d’une pédagogie, d’une éducation particulière pour savoir quelle est notre responsabilité face à ce qui nous fait vivre ? Avons-nous besoin d’un modèle pour économiser l’eau, modérer nos déplacements, baisser notre chauffage, consommer sain, limiter notre ration de viande, pratiquer des loisirs modestes en besoins énergétiques ? Avons-nous besoin d’un modèle pour être Hommes sur la Terre ? Non, la bonne volonté suffit. Non, le bon sens suffit. Qui donc se déclarerait démuni de volonté, privé de bon sens ? Qui donc ? Soyons des Hommes au regard de l’Histoire ! Soyons des hommes face à la Conscience ! Il n’y a guère d’autre lieu où exister.

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20 avril 2025 7 20 /04 /avril /2025 16:00
Nuit génitrice

 Planète Mercure

  Source : Wikipédia

 

 

***

 

 

 

   On n’était pas encore né. On était quelque part dans les lointains et l’on ne savait à peu près rien du monde si ce n’est la nécessité de la lumière, la joie de son rayonnement, la majesté, un jour, de sa présence. On était pareil à ces boules qu’on trouve dans le sable, varech et algues mêlées qui semblent avoir emprisonné la clarté au sein de leur complexité végétale. Ça ne parle pas beaucoup cette matière informe ou bien alors selon quelque incompréhensible galimatias. Ça ne voit guère le réel, le suppose seulement à une infinité de lieues et c’est immense solitude. Ça ne bouge qu’à l’intérieur de soi avec de sourdes reptations, on penserait aux mouvements souterrains d’une fourmilière ou bien de peuples d’animaux non encore pourvus de noms.

      On n’était pas encore né. On était en retard de soi, dans une pliure si intime qu’aucune désocclusion ne se présentait, qu’aucun destin n’allumait les feux de sa possible destinée. Comment dire alors ce qui se passait qui, en réalité, était un point nébuleux dans l’univers, peut-être une simple soupe originaire inconsciente de son être ? Rien ne faisait sens dans cette manière de chaos, rien ne se distinguait de rien et sa propre forme était une approximation des choses, non les choses elles-mêmes avec leurs angles précis, leurs brillantes arêtes, leurs faces qui réverbèrent la moindre étincelle, renvoient au ciel la belle pluie de lumière. Une errance  accoutumée à n’avoir point d’amers, une simple divagation aux confins du rien.

   La nuit, la nuit primitive, la rumeur archaïque je la sens collée à mon corps, pareille aux ailes duveteuses d’une chauve-souris avec ses nervures de cuir. Elle est cette mère nourricière, cette louve aux mille mamelles contenant l’ambroisie blanche du jour. Je suis, moi-même, cette sphère en voie de constitution, cette boule d’ombre où s’assemble tout le mystère de la venue temporelle, de l’ouverture de l’espace. Maintenant, quelque part en-deçà de l’étrange musique du cosmos, cela commence à vaciller, à brasiller, à faire sa mince levée dans les étroites ruelles du sens anticipateur de la présence.

   Je suis encore totalement immergé dans l’obscur, j’en éprouve la consistance de laine, j’en ressens l’enveloppement doucement matriciel. Je pourrais y demeurer à l’infini du temps et rien ne me convoquerait à être que cette irrésolution souveraine, cette cosmique procrastination, l’immanente vertu de l’immobile, la quiétude de l’indécidé. Mais voici que la boule d’ombre s’impatiente, qu’elle voudrait devenir éclat de mercure, brillance dans la stricte mesure du jour. Car l’on ne peut demeurer indéfiniment dans la poche ténébreuse, nager dans les eaux amniotiques, avoir le dôme maternel pour seul événement. Il faut surgir au plein jour, déchirer la porcelaine de sa sclérotique, faire se précipiter les millions de phosphènes dans le point noir de la pupille, inonder son chiasma optique des images tangibles, immensément réelles de l’exister.

   Pas d’autre alternative que d’être soi, que de fendre la dalle des ténèbres, de scruter les parois de suie, de les traverser, de désoblitérer ce qui se refuse et se cabre, d’entailler l’invisible de pénétrantes meurtrières, d’ouvrir les portes d’airain qui nous retiennent de forer l’âme du monde, d’y creuser la niche qui nous revient de plein droit. Oui, car nous voulons la lumière comme la lumière nous appelle à la rencontrer, elle seule qui parle dans l’univers et nous dote d’un langage. Sans elle, la lumière qui resplendit, qui allume les étoiles, révèle les anneaux des planètes, comment pourrions-nous dire la crête de la vague à l’horizon, les yeux de l’amour, la gorge bleue du lézard, le monarque aux ailes de cuivre, la couleur d’un sentiment ? Comment ?

 

 

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18 mars 2025 2 18 /03 /mars /2025 18:02
Ces nuées qui viennent à nous

 Photographie : Blanc-Seing

 

 

 

          Chère Solveig,

 

 

   Sais-tu, aujourd’hui, si je t’envoie cette photographie en noir et blanc, ceci n’est nullement fortuit. J’aurais pu te faire parvenir l’original en couleurs mais, alors, combien mon message aurait été atténué, noyé dans une mare multicolore qui lui aurait ôté tout son sens. Noir -Blanc : deux valeurs seulement pour proférer la nuit, le jour, pour dire le bonheur, le malheur, faire surgir la violence et la paix. Tu te doutes combien ma retraite, sur ce beau et sauvage pays du Causse, retiré du monde et du bruit, combien donc ma solitude doit m’apporter de contentement. Certes, j’y gagne une équanimité d’âme sans pareille, la joie immédiate du simple, une inépuisable dimension de ressourcement. Et, cependant, mes nuits sont traversées d’insomnies, mes jours, parfois, ne s’annoncent qu’à la manière d’un long cheminement attisé d’incessantes questions. Et bien que la tâche d’écrire me soit d’un grand secours, je suis assez souvent tel le naufragé tendant désespérément ses bras en direction de l’écueil qui voudra bien le sauver de l’abîme.

   De ma fenêtre, c’est ce paysage si calme, si doux dont j’aperçois le beau moutonnement. La prairie est tachée d’ombre en ce lumineux automne. Une lame de clarté avance qui éclaire les frondaisons. Les nuages sont légers, aériens, ils voguent très loin vers d’infinies altitudes. Au-dessus, comme s’il venait de l’impensable cosmos, le ciel est une taie noire, impénétrable dont, parfois, je pense qu’elle est hostile aux hommes, qu’elle constitue le premier signe d’une alerte, d’une mise en garde. Vois-tu, de regarder ce lac si sombre, fuligineux, c’est comme si venait à ma rencontre une tragédie antique, peut-être « Prométhée enchaîné », d’Eschyle avec ses personnages divins en un lieu désert, quelque part à l’extrémité du monde. Et tout ce noir qui envahit l’azur ne serait que la malédiction de Zeus, trompé par Prométhée, lequel à son tour a trompé les hommes, ne leur offrant que ce feu spoliateur de leurs âmes trop naïves, inclinant, toujours, à quelque compromission. Car le feu a, comme bien d’autres choses, un double visage : celui qui réchauffe et réconforte, mais aussi celui qui brûle et ronge les corps de ceux qui s’en approchent trop. Le feu comme connaissance brille au plus haut mais, souvent, l’humanité en pervertit la fonction et alors ne courent sur la Terre que les feux éteints d’une sourde imprécation. Je sais que tu m’accorderas ton indulgence d’avoir brossé un tableau si inquiet de notre condition. A contrario, en peindre la seule face étincelante serait manquer de la plus élémentaire objectivité. Le Paradis s’obombre toujours du soufre de l’Enfer !

   Tout le jour, depuis l’ascension du soleil en direction du zénith jusqu’à sa chute au nadir, toutes les heures semblent la mise en scène de cette aporie constitutive de notre présence au monde. Lorsque, le matin, nos paupières tout juste entrouvertes perçoivent le bleu de l’aube, combien elles se projettent dans un avenir radieux. La paix est partout qui tresse à nos fronts ses couronnes de lauriers. Puis la lumière monte dans le ciel vertical. Puis la lumière éblouit et fait cligner des yeux que des larmes, soudain, envahissent. Puis l’astre décline, la clarté devient une toile maculée de sanguine à l’horizon, puis la nuit éteint tout qui plonge nature et hommes dans une identique confusion. Comprends-tu, tout est toujours à recommencer. Ce paysage dont nous pensions qu’il dispenserait jusqu’à l’éternité son beau rayonnement, voici qu’il se soustrait à notre regard et fomente, peut-être, à notre encontre, les plus funestes desseins. Ce qui, dans la plénitude du jour, nous était donné en tant que sublime vérité, ceci s’estompe brusquement qui confine à la plus désolante des faussetés.

   Constamment nous sommes pris en tenaille entre nos désirs et nos peines, entre nos souhaits et nos craintes, nos amours et nos haines. Le drame de l’humain est ceci, cette tension qui nous écartèle, cette brusque énergie des contraires qui nous tire à hue et à dia. Lorsque notre visage illuminé de clarté, nous nous croyons atteints d’abondance, voici que nos pieds s’embourbent dans un maléfique limon. Nous sommes des êtres de la déchirure et ne consentons à exister qu’à en transgresser l’aliénante dimension. Seulement le tragique a toujours une coudée d’avance et la grimace de l’insoutenable finitude vient lézarder notre fragile édifice. Colosses aux pieds d’argile, nous feignons d’en sentir le constant tellurisme à l’œuvre et nous tentons de porter notre regard sur tel ou tel objet de désir afin qu’il puisse nous extraire des mors de la lucidité.

   De mon refuge à l’abri des arbres centenaires, ces chênes tors qui poussent au milieu des pierres, il me semble entendre comme un sourd grondement. Je ne sais si la terre tremble ou bien les cieux se partagent sous l’étrave d’un coutre tranchant. A tout instant la glaise pourrait s’ouvrir en tombeau. A chaque seconde les nuages déverser une pluie acide qui ravagerait jusqu’à la proue de notre esprit. Non, je ne divague pas, Sol et tu sais combien je suis attaché à décrire au plus près mes états d’âme. Sans doute sont-ils renforcés par cet inévitable pathos qu’engendre tout exil. Mais les hommes, tous les hommes, sont des exilés que ne sauvent ni leur instinct grégaire, ni leurs divertissements multiples, pas plus que leur quête effrénée de bonheur. S’ils étaient heureux, ils ne chercheraient pas des motifs d’évasion. Ils seraient à l’aise dans leur enceinte de chair et se suffiraient à eux-mêmes, non dans une manière de satisfaction béate, seulement dans l’atteinte d’un sentiment de maturité. Vois la dimension d’aliénation de tous ceux qui se précipitent dans des voyages qui, jamais, ne les satisfont. Vois le désarroi de ceux dont le consumérisme est la seule pierre de touche dont ils ornent leur singulière aventure. Vois ces « foules solitaires » qui se ruent au même spectacle dans l’espoir de grandir, ils ne connaissent que le vertige immédiat du multiple, de la soif  trop rapidement étanchée. Leurs icônes sont en carton et ils ne sont que les spectateurs de leur propre désarroi.

   Sol, nous vivons une société de l’abondance qui ne laisse que trop d’égarés parmi la confluence des peuples. L’homme est ainsi fait que son naturel égoïsme le sauve toujours du désastre. « Ce qui est bon pour moi est bon pour le monde », voici ce que clament, à longueur de journée, les solipsismes de tous ordres qui sont légion. Beaucoup se pensent uniques dont la seule religion s’abîme dans leur propre ego, tout ce qui leur est extérieur ne semble ressortir qu’au monde des représentations et des artefacts. Ce que j’énonce là n’est nullement le motif d’une simple plainte, laquelle se dissoudrait bien vite parmi les allées et venues mondaines. Ce n’est pas davantage un appel. Comment se faire entendre de la surdité partout régnante qui condamne les simples à demeurer au sein de leur invisible caverne ? « Indignez-vous », lançait en son temps la conscience éclairée d’un Stéphane Hessel. Cette exhortation à l’indignation se déclinait selon cinq figures.

   * Trouver un motif d’indignation. Nous pourrions en trouver mille, c’est sans doute pourquoi nous n’en choisissons aucun.

   * Changer de système économique. Quoi donc ?  Le capitalisme aussi bien que le collectivisme asservissent les peuples. Le corporatisme divise les individus en castes. Le socialisme entraîne une déresponsabilisation des acteurs. Le libéralisme implique la loi sans partage des plus forts.

   * Mettre fin au conflit israélo-palestinien. A-t-on jamais mis fin à un conflit ? La violence est enracinée en l’homme depuis la nuit des temps. Notre système limbico-reptilien témoigne encore en nous de la puissance de ces marées d’équinoxe dont, a priori, nous avons bien du mal à canaliser la brusque survenue.

   * Choisir la non-violence. Qui, à part Gandhi luttant contre les lois raciales ? A part Lanza del Vasto entreprenant un jeûne pour sauver les paysans du Larzac ? A part Nelson Mandela luttant contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud ?

   La non-violence est violence faite à nos propres indifférences. La tâche est rude qui se doit de remettre en question le fond sur lequel l’humanité s’est bâtie, dont la devise semble être, le plus souvent : « L’homme, un loup pour l’homme ».

   * Eradiquer le déclin de notre société. Est-il né ou encore à naître le Grand Homme qui, prenant entre ses mains le Destin de la Terre, métamorphosera la manière d’être de l’homme, à savoir considérer toute altérité -, l’animal, le rocher, le fleuve, l’océan, la montagne, la terre, le pauvre, le sans-grade, le démuni -, leur accordant la toute première place, s’effaçant afin que, de ce retrait,  résulte une possibilité d’être pour tout ce qui est, croît, espère ?

   Sol, tu le sais tout comme moi, ceci ne serait envisageable qu’au terme d’une éthique véritable qui prendrait le pas sur toute esthétique. Autrement dit le fond primant la forme. Il n’est d’autre générosité que celle-ci, faire que tout ce qui vient à notre rencontre ait la faveur d’un accueil véritable. Aussi bien la goutte de pluie, l’arbre en sa floraison, l’Autre en sa polyphonique présence.

   Mais comment, ici, ne pas laisser la parole au prophétique et immensément poétique Paul Valéry qui proclamait dans « La Crise de l'Esprit », en 1919, entre deux guerres mondiales immensément dévastatrices pour le corps et l’esprit, ces pensées sublimes qui honorent tout intellectuel digne de ce nom. (Ils ne sont guère légion en ces temps de disette.) : 

  

   « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

   Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ».

  

   Parfois, le long des  nuits d’hiver, lorsque dans l’aube bleue de givre, les pierres craquent sous la poussée du gel, il me semble entendre ces voix perdues  - Valéry, Ninive, Babylone -, qui résonnent jusqu’à nous pour nous dire le bonheur d’être Hommes sur Terre, ceci que trop souvent nous oublions, creusant, en quelque manière, les tombes qui recevront nos propres insuffisances. Une seule fois, Sol, dis-moi que je ne rêve éveillé. Alors je pourrai dormir en paix pour l’éternité !

 

Sois assurée de mes pensées les meilleures.

 

 

  

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4 mars 2025 2 04 /03 /mars /2025 18:37
Vers où le fleuve de la vie ?

Estuaire…la Gironde…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   L’homme sur terre n’a-t-il d’autre destin que de questionner et, surtout, de se questionner, de découvrir ce qui, en lui, dessine son chemin, l’oriente ici plutôt que là ? Nous, les hommes, ne sommes que question, ce qui nous différencie de l’animal, de la plante, du rocher lancé en plein ciel et ne sachant pourquoi. Mais, le plus souvent, nous interrogeons dans le vide, nous attachant bien plus à la superficie du monde qu’à sa profondeur. Nous parlons du temps qu’il fait, des brouillards d’automne qui voilent les sillons, les noyant dans une manière de camaïeu d’argile. Nous parlons de la dernière vêture à la mode, d’un refrain qui court sur les ondes, d’une nouvelle automobile à la ligne racée. Nous parlons de nos dernières vacances au bord de la mer, des prochaines, sans doute à la montagne, peut-être du côté du Val d’Aoste avec, en arrière-fond, le massif blanc du Grand Combin.

   Nous parlons du dernier roman que nous avons lu, de l’étonnant romantisme dont il est empreint en ce siècle semé d’immédiate réalité et surtout occupé de vitesse. Nous parlons de tout et ne parlons de rien. Nous errons à notre entour, pareil au phalène qui toise la blancheur de la lampe pour s’y éteindre bientôt. Nous girons, telles des comètes dont nous savons qu’elles sont des astres errants, des corps perdus dans l’éther, des amas de glace et de poussière faisant leur aveugle trajet dans le vide sidéral. Des comètes, nous tenons ceci, notre diligence à scinder les ténèbres sans que quelque brillant sillage n’en détermine la course. Nous connaissons l’ombre à défaut de pouvoir saisir la lumière. Ne serions-nous devenus, au cours de l’Histoire, des constellations folles ne cernant même plus la géométrie de leur propre quadrature ?

    Ici, nous pouvons dire ce que nous voyons dans la plus grande proximité. Ici, nous pouvons fêter la Nature, donner au paysage ses « lettres de noblesse » qui, parfois, tutoient les rives sourdes du mystère. Au plus près de nous, une obscurité native, une manière de début du monde. La terre est noire, gorgée d’eau, identique à un bitume, à un sombre réduit courant sous l’épaisseur d’une douve, à une gorge profonde, à un ravin dont nous n’apercevrions nullement le fond, seulement une vue obturée s’abîmant dans l’indicible de son être. Le noir en tant que noir à lui-même advenu. Le noir profond, sans projet, le noir biffant tout essai de profération. Le noir en son visage celé. Cependant, ce noir est beau au motif de son absoluité. Il ne se laisse pénétrer par rien, il se réserve dans le domaine de la plus grande pureté, il est le noir en tant que noir et rien ne servirait de le décrire plus avant, de chercher sa nature, de deviner sa configuration interne. Il est, à lui-même, son origine et sa fin.

    A côté de ceci qui demeure clos, un essai d’ouverture, une tentative de parole comme pour dire la possibilité d’un poème, l’effraction d’un chant minuscule sur la margelle étroite des choses. Du noir refermé qu’elle était, voici que la terre se constelle de tache d’eau grise, faiblement lumineuse. Elle est semblable à un enfant triste, imaginons quelque Gavroche fredonnant au hasard des rues, sa voix se perdant dans le vaste tumulte de la ville, parmi l’indifférence des hommes, ce kyste qui, parfois, assombrit leur visage, le rend identique à un vieux tubercule. Les flaques d’eau crépitent sous le jour immobile. Elles sont un métal, un étain qui réfléchit lentement la clarté, un mouvement à peine levé de lui-même. Ainsi se disent, en mode humain, les longues hésitations, les incertitudes, les délibérations sans fin avant que l’amour n’éclose, qu’il ne bourgeonne tout au bout du jour, qu’il ne féconde notre peau, la rende lumineuse, photophore ivre de son propre reflet.   

   Et ce long et flexueux serpent d’eau, cette supplique adressée au ciel, cette imploration à être reconnu telle la beauté en son inestimable faveur, vers où dirige-t-il son cours ? Quel message nous adresse-t-il auquel nous serions bien en peine de répondre, nous les hommes à l’échine courbe qui ne regardons que nos pieds et oublions de lever nos yeux sur ce qui fuit, loin là-bas, tout au bout de notre capricieuse pensée, le plus souvent elle se perd en cours de route et ne sait plus l’objet de sa quête ? Quel message que nous ne pouvons déchiffrer ? Nos idées sont trop courtes, empêtrées dans les lacis de la mangrove existentielle. Nos désirs trop perdus dans l’opaque charnellité. Nos espoirs trop orientés vers les seuls flocons de l’imminente joie. L’eau vient de trop loin, va trop loin, flotte au-dessus des abysses dont elle tire toute son énigme pleine et entière dont nous ne percevons jamais qu’une vague brume, une légère irisation écumant l’âme, y posant un genre de divagation, d’errement.  

   Et cet estuaire qui se confond avec le vaste Océan, que pouvons-nous en saisir si ce n’est sa fuite à jamais, sa dispersion parmi l’agitation des flots, de minces et répétitives vagues se mêlent à lui dans de bien étranges noces ?

 

Où finit le fleuve ?

Où commence la dimension océanique ?

 

   Comment l’être-des-choses assure-t-il soudain sa transmutation en autre chose que ce que sa présence antécédente nous offrait ? Etonnant visage de Janus à double face : Je suis qui je suis et un autre à la fois. Ceci ne fait-il signe en direction de la tragique mortalité de l’homme ? Il est cet Existant qui porte en lui, dès sa naissance, les germes de sa propre corruption. Certes toute vie est soumise à ce régime de la disparition. Le drame de l’humain : il est le seul parmi le règne des présences à en avoir conscience et il porte en lui, qu’il le sache ou non, cette mesure de finitude inscrite dans la faille la plus subtile de sa chair. L’estuaire, tout estuaire ne dessine-t-il en creux, dans la confusion même de son cours, cette empreinte dont nous pressentons la valeur symbolique, que nous nous empressons de fuir ? La vérité est trop haute, trop forte, trop incandescente qui perfore la sclérotique de nos yeux. Et nous voulons voir, sans délai, cette fleur, ce rivage, cette femme, ce livre, cette ambroisie comme nos possessions propres, comme des promesses d’accomplissement.

   La nappe d’eau glisse tout là-bas, au fond, et se réduit, tout au bout de sa course, en cette étroite ligne d’horizon, ce fil ténu qui signe le partage des Divins et des Mortels. Eau, ciel, nuages, une seule et même harmonie. Une seule parole magique qui est le lieu de toute poésie. Tout, soudain, devient si lumineux. Tout s’allège et cette allégie ressemble aux yeux de l’Amante qu’éclaire le regard de l’Amant. Regards en miroir, amours reflétées, joie en son effusive contagion. Chacun tire de soi la vertu de sa propre présence. Chacun puise en l’autre ce manque-à-être qui le comble et le porte au plus haut de sa destinée humaine. Je ne suis moi que répondant à qui tu es. Tu n’es toi qu’au dialogue que je t’adresse. Nous sommes deux fleuves qui confluent, mêlent leurs eaux, elles s’enlacent en l’unique venue de qui-nous-sommes, bien au-delà du territoire de nos corps. Vois-tu, de toi à moi, du Fleuve à l’Océan, l’alliance est parfaite que médiatise l’illisible Estuaire, ceci qui se nomme ainsi mais ne saurait connaître nulle détermination, nulle définition. Il en est ainsi des êtres de fragile et sibylline constitution, nous en sentons la douce puissance, le tissage persuasif, le trajet de ténébreuse navette, nous ne pouvons l’expliquer mais en éprouvons la nécessité intime, pulsatille, vibratoire, ondoyante.

   Seul un lexique polysémique peut en approcher la forme plurielle, celle du questionnent infini dont nous serons toujours les signes.

 

Nous ne sommes que des déchiffreurs de comète.

 

   Rien que ceci constitue ce bonheur que beaucoup cherchent au large d’eux alors qu’en eux il rutile et rougeoie pareil à l’insistance d’une braise. Ceci, faut-il le savoir ou bien l’ignorer ? Toujours nous hésitons quant à nos choix essentiels. Aussi sommes-nous libres de regarder cette image en tant que belle. Aussi sommes-nous libres de l’ignorer, de ne nullement être touché par sa lumière et d’avancer, tels des somnambules dans le sombre corridor de notre propre destin.

  

 

     

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1 mars 2025 6 01 /03 /mars /2025 17:46
Blancheur, Silence & Solitude

Source : Photos en noir et blanc

***

« Souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection.

Pour ma part, je n’ai jamais souffert que de la multitude. »

 

Friedrich Nietzsche

 

“Ecce Homo” (1908), II, « Pourquoi je suis si malin »

 

*

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

   Tout repose ici dans la perfection de soi. Tout paraît dans l’entièreté de son être. Tout conflue en un seul et unique endroit. Le Ciel est une immense glaçure, le jeu du Blanc sur le Blanc, autrement dit l’aire d’une exactitude, le peu d’éloignement de soi, la superposition de la pure Beauté et de toute chose belle qui ne peut provenir que de l’intérieur, de cette infrangible amande qui est le lieu même du sans-partage, de la joie amassée en elle-même, cristal dont la vibration est certes inaudible et d’autant plus précieuse au titre de ce retrait. Le ciel est partout à la fois et pourtant il est bien Ce ciel et nul autre qui viendrait partager son essence. Il est lui et le Tout Autre et ceci n’est nul paradoxe car, fondé essentiellement, il contient en lui le Tout du Monde, chaque chose lui est redevable d’exister. Il est l’Unique Foyer à partir duquel les Choses les plus diverses, les plus multiples connaissent l’offrande infinie de leur floraison. C’est sur ce fond du Ciel, en tant que fondement, que toute chose s’appuie et déploie sa prétention à paraître de telle ou de telle manière.

 

Le Ciel est l’unique faveur

qui donne aux Choses leur mesure,

leur octroie un espace,

les installe dans leur temporalité.

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

   Jusqu’ici, il n’a été parlé que du Ciel et, bien entendu, il a été parlé de Tout. Puisque le Ciel est le Tout. Le Ciel est la Blancheur. Du centre de qui elle est, la Blancheur, cette Blancheur, et toute autre faisant sa tache claire, scintille, rayonne, efface les ombres, disperse la nuit tout au bout des pointes extrêmes de la Rose des Vents.

 

Blancheur du Mistral.

Blancheur de la Tramontane.

Blancheur du Grec,

 

   ces trois souffles du Septentrion qui portent en eux la respiration vitale du Monde. Purgé de ses défauts, vidé de ses miasmes, débarrassé de ses impuretés,  le Vent Blanc est pureté de soi dont tout être accompli voudra être la pointe avancée, la flèche libre d’atteindre sa cible, ce Soi qui fait son feu diaphane au centre de l’Être, genèse se ressourçant à sa propre origine. Quand le Blanc atteint son acmé, son point de non-retour, c’est tout simplement l’Absolu qui se donne en tant que la seule réalité possible. Tous ses entours ne sont que fantaisistes diapreries, mirages et reflets à l’infini.

   Blancheur germinative de la Neige, tissage de fins cristaux, assemblage du Simple avec le Simple. Tautologie du Sens, la Neige est à elle-même sa propre confirmation, tout à la fois son esquisse et sa forme ultime, indépassable. Neige, blanc manteau et tout repose sur elle dans l’exacte confiance. Nul piège qui s’ouvrirait. Nul dessein qui biaiserait le réel. Naturel abandon de chaque grain blanc avec le grain contigu. Osmose qui fond en l’Unique l’exubérance du multiple. Neige est fugue en sourdine, mais seulement fugue à elle-même, son qui sourd de son propre mystère. Ici, quelque part, dans la vacuité boréale, tout n’est que glissements blancs :

 

du renard polaire à la fourrure abondante ;

du lièvre variable, ce timide nommé « Monsieur Blanchot » ;

de la Perdrix blanche dissimulée sous ses voiles de plumes ;

de l’Hermine au mince pelage, aussi vive que discrète.

 

Neige en tant que neige

et Silence tout autour.

  

   Silence, le mot magique, le mot-flocon, le mot-plume, le mot-écume se dit sur le mode de l’infinie retenue. Ne peut déborder de lui sous peine de s’écrouler sous la meute pressée des harmoniques venant des choses même les plus dissimulées. Silence est une bulle transparente à la façon d’une diatomée, à la manière d’une paramécie, flottant entre deux eaux, cils vibratiles agitant l’onde dans l’imperceptible trace d’une impulsion à peine donnée.

 

Silence est texture

impalpable

de l’Âme,

feu sourd

de l’Esprit,

recul et méditation

de la sublime Raison.

 

   Les mots tels les tirets de l’alphabet Morse et leur espacement, ces Vides, ces Riens, ces Silences qui tressent la matière inépuisable du Sens. Entre les Mots, beaucoup de Silences, cela signifie beaucoup de compréhension, le début d’un merveilleux déchiffrage des signes ici et là répandus à foison.

   Et l’Arbre, mais est-il simplement arbre à l’essence définie, par exemple peuplier, aulne ou bouleau ou bien est-il, tout à la fois ce qui, du peuplier, de l’aulne, du bouleau peut être extrait afin que, regroupé sous la forme d’une seule et même unité, d’une généreuse et inimitable IDÉE, se puisse camper ici, au centre même de l’absolue Blancheur, sa fermeté, sa puissance, son inépuisable énergie ? Nous sentons bien qu’il dépasse toute rencontre ordinaire à l’angle d’un bois où au milieu de la futaie, qu’il nous convoque à l’essentiel, qu’il relativise le contingent, apparaît selon l’altière figure de la nécessité. Il est l’Unique qui nous fait signe depuis l’ouverture même de son inépuisable Destin, tout comme ce Banc, cette assise au gré de laquelle nul ne trouve ni sa halte, ni son repos, ce Banc dit le précieux de sa présence insolite dans ce décor de Fin du Monde ou, plutôt, de son Origine. Car tout semble sur le point de s’ouvrir, dépli de talc de la corolle, songe d’écume des pétales, jet dans l’espace au-devant d’un Silence qui pourrait bien devenir Parole si quelque chose devait se dire d’une possible effectuation en germe, d’une pulsation retenue en-deçà des lèvres du Réel. Tout est disposé là dans la forme idéale et idéelle d’une Liberté dont nulle entrave ne pourrait compromettre la manière d’éternité.

   Å l’évidence, il y a liaison indéfectible entre Blancheur, Silence et Solitude, comme si la présence de l’une ne paraissait qu’à la lumière, à la félicité de l’autre. Et puis il y a la subtile venue à nous de ces trois pieux noirs qui ne disent rien d’autre, en mode plus contrasté, que ces trois natures qui nous occupent : Blancheur, Silence, Solitude, comme s’ils voulaient en un simple écho, constituer le diapason de leur Sens quasi invisible. Nous ne sommes partis de l’aphorisme de Nietzsche que pour y mieux revenir : éternel retour du même. Il semblerait que l’essence même du Génie, ce don inépuisable de ressourcement, n’ait nul besoin d’aller chercher hors de Soi la justification de son multiple rayonnement. Ce qui, pour l’homme ordinaire, se donne sous le genre du diffusif (chercher mille ferments qui le situent dans le Monde et auprès des Autres), se traduit chez l’homme de Génie à l’aune de la brièveté, de la concision. Ainsi en est-il des Grands Esprits dont l’acte créatif (démiurgique, pourrait-on dire), s’origine à la simple triade Blancheur, Silence, Solitude. Toujours il nous faut avoir en mémoire ces trois pivots qui sont le sol même du suressentiel surgissant à même le tissu du chef-d’œuvre. La relation du Génie à ces trois clartés, se dit de la manière suivante :

 

Blancheur comme puissance

de l’Origine, du virginal

Silence comme anticipation

de la Parole juste

Solitude comme condition de possibilité

 de l’effectuation du geste artistique.

 

   Imaginerait-on un Jean-Jacques Rousseau qui, dans sa « Cinquième Promenade » autour du Lac de Bienne, se laisserait guider par la Noirceur, émouvoir par le Bruit, distraire par une Compagnie aussi nombreuse que bavarde ? Parlant du Pays qui l’accueille, ne dit-il :

   « …mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! »

   Évoquerait-on Nietzsche décrivant la forêt où vit le vieil Ermite à la mesure de cymbales qu’agiterait son Zarathoustra, le convoquerait-on animant un vibrant colloque devant une foule qui ne comprend nullement son message ?

    « Alors Zarathoustra retourna dans les montagnes et dans la solitude de sa caverne pour se dérober aux hommes, pareil au semeur qui, après avoir répandu sa graine dans les sillons, attend que la semence lève. »

   Solitude du Génie dans son éternel et lucide face à face avec lui-même, il est l’Universel à lui tout seul, il est la trace non inscriptible sur l’ardoise ordinaire des jours, il lui faut une sorte de falaise marmoréenne utopique sur laquelle graver, ce qui, tout à la fois, est sa pure Joie, à la fois sa chute la plus Tragique. Par essence, la vision du Génie est hyperbolique, c’est en quoi elle dépasse le regard étriqué, circonscrit que nous, humbles Mortels, destinons à ceci même qui nous fait face.

 

Le regard génial inverse l’ordre des choses,

il transfigure le réel,

il crée de nouvelles catégories

où se métamorphosent, l

es uns en les autres,

le règne animal,

végétal, minéral.

  

   Et ce qui est le plus confondant, c’est bien cette permutation permanente qui s’effectue de l’Homme à l’Animal. Le chameau, le lion, l’aigle, la colombe, le serpent, sont aussi bien la figure zoologique d’un Nietzsche déjà en prise avec sa propre folie, préfiguration de la scène bouleversante au cours de laquelle la vue d’un cheval torturé par son cocher, ce 3 janvier 1888, signera les premières atteintes de la démence. La folie devient pure confusion des règnes, mêlant un Nietzsche-Colombe à la recherche de la paix, à un Nietzsche-Serpent figure du Mal, à un Nietzsche-Aigle succombant sous le faix trop lourd de la Volonté de Puissance. Il n’est pas aisé de devenir le Surhomme lui-même, fût-on l’un des plus profonds Philosophes du siècle !

   Irrémédiablement, foncièrement, le Génie est un Être d’un Blanc-Silence-Solitaire. Le Philosophe inspiré qu’était l’Auteur du « Zarathoustra » eût inversé l’ordre même de son propre Destin s’il avait introduit, parmi le foisonnement de ses idées, parmi la foule de ses centres d’intérêt, ce qui, certes était inconcevable mais dont l’avoir lieu aurait totalement bouleversé son existence, à savoir l’amplitude d’un Amour, eût-il possédé simple valeur métaphorique, s’il avait introduit donc, à même le plein de son existence, cette Figure d’exception qu’était Lou-Andréas Salomé. L’Altérité creusant sa niche dans le pur massif Solitaire. Mais ceci était inconcevable au motif que Lou, fascinée par le génie du Philosophe du « Gai savoir » (tout comme elle l’était du génie de Freud, de Rilke pour lequel elle éprouva, sans doute, plus un amour poétique que réellement sentimental), Lou donc se situait sur le plan des idées plus que sur celui d’une possible sensualité, promesse de relations amoureuses.

   Alors, relier cette idée du Génie à cette photographie blanche, dépouillée, si profondément géométrique qu’on la penserait pure création de l’esprit, se justifie de manière essentielle. Le lieu de vie du Génie ne saurait être ni équatorial, ni tropical, voué aux exubérances, aux dilatations et expansions de toutes natures. Il faut, au Génie, dans sa recherche constante de l’Absolu, s’assembler autour d’une unique exigence, d’une puissance créatrice bien délimitée, condensée, là où les idées se cristallisent, là où les images, fussent-elles celle d’un imaginaire animal et chimérique puissent prendre la consistance d’un réel compact, tout comme le sont les terres boréales corsetées de frimas, prises dans leurs congères. Car, jamais le Génie ne peut se distraire de sa marche obsessionnelle en direction de sa solitude constitutive.

   Seules les concrétions hyperboréales, seuls les glaciers aux arêtes vives et tranchantes, seules les hautes colonnes de gel, seuls les labyrinthes d’eau translucide le rapprochent de ce dont il est en quête, à savoir tutoyer la résolution de son propre mystère. Bien évidemment, cette recherche obstinée, incessante, ascétique, ne se couronne, le plus souvent, qu’à l’aune de la constellation étincelante de la folie. Voyez Hölderlin enfermé dans sa tour à Tübingen. Voyez Artaud isolé dans sa camisole de force chimique à l’asile d’aliénés de Rodez. Voyez Lautréamont et sa disparition tragique autant que solitaire dans son nouveau domicile de la Rue du Faubourg-Montmartre.

   Que dire au terme de cet article, si ce n’est citer quelques phases de Léon-Paul Fargue tirées de « Haute solitude », cette solitude que l’on essaie vainement de circonscrire, sinon de jeter aux oubliettes dans la nuit et les vapeurs de l’alcool :

   « Ce soir, un grand ressac de squelettes et de rafales humaines secoue l’esquif. La table est triste, molle la fenêtre. Les os du silence craquent. Je croyais que la solitude était une sorte de steppe surnaturelle, un grand désert de soif qu’allongeaient encore d’interminables délires. Non. C’est un monde qui se resserre, comme de la terre à blé autour d’un corps de soldat abandonné. La solitude, l’isolement, l’ennui, ce sont des pelletés de vide sur un cheminement de taupe. »

   Oui, « un monde qui se resserre », tout comme ce pergélisol qui fixe à jamais les désirs nomades des Hommes, circonscrit leur naturelle boulimie des Choses et du Monde. Oui, « des pelletés de vide » que ne peuvent dessiner, dans le froid le plus vif de la Condition Humaine, dans la tête dévastée du Génie, que  

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

Certes cette triade

monochrome,

sans voix,

sans Monde

 ne peut s’inscrire

en nous qu’à la manière

 

du Mistral qui transit le corps,

de la Tramontane qui pétrifie les pensées,

du Grec qui dépouille jusqu’à l’os.

 

Mais c’est de là seulement,

de cette nudité qu’une chair

peut se tisser et

donner Sens à la vie.

 

Alors Couleur aura Sens.

Alors Voix sera audible.

Alors Multitude pourra

venir à nous.

 

 

 

 

 

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29 janvier 2025 3 29 /01 /janvier /2025 21:53
On disait la nuit …

« La nuit »

Photographie : Patricia Weibel

*

   On disait la nuit, sa douceur d’ouate noire, son accueil des corps dans le repos, l’aire de ressourcement de l’esprit, la plénitude de l’âme dans les voiles du songe. Tout cela on le disait, mais précautionneusement, du bout des lèvres, roulant les paroles délicieuses dans le limaçon étroit et volubile de sa langue. De peur que la vérité du dire ne s’étiole et que ne demeure la perdition pareille au feu-follet, la perte à jamais du fantasme dans les rets du réel. Les papilles s’irisaient à seulement effleurer l’ombre nocturne, à l’évoquer à la manière d’un baume dont on pouvait, à loisir, oindre la moindre parcelle de sa peau. Le soir, à l’heure où les hommes et les femmes regagnaient leurs logis avec des roulements d’épaules et des hanches chaloupant en cadence, déjà l’on se disposait à recevoir la nuit, sa braise vive. Car l’on croyait à la pointe du désir lovée dans les plis d’ombre, car l’on pensait la nuit dispensatrice de jouissance, pareille à la hampe de fougère dispersant dans l’éther les spores de la joie, les corpuscules de la fécondation. Ne disait-on pas, ordinairement, la nuit féconde, sa forme identique à la rotondité de la Lune, cette effigie féminine, son gonflement comme l’amante ensemencée qui porte en soi la demeure visible à partir de laquelle la vie sera et fera son étourdissant carrousel ? Ne disait-on ceci avec l’intime conviction que rien n’était à espérer du jour, de la lumière qui anéantissaient tout dans une même indistinction et reconduisaient au néant les étreintes nocturnes ? Ne proférait-on cela à longueur d’heures creuses, à l’aune d’une insuffisante pensée ? Car il y avait danger à ne pas s’écarter de soi, à vivre dans la première assertion venue, à en faire un acte de foi, puis vaquer à ses occupations avec la tranquillité et l’assurance de celui qui sait, de celle qui a expérimenté jusqu’à la dernière goutte la fontaine de la révélation.

  Le matin, après que les étreintes nocturnes avaient eu lieu, on se levait en titubant, au bord d’un vertige. On buvait son café dont on ressentait la brûlure comme si elle avait été une confirmation du désir, son dernier reflux sur la pente du jour. On s’accouplait alors selon quantité de combinaisons, dans les transports, dans les carlingues de métal des voitures, dans les bureaux où crépitaient les messages du monde. C’est à peine si l’on jetait un coup d’œil aux silhouettes adjacentes, ou alors furtivement, de peur d’y lire ses propres désirs, de voir s’allumer sur la blancheur de la sclérotique voisine la verticalité de ses propres fantasmes. En réalité, on remettait à la nuit, à la part d’encre et de suie la tâche de sceller le désir, de ne point l’exhumer dans la démesure de la clarté. Il fallait demeurer au secret et ne pas déflorer ce qui avait eu lieu. C’était une trop vive brûlure et les gestes de l’amour devaient s’envelopper d’un suaire noir, glisser identiques à des racines dans les touffeurs du limon, s’invaginer dans les convulsions de la glaise. On crucifiait Eros sous Thanatos, on effeuillait les gerbes du plaisir et l’on n’en gardait que quelques étamines, la levée d’un pistil dans l’aube claire.

   Mais combien l’on était dans l’erreur. Combien on offrait en sacrifice ce qui, né du tumulte des sens, voulait se dire dans la plus haute profération, voulait rayonner et ensemencer le ciel de la seule nécessité qui soit : prendre acte de soi, de l’autre et porter bien au-delà des yeux soudés de cécité le prodigieux don d’exister. Voici ce qu’il aurait fallu faire. A la pointe du jour ou bien à la naissance du crépuscule, ces deux moments du dialogue du jour et de la nuit, il eût fallu s’accoupler dans les chambres ouvertes, au sommet des rochers, en haut des dykes de lave, dans la rutilance de l’heure, sur les plages de galets gris, sur les pampres couleur de feuille morte des vignes, sur tous les autels du monde, au milieu des agoras semées de vent, sur la crête des falaises de craie, dans les corridors des villes, en haut des immeubles de verre aux mille réfractions. Ce qu’il aurait fallu penser : cette évidence qu’à elle seule la nuit ne pouvait contenir l’entièreté du désir, la totalité de la jouissance universelle. Tout comme l’art, la rencontre a besoin de lumière afin que s’ouvre le motif de la compréhension. La nuit, ce principe féminin enveloppant, cette conque apprêtée à la réception en même temps qu’à la donation, cette bogue semée d’un vivant corail, il lui faut impérativement rencontrer le jour, ce principe masculin ouvrant, perforant, disant en mode symbolique la turgescence de l’éclair, son rayonnement afin que du monde compact, dense, quelque chose s’éclaire et devienne visible.

   C’est toujours dans la démesure - l’amour est une chose de cet ordre puisque, à proprement parler, jamais il ne saurait être mesuré, thématisé dans les limites étroites d’un étalon -, c’est toujours dans l’excès que les vérités surgissent avec leur incision de silex. La nuit, il faut la déflorer, l’ouvrir jusqu’à l’extase, Dionysos surgissant, tel le Minotaure des failles de l’ombre pour faire croître ce qui, toujours a besoin de s’exhausser de l’abîme et se révéler au plein jour, au soleil dont le principe mâle fécondateur est le vivant archétype. Longtemps nous avons cru que la nuit nous sauverait de nous-mêmes, nous accueillerait dans des langes d’ombre, tels de touchants et fragiles nouveau-nés. Oui, certes, mais il est temps de déciller ses yeux, de voir en face ce qui nous requiert en tant qu’hommes, en tant que femmes. C’est toujours d’une violence dont il est question, d’un affrontement du jour et de la nuit que résultent les formes que nous mettons au monde. Tout est déchirure, aussi bien l’hymen de l’amante que le saut de l’homme dans l’abîme qui le reçoit afin que quelque chose de possible ait lieu. Nous sommes toujours l’endroit d’une tragédie. Or, la tragédie, de tous temps, a eu besoin d’une scène pour installer l’espace de son jeu mortifère. Commençant à exister ou bien donnant la vie, à savoir le sens, nous mourrons à nous-mêmes alors que le jour se lève et que la nuit s’enveloppe de sa chape nocturne. Jamais on ne peut échapper au rythme universel et immémorial du nycthémère, ombre lumière, lumière ombre jusqu’à notre clignotement dernier. Osons la nuit ! Osons le jour !

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21 janvier 2025 2 21 /01 /janvier /2025 17:47
Les Muses Inquiétantes.

« Les Muses Inquiétantes ».

Giorgio de Chirico – 1916.

Source : Apparences.

 

   Dans ce tableau, il nous est impossible d’entrer, de faire effraction et de loger notre corps de chair au milieu de ces mannequins métaphysiques si hiératiques, où même la vue ne peut s’appesantir longuement. Tout exclut. Tout exile de soi et ramène sa propre présence à une hébétude, à une glaciation comme celle habitant les espaces sidéraux. Nous sommes loin au-dessus de la Terre et notre vue est aussi étrange que celle des dieux qui regardent notre univers avec quelque stupéfaction. Serions-nous des dieux déchus que leur inconséquence aurait condamnés à voir les choses dans leur propre hibernation ? Oui, hibernation, car si les couleurs sont violemment solaires, bien loin de porter ce qui se donne à voir dans la lumière, tout sombre dans une immédiate clôture. Ce lieu est inhabitable. Ce lieu est hors de portée de la conscience.

Et pourquoi l’est-il ? Est-ce simplement une question d’insolente parution du monde ? De vision exacerbée de l’artiste qui aurait voulu, d’emblée, nous reconduire à une impuissance, celle de voir ce qui fait phénomène avec des yeux humains ? Cependant il faut chercher à comprendre les raisons de notre exclusion. D’abord dans une visée esthétique. Voici ce qui est : le parallélépipède, au premier plan, nous indique l’impossibilité d’une considération romantique ou bien poétique des choses. C’est de concept pur dont il s’agit, ce que renforce la disposition radicalement architecturée des divers éléments de la scène. Les ombres sont denses, tranchées dans le cuir du réel à l’aide d’un scalpel. Les bâtiments, à l’arrière-plan, nous disent les chimères quant à une possible habitation, l’absence du foyer autour duquel se réunir et faire naître l’espace du dialogue, de la rencontre. Le ciel, d’un bleu hermétique, appuie sur la toile à la façon d’un couvercle isolant du ciel étoilé, des rêves qui l’habitent. L’éclairage est violent dont la source demeure invisible et étrangement basse, comme si elle provenait d’un luminaire terrestre ayant plus à voir avec le monde chtonien qu’avec le céleste et sa vibration infinie.

Et maintenant, il est temps de s’interroger sur la configuration confondante des personnages, ces érections prises d’immobilité et de silence. N’oublions pas, nous sommes à Ferrare, dans la « cité du silence » comme l’a nommée le poète Gabrielle d’Annunzio, devant le château de la famille d’Este, princes mécènes de la Renaissance qui vouaient un culte tout particulier aux Muses. Ces Muses aux visages sans yeux, sans bouche, sans oreille, autrement dit des Muses dont le peintre a volontairement ôté tous les attributs par lesquels elles se font les égéries des artistes. Oui, l’artiste. Ce dernier est bien présent dans la composition mais sa présence est si discrète qu’on pourrait aussi bien contempler l’œuvre, sans même prendre acte de son existence. Il n’apparaît qu’à être une fuyante silhouette, à l’extrême droite de la toile, aire noyée dans une ombre incompréhensible. Et, pour tâcher de saisir cette apparition au bord d’un possible évanouissement, il faut aller du côté de « l’inquiétante étrangeté » de Freud, ce jour lointain où il découvre une facette de la réalité si proche de l’illusion qu’elle le questionne fortement. Il en résultera un essai articulé autour du malaise créé par le surgissement inopiné, dans le réel, d’une image qu’on n’attendait pas et qui insère une césure dans la rationalité apaisante du quotidien. Et ce surgissement de « l’inquiétante étrangeté » se fait à l’aune de la propre image du créateur de la psychanalyse, image que lui renvoie la vitre du train sous les espèces d’une silhouette effrayante, en tout cas d’une apparition dont il aurait souhaité faire l’économie.

La thèse qui découle de cet épisode freudien, c’est la brutalité, la violence avec lesquelles les apparences métamorphosent la réalité en autre chose que ce qu’elle est, laissant place à une inquiétante fantasmatique. A partir de ceci, s’éclaire la signification des « Muses Inquiétantes ». Si ces Muses sont inquiétantes - nul ne saurait en contredire l’aspect sombrement énigmatique -, elles sont tout autant inquiètes. Et de quoi le sont-elles ? Mais, tout simplement du destin de l’art qui pourrait bien succomber à la fausseté des apparences. Tout, dans cette figuration, fait la part belle à l’illusion et à son cortège de non-vérités. Comment, en effet, un existant pourrait-il s’y retrouver, assurer sa propre synthèse, aboutir à son essentielle unité à la mesure de cette réalité de pacotille ? Réalité identique aux figures de cire du Muse Grévin où rien ne parle que le silence de la parole. Les Muses ne sont pas : elles apparaissent comme des tuniques vides, privées de langage, de perceptions, de mouvements. Le paysage n’est pas : simple praticable de bois où se figent les figures d’une pantomime vide de sens. Les demeures ne sont pas : simples élévations de tours semblables aux pièces d’un gigantesque échiquier métaphysique. Le peintre, ou bien le poète, peu importe, ne sont pas : les Muses qui sont censées leur communiquer le souffle de l’inspiration sont muettes. Ce tableau fonctionne donc à la manière d’une subtile allégorie, laquelle nous dit que l’art est le lieu d’une vérité, m>jamais la fascination d’une apparence qui s’y substituerait dans l’aveuglement des voyeurs que nous sommes. Ayant compris ceci, nous regardons autrement. Nous regardons vraiment et avons directement accès à ce qui ouvre le beau et le distingue des pastiches et de tous les trompe-l’œil du monde. Nous regardons et nous sommes.

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