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18 mars 2025 2 18 /03 /mars /2025 18:02
Ces nuées qui viennent à nous

 Photographie : Blanc-Seing

 

 

 

          Chère Solveig,

 

 

   Sais-tu, aujourd’hui, si je t’envoie cette photographie en noir et blanc, ceci n’est nullement fortuit. J’aurais pu te faire parvenir l’original en couleurs mais, alors, combien mon message aurait été atténué, noyé dans une mare multicolore qui lui aurait ôté tout son sens. Noir -Blanc : deux valeurs seulement pour proférer la nuit, le jour, pour dire le bonheur, le malheur, faire surgir la violence et la paix. Tu te doutes combien ma retraite, sur ce beau et sauvage pays du Causse, retiré du monde et du bruit, combien donc ma solitude doit m’apporter de contentement. Certes, j’y gagne une équanimité d’âme sans pareille, la joie immédiate du simple, une inépuisable dimension de ressourcement. Et, cependant, mes nuits sont traversées d’insomnies, mes jours, parfois, ne s’annoncent qu’à la manière d’un long cheminement attisé d’incessantes questions. Et bien que la tâche d’écrire me soit d’un grand secours, je suis assez souvent tel le naufragé tendant désespérément ses bras en direction de l’écueil qui voudra bien le sauver de l’abîme.

   De ma fenêtre, c’est ce paysage si calme, si doux dont j’aperçois le beau moutonnement. La prairie est tachée d’ombre en ce lumineux automne. Une lame de clarté avance qui éclaire les frondaisons. Les nuages sont légers, aériens, ils voguent très loin vers d’infinies altitudes. Au-dessus, comme s’il venait de l’impensable cosmos, le ciel est une taie noire, impénétrable dont, parfois, je pense qu’elle est hostile aux hommes, qu’elle constitue le premier signe d’une alerte, d’une mise en garde. Vois-tu, de regarder ce lac si sombre, fuligineux, c’est comme si venait à ma rencontre une tragédie antique, peut-être « Prométhée enchaîné », d’Eschyle avec ses personnages divins en un lieu désert, quelque part à l’extrémité du monde. Et tout ce noir qui envahit l’azur ne serait que la malédiction de Zeus, trompé par Prométhée, lequel à son tour a trompé les hommes, ne leur offrant que ce feu spoliateur de leurs âmes trop naïves, inclinant, toujours, à quelque compromission. Car le feu a, comme bien d’autres choses, un double visage : celui qui réchauffe et réconforte, mais aussi celui qui brûle et ronge les corps de ceux qui s’en approchent trop. Le feu comme connaissance brille au plus haut mais, souvent, l’humanité en pervertit la fonction et alors ne courent sur la Terre que les feux éteints d’une sourde imprécation. Je sais que tu m’accorderas ton indulgence d’avoir brossé un tableau si inquiet de notre condition. A contrario, en peindre la seule face étincelante serait manquer de la plus élémentaire objectivité. Le Paradis s’obombre toujours du soufre de l’Enfer !

   Tout le jour, depuis l’ascension du soleil en direction du zénith jusqu’à sa chute au nadir, toutes les heures semblent la mise en scène de cette aporie constitutive de notre présence au monde. Lorsque, le matin, nos paupières tout juste entrouvertes perçoivent le bleu de l’aube, combien elles se projettent dans un avenir radieux. La paix est partout qui tresse à nos fronts ses couronnes de lauriers. Puis la lumière monte dans le ciel vertical. Puis la lumière éblouit et fait cligner des yeux que des larmes, soudain, envahissent. Puis l’astre décline, la clarté devient une toile maculée de sanguine à l’horizon, puis la nuit éteint tout qui plonge nature et hommes dans une identique confusion. Comprends-tu, tout est toujours à recommencer. Ce paysage dont nous pensions qu’il dispenserait jusqu’à l’éternité son beau rayonnement, voici qu’il se soustrait à notre regard et fomente, peut-être, à notre encontre, les plus funestes desseins. Ce qui, dans la plénitude du jour, nous était donné en tant que sublime vérité, ceci s’estompe brusquement qui confine à la plus désolante des faussetés.

   Constamment nous sommes pris en tenaille entre nos désirs et nos peines, entre nos souhaits et nos craintes, nos amours et nos haines. Le drame de l’humain est ceci, cette tension qui nous écartèle, cette brusque énergie des contraires qui nous tire à hue et à dia. Lorsque notre visage illuminé de clarté, nous nous croyons atteints d’abondance, voici que nos pieds s’embourbent dans un maléfique limon. Nous sommes des êtres de la déchirure et ne consentons à exister qu’à en transgresser l’aliénante dimension. Seulement le tragique a toujours une coudée d’avance et la grimace de l’insoutenable finitude vient lézarder notre fragile édifice. Colosses aux pieds d’argile, nous feignons d’en sentir le constant tellurisme à l’œuvre et nous tentons de porter notre regard sur tel ou tel objet de désir afin qu’il puisse nous extraire des mors de la lucidité.

   De mon refuge à l’abri des arbres centenaires, ces chênes tors qui poussent au milieu des pierres, il me semble entendre comme un sourd grondement. Je ne sais si la terre tremble ou bien les cieux se partagent sous l’étrave d’un coutre tranchant. A tout instant la glaise pourrait s’ouvrir en tombeau. A chaque seconde les nuages déverser une pluie acide qui ravagerait jusqu’à la proue de notre esprit. Non, je ne divague pas, Sol et tu sais combien je suis attaché à décrire au plus près mes états d’âme. Sans doute sont-ils renforcés par cet inévitable pathos qu’engendre tout exil. Mais les hommes, tous les hommes, sont des exilés que ne sauvent ni leur instinct grégaire, ni leurs divertissements multiples, pas plus que leur quête effrénée de bonheur. S’ils étaient heureux, ils ne chercheraient pas des motifs d’évasion. Ils seraient à l’aise dans leur enceinte de chair et se suffiraient à eux-mêmes, non dans une manière de satisfaction béate, seulement dans l’atteinte d’un sentiment de maturité. Vois la dimension d’aliénation de tous ceux qui se précipitent dans des voyages qui, jamais, ne les satisfont. Vois le désarroi de ceux dont le consumérisme est la seule pierre de touche dont ils ornent leur singulière aventure. Vois ces « foules solitaires » qui se ruent au même spectacle dans l’espoir de grandir, ils ne connaissent que le vertige immédiat du multiple, de la soif  trop rapidement étanchée. Leurs icônes sont en carton et ils ne sont que les spectateurs de leur propre désarroi.

   Sol, nous vivons une société de l’abondance qui ne laisse que trop d’égarés parmi la confluence des peuples. L’homme est ainsi fait que son naturel égoïsme le sauve toujours du désastre. « Ce qui est bon pour moi est bon pour le monde », voici ce que clament, à longueur de journée, les solipsismes de tous ordres qui sont légion. Beaucoup se pensent uniques dont la seule religion s’abîme dans leur propre ego, tout ce qui leur est extérieur ne semble ressortir qu’au monde des représentations et des artefacts. Ce que j’énonce là n’est nullement le motif d’une simple plainte, laquelle se dissoudrait bien vite parmi les allées et venues mondaines. Ce n’est pas davantage un appel. Comment se faire entendre de la surdité partout régnante qui condamne les simples à demeurer au sein de leur invisible caverne ? « Indignez-vous », lançait en son temps la conscience éclairée d’un Stéphane Hessel. Cette exhortation à l’indignation se déclinait selon cinq figures.

   * Trouver un motif d’indignation. Nous pourrions en trouver mille, c’est sans doute pourquoi nous n’en choisissons aucun.

   * Changer de système économique. Quoi donc ?  Le capitalisme aussi bien que le collectivisme asservissent les peuples. Le corporatisme divise les individus en castes. Le socialisme entraîne une déresponsabilisation des acteurs. Le libéralisme implique la loi sans partage des plus forts.

   * Mettre fin au conflit israélo-palestinien. A-t-on jamais mis fin à un conflit ? La violence est enracinée en l’homme depuis la nuit des temps. Notre système limbico-reptilien témoigne encore en nous de la puissance de ces marées d’équinoxe dont, a priori, nous avons bien du mal à canaliser la brusque survenue.

   * Choisir la non-violence. Qui, à part Gandhi luttant contre les lois raciales ? A part Lanza del Vasto entreprenant un jeûne pour sauver les paysans du Larzac ? A part Nelson Mandela luttant contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud ?

   La non-violence est violence faite à nos propres indifférences. La tâche est rude qui se doit de remettre en question le fond sur lequel l’humanité s’est bâtie, dont la devise semble être, le plus souvent : « L’homme, un loup pour l’homme ».

   * Eradiquer le déclin de notre société. Est-il né ou encore à naître le Grand Homme qui, prenant entre ses mains le Destin de la Terre, métamorphosera la manière d’être de l’homme, à savoir considérer toute altérité -, l’animal, le rocher, le fleuve, l’océan, la montagne, la terre, le pauvre, le sans-grade, le démuni -, leur accordant la toute première place, s’effaçant afin que, de ce retrait,  résulte une possibilité d’être pour tout ce qui est, croît, espère ?

   Sol, tu le sais tout comme moi, ceci ne serait envisageable qu’au terme d’une éthique véritable qui prendrait le pas sur toute esthétique. Autrement dit le fond primant la forme. Il n’est d’autre générosité que celle-ci, faire que tout ce qui vient à notre rencontre ait la faveur d’un accueil véritable. Aussi bien la goutte de pluie, l’arbre en sa floraison, l’Autre en sa polyphonique présence.

   Mais comment, ici, ne pas laisser la parole au prophétique et immensément poétique Paul Valéry qui proclamait dans « La Crise de l'Esprit », en 1919, entre deux guerres mondiales immensément dévastatrices pour le corps et l’esprit, ces pensées sublimes qui honorent tout intellectuel digne de ce nom. (Ils ne sont guère légion en ces temps de disette.) : 

  

   « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

   Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ».

  

   Parfois, le long des  nuits d’hiver, lorsque dans l’aube bleue de givre, les pierres craquent sous la poussée du gel, il me semble entendre ces voix perdues  - Valéry, Ninive, Babylone -, qui résonnent jusqu’à nous pour nous dire le bonheur d’être Hommes sur Terre, ceci que trop souvent nous oublions, creusant, en quelque manière, les tombes qui recevront nos propres insuffisances. Une seule fois, Sol, dis-moi que je ne rêve éveillé. Alors je pourrai dormir en paix pour l’éternité !

 

Sois assurée de mes pensées les meilleures.

 

 

  

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4 mars 2025 2 04 /03 /mars /2025 18:37
Vers où le fleuve de la vie ?

Estuaire…la Gironde…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   L’homme sur terre n’a-t-il d’autre destin que de questionner et, surtout, de se questionner, de découvrir ce qui, en lui, dessine son chemin, l’oriente ici plutôt que là ? Nous, les hommes, ne sommes que question, ce qui nous différencie de l’animal, de la plante, du rocher lancé en plein ciel et ne sachant pourquoi. Mais, le plus souvent, nous interrogeons dans le vide, nous attachant bien plus à la superficie du monde qu’à sa profondeur. Nous parlons du temps qu’il fait, des brouillards d’automne qui voilent les sillons, les noyant dans une manière de camaïeu d’argile. Nous parlons de la dernière vêture à la mode, d’un refrain qui court sur les ondes, d’une nouvelle automobile à la ligne racée. Nous parlons de nos dernières vacances au bord de la mer, des prochaines, sans doute à la montagne, peut-être du côté du Val d’Aoste avec, en arrière-fond, le massif blanc du Grand Combin.

   Nous parlons du dernier roman que nous avons lu, de l’étonnant romantisme dont il est empreint en ce siècle semé d’immédiate réalité et surtout occupé de vitesse. Nous parlons de tout et ne parlons de rien. Nous errons à notre entour, pareil au phalène qui toise la blancheur de la lampe pour s’y éteindre bientôt. Nous girons, telles des comètes dont nous savons qu’elles sont des astres errants, des corps perdus dans l’éther, des amas de glace et de poussière faisant leur aveugle trajet dans le vide sidéral. Des comètes, nous tenons ceci, notre diligence à scinder les ténèbres sans que quelque brillant sillage n’en détermine la course. Nous connaissons l’ombre à défaut de pouvoir saisir la lumière. Ne serions-nous devenus, au cours de l’Histoire, des constellations folles ne cernant même plus la géométrie de leur propre quadrature ?

    Ici, nous pouvons dire ce que nous voyons dans la plus grande proximité. Ici, nous pouvons fêter la Nature, donner au paysage ses « lettres de noblesse » qui, parfois, tutoient les rives sourdes du mystère. Au plus près de nous, une obscurité native, une manière de début du monde. La terre est noire, gorgée d’eau, identique à un bitume, à un sombre réduit courant sous l’épaisseur d’une douve, à une gorge profonde, à un ravin dont nous n’apercevrions nullement le fond, seulement une vue obturée s’abîmant dans l’indicible de son être. Le noir en tant que noir à lui-même advenu. Le noir profond, sans projet, le noir biffant tout essai de profération. Le noir en son visage celé. Cependant, ce noir est beau au motif de son absoluité. Il ne se laisse pénétrer par rien, il se réserve dans le domaine de la plus grande pureté, il est le noir en tant que noir et rien ne servirait de le décrire plus avant, de chercher sa nature, de deviner sa configuration interne. Il est, à lui-même, son origine et sa fin.

    A côté de ceci qui demeure clos, un essai d’ouverture, une tentative de parole comme pour dire la possibilité d’un poème, l’effraction d’un chant minuscule sur la margelle étroite des choses. Du noir refermé qu’elle était, voici que la terre se constelle de tache d’eau grise, faiblement lumineuse. Elle est semblable à un enfant triste, imaginons quelque Gavroche fredonnant au hasard des rues, sa voix se perdant dans le vaste tumulte de la ville, parmi l’indifférence des hommes, ce kyste qui, parfois, assombrit leur visage, le rend identique à un vieux tubercule. Les flaques d’eau crépitent sous le jour immobile. Elles sont un métal, un étain qui réfléchit lentement la clarté, un mouvement à peine levé de lui-même. Ainsi se disent, en mode humain, les longues hésitations, les incertitudes, les délibérations sans fin avant que l’amour n’éclose, qu’il ne bourgeonne tout au bout du jour, qu’il ne féconde notre peau, la rende lumineuse, photophore ivre de son propre reflet.   

   Et ce long et flexueux serpent d’eau, cette supplique adressée au ciel, cette imploration à être reconnu telle la beauté en son inestimable faveur, vers où dirige-t-il son cours ? Quel message nous adresse-t-il auquel nous serions bien en peine de répondre, nous les hommes à l’échine courbe qui ne regardons que nos pieds et oublions de lever nos yeux sur ce qui fuit, loin là-bas, tout au bout de notre capricieuse pensée, le plus souvent elle se perd en cours de route et ne sait plus l’objet de sa quête ? Quel message que nous ne pouvons déchiffrer ? Nos idées sont trop courtes, empêtrées dans les lacis de la mangrove existentielle. Nos désirs trop perdus dans l’opaque charnellité. Nos espoirs trop orientés vers les seuls flocons de l’imminente joie. L’eau vient de trop loin, va trop loin, flotte au-dessus des abysses dont elle tire toute son énigme pleine et entière dont nous ne percevons jamais qu’une vague brume, une légère irisation écumant l’âme, y posant un genre de divagation, d’errement.  

   Et cet estuaire qui se confond avec le vaste Océan, que pouvons-nous en saisir si ce n’est sa fuite à jamais, sa dispersion parmi l’agitation des flots, de minces et répétitives vagues se mêlent à lui dans de bien étranges noces ?

 

Où finit le fleuve ?

Où commence la dimension océanique ?

 

   Comment l’être-des-choses assure-t-il soudain sa transmutation en autre chose que ce que sa présence antécédente nous offrait ? Etonnant visage de Janus à double face : Je suis qui je suis et un autre à la fois. Ceci ne fait-il signe en direction de la tragique mortalité de l’homme ? Il est cet Existant qui porte en lui, dès sa naissance, les germes de sa propre corruption. Certes toute vie est soumise à ce régime de la disparition. Le drame de l’humain : il est le seul parmi le règne des présences à en avoir conscience et il porte en lui, qu’il le sache ou non, cette mesure de finitude inscrite dans la faille la plus subtile de sa chair. L’estuaire, tout estuaire ne dessine-t-il en creux, dans la confusion même de son cours, cette empreinte dont nous pressentons la valeur symbolique, que nous nous empressons de fuir ? La vérité est trop haute, trop forte, trop incandescente qui perfore la sclérotique de nos yeux. Et nous voulons voir, sans délai, cette fleur, ce rivage, cette femme, ce livre, cette ambroisie comme nos possessions propres, comme des promesses d’accomplissement.

   La nappe d’eau glisse tout là-bas, au fond, et se réduit, tout au bout de sa course, en cette étroite ligne d’horizon, ce fil ténu qui signe le partage des Divins et des Mortels. Eau, ciel, nuages, une seule et même harmonie. Une seule parole magique qui est le lieu de toute poésie. Tout, soudain, devient si lumineux. Tout s’allège et cette allégie ressemble aux yeux de l’Amante qu’éclaire le regard de l’Amant. Regards en miroir, amours reflétées, joie en son effusive contagion. Chacun tire de soi la vertu de sa propre présence. Chacun puise en l’autre ce manque-à-être qui le comble et le porte au plus haut de sa destinée humaine. Je ne suis moi que répondant à qui tu es. Tu n’es toi qu’au dialogue que je t’adresse. Nous sommes deux fleuves qui confluent, mêlent leurs eaux, elles s’enlacent en l’unique venue de qui-nous-sommes, bien au-delà du territoire de nos corps. Vois-tu, de toi à moi, du Fleuve à l’Océan, l’alliance est parfaite que médiatise l’illisible Estuaire, ceci qui se nomme ainsi mais ne saurait connaître nulle détermination, nulle définition. Il en est ainsi des êtres de fragile et sibylline constitution, nous en sentons la douce puissance, le tissage persuasif, le trajet de ténébreuse navette, nous ne pouvons l’expliquer mais en éprouvons la nécessité intime, pulsatille, vibratoire, ondoyante.

   Seul un lexique polysémique peut en approcher la forme plurielle, celle du questionnent infini dont nous serons toujours les signes.

 

Nous ne sommes que des déchiffreurs de comète.

 

   Rien que ceci constitue ce bonheur que beaucoup cherchent au large d’eux alors qu’en eux il rutile et rougeoie pareil à l’insistance d’une braise. Ceci, faut-il le savoir ou bien l’ignorer ? Toujours nous hésitons quant à nos choix essentiels. Aussi sommes-nous libres de regarder cette image en tant que belle. Aussi sommes-nous libres de l’ignorer, de ne nullement être touché par sa lumière et d’avancer, tels des somnambules dans le sombre corridor de notre propre destin.

  

 

     

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1 mars 2025 6 01 /03 /mars /2025 17:46
Blancheur, Silence & Solitude

Source : Photos en noir et blanc

***

« Souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection.

Pour ma part, je n’ai jamais souffert que de la multitude. »

 

Friedrich Nietzsche

 

“Ecce Homo” (1908), II, « Pourquoi je suis si malin »

 

*

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

   Tout repose ici dans la perfection de soi. Tout paraît dans l’entièreté de son être. Tout conflue en un seul et unique endroit. Le Ciel est une immense glaçure, le jeu du Blanc sur le Blanc, autrement dit l’aire d’une exactitude, le peu d’éloignement de soi, la superposition de la pure Beauté et de toute chose belle qui ne peut provenir que de l’intérieur, de cette infrangible amande qui est le lieu même du sans-partage, de la joie amassée en elle-même, cristal dont la vibration est certes inaudible et d’autant plus précieuse au titre de ce retrait. Le ciel est partout à la fois et pourtant il est bien Ce ciel et nul autre qui viendrait partager son essence. Il est lui et le Tout Autre et ceci n’est nul paradoxe car, fondé essentiellement, il contient en lui le Tout du Monde, chaque chose lui est redevable d’exister. Il est l’Unique Foyer à partir duquel les Choses les plus diverses, les plus multiples connaissent l’offrande infinie de leur floraison. C’est sur ce fond du Ciel, en tant que fondement, que toute chose s’appuie et déploie sa prétention à paraître de telle ou de telle manière.

 

Le Ciel est l’unique faveur

qui donne aux Choses leur mesure,

leur octroie un espace,

les installe dans leur temporalité.

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

   Jusqu’ici, il n’a été parlé que du Ciel et, bien entendu, il a été parlé de Tout. Puisque le Ciel est le Tout. Le Ciel est la Blancheur. Du centre de qui elle est, la Blancheur, cette Blancheur, et toute autre faisant sa tache claire, scintille, rayonne, efface les ombres, disperse la nuit tout au bout des pointes extrêmes de la Rose des Vents.

 

Blancheur du Mistral.

Blancheur de la Tramontane.

Blancheur du Grec,

 

   ces trois souffles du Septentrion qui portent en eux la respiration vitale du Monde. Purgé de ses défauts, vidé de ses miasmes, débarrassé de ses impuretés,  le Vent Blanc est pureté de soi dont tout être accompli voudra être la pointe avancée, la flèche libre d’atteindre sa cible, ce Soi qui fait son feu diaphane au centre de l’Être, genèse se ressourçant à sa propre origine. Quand le Blanc atteint son acmé, son point de non-retour, c’est tout simplement l’Absolu qui se donne en tant que la seule réalité possible. Tous ses entours ne sont que fantaisistes diapreries, mirages et reflets à l’infini.

   Blancheur germinative de la Neige, tissage de fins cristaux, assemblage du Simple avec le Simple. Tautologie du Sens, la Neige est à elle-même sa propre confirmation, tout à la fois son esquisse et sa forme ultime, indépassable. Neige, blanc manteau et tout repose sur elle dans l’exacte confiance. Nul piège qui s’ouvrirait. Nul dessein qui biaiserait le réel. Naturel abandon de chaque grain blanc avec le grain contigu. Osmose qui fond en l’Unique l’exubérance du multiple. Neige est fugue en sourdine, mais seulement fugue à elle-même, son qui sourd de son propre mystère. Ici, quelque part, dans la vacuité boréale, tout n’est que glissements blancs :

 

du renard polaire à la fourrure abondante ;

du lièvre variable, ce timide nommé « Monsieur Blanchot » ;

de la Perdrix blanche dissimulée sous ses voiles de plumes ;

de l’Hermine au mince pelage, aussi vive que discrète.

 

Neige en tant que neige

et Silence tout autour.

  

   Silence, le mot magique, le mot-flocon, le mot-plume, le mot-écume se dit sur le mode de l’infinie retenue. Ne peut déborder de lui sous peine de s’écrouler sous la meute pressée des harmoniques venant des choses même les plus dissimulées. Silence est une bulle transparente à la façon d’une diatomée, à la manière d’une paramécie, flottant entre deux eaux, cils vibratiles agitant l’onde dans l’imperceptible trace d’une impulsion à peine donnée.

 

Silence est texture

impalpable

de l’Âme,

feu sourd

de l’Esprit,

recul et méditation

de la sublime Raison.

 

   Les mots tels les tirets de l’alphabet Morse et leur espacement, ces Vides, ces Riens, ces Silences qui tressent la matière inépuisable du Sens. Entre les Mots, beaucoup de Silences, cela signifie beaucoup de compréhension, le début d’un merveilleux déchiffrage des signes ici et là répandus à foison.

   Et l’Arbre, mais est-il simplement arbre à l’essence définie, par exemple peuplier, aulne ou bouleau ou bien est-il, tout à la fois ce qui, du peuplier, de l’aulne, du bouleau peut être extrait afin que, regroupé sous la forme d’une seule et même unité, d’une généreuse et inimitable IDÉE, se puisse camper ici, au centre même de l’absolue Blancheur, sa fermeté, sa puissance, son inépuisable énergie ? Nous sentons bien qu’il dépasse toute rencontre ordinaire à l’angle d’un bois où au milieu de la futaie, qu’il nous convoque à l’essentiel, qu’il relativise le contingent, apparaît selon l’altière figure de la nécessité. Il est l’Unique qui nous fait signe depuis l’ouverture même de son inépuisable Destin, tout comme ce Banc, cette assise au gré de laquelle nul ne trouve ni sa halte, ni son repos, ce Banc dit le précieux de sa présence insolite dans ce décor de Fin du Monde ou, plutôt, de son Origine. Car tout semble sur le point de s’ouvrir, dépli de talc de la corolle, songe d’écume des pétales, jet dans l’espace au-devant d’un Silence qui pourrait bien devenir Parole si quelque chose devait se dire d’une possible effectuation en germe, d’une pulsation retenue en-deçà des lèvres du Réel. Tout est disposé là dans la forme idéale et idéelle d’une Liberté dont nulle entrave ne pourrait compromettre la manière d’éternité.

   Å l’évidence, il y a liaison indéfectible entre Blancheur, Silence et Solitude, comme si la présence de l’une ne paraissait qu’à la lumière, à la félicité de l’autre. Et puis il y a la subtile venue à nous de ces trois pieux noirs qui ne disent rien d’autre, en mode plus contrasté, que ces trois natures qui nous occupent : Blancheur, Silence, Solitude, comme s’ils voulaient en un simple écho, constituer le diapason de leur Sens quasi invisible. Nous ne sommes partis de l’aphorisme de Nietzsche que pour y mieux revenir : éternel retour du même. Il semblerait que l’essence même du Génie, ce don inépuisable de ressourcement, n’ait nul besoin d’aller chercher hors de Soi la justification de son multiple rayonnement. Ce qui, pour l’homme ordinaire, se donne sous le genre du diffusif (chercher mille ferments qui le situent dans le Monde et auprès des Autres), se traduit chez l’homme de Génie à l’aune de la brièveté, de la concision. Ainsi en est-il des Grands Esprits dont l’acte créatif (démiurgique, pourrait-on dire), s’origine à la simple triade Blancheur, Silence, Solitude. Toujours il nous faut avoir en mémoire ces trois pivots qui sont le sol même du suressentiel surgissant à même le tissu du chef-d’œuvre. La relation du Génie à ces trois clartés, se dit de la manière suivante :

 

Blancheur comme puissance

de l’Origine, du virginal

Silence comme anticipation

de la Parole juste

Solitude comme condition de possibilité

 de l’effectuation du geste artistique.

 

   Imaginerait-on un Jean-Jacques Rousseau qui, dans sa « Cinquième Promenade » autour du Lac de Bienne, se laisserait guider par la Noirceur, émouvoir par le Bruit, distraire par une Compagnie aussi nombreuse que bavarde ? Parlant du Pays qui l’accueille, ne dit-il :

   « …mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! »

   Évoquerait-on Nietzsche décrivant la forêt où vit le vieil Ermite à la mesure de cymbales qu’agiterait son Zarathoustra, le convoquerait-on animant un vibrant colloque devant une foule qui ne comprend nullement son message ?

    « Alors Zarathoustra retourna dans les montagnes et dans la solitude de sa caverne pour se dérober aux hommes, pareil au semeur qui, après avoir répandu sa graine dans les sillons, attend que la semence lève. »

   Solitude du Génie dans son éternel et lucide face à face avec lui-même, il est l’Universel à lui tout seul, il est la trace non inscriptible sur l’ardoise ordinaire des jours, il lui faut une sorte de falaise marmoréenne utopique sur laquelle graver, ce qui, tout à la fois, est sa pure Joie, à la fois sa chute la plus Tragique. Par essence, la vision du Génie est hyperbolique, c’est en quoi elle dépasse le regard étriqué, circonscrit que nous, humbles Mortels, destinons à ceci même qui nous fait face.

 

Le regard génial inverse l’ordre des choses,

il transfigure le réel,

il crée de nouvelles catégories

où se métamorphosent, l

es uns en les autres,

le règne animal,

végétal, minéral.

  

   Et ce qui est le plus confondant, c’est bien cette permutation permanente qui s’effectue de l’Homme à l’Animal. Le chameau, le lion, l’aigle, la colombe, le serpent, sont aussi bien la figure zoologique d’un Nietzsche déjà en prise avec sa propre folie, préfiguration de la scène bouleversante au cours de laquelle la vue d’un cheval torturé par son cocher, ce 3 janvier 1888, signera les premières atteintes de la démence. La folie devient pure confusion des règnes, mêlant un Nietzsche-Colombe à la recherche de la paix, à un Nietzsche-Serpent figure du Mal, à un Nietzsche-Aigle succombant sous le faix trop lourd de la Volonté de Puissance. Il n’est pas aisé de devenir le Surhomme lui-même, fût-on l’un des plus profonds Philosophes du siècle !

   Irrémédiablement, foncièrement, le Génie est un Être d’un Blanc-Silence-Solitaire. Le Philosophe inspiré qu’était l’Auteur du « Zarathoustra » eût inversé l’ordre même de son propre Destin s’il avait introduit, parmi le foisonnement de ses idées, parmi la foule de ses centres d’intérêt, ce qui, certes était inconcevable mais dont l’avoir lieu aurait totalement bouleversé son existence, à savoir l’amplitude d’un Amour, eût-il possédé simple valeur métaphorique, s’il avait introduit donc, à même le plein de son existence, cette Figure d’exception qu’était Lou-Andréas Salomé. L’Altérité creusant sa niche dans le pur massif Solitaire. Mais ceci était inconcevable au motif que Lou, fascinée par le génie du Philosophe du « Gai savoir » (tout comme elle l’était du génie de Freud, de Rilke pour lequel elle éprouva, sans doute, plus un amour poétique que réellement sentimental), Lou donc se situait sur le plan des idées plus que sur celui d’une possible sensualité, promesse de relations amoureuses.

   Alors, relier cette idée du Génie à cette photographie blanche, dépouillée, si profondément géométrique qu’on la penserait pure création de l’esprit, se justifie de manière essentielle. Le lieu de vie du Génie ne saurait être ni équatorial, ni tropical, voué aux exubérances, aux dilatations et expansions de toutes natures. Il faut, au Génie, dans sa recherche constante de l’Absolu, s’assembler autour d’une unique exigence, d’une puissance créatrice bien délimitée, condensée, là où les idées se cristallisent, là où les images, fussent-elles celle d’un imaginaire animal et chimérique puissent prendre la consistance d’un réel compact, tout comme le sont les terres boréales corsetées de frimas, prises dans leurs congères. Car, jamais le Génie ne peut se distraire de sa marche obsessionnelle en direction de sa solitude constitutive.

   Seules les concrétions hyperboréales, seuls les glaciers aux arêtes vives et tranchantes, seules les hautes colonnes de gel, seuls les labyrinthes d’eau translucide le rapprochent de ce dont il est en quête, à savoir tutoyer la résolution de son propre mystère. Bien évidemment, cette recherche obstinée, incessante, ascétique, ne se couronne, le plus souvent, qu’à l’aune de la constellation étincelante de la folie. Voyez Hölderlin enfermé dans sa tour à Tübingen. Voyez Artaud isolé dans sa camisole de force chimique à l’asile d’aliénés de Rodez. Voyez Lautréamont et sa disparition tragique autant que solitaire dans son nouveau domicile de la Rue du Faubourg-Montmartre.

   Que dire au terme de cet article, si ce n’est citer quelques phases de Léon-Paul Fargue tirées de « Haute solitude », cette solitude que l’on essaie vainement de circonscrire, sinon de jeter aux oubliettes dans la nuit et les vapeurs de l’alcool :

   « Ce soir, un grand ressac de squelettes et de rafales humaines secoue l’esquif. La table est triste, molle la fenêtre. Les os du silence craquent. Je croyais que la solitude était une sorte de steppe surnaturelle, un grand désert de soif qu’allongeaient encore d’interminables délires. Non. C’est un monde qui se resserre, comme de la terre à blé autour d’un corps de soldat abandonné. La solitude, l’isolement, l’ennui, ce sont des pelletés de vide sur un cheminement de taupe. »

   Oui, « un monde qui se resserre », tout comme ce pergélisol qui fixe à jamais les désirs nomades des Hommes, circonscrit leur naturelle boulimie des Choses et du Monde. Oui, « des pelletés de vide » que ne peuvent dessiner, dans le froid le plus vif de la Condition Humaine, dans la tête dévastée du Génie, que  

 

Blancheur

Silence

Solitude

 

Certes cette triade

monochrome,

sans voix,

sans Monde

 ne peut s’inscrire

en nous qu’à la manière

 

du Mistral qui transit le corps,

de la Tramontane qui pétrifie les pensées,

du Grec qui dépouille jusqu’à l’os.

 

Mais c’est de là seulement,

de cette nudité qu’une chair

peut se tisser et

donner Sens à la vie.

 

Alors Couleur aura Sens.

Alors Voix sera audible.

Alors Multitude pourra

venir à nous.

 

 

 

 

 

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1 mars 2025 6 01 /03 /mars /2025 08:33
Intérieure beauté.

Walvis Bay - Vol de Pélicans Roses.

Photographie : Martine Fabresse.

 

« Je désire presser dans mes bras la beauté qui n a pas encore paru au monde ». Joyce - Dedalus.

 

Presser dans ses bras cette insaisissable beauté, comme nous le suggère Joyce, qui donc n’en a éprouvé l’irrésistible frisson ? En être parcouru n’est jamais qu’accomplir, par la pensée, ce trajet en direction du Beau transcendant dont nous participons, ce « rejeton du Bien », selon Plotin, qui inscrit en nous la braise de sa nécessité.  Car nous ne pouvons nous passer ni du Beau, ni du Bien, sauf à nous exonérer de notre essence humaine. Mais ceci est propos de métaphysicien et nous voulons demeurer dans l’orbe de la réalité. Ce réel qui toujours nous questionne, imaginons-le, dressons-en la métaphore, dessinons-en l’esthétique.

   C’est un matin, encore dans l’indistinction de l’heure, dans ce pli natif qui sépare d’un invisible trait la densité nocturne de la légèreté diurne. Loin, quelque part en Namibie, sur l’étendue de Walwis Bay, « baie des baleines », étrange territoire qu’habitent hypothétiquement ces animaux mythiques dont la beauté n’égale que  leur inconcevable taille. Le lieu, sa pureté, sa presque invisibilité semblent tracer l’impalpable quadrature de la grâce, de l’éphémère, de l’à-peine perçu, de l’ineffable dont s’entoure toujours la chose qui parle à notre âme le langage du rare, du poétique, du sublime. Être là ne peut s’accomplir que dans une manière de dénuement, de simplicité, de retrait en soi qui est l’empreinte que dépose en nous la majesté du paysage. Il faut regarder avec la pointe de l’âme, l’étincelle de l’esprit, l’effervescence de l’émotion qui fore l’ombilic de son dard inquiet. Oui, « inquiet » car toute Forme Majuscule, toute parution traçant l’esquisse d’une ontologie, d’une présence évidente, énigmatique de l’être, ne peut émerger qu’à l’aune de cette surprise par laquelle l’Existant fait soudain halte, ménageant dans ce suspens spatio-temporel, une place pour le recueil, une source pour la méditation, un sémaphore pour la contemplation. Alors le regard s’ouvre, les yeux se dilatent, la conscience se déploie jusqu’à l’incandescence des archétypes qui tracent en nous les nervures du sens. C’est toujours lorsqu’une chose se donne à voir comme l’exception qu’elle est que provient, jusqu’à nous, l’arche ouverte, brillante des significations. Et c’est en raison du fait qu’elles nous assaillent que nous faisons silence, que nous demeurons immobiles, en attente de l’événement qui, se révélant en sa nature fondatrice, nous portera en un lieu de félicité, celui de notre vie intérieure, cellule intime, creuset de la subjectivité par lequel donner libre cours aux fluences de nos affinités. Ce sont elles, nos affinités, qui nous mettent en rapport avec le monde et tressent en nous les cordes qui nous font tenir debout, assurent notre verticalité, autre nom pour la transcendance humaine se sauvant, au moins provisoirement, de ses chutes, excipant de ses apories.

   L’eau, l’horizon, le ciel sont une unique rhétorique, une sémantique à peine appuyée qui nous disent l’ineffable qualité de l’instant, ce trait modeste, cette mince déflagration de la seconde dont la suivante, harmonique discret, surgit à la façon d’un éternel retour du même, temporalité figée pareille à ces boules de verre dans lesquelles la neige suspendue feint de tomber sur une miniature de Noël avec la lenteur d’un sentiment en train de naître, de découvrir son sensualisme discret, son effleurement de duvet. Ou bien de plume, telles ces rémiges de pélicans, manières d’éventails noirs, denses, disant la présence, le témoignage de la vie, ici, si loin des hommes qui ne les voient pas, progressent en regardant le sol, occupés qu’ils sont de terrestres multitudes. Ces oiseaux jetés en plein ciel, qu’une conscience, une volonté arrêtent, images figées d’une éternité en train de s’actualiser, voici que ceci nous atteint avec l’exactitude d’une vérité.

   Ces pélicans sont là, dans la plus pure réalité qui soit, si près d’une Idée platonicienne, formes immuables s’alimentant à leur propre profération, modèles éternels dont le plus grand des artistes ne pourrait tirer que quelques images approchantes, icônes dans le meilleur des cas, idoles dans un  mimétisme seulement convoqué, effleuré, à défaut d’être jamais atteint. Cette impression de Réel est si forte que, de ces oiseaux, nous ne saurions guère tracer d’esquisse plus juste. Immobilisés dans le geste qui fixe, ce fameux « kairos » des Anciens Grecs, cet « instant décisif » qui, s’il porte bien son nom, et augurons qu’il en soit ainsi, extrait du divers, du multiforme, du polychrome, du toujours fuyant, cette indépassable représentation, comme si rien, désormais, ne pourrait s’approcher d’une proposition intellective de ces habitants des lacs et des marais qui semblent la pure émanation, peut-être la cristallisation des éléments, eau, air, dont ils tirent leur esquisse essentielle.

   Nous ne gagnerions rien à nous distraire de notre immobilité, sauf à interrompre la magie. Car de telles visions en portent l’indélébile trace. Tout comme le visage de l’Aimée trahit la tension qui l’habite et la dépose là où toujours elle a été, au centre d’elle-même, dans ce foyer qui rayonne et appelle. Car cette image nous entraîne où nous habitons avec le vœu d’y toujours demeurer car la beauté est ainsi faite qu’elle nous possède au foyer même de notre citadelle, s’y dissimule et n’attend que de surgir à même le phénomène que nous attendions sans trop y croire. Et le voici dans cette tension qui le fait être et le dépose devant nos yeux comblés. C’est bien l’exact opposé d’une illusion, c’est un rêve arrêté en plein vol, c’est un imaginaire qui, de toutes parts, outrepasse sa capacité à créer et nous plonge dans l’aire ouverte d’une immédiate compréhension. Du monde qui fait face. De nous qui l’interrogeons depuis la crypte secrète de notre désir.

   Les lieux d’évidente beauté, lagunes aux eaux cendrées, altiplano laissant flotter ses aériennes savanes, lacs de sel aux arêtes éblouissantes, colonnes bleues des glaciers, souple mouvance des dunes, tous ces lieux sont inévitablement situés aux limites, sur les lisières, aux confins dont notre regard s’informe comme parvenu à l’extrémité de sa pointe interrogative. La beauté est hors toute question, tout langage, toute sensation. Elle est de l’ordre d’une simple relation, d’un passage, d’une transitivité dont il faut se saisir comme on le ferait d’une feuille d’automne emportée par le vent avant qu’elle ne s’absente pour toujours. Ceci, cette indicible perception, cette épiphanie au bord d’un abîme, il ne dépend que de nous de l’amener au paraître. C’est NOUS qui lui donnons essor, seulement nous avec le tremplin déployé de notre conscience. Il n’y a pas de beauté en soi. C’est NOUS qui esthétisons le monde, lequel en retour, décèle en nous la beauté disponible, seul avoir que nous ayons jamais possédé. Beautés se reflétant en miroir, l’une nourrissant l’autre, s’abreuvant à leur inépuisable source commune. Tout sentiment esthétique est nécessairement spéculaire car la visée de l’objet de notre contemplation nous  renvoie le rayon de notre regard afin que, métamorphosé par la chose belle, il puisse à son tour nous féconder et nous assurer de sa lumineuse présence. Alors nous regardons et regardons jusqu’à l’épuisement du charme, jusqu’à la perte de ces oiseaux dans les mailles solubles du ciel.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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29 janvier 2025 3 29 /01 /janvier /2025 21:53
On disait la nuit …

« La nuit »

Photographie : Patricia Weibel

*

   On disait la nuit, sa douceur d’ouate noire, son accueil des corps dans le repos, l’aire de ressourcement de l’esprit, la plénitude de l’âme dans les voiles du songe. Tout cela on le disait, mais précautionneusement, du bout des lèvres, roulant les paroles délicieuses dans le limaçon étroit et volubile de sa langue. De peur que la vérité du dire ne s’étiole et que ne demeure la perdition pareille au feu-follet, la perte à jamais du fantasme dans les rets du réel. Les papilles s’irisaient à seulement effleurer l’ombre nocturne, à l’évoquer à la manière d’un baume dont on pouvait, à loisir, oindre la moindre parcelle de sa peau. Le soir, à l’heure où les hommes et les femmes regagnaient leurs logis avec des roulements d’épaules et des hanches chaloupant en cadence, déjà l’on se disposait à recevoir la nuit, sa braise vive. Car l’on croyait à la pointe du désir lovée dans les plis d’ombre, car l’on pensait la nuit dispensatrice de jouissance, pareille à la hampe de fougère dispersant dans l’éther les spores de la joie, les corpuscules de la fécondation. Ne disait-on pas, ordinairement, la nuit féconde, sa forme identique à la rotondité de la Lune, cette effigie féminine, son gonflement comme l’amante ensemencée qui porte en soi la demeure visible à partir de laquelle la vie sera et fera son étourdissant carrousel ? Ne disait-on ceci avec l’intime conviction que rien n’était à espérer du jour, de la lumière qui anéantissaient tout dans une même indistinction et reconduisaient au néant les étreintes nocturnes ? Ne proférait-on cela à longueur d’heures creuses, à l’aune d’une insuffisante pensée ? Car il y avait danger à ne pas s’écarter de soi, à vivre dans la première assertion venue, à en faire un acte de foi, puis vaquer à ses occupations avec la tranquillité et l’assurance de celui qui sait, de celle qui a expérimenté jusqu’à la dernière goutte la fontaine de la révélation.

  Le matin, après que les étreintes nocturnes avaient eu lieu, on se levait en titubant, au bord d’un vertige. On buvait son café dont on ressentait la brûlure comme si elle avait été une confirmation du désir, son dernier reflux sur la pente du jour. On s’accouplait alors selon quantité de combinaisons, dans les transports, dans les carlingues de métal des voitures, dans les bureaux où crépitaient les messages du monde. C’est à peine si l’on jetait un coup d’œil aux silhouettes adjacentes, ou alors furtivement, de peur d’y lire ses propres désirs, de voir s’allumer sur la blancheur de la sclérotique voisine la verticalité de ses propres fantasmes. En réalité, on remettait à la nuit, à la part d’encre et de suie la tâche de sceller le désir, de ne point l’exhumer dans la démesure de la clarté. Il fallait demeurer au secret et ne pas déflorer ce qui avait eu lieu. C’était une trop vive brûlure et les gestes de l’amour devaient s’envelopper d’un suaire noir, glisser identiques à des racines dans les touffeurs du limon, s’invaginer dans les convulsions de la glaise. On crucifiait Eros sous Thanatos, on effeuillait les gerbes du plaisir et l’on n’en gardait que quelques étamines, la levée d’un pistil dans l’aube claire.

   Mais combien l’on était dans l’erreur. Combien on offrait en sacrifice ce qui, né du tumulte des sens, voulait se dire dans la plus haute profération, voulait rayonner et ensemencer le ciel de la seule nécessité qui soit : prendre acte de soi, de l’autre et porter bien au-delà des yeux soudés de cécité le prodigieux don d’exister. Voici ce qu’il aurait fallu faire. A la pointe du jour ou bien à la naissance du crépuscule, ces deux moments du dialogue du jour et de la nuit, il eût fallu s’accoupler dans les chambres ouvertes, au sommet des rochers, en haut des dykes de lave, dans la rutilance de l’heure, sur les plages de galets gris, sur les pampres couleur de feuille morte des vignes, sur tous les autels du monde, au milieu des agoras semées de vent, sur la crête des falaises de craie, dans les corridors des villes, en haut des immeubles de verre aux mille réfractions. Ce qu’il aurait fallu penser : cette évidence qu’à elle seule la nuit ne pouvait contenir l’entièreté du désir, la totalité de la jouissance universelle. Tout comme l’art, la rencontre a besoin de lumière afin que s’ouvre le motif de la compréhension. La nuit, ce principe féminin enveloppant, cette conque apprêtée à la réception en même temps qu’à la donation, cette bogue semée d’un vivant corail, il lui faut impérativement rencontrer le jour, ce principe masculin ouvrant, perforant, disant en mode symbolique la turgescence de l’éclair, son rayonnement afin que du monde compact, dense, quelque chose s’éclaire et devienne visible.

   C’est toujours dans la démesure - l’amour est une chose de cet ordre puisque, à proprement parler, jamais il ne saurait être mesuré, thématisé dans les limites étroites d’un étalon -, c’est toujours dans l’excès que les vérités surgissent avec leur incision de silex. La nuit, il faut la déflorer, l’ouvrir jusqu’à l’extase, Dionysos surgissant, tel le Minotaure des failles de l’ombre pour faire croître ce qui, toujours a besoin de s’exhausser de l’abîme et se révéler au plein jour, au soleil dont le principe mâle fécondateur est le vivant archétype. Longtemps nous avons cru que la nuit nous sauverait de nous-mêmes, nous accueillerait dans des langes d’ombre, tels de touchants et fragiles nouveau-nés. Oui, certes, mais il est temps de déciller ses yeux, de voir en face ce qui nous requiert en tant qu’hommes, en tant que femmes. C’est toujours d’une violence dont il est question, d’un affrontement du jour et de la nuit que résultent les formes que nous mettons au monde. Tout est déchirure, aussi bien l’hymen de l’amante que le saut de l’homme dans l’abîme qui le reçoit afin que quelque chose de possible ait lieu. Nous sommes toujours l’endroit d’une tragédie. Or, la tragédie, de tous temps, a eu besoin d’une scène pour installer l’espace de son jeu mortifère. Commençant à exister ou bien donnant la vie, à savoir le sens, nous mourrons à nous-mêmes alors que le jour se lève et que la nuit s’enveloppe de sa chape nocturne. Jamais on ne peut échapper au rythme universel et immémorial du nycthémère, ombre lumière, lumière ombre jusqu’à notre clignotement dernier. Osons la nuit ! Osons le jour !

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21 janvier 2025 2 21 /01 /janvier /2025 17:47
Les Muses Inquiétantes.

« Les Muses Inquiétantes ».

Giorgio de Chirico – 1916.

Source : Apparences.

 

   Dans ce tableau, il nous est impossible d’entrer, de faire effraction et de loger notre corps de chair au milieu de ces mannequins métaphysiques si hiératiques, où même la vue ne peut s’appesantir longuement. Tout exclut. Tout exile de soi et ramène sa propre présence à une hébétude, à une glaciation comme celle habitant les espaces sidéraux. Nous sommes loin au-dessus de la Terre et notre vue est aussi étrange que celle des dieux qui regardent notre univers avec quelque stupéfaction. Serions-nous des dieux déchus que leur inconséquence aurait condamnés à voir les choses dans leur propre hibernation ? Oui, hibernation, car si les couleurs sont violemment solaires, bien loin de porter ce qui se donne à voir dans la lumière, tout sombre dans une immédiate clôture. Ce lieu est inhabitable. Ce lieu est hors de portée de la conscience.

Et pourquoi l’est-il ? Est-ce simplement une question d’insolente parution du monde ? De vision exacerbée de l’artiste qui aurait voulu, d’emblée, nous reconduire à une impuissance, celle de voir ce qui fait phénomène avec des yeux humains ? Cependant il faut chercher à comprendre les raisons de notre exclusion. D’abord dans une visée esthétique. Voici ce qui est : le parallélépipède, au premier plan, nous indique l’impossibilité d’une considération romantique ou bien poétique des choses. C’est de concept pur dont il s’agit, ce que renforce la disposition radicalement architecturée des divers éléments de la scène. Les ombres sont denses, tranchées dans le cuir du réel à l’aide d’un scalpel. Les bâtiments, à l’arrière-plan, nous disent les chimères quant à une possible habitation, l’absence du foyer autour duquel se réunir et faire naître l’espace du dialogue, de la rencontre. Le ciel, d’un bleu hermétique, appuie sur la toile à la façon d’un couvercle isolant du ciel étoilé, des rêves qui l’habitent. L’éclairage est violent dont la source demeure invisible et étrangement basse, comme si elle provenait d’un luminaire terrestre ayant plus à voir avec le monde chtonien qu’avec le céleste et sa vibration infinie.

Et maintenant, il est temps de s’interroger sur la configuration confondante des personnages, ces érections prises d’immobilité et de silence. N’oublions pas, nous sommes à Ferrare, dans la « cité du silence » comme l’a nommée le poète Gabrielle d’Annunzio, devant le château de la famille d’Este, princes mécènes de la Renaissance qui vouaient un culte tout particulier aux Muses. Ces Muses aux visages sans yeux, sans bouche, sans oreille, autrement dit des Muses dont le peintre a volontairement ôté tous les attributs par lesquels elles se font les égéries des artistes. Oui, l’artiste. Ce dernier est bien présent dans la composition mais sa présence est si discrète qu’on pourrait aussi bien contempler l’œuvre, sans même prendre acte de son existence. Il n’apparaît qu’à être une fuyante silhouette, à l’extrême droite de la toile, aire noyée dans une ombre incompréhensible. Et, pour tâcher de saisir cette apparition au bord d’un possible évanouissement, il faut aller du côté de « l’inquiétante étrangeté » de Freud, ce jour lointain où il découvre une facette de la réalité si proche de l’illusion qu’elle le questionne fortement. Il en résultera un essai articulé autour du malaise créé par le surgissement inopiné, dans le réel, d’une image qu’on n’attendait pas et qui insère une césure dans la rationalité apaisante du quotidien. Et ce surgissement de « l’inquiétante étrangeté » se fait à l’aune de la propre image du créateur de la psychanalyse, image que lui renvoie la vitre du train sous les espèces d’une silhouette effrayante, en tout cas d’une apparition dont il aurait souhaité faire l’économie.

La thèse qui découle de cet épisode freudien, c’est la brutalité, la violence avec lesquelles les apparences métamorphosent la réalité en autre chose que ce qu’elle est, laissant place à une inquiétante fantasmatique. A partir de ceci, s’éclaire la signification des « Muses Inquiétantes ». Si ces Muses sont inquiétantes - nul ne saurait en contredire l’aspect sombrement énigmatique -, elles sont tout autant inquiètes. Et de quoi le sont-elles ? Mais, tout simplement du destin de l’art qui pourrait bien succomber à la fausseté des apparences. Tout, dans cette figuration, fait la part belle à l’illusion et à son cortège de non-vérités. Comment, en effet, un existant pourrait-il s’y retrouver, assurer sa propre synthèse, aboutir à son essentielle unité à la mesure de cette réalité de pacotille ? Réalité identique aux figures de cire du Muse Grévin où rien ne parle que le silence de la parole. Les Muses ne sont pas : elles apparaissent comme des tuniques vides, privées de langage, de perceptions, de mouvements. Le paysage n’est pas : simple praticable de bois où se figent les figures d’une pantomime vide de sens. Les demeures ne sont pas : simples élévations de tours semblables aux pièces d’un gigantesque échiquier métaphysique. Le peintre, ou bien le poète, peu importe, ne sont pas : les Muses qui sont censées leur communiquer le souffle de l’inspiration sont muettes. Ce tableau fonctionne donc à la manière d’une subtile allégorie, laquelle nous dit que l’art est le lieu d’une vérité, m>jamais la fascination d’une apparence qui s’y substituerait dans l’aveuglement des voyeurs que nous sommes. Ayant compris ceci, nous regardons autrement. Nous regardons vraiment et avons directement accès à ce qui ouvre le beau et le distingue des pastiches et de tous les trompe-l’œil du monde. Nous regardons et nous sommes.

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21 janvier 2025 2 21 /01 /janvier /2025 08:19
Au plus haut, le langage

Paul Valéry, « Été », Manuscrit autographe

Source : Les Cahiers de Didactique des Lettres

 

***

 

   C’est au plus loin du temps. C’est dans l’indéterminé du monde. C’est dans le chaos primitif. Il y a comme un grondement sourd, un long frottement de plaques tectoniques, des matières en fusion qui s’entrechoquent, de curieux borborygmes, ils font penser à l’éveil d’un être en devenir qui ne connaitrait encore nullement le lieu de son habitation. Soi, on est déjà soi, à la manière d’une anticipation de l’humain, une attente de germination, le signe avant-coureur d’un saut futur à même les choses. On bivouaque à l’intérieur de soi. On est plié tout autour du grain de son ombilic, on espère son dépliement à la manière d’une crosse de fougère venant à l’existence dans le clair-obscur chlorophyllien d’un sous-bois. On est si peu encore sur les rives lumineuses de l’anthropos. On est un genre de masse inerte, parfois prise d’étranges convulsions, on a encore un pied dans la sombre jungle animale, alors que l’autre, tâchant de s’extraire d’une glaise native, fait penser au motif d’une jarre qu’un potier façonnerait sur son tour, forme encore inconsciente de ses propres contours.

   Nulle pensée qui nous visiterait. Nulle idée qui ferait son rougeoiement sur le bord de la conscience. Nulle intuition qui poserait le futur tel le but à atteindre. On est soi, attendant que le soi se libère de lui-même, fasse son jaillissement à l’air libre. On est si peu parvenu au bout de son être. On en sent seulement le frôlement pareil à celui d’un zéphyr lissant la feuille de la peau. C’est étrange, tout de même, d’être sans être vraiment, de nager à même la rive, d’agiter bras et jambes en direction de cette eau qui attire, scintille, mais se refuse obstinément à vous accueillir dans le secret de son onde. Comme vous n’êtes encore, physiologiquement, qu’un genre d’arc réflexe, vous ne pouvez émettre nulle hypothèse, tout au plus sentir en votre corps d’amibe quelque modeste remuement que vous comparez, inconsciemment, à la progression de la larve sur son tapis de feuilles mortes. Vous êtes vous sans être vous, c’est-à-dire que vous ne faites que végéter à l’intérieur de votre propre mangrove, parmi les hautes jambes des palétuviers et les pinces levées des crabes tapissées de vase noire. Cela glue et englue. Cela laisse sur le bord de quelque chose, on ne sait quoi mais on sent que, au sein de soi, tout autour de soi, si près, à la manière d’une vibration, un événement se dispose à se lever, à paraître, à envahir la totalité de ce qui est, à donner sens à ce qui, jusqu’ici immergé dans une confusion native, non seulement n’apparaissait pas mais se donnait comme menaçant, lame qui aurait pu trancher toute prétention à vivre.

    Maintenant il n’y plus guère de trace de l’ancien chaos et les choses semblent vouloir s’organiser en cosmos, c’est-à-dire prendre sens pour une destinée humaine. La matière originaire, indistincte, mélangée, grossière, voici qu’elle s’est étrangement ordonnée. Alors la vue s’éclaire, la cécité rétrocède, la clarté devient le mode sur lequel le monde se laisse déchiffrer. Une large rivière se montre tel un ruban d’azur longeant la chaude argile d’une Noble Cité. Elle est entourée de hauts remparts sur lesquels court un chemin étroit. Une porte, vers le sud, constituée de briques d’un bleu glacé, brillant, communique avec un pont qui rejoint la rive opposée. Au centre des fortifications, une Haute Ziggourat monte en direction du ciel, son faîte se confondant avec le bleu des nuages, leur légèreté, leur écume céleste. La Tour est plus mince vers le haut, qui s’évase vers le bas. Le bas est de teinte ocre-rouge, la partie centrale est d’un blanc éblouissant, le sommet couleur de pervenche, une infinie douceur à la rencontre de l’air qui vole haut, ne connaît nul arrêt.

   Cependant que cette vision se donnait à vous sous les traits de la merveille, votre corps s’est précisé, affiné, s’est extrait définitivement de ce lourd limon qui vous emprisonnait et vous soudait à la lourdeur immanente du sol. Vous êtes, - par quel miracle ? -, devenu homme parmi les hommes. Car désormais vous ne serez plus seul. Des milliers d’autres ont rejoint leur être, connaissant petit à petit ce qu’exister veut dire, qui n’est jamais que s’extraire du néant, le repousser, ne nullement l’oublier, il est constitutif de qui vous êtes en votre fond, mais le tenir à distance, tout comme on s’éloigne d’un feu ardent, conservant malgré tout quelque chose de sa chaleur, de son rayonnement. Etrange fascination de ce qui attire et repousse, de ce qui est lumière et de ce qui est ombre, de ce qui s’élance en direction du ciel et de ce qui végète dans la lourdeur immémoriale de la terre. Vous serez façonné, toute votre vie durant, autour de cette originelle ubiquité. Elle vous dira constamment le beau et le laid, le bien et le mal, le vrai et le faux. Et vous n’aurez d’autre ressource que de naviguer de l’un à l’autre sans jamais pouvoir décider de vous arrêter plutôt à celui-ci qu’à celui-là. Vous serez, tout à la fois, un être des pôles et de l’équateur, un être du passé et de l’avenir : un ÊTRE. Tout simplement.

   Vous n’êtes plus en votre état larvaire, vous vous extrayez lentement de l’écorce étroite de votre chrysalide ; la beauté, la rutilance de l’imago illuminent la cimaise de votre front, l’ornant des plus hautes vocations humaines. En vous, à la source la plus éminente qui soit, vous percevez les motifs les plus heureux de votre nature. La conscience a allumé sa braise vive, l’intelligence se répand et sème dans la tunique du corps les clartés les plus vives. Vos sensations sont des bouquets de fleurs polychromes, vos perceptions alimentent les merveilleux concepts, vos intuitions ouvrent les belles avenues de l’imaginaire. Vous êtes vous plus que vous puisque porté bien au-delà de vous-mêmes, dans des contrées élargies aux dimensions du rêve ou bien alors d’un réel transfiguré. Vous êtes tout ouïe, penché sur l’inépuisable spectacle du monde. Vous êtes tout ouïe, ceci veut dire que, soudain, alerté par l’imminence d’un secret déployant sa corolle, vous devenez attentif à déceler en vous et hors de vous la mesure prodigieuse de votre essence. Vous en sentez les nervures pareilles à des fils de soie sur le point de tresser la toile dont vous attendez qu’elle vous enveloppe de sa maternelle destinée, vous porte à votre être jusqu’à la limite de ce qui est humainement perceptible.

   De la Haute Tour de la Cité Antique vous percevez, s’élevant en l’air à la façon du vol de l’abeille, quelque chose que vous attendiez, qui vous correspond et, pourtant, vous n’êtes soudain qu’entière étrangeté, vous n’êtes soudain que tout amour, vous n’êtes soudain que cette déclosion à même toute autre déclosion. Depuis les hauts murs percés de multiples oculus, depuis les coursives des couloirs, depuis les chemins en encorbellement, se donne à vous, dans la plus pure effusion qui se puisse imaginer, ce rythme profondément humain de la Voix, cette exception qui n’a nul équivalent, se donne à vous un chant venu du plus profond de ce que « signifier » veut dire, à savoir vous placer en parfaite osmose avec ce qui vient à votre rencontre et vous situe tel ce Vivant doué des plus efficients prodiges.

   Vous êtes cet être doué de PAROLE, cet être de LANGAGE, seule identité à vous-même car ceci vous rassemble, car ceci vous détermine tout le long du sentier de la vie. L’ayant reconnu pour votre essence manifeste, ceci sera le signe patent de qui vous êtes en votre singularité. Votre voix vous est intiment accordée. Votre langage fait signe en direction de votre ton fondamental. Vous êtes encore trop tôt venu pour prononcer entre vos lèvres gourmandes le beau mot de « PASSION », mais vous en sentez déjà poindre, en quelque endroit mystérieux de votre âme, l’étincelle à jamais ouverte selon tout le temps qui vous sera alloué.  Dès que vous serez en mesure de l’exprimer, cette ‘passion’ se déclinera sous la figure unique de ce ‘LANGAGE’ qui sera l’alpha et l’oméga de votre existence. Comment pourrait-il en être autrement ?

 

Sans langage aucune pertinence ne peut se dire,

sans langage le monde est vide,

sans langage l’homme n’est pas.

  

   C’est très tôt sur le chemin complexe de votre exister. C’est si loin et si présent tout à la fois. Cela murmure et résonne à l’intérieur de vous à la manière d’un chant sacré se déployant sous les voûtes d’un temple. Cela appelle et vous place en des temps effacés que vous faites revivre à l’aide de votre mémoire, ce fil continu qui relie et tresse l’unité de votre être. C’est un matin d’octobre. Dans la campagne environnante, les paysans sont aux champs parmi les terres labourées, leurs sillons brillent sous la douce insistance de la brume. Vous êtes dans votre lit de « La Petite Maison », celle ainsi nommée au simple motif de sa modestie, de sa simplicité. Parfois elle vous fait penser aux maisons de poupées pareilles à celles qui fascinent tant les petites filles du village. Comme à l’accoutumée, vous vous vous êtes éveillé tôt, attentif au moindre bruit de la demeure. Vous avez connu les craquements du bois de la charpente, l’aboiement d’un chien, très loin, première manifestation de la proximité des hommes ; le passage dans la rue des premières voitures, elles glissent sur l’asphalte avec un bruit de chiffon. Dans la chambre attenante, vous avez deviné vos parents parlant à mi-voix, sans doute ont-ils plein de secrets d’adultes à cacher, c’est si mystérieux un adulte avec ses amours, ses soucis, ses colères parfois, ses pleurs et ses rires.

   Vous avez écouté, avec une sorte d’attention quasi religieuse, le ronronnement régulier, souple, de la voiture de votre père, son départ pour la ville voisine où son travail l’attend. C’est précieux un père, c’est rassurant, cela apaise les angoisses, cela assure l’avenir. Puis on a frappé doucement à votre porte, puis la porte s’est entrebâillée, un doux visage est apparu tout entouré du blond cuivré de la chevelure. Vous avez regardé les lèvres de votre mère articuler la phrase rituelle qui ponctue votre réveil, vous installe au seuil de votre journée : « Jacques, mon chéri, c’est l’heure de te lever ! ». Au plus haut, le langage. Ces quelques mots ont bruissé longuement dans la conque de vos oreilles, ont rencontré d’autres mots similaires, des mots d’amour, des mots d’éveil. Les mots du père sont plus « durs », plus tranchés, ils sont les mots du-dehors, les mots de l’autonomie, de la socialisation. Les mots de la mère sont des mots de source originelle, des mots du-dedans, des mots qui tressent en vous la longue et ineffable corolle des sentiments. Ils sont des flocons légers, un lumineux grésil, un photophore éclairant l’intimité de votre chair, ils ricochent longuement le long de l’irisation de votre peau, ils frémissent quelque part du côté de votre jeune conscience, ils lui donnent des points d’appui, ils insufflent en votre âme une longue et nécessaire nostalgie car, jamais, nul ne revient de l’enfance, il y trop de richesse, trop de découverte qui, jour après jour, ourdissent la toile précieuse des significations.

    Maintenant vous prenez votre petit-déjeuner en tête à tête avec votre mère. Un repas en « amoureux », en somme. Le « mythe d’Œdipe » n’aura pas été inventé pour rien. Vous parlez de tout et de rien, du temps qui est frais, des premières feuilles qui tombent sur le gravier du jardin, des jeux que vous faites à l’école. Votre mère écoute avec tout le talent que met une mère à écouter son enfant, c’est-à-dire comme si elle était elle, mais elle-en-vous, en une seule et unique réalité. Le lien est si fort, l’amour si grand que rien de plus beau ne lui pourrait être comparé. Votre sac est prêt. Maman a pris soin d’y glisser quelques délicieux marrons grillés que vous croquerez à la récréation, les partageant avec vos camarades. Un genre de « châtaigne de l’amitié », ce fruit si noble que vous prenez grand plaisir à cueillir dans le silence des bois.

   Quelques pas seulement à faire pour gagner l’école. Votre village vous plaît, Beaulieu est à votre mesure, un terrain de jeu idéal pour accueillir la curiosité de l’enfant que vous êtes. La juste mesure des choses. Une modeste rivière, une falaise de craie, le village posé sur le bord de cette belle blancheur qui, sans doute aujourd’hui, dans votre âge accompli, se donne en tant que dimension native, virginale. C’est cette image originaire qui vous accompagnera votre vie durant. Tous les prolongements ultérieurs, toutes les métamorphoses, les agrandissements, les fleurissements des modernes lotissements ne seront que de curieuses anecdotes, des greffes ne « prenant pas », des ajouts paradoxaux qui ne seront jamais que de pures fictions n’entamant nullement le réel de jadis. Seulement celui-là est beau. Seulement celui-là est vrai. Il existe avec plus de réalité encore, l’imaginaire ayant comblé les lacunes, exhaussé au plus haut la margelle infrangible des souvenirs.

   Vous avez poussé la porte métallique de la cour d’école. Elle a grincé dans un ton qui vous est familier. Oui, les choses aussi ont leur langage ! Vous êtes le premier arrivé. Une habitude se doublant du plaisir de la solitude en attendant la joie de voir arriver vos camarades. Vous aimez bien cette heure alanguie, cette heure qui n’en est pas une, qui ne possède ni ombre, ni contours et qui, par ce motif, est heure de totale liberté. Cet espace est à vous, entièrement à vous. Il est un point de passage entre le refuge maternel de la maison et l’ouverture au monde de la salle de classe. Bientôt les premiers élèves, bientôt les premiers jeux de billes, les rondes des filles. La cour est une ruche joyeuse que l’arrivée de Monsieur Chaliès, l’instituteur, ne trouble nullement. La cour salue en chœur comme s’il était un père bienveillant. La cour aime  sa façon d’être si simple, si spontanée. Son autorité est acceptée car elle est fondatrice de la réussite scolaire qui précède la réussite sociale.

   Vous êtes assis à votre pupitre, celui qui est près de la fenêtre badigeonnée au blanc d’Espagne, la fenêtre qui donne sur la rue. Vous aimez bien cette place près de l’estrade du maître, sa proximité est si rassurante, si pleine et entière. La matinée débute par la lecture. C’est toujours une joie que d’ouvrir le vieux manuel scolaire, le « Souché » à la couverture parme, défraîchie (des générations d’élèves l’ont eu en mains, ce manuel devenu un « classique »), il porte en sous-titre la mention « La lecture littéraire et le français ». C’est ce livre qui a déclenché en vous cet amour inconditionnel en direction de la littérature, cette passion pour l’écrit, elle ne vous quittera jamais. Infinie reconnaissance en direction du maître de vous avoir « inoculé ce virus », non seulement il n’est nullement nocif, mais, bien au contraire, il nervure toute une existence, il assure un destin de ses plus précieuses racines. Vous aimez bien entendre la lecture parfois ânonnante, laborieuse de vos camarades de classe mais surtout la voix forte, assurée, grave de Monsieur Chaliès qui contraste de toute sa hauteur avec ces timides essais de dire le monde selon la voix des grands écrivains. Souvent, lorsque vous rentrez à la maison, après avoir joué, goûté, fait vos devoirs, vous lisez avec bonheur quelques pages du « Souché », elles chantent encore en vous telle une harmonie qui n’aura nulle fin. Si le paradis existe, alors vous le voyez tapissé d’arbres merveilleux dont chaque feuille porte en elle, la justesse d’un texte, l’humour délicieux d’un chapitre, la poésie délicate d’un Romantique. Encore en vous des pages entières, moments d’inoubliables anthologies.

     [Incise - C’est si bien d’être habité par le langage, de l’écouter parler au-dedans de soi, il est un ami fidèle, un compagnon des moments de joie tout comme des moments de tristesse. C’est lui qui guide la pensée, formule la matière des rêves éveillés, bien plus que ne pourraient le faire les images. Ces dernières, si elles ne s’appuient sur des mots demeurent des canevas vides, de simples plans sur la comète ne pouvant trouver le site de leur effectuation. Lorsque, dans notre cité intérieure, nous regardons une image, fût-elle des plus exactes qui soient, notre esprit ne demeure nullement inerte, une activité langagière sous-jacente s’y dessine à la manière d’un commentaire : « Que c’est beau ! » ; « Etonnant tout de même ! » ; « Infinie tristesse ». Les mots sont le tissu habituel qui manifeste les états d’âmes, les fait paraître, accomplit l’entièreté de leur sens. L’image n’est là qu’en tant que paysage, elle constitue un fond, elle n’est qu’une proposition esthétique sur le fond de laquelle se plaque le texte humain, lequel est un genre de scolie appliqué à la dimension visuelle, un agrandissement, si l’on veut, un exhaussement.]

   Parmi les textes que Monsieur Chaliès vous faisait lire aussi bien qu’étudier, vous en retenez un dont l’évocation est récurrente dans vos écrits, ce qui veut dire que vous n’êtes nullement maître du langage, mais que c’est bien lui qui vous possède, lui qui vous « dicte sa loi ». Une loi cependant infiniment consentie. L’extrait ci-après trouve son origine dans l’œuvre sublime du « Génie du christianisme » de Chateaubriand :

    « Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écumes, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'oeil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune, descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumières jusques dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. »

   Ce texte d’anthologie (tiré de la description, par Chateaubriand, des paysages sublimes des Chutes du Niagara, dans « Le Génie du Christianisme »), fut pour vous un réel éblouissement. Cette prose si poétique vous arrachait à la pesanteur terrestre pour vous remettre, directement, à cet espace céleste tellement évocateur d’une subtile spiritualité. Soudain toute matière s’allégeait, devenait brume floconneuse, air léger, vol de la feuille cuivrée dans le crépuscule automnal. Assurément, les mots de « l’Enchanteur », ont semé en vous les germes de la beauté du langage écrit lorsque, porté à sa plus belle efflorescence, il devient œuvre d’art située en sa plus étincelante cimaise. La première apparition de ce texte sur la toile libre de votre conscience remonte si loin dans le temps que vous n’en avez plus guère qu’un souvenir flou, un genre de tremblement, d’irisation, de frôlement au large de votre corps. Evoquant ces heures fastes aujourd’hui, vous ne pouvez que ressentir un trouble délicieux recueilli au sein même de votre chair. Vous vous imaginez assez bien, aux alentours de vos dix ans, écoutant avec ferveur la diction du maître d’école faisant vivre avec enthousiasme les phrases du natif de Saint-Malo. Vous pensez qu’un long frisson devait courir sur votre peau et s’il n’est, ce frisson, que pure invention de votre imaginaire, alors vous en faites le don à l’enfant que vous étiez, sûr que sa présence hallucinée en tirera les plus essentiels mérites.

   Tout était contenu dans cet extrait pour vous faire aimer passionnément la littérature. Vous découvriez, dans l’extrême condensation de l’écriture, dans la richesse inouïe du lexique, tout ce que la poésie disait dans son essence dont les métaphores si riches posaient le fondement. Il n’y a pas de poésie sans métaphore. Il n’y a pas de poésie sans image qui envahisse la conscience du lecteur. Il n’y a pas de poésie sans emportement de son être hors ses propres frontières. A la lettre, la poésie « défenestre » celui qui s’y voue corps et âme, la monade existentielle retourne sa peau, s’expose au-dehors, renonce à son étrange clair-obscur pour surgir dans l’émerveillement de la pure lumière. Lire en poésie, c’est être exposé en son entier au tonnerre, à l’éclair, au coup de fouet. Si la poésie est portée à son acmé, elle ne laisse nullement le lecteur indemne, elle bouleverse son sentiment esthétique, elle place la beauté au centre de la cible du regard, elle impose une exigence de vérité. La poésie est vérité ou bien n’est pas. Elle est de l’ordre de la révélation, certes une « révélation » bien païenne mais qui ouvre celui-qui-lit au chant continu du monde, à son bruit de source originelle. Lisant ces quelques lignes de Chateaubriand, les méditant en l’intime de votre espace intérieur, vous ne pouviez qu’être bouleversé par la puissance d’évocation des mots. Tout y figurait que votre jeune âme attendait, tout comme vous attendiez le sourire de maman à votre réveil dans la modeste chambre de « La Petite Maison ».

   Tout y était, ceci veut dire la royauté de la nuit pareille à une perle venue du lointain et fascinant Orient, la présence des « hautes montagnes » ces figures s’il en est de la transcendance du réel quand il se pare de vertigineuses altitudes, que son sommet tutoie les « nues ». Et, ici, en raison d’une étrange homophonie où « nue » évoque le nuage aussi bien qu’une forme « nue », donc une pure nudité, donc une manière de vérité primitive, de naissance à soi dans l’écriture de l’autre. Oui, être en poésie c’est renoncer, au moins le temps d’une lecture, à ce qui blesse, moissonne les cœurs, place le corps au bord de l’abîme. Être en poésie est nécessaire ressourcement, c’est là la mission des mots lorsqu’ils sont proférés dans l’essentiel, ils désoperculent la coquille dense de l’exister, ils illuminent le chemin de sa propre avancée et des étoiles s’allument sur la pointe des buissons, des pétales embaumés vous frôlent de leur neuve fragrance. Alors l’on redevient cet enfant naïf, disposé au vent, à la marée, à l’arbre de la clairière, au trajet de la comète au plus haut du ciel.

   Ceci veut signifier que vous avez rejoint le site admirable de ce qui se donne dans la pure gratuité, que votre esquisse s’est dévêtue de ses strates de ténèbres, que votre chair est devenue transparente à elle-même, que vos mains ne saisissent plus, comme dans la prose poétique de Chateaubriand, que des « zones diaphanes de satin blanc », des « flocons d’écumes », « des gerbes de lumières ». Oui, la poésie vécue avec intensité (comment pourrait-il en être autrement, sauf à confondre poésie et énonciation vernaculaire ?), dépouille de soi mais pour atteindre ces régions éthérées où ne volent que les aigles royaux, où ne souffle qu’un immatériel zéphyr, où l’âme connait enfin l’ivresse de son propre envol. Icare volant à jamais au plus près des cieux, la terre est si loin que, jamais, il ne pourra rejoindre. Oui, en ces temps illisibles que l’enfance est devenue, lisant dans le palimpseste surchargé du temps, c’est bien ceci que vous sentez percer jusqu’à vous : une subtile joie, sans doute la même que celle qui habitait le poète lorsque, dans la fièvre de sa création, il ne connaissait que les princières altitudes, les courants « déployant leurs voiles », l’effusion d’un bonheur se suffisant à lui-même. Oui, vous savez l’envol, oui vous savez le dépliement du lyrisme, oui vous savez son insoutenable brûlure lorsque, plongeant à nouveau dans les ornières étroites du réel, il n’apparaît plus qu’à la façon d’une toile flottant en l’air de tout le poids de son insoutenable inutilité, elle faseye longuement ne se souvenant plus de l’origine même de son flottement. Alors, en vous, au-dedans de votre plus intime faveur, vous ne cessez de murmurer ces quelques mots qui claquent telle une injonction : Au plus haut, le langage.

      Oui, le Chateaubriand du « Génie » vous fascina par son style inimitable, par son habileté à vous projeter dans ces paysages étranges du « Nouveau Monde ». Un long laps de temps s’écoula, empli de lectures diverses. Puis c’est au lycée, dans la classe de Christian De Brouder, excellent professeur de lettres modernes, que la littérature s’affirma d’une manière encore plus impérieuse. Ce que Monsieur Chaliès avait commencé à installer à l’école primaire, Monsieur De Brouder le renforçait, l’amplifiait au lycée, de si belle manière que les textes littéraires éclipsèrent tout autre forme de savoir. Les célèbres manuels « Lagarde et Michard » devinrent votre unique viatique, tout le reste passait au second plan dans une zone indistincte dont vous pensiez n’avoir à tirer que de maigres satisfactions. Des heures durant, penché sur les pages serrées consacrées aux « Grands Auteurs Français », vous donniez à cette matière belle entre toutes, ses « lettres de noblesse ». A cette époque d’invasive passion, vous commandiez régulièrement des ouvrages d’occasion à la « Librairie Lardanchet » à Paris. Quelle joie alors d’attendre le passage du facteur, de le voir déposer dans la boîte aux lettres, ce paquet tant attendu. Dans les rayons de votre bibliothèque actuelle, quelques vestiges de ces temps anciens. Ils possèdent, bien entendu, une valeur littéraire incontestable, mais aussi, mais surtout une valeur affective ineffaçable. Le très grand intérêt que vous portiez à Rousseau parmi les grands auteurs du XVIII° siècle se traduisit par l’achat et la lecture de nombreux livres du « Citoyen de Genève ». Vous en lisiez de longs passages, parfois tôt le matin, avant de partir au lycée.

    Feuilletant maintenant « Les Confessions », ce livre aux feuillets jaunis, le haut des pages garde encore la trace du coupe-papier qui en délivra les cahiers, parcourant au hasard les milliers de signes noirs si fascinants, votre attention est attirée par un passage entouré au crayon. Habitude ancienne de souligner les « morceaux d’anthologie » (vos livres actuels en portent de nombreux stigmates), et, ici, il s’agit bien de ceci, à savoir un passage remarquable qui, étrangement, consone parfaitement avec ce qui vient d’être dit concernant l’amour de la littérature. Ce texte se situe au Livre Premier (1712-1728) :

   « Je sentis avant de penser : c’est le sort commun de l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper mon père et moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : allons nous coucher ; je suis plus enfant que toi.

   En peu de temps j’acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces émotions confuses que j’éprouvais coup sur coup n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir. »

   A ce texte tellement révélateur de la passion de Rousseau, il convient d’ajouter, en guise de commentaire, ces belles remarques de Marie-Paule Farina dans son livre « Rousseau, un ours dans le salon des Lumières » :

   « Je ne peux m’empêcher de sourire et de penser à l’enfant qui jusqu’à sept ans lut avec son père, des nuits entières, tous les romans contenus dans la bibliothèque de sa mère morte en lui donnant naissance puis lut à haute voix à son père les livres plus sérieux de la bibliothèque du grand-père pasteur en particulier Plutarque, c’est cet enfant que j’entends là, cet enfant prenant conscience de lui-même déguisé en héros de roman sauvant quelque princesse ou en grand homme grec ou romain ‘aux yeux étincelants et à la voix forte’. »

   Reprenant possession de ce texte aujourd’hui, vous mesurez toute l’ampleur qu’il avait dû représenter au seuil de votre adolescence. C’est étonnant le pouvoir que possèdent les mots sur une jeune conscience. Les mots vous forment, vous bâtissent de l’intérieur. Partout ils jettent leurs lianes, partout ils accomplissent la mesure de votre existence. Comment, sans les mots, quelque chose comme un souvenir pourrait-il exister ? Comment une sensation pourrait-elle prendre corps ? Comment un état d’âme se traduirait-il ? C’est bien là la force du langage que de nous doter d’une architecture, d’assembler le divers en un seul et même lieu, de faire du monde qu’il devienne visible, qu’il se donne en tant qu’espace de sens. « Je sentis avant de penser », tel est le postulat énoncé par Jean-Jacques. C’est bien là un accord que vous établissiez avec lui et ceci depuis le plus loin du temps.

   Lors de vos longues promenades en solitaire du côté de la rivière, vous n’étiez attentif qu’à ceci : la levée hésitante du jour parmi le peuple des buissons, la fuite de l’oiseau surpris au nid, le jeu du vent ridant l’onde, la douce agitation des feuilles dans la peupleraie, la chute de l’eau sur la roue à aubes du moulin. Sans doute est-ce pour cette raison d’un commun ressenti que vous aimiez découvrir toute cette climatique délicate dont l’auteur de « L’Emile » possédait le secret. Une sensibilité à fleur de peau, une chair d’écorché, le parcours incessant d’un chemineau qui, jamais, ne trouve de halte à sa convenance, dont la constante recherche d’une assurance de soi détermine tous les actes jusqu’au plus discret, au plus modeste. Oui, le génial Rousseau est le précurseur de bien des choses et, au premier chef, de ce romantisme qui toujours vous passionna, orienta vos choix de lecture, mais aussi bien la recherche des paysages, l’émotion libre au bord des choses.

   L’apprentissage de la lecture est pure merveille dont seul un faible fanal subsiste à l’horizon de votre mémoire. Vaguement vous vous souvenez de votre première institutrice, de sa chevelure blonde frisottée, de ses blouses de maîtresse d’école bien plutôt que de la manière dont elle vous accompagna sur les beaux rivages du langage écrit. Concernant cet apprentissage, aux temps lointains où le texte fit son surgissement dans votre vie, il existait un genre de mythologie entourant l’accès à la lecture. Il était de bon ton qu’un aïeul, grand-père ou grand-mère, le soir devant un feu de cheminée, vous prenant sur ses genoux, ânonnant en chœur avec vous les phrases simples du manuel de classe, vous initiât aux rudiments du texte écrit, ce dernier étant auréolé du double prestige de la littérature et de l’amour petit-filial que vous portiez en leur direction. Né dans une ferme, au milieu de grands-parents aimants, seul demeure le souvenir de cet amour et nul autre vous installant dans la joie de lire. Il y a des images d’Epinal dont il faut savoir se libérer, elles ne sont que pures anecdotes, écume se dissolvant au contact de l’air, aussi doux soit-il. Mais peu importe, l’essentiel est bien que cette passion ait trouvé jadis le lieu de son éclosion.

   Vos conceptions au regard de l’acte de lire sont tellement coalescentes aux idées de Rousseau que le simple fait de commenter quelques phrases de ce grand auteur, revient à exprimer vos propres idées sur ce sujet. 

   « La conscience de moi-même ». Oui, ceci paraît constituer l’un des thèmes fondateurs de la lecture. Bien évidemment, cette fameuse « conscience de soi » n’attend nullement d’être fécondée par le seul langage écrit, elle se révèle bien en amont au travers des sensations et des perceptions. Cependant, ce qu’à de singulier la lecture, c’est qu’elle vous met en rapport direct, conscience contre conscience, avec un écrivain dont vous partagez les intimes confidences. Bien évidemment ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un livre de « confessions » car alors, vous êtes l’oreille privilégiée qui recueille les secrets, les doutes, les enthousiasmes de celui qui se confie à vous. En ce qui concerne votre apprentissage, vous vous souvenez combien votre précieux « Souché » de la « Classe de Fin d’Etudes », imprima en vous « ces émotions confuses » dont parle Rousseau, lesquelles ourdirent la trame de votre propre sensibilité. Ce que le réel ne pouvait vous apporter au motif que les expériences qu’il propose sont toujours nécessairement limitées, le livre vous l’offrait au centuple parmi le peuple serré de ses milliers de signes. Sans le « Souché », comment auriez-vous pu connaître la savoureuse et mélancolique description d’Anatole France dans « Le livre de mon Ami », savoir qui il était enfant, traversant un matin d’automne le Jardin du Luxembourg, « gibecière au dos », se hâtant de rejoindre le collège dans ces « premiers jours d’octobre » si beaux et si tristes à la fois ?

   Sans le « Souché », comment le Lamartine de ses jeunes années eût-il pu se rendre présent, loin là-bas, dans la maison de Milly alors que la nuit frappe aux volets, qu’un « chien ami » lance son aboiement au milieu des plis obscurs de l’ombre ? Comment cette si belle évocation d’une soirée consacrée à la lecture eût-elle pu vous rejoindre ? Mais écoutez plutôt :

   « Mon père lit à haute voix : j’entends encore d’ici le son mâle de cette voix qui roule en larges et sonores périodes, quelquefois interrompues par les coups de vent contre les fenêtres. Ma mère, la tête un peu penchée, écoute en rêvant. Moi, le visage tourné vers mon père et le bras appuyé sur l’un de ses genoux, je bois chaque parole, je devance chaque récit, je dévore le livre dont les pages se déroulent trop lentement au gré de mon impatiente imagination. »

    Lisant ceci enfant, vous comprenez mieux ce que la lecture a d’unique et déjà, au plus profond de vous, vous sentez se déployer les lames de fond d’une irrésistible passion.

   Sans le « Souché », comment la lame de la tragédie humaine se fût-elle immiscée en vous, vous dévoilant ce que l’existence recèle de joies mais aussi de drames ? :

   « Nuit du 21 août 1944 …La nuit a été prodigieuse, noire et silencieuse. Les Allemands ont achevé de faire sauter leurs dépôts de munitions, tiré les derniers feux d’artifice de leur défaite. Rien que les branches d’arbres qui battaient dans le jardin. Et, vers deux heures, une grosse pluie d’orage. » - (Jean Guéhenno – « Journal des Années Noires » – 1940-1944).

   Alors, pour finir, faut-il déduire de l’énonciation de Jean-Jacques, « des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir » que l’une des fonctions essentielles de la lecture est cathartique, thérapeutique et que, somme toute, lire n’est jamais que tenter de guérir d’une maladie existentielle ? Rien ici ne sera décidé au simple motif que chaque acte de lecture est singulier, que nul n’en connaîtra jamais les sources éloignées, les textes se situent au centre de confluences multiples dont une possible origine ne pourrait être tracée qu’à titre d’hypothèse. Laissons les chefs-d’œuvre dormir dans leurs « linceuls de pourpre », là seulement est leur vrai lieu.

   Si, pour vous, une fois la passion de la lecture découverte, cette dernière occupa le plus souvent le devant de la scène, cependant de longues périodes de latence en trouèrent la toile, de longues « traversées du désert » la portèrent à la limite d’un effacement. Factualité de toute existence, occupations prenantes, surgissement d’autres motivations esthétiques, lesquelles, pour n’être nullement concurrentielles, jettent une ombre passagère sur les livres. Puis, dans le sombre défilé des jours, soudain une lumière jette son éclat, une clarté se lève qui réactualise la passion. Elle n’était nullement éteinte, seulement en sommeil. Alors il faut regarder la résurgence avec joie, lui donner de nouvelles assises, chercher dans le tissu dense des rentrées littéraires, la perle rare, débusquer le joyau qui fera son inépuisable feu de Bengale. Au plus haut le langage.

   Rentrée littéraire, année 1975 - La récolte est bonne, les vendanges s’annoncent prometteuses, il y aura du vin, il y aura l’ivresse. Votre impatience de lire à nouveau n’a d’égale que la vitrine du libraire affichant des ouvrages prometteurs que vous lirez en une sorte d’ivresse, il y a si peu de temps à perdre lorsqu’on rencontre à nouveau la beauté. Nul titre ne vous échappera et votre immersion aura pour noms : « La vie devant soi » d’Emile Ajar ; « L’homme de sable » de Jean Joubert ; « Le maître d’heures » de Claude Faraggi ; « Le voyage à Naucratis » de Jacques Almira ; « L’amant de poche » de Voldemar Lestienne. Tous vous ravissent, tous vous procurent un égal bonheur. Amis retrouvés avec lesquels on se sent bien, amis avec lesquels on voudrait que les soirées, jamais ne se terminent. Un livre, cependant, se détache des autres. Question « d’affinités électives », de ressenti, de poésie, de thème sensible abordé dans ce magnifique roman à qui l’on attribuera le Prix Renaudot. Alors ici il faut développer, effectuer une pause, explorer l’ouvrage d’une manière plus intime. La quatrième de couverture de l’éditeur résume parfaitement le contenu de cette fiction qui vous a bouleversé :

    « Sur une côte basse, entre la mer et le marais, une ville inachevée peu à peu s'enlise et seuls quelques rôdeurs hantent les cavernes de ciment où, le soir, s'allument des feux. Autour de ces " ruines modernes ", un désert d'eau, de sable et de vent.

   Comment en est-on venu là ? C’est la question que se pose le narrateur, qui fut aussi l’un des protagonistes du drame. Des années plus tard, il s’établit à proximité de la ville, dont il lui appartient, pour porter témoignage et se délivrer lui-même, de raconter l’histoire. Il y a ce qu’il sait, ce qu’il devine, ce qu’il rêve : la trame de son récit mêlera donc le document et l’hypothèse, le passé et le présent, le réel et l’imaginaire.

   Pourquoi le projet ambitieux de l'architecte Simon Durbain, dont il était l'ami et le collaborateur, a-t-il finalement échoué ? Homme de sable dans une ville de sable, il devient la victime des forces qu'il déchaîne : les éléments, les indigènes du marais, les femmes, les sorcières, les oiseaux... Sans parler des hasards, des étroitesses et des trahisons dans son propre camp. Deux mondes s'affrontent sourdement, puis jusqu'à la violence. La chute de Simon Durbain sera exemplaire et tragique.

   Dans ce roman s'imposent les personnages, les paysages et les courants secrets qui les parcourent. On trouvera cependant, derrière les images, une méditation sur l'histoire et plus particulièrement sur notre société contemporaine, ses illusions, ses faiblesses, ses chances - en renouant avec les forces profondes - de se modifier et de survivre.

  « L’Homme de sable » est un grand roman. Cette grandeur tient à une puissance d’évocation que peu d’œuvres montrent, ailleurs, et tient à la beauté lyrique et tendue d’une langue qui résout, pour son compte, l’antinomie de la poésie et du réel. Oui, « L’Homme de sable » est un roman réaliste. Oui, « L’Homme de sable » est un roman poétique. Le mélange, ici, atteint la perfection, qu’on éprouve dans l’enchantement. »

   Déjà, la lecture de ces quelques mots vous avait installé dans une sorte de méditation poétique dont vous saviez qu’elle était la prémisse d’une lecture investie au plus haut point. Toujours vous avez été fasciné par ces rapides synthèses qui résument, en peu de mots, l’essence d’un texte. Les mots ont un tel pouvoir quand ils sont utilisés dans leur sens plein, exact, à la place qu’ils doivent occuper en un temps et un espace déterminés. Certaines critiques, pensez-vous, constituent une esthétique au second degré, à savoir une beauté plaquée sur une autre beauté.      

   L’ouvrage que vous retrouvez avec une belle émotion, au milieu de votre pile de livres, vous le feuilletez, en lisez un paragraphe ici, un autre là, au hasard. Vous butinez en quelque sorte et votre intuition vous pousse à reconnaître les endroits marqués d’une croix au crayon, ils sont vos points de repère anciens, les amers qui pointent les passages les plus précieux. Alors, dans le temps qui est le vôtre, ici et maintenant, vous prenez soin de recopier avec fidélité ces phrases qui en leur temps, et aujourd’hui encore, déposent en vous un bien précieux nectar.

   Premiers mots du livre : « La côte est basse, sablonneuse, hérissée de maigres tamaris : une bande de terre étroite, entre la mer et le marais, et que l’on dirait fragile au point de redouter pour elle les violences de la tempête. Et j’ai vu, certains jours d’hiver, au point critique du solstice, les vagues se ruer dans les passes des dunes, franchir la route, s’étaler sur les pâtures, poussant jusqu’aux lagunes leur frange d’écume et d’épaves. Pourtant la terre tient. Mieux encore, elle se renforce de cet apport de sable, d’algues et de roseaux. Chaque année, elle gagne même un peu plus sur l’eau, et les vieux crachent sur le sol, là où jadis, enfants, ils pêchaient l’anguille et le muge. »

   Cette description à l’initiale de la fiction, vous la trouviez, hier comme aujourd’hui, empreinte d’un étrange magnétisme comme si le tout du marais, de la mer, des hommes, tout de cette vie à la fois terrestre et maritime, cette vie âpre se disait à l’aune du sable, de la dune, de la vague. Une manière de géométrie élémentaire qui traçait les lignes de force d’un peuple singulier, d’une terre mystérieuse postée à la proue des flots, exposée aux tempêtes, cadre unique où dresser les tréteaux d’une moderne dramaturgie. Ces lieux intermédiaires, ces lieux de passage d’un monde à l’autre sont des genres d’utopies, des aires interlopes, floues, semblables à ces zones grises des grandes banlieues urbaines, il y flotte un air d’infinie tristesse propice à tout événement dont nul ne pourrait anticiper la venue, tragédie humaine, prostitution, trafic de stupéfiants, comportements erratiques, perte de l’essence de l’homme en de bien dommageables contrées. Dès les premières lignes, vous saviez que le sort de « Callages », cette ville de tous les prodiges autrefois promise au plus radieux avenir, maintenant la proie d’une lèpre envahissant ses orgueilleuses pyramides de ciment, que son sort donc était irrémédiablement fixé dans une immobile éternité, qu’une population de marginaux y établirait son campement, qu’en filigrane apparaitrait l’existence des protagonistes qui, ayant cru un instant dresser une architecture de rêve, n’avaient abouti qu’à donner vie à cette sorte de Jéricho dont les murs ne résonnaient plus que de l’inconséquence des hommes, de leur incessante et inassouvie paranoïa, de leur mégalomanie qui lançait en plein ciel des Babel de carton-pâte. C’est ceci la grande force, l’énergie d’une écriture placée à l’incipit d’un récit, que de créer les fondations autour desquelles tout le livre girera comme un satellite autour de sa planète. Tout y est déjà contenu en germe. Tous les destins des personnages y prennent place. Tous les cheminements ultérieurs de la narration y sont semés telles des graines qui, plus tard, germeront, donneront son ton et sa consistance à la totalité de l’œuvre. En quelque manière, commencer une histoire, c’est déjà y inscrire le point final. Entre ces deux termes chaque péripétie, chaque intrigue trouveront la place qui leur revient en propre.

   Puis vous vous arrêtez longuement sur les pages seize et dix-sept, vous les trouvez si admirables. Elles parlent du narrateur qui revient sur les lieux où, autrefois, en compagnie de son ami architecte, Simon Durbain (d’urbain, urbanité ?), il participait à l’édification de cette ville devenue ville-fantôme, cet espoir fou métamorphosé en simple folie irrémédiable. Plus rien ne renaîtra des cendres de « Callages » que le constat amer des illusions et faiblesses de l’homme par où il atteint l’absurde même alors qu’il pensait tutoyer le génie :

   « En effet le soleil déclinait lorsque, franchissant la dernière dune, je me suis tout à coup retrouvé sur le port : sur ce qu’il en reste plutôt, car de longues langues de sable l’ont envahi, gommant les quais, les appontements, cernant quelques voiliers pourrissants où flottent des guenilles. Les toits des hangars ont été arrachés, et là, fouettés par les vents marins, s’enlisent les grandes machines dont nous étions si fiers : tracteurs, bulldozers, scrapers et grues. Elles étaient uniformément peintes d’un orange vif dont subsistent quelques vestiges, mais c’est le jaune sale de la rouille qui triomphe, et, sous l’ongle, le fer s’écaille, rongé par le sel. Les pyramides ont tenu, et la capitainerie, sur l’autre môle, semble elle aussi presque intacte. Pourtant une coulée de sable, un vaste plan incliné, modelé par le vent, a envahi les premières terrasses, se déversant par les vitres brisées, les portes rompues, comme si la plage elle-même, s’arrachant à la mer, était montée à l’assaut des murailles. Près de la pyramide inachevée, une grue géante, restée debout, tourne lentement. De l’église, on ne voit plus que le toit.

   Je me suis approché. Des mouettes gémissaient au-dessus de l’étang. Une fumée montait d’une terrasse, et il m’a semblé entendre des voix. Puis, comme la nuit tombait, un feu s’est allumé, un autre, d’autres encore, sur les balcons, comme à l’entrée de cavernes. Un enfant est apparu à la crête d’une dune et, m’apercevant, a détalé. Des visages ont surgi, hirsutes, basanés ; j’ai reconnu le dialecte des Gitans. Les feux brûlaient plus haut, illuminant les façades ainsi que de gigantesques escaliers dans le crépuscule. »

   Lisant ces pages, votre sentiment se partageait entre appel poétique du paysage camarguais évoqué dans la fiction et une sorte d’abattement face à ce désastre que décrit « L’Homme de sable » mais qui, peut-être, n’est ruine qu’en apparence. Car, dans cette colonisation d’une nature sauvage par l’homme, où se situait le pire : dans l’édification de ces modernes ziggourats devant accueillir des grappes de touristes ou bien dans l’enlisement, l’ensablement de ce délire architectural ? Bien entendu l’allusion était transparente et « Callages » n’était qu’un autre nom pour « La Grande Motte ». A l’époque, de tels projets vous fascinaient au sens étymologique de « faire des charmes, des enchantements », mais le plus propre des « enchantements » est de porter en eux l’abîme qu’ils dissimulent sous une face riante. L’épiphanie d’un visage n’est jamais que son teint de surface et, derrière le masque, toujours, veillent une intention inavouée, un dessein qui, parfois, prennent la dimension terrible du funeste. Si La Grande Motte vous fascinait, c’est bien en raison du regard intéressé que vous portiez sur l’architecture en général. En particulier, l’œuvre de Le Corbusier vous apparaissait géniale, marque insigne d’une modernité des plus accomplie. Le double réel de « Callages » vous mettait mal à l’aise au motif de la foule qui, déjà, s’y pressait, défigurait l’édification de ces ruches géantes qui auraient pu briller au cœur même de leur solitude, mais aussi atteignait le rivage maritime qui se voyait préempté avec autant de considération qu’aurait pu en recevoir un quelconque terrain vague abandonné des hommes.

    Si votre lecture était d’abord littéraire, néanmoins s’y imprimait un arrière-fond d’évidente critique sociétale. Encore aujourd’hui, quand bien même un recul temporel gommerait quelques unes des aspérités les plus fâcheuses de ce résidentiel touristique, vous campez sur vos positions. Combien il eût été préférable, d’après vous, de laisser la Camargue au flottement de ses tamaris, à l’intimité de ses graus, au miroitement de ses lagunes, à la lenteur de ses roubines semées d’iris, de joncs, de roseaux. Laisser la Camargue à ses milliers d’oiseaux, au peuple élégant des flamants roses, à ses chaumières de gardians, aux troupeaux écumants de taureaux. « Callages » dans la fiction, La Grande Motte dans le réel sont deux aberrations identiques. Certes La Grande Motte est en lisière de la Camargue, mais ceci n’y change rien, vous voyez en elle un voisinage gênant. Lors du plein été, le damier des marais, celui des étangs, les sols blancs des sansouires, les oiseaux marins n’auront plus nul repos, le tourisme de masse est un dangereux prédateur. Il faut instaurer une charte afin que la nature puisse demeurer en elle, au sein même de sa liberté. C’est là une simple question d’éthique.

   Mais il vous faut revenir au texte de Jean Joubert, en tirer quelques commentaires qui, sans doute, seront aussi autant d’enseignements. Les mots de l’écrivain sont vifs, ses descriptions presque chirurgicales, ses constats ceux d’un homme de culture, peut-être d’un archéologue qui, revenant sur des traces de fouilles anciennes, ne trouve plus qu’un vaste champ de ruines fumantes. C’est un spectacle de désolation que rencontre le narrateur. La radiographie est sévère. Les clichés ne laissent plus paraître que quelques nervures étiques, des temples à moitié démolis, quelques vestiges anciens qui pourraient témoigner de ce qu’est l’effacement d’une civilisation dès lors qu’ivre de ses propres projets, elle s’effondre sous le poids bien trop lourd de ces derniers. En un espace, somme toute restreint, celui qui découvre l’ancien chantier pharaonique, ne fait que chuter de Charybde en Scylla. Plus rien ne reste que le souffle acide du néant. Plus rien ne demeure que l’impéritie des hommes, leur hâte à se précipiter dans les fosses de l’absurde.

   Dans le soleil qui décline, les visions sont fantomatiques, à la limite d’une hallucination. Images pareilles à celles qui résument le passage d’une tornade, la furie d’un cyclone. Des voiliers, ces hautes figures de l’orgueil humain, n’ont plus pour pavillon que de vaines guenilles qui flottent dans un air sans consistance. Des hangars, qui sans doute abritaient la puissance infinie des machines, voici qu’ils ne montrent plus que des toits éventrés, identiques à des corps mutilés, inutiles, membres battant au vent mauvais d’un devenir sans horizon. Les couleurs elles-mêmes ont été attaquées, comme s’il existait un symbole attaché à la décoloration (perte du sens ?), à l’usure (image des chairs corruptibles aussi bien humaines que matérielles ?), l’orange, cette couleur solaire par excellence, la voici condamnée à n’être plus qu’un jaune roturier qu’attaque une rouille agressive, vengeance du périssable sur ce qui se donne en tant que précieux, inaltérable. Etrangement, dans ce spectacle de haute désolation, une pyramide « a tenu », image sans doute de la vanité humaine face à ce qui s’acharne sur elle et la combat dans un pugilat bien fratricide. Ici, il convient de se questionner sur les conduites des sujets, sur la finalité des desseins humains, sur la façon plus ou moins éthique d’habiter la terre. Que signifie donc cette effigie de béton dressée face au vent de l’adversité ? Est-elle la figure du génie humain foudroyé au faîte de sa gloire ? Nous montre-t-elle le grand désarroi des créateurs de rêves lorsque ceux-ci s’effondrent, que le navire prend l’eau de toute part ? Est-elle la figure dressée en direction du ciel, pareille à un défi que les hommes auraient adressé aux dieux eux-mêmes ? Est-ce ce qui reste d’un entêtement fondé en dehors de toute raison ? Serait-ce le résultat de la manigance d’un sombre destin, une haute demeure foudroyée par les coups funestes d’une épée de Damoclès ? Serait-ce une simple répétition de L’Ecclésiaste : « Il n'y a rien de nouveau sous le soleil » et alors nous comprendrions que les actions humaines sont impénétrables, qu’elles se réalisent toujours de nouveau dans une manière « d’éternel retour du même » ?

   Toutes ces questions, qui surgissent aujourd’hui comme autant d’énigmes, vous vous les posiez déjà à l’orée de votre âge de la maturité. C’est bien ceci que la lecture apporte, un élargissement de la perspective, la découverte de mondes et de paysages nouveaux avec, corrélativement, le vaste champ des questions qui ne manquent de surgir. C’était autrefois une certitude qui trouve confirmation. Ces bâtiments qui ont résisté aux intempéries, c’est déjà une manière de lèpre qui en sape les fondations. Et c’est heureux qu’il en soit ainsi. Ce que la décision de quelques uns avait porté à la hauteur d’une réalisation (construire cette gigantesque Babel, presque en plein désert), voici que cela a été violemment remis en question, que le vent a tourné, que le navire a emprunté une autre route maritime. Toujours la nature reprend le dessus. Toujours les grands équilibres ancestraux dictent, un jour ou l’autre, leur loi. Cette ville qui s’édifiait au mépris de tout, paysage, population, sentiments, coutumes, tout ceci a été renversé. Le peuple des Gitans qui rôde aux alentours des Saintes-Maries-de-la-Mer, autrement dit le souffle atavique de cette région belle entre toutes a repris possession des lieux, annexant le fier bâti des hommes. Comme un retour au passé qui, parfois, est retour à la raison. Des feux s’allument « comme à l’entrée des cavernes », l’habitat redevient le refuge instinctif des populations démunies face à l’irréductible égoïsme humain. Ce que la folie des hommes avait élevé contre toute logique, voici que des « Gens du Voyage » s’en sont emparé comme de leurs biens. Un peu de partage, un peu d’équité acquis de haute lutte. Combien faudra-t-il de siècles pour que l’homme conquière son essence une et indivisible ? Parfois la lecture d’un roman comble une attente, confirme un espoir. « L’Homme des sables » vous contenta hors de toute mesure. Mais, une fois la dernière phrase lue, que restait-il qui puisse encore faire infléchir ce réel têtu ?

   Puis encore du temps a passé avec ses petits bonheurs et ses moments de tristesse. Le livre, au cours de quelques décades, se retira au plein de son secret. Nullement renié cependant. Parfois une envie de vous réfugier dans la forêt rassurante des caractères, mais toujours une tâche à accomplir, un déplacement à effectuer, un chemin à suivre sur les hauteurs du Causse, enfin toutes les obligations du quotidien. Puis un jour, au tout début des congés d’été, un soudain questionnement. Quel ouvrage lire qui nécessite peu de temps et présente des attraits suffisants ? Une visite à la bibliothèque de la ville. Le peuple des livres est là, des milliers de livres rangés sur des étagères. Comment choisir autrement qu’au hasard, à l’intuition ? Vous recherchez un ouvrage de petite taille, le retour vers la lecture sera ainsi facilité. Plusieurs livres feuilletés, quelques passages rapidement lus. Puis un titre accroche votre regard « Trois villes saintes », un nom d’auteur vous interroge avec ses étranges majuscules précédant le nom : J.M.G. Le Clézio. Vous ne savez guère qui est ce Le Clézio, quel est le contenu de son œuvre, sur quoi elle porte. C’est égal, vous avez choisi ce livre de format modeste, vous le lirez. Une manière d’injonction que vous vous adressez à vous-même. Parfois, sa passion, il faut la relancer lui offrir d’autres voies à poursuivre, dénicher un livre rare, une écriture hors du commun et alors, miracle, le ressourcement se produit, l’eau coule à nouveau dans la bouche sèche des puits.

 

   Ce livre énigmatique, mystérieux, il faut brièvement le présenter afin que son contenu se dévoile, au moins partiellement. Quelques lignes à ce propos sur « Argoul - Explorer le monde et les idées » :

   « Ce sont des villes antiques, aztèques ou mayas, que Le Clézio chante durant son trip mexicain des années 1970. Tout tourne autour des dieux morts, ceux qui faisaient venir la pluie, sans laquelle nulle vie n’est possible. Les envahisseurs blancs ont vu, sont venus, ont vaincu, et la sécheresse s’est installée avec la fin des hommes. Mais, pour Le Clézio, les lieux terrestres où sont nées les civilisations, ne sauraient mourir. Ils attendent. Qu’un autre peuple ou d’autres circonstances permettent la renaissance. »

   Puis la quatrième de couverture de Gallimard : « Une méditation sur les civilisations d'Amérique disparues » :

   « On avance, peut-être à reculons, pour entrer dans un autre monde sans souvenirs, pour apercevoir, peut-être, un jour, comme un mirage, les dômes blancs de Chan Santa Cruz. La route de poussière va au hasard, elle suit le chemin de ceux qui fuient. Elle hésite, elle titube, tantôt large, tantôt étroite, c'est la route de la soif, de la famille, du désespoir. Les villes conquises sont défaites pour toujours. Leurs temples sont vides, leurs murailles ne protègent plus. Les dieux humiliés détournent leur regard et oublient les hommes. Il y a un très grand silence maintenant, un très grand vide, comme si la déflagration de la violence avait d'un seul coup épuisé toutes les forces de la terre. »

   Ce que vous éprouvez, lisant ces pages fiévreuses au milieu de l’été, ressemble étrangement à une fièvre intérieure qui, elle aussi se réveillerait, demanderait des comptes, exigerait l’immersion immédiate dans la lecture, action indissociable de l’acte d’écrire. Mais l’écriture attendra. Il faut simplement rallumer la flamme et éclairer la cité intérieure. Un photophore doit éclairer les signes, les révéler, leur attribuer la consistance d’un air cristallin qu’on respire. Sans lui, sans cet appel du langage, la terre est un vaste plateau désert où nulle oasis ne trace son sillon de verdure. Tout comme ces civilisations déshéritées qui ont perdu l’eau, vous cherchez une source où étancher votre soif. Vous lisez sans repos, d’un trait, comme un nageur en apnée. Vous ne savez nullement le lieu du livre où s’est produite la déflagration, où le raz-de-marée a déferlé, inondant votre conscience des flots les plus admirables qui soient, les plus salvateurs.

   Ce qu’il faut avoir vécu, ceci, être resté longtemps en dehors des mots ou bien alors sur leur marge, n’en avoir connu que quelques bribes éparses, quelques écailles flottant au loin du corps. Sa chair, il faut l’avoir sentie exilée du langage, offerte en quelque sorte au vent mauvais du non-sens. Car la chair, tout comme l’esprit, a besoin des mots pour exister à sa mesure, à savoir être recueil des paroles, ces seules présences qui soient tangibles, qui vous situent au milieu du vivant, dans l’orbe pluriel du sens. Votre corps, n’en fussiez-vous alerté, est le lieu de rassemblement du langage. Ne le serait-il qu’il se montrerait telle une guenille sans signification, un linge abandonné des hommes en plein ciel, au centre d’un cruel silence. Tel une voile flottant au vent du large, votre corps se dresse tout contre l’azur, et les mots sont identiques à des grands oiseaux blancs qui le traverseraient, déposant au passage, leur rythme, leur mélodie, leur charge d’amour ou d’inquiétude, peu importe, l’essentiel est que vous deveniez cette conque réceptrice, cette manière de vaisseau amiral qui n’avance qu’à la force de la plénitude des mots, de leur dilatation, de leur déploiement bien plus loin que ne peuvent porter les yeux. Votre corps se décline sous un vocable polyphonique : « mains », « yeux », « bouche », ce qui veut dire que, déjà, il se constitue en tant que langage, qu’il parle à sa manière, qu’il profère une continuelle narration à votre insu, mais ne nullement le savoir ne saurait l’annuler. De ceci il faut être pénétré : Au plus haut le langage.

   Donc, immergé dans cette quête des mots qui, pour être simplement profane, s’allume parfois des feux du sacré, vous avancez dans ces « Trois villes saintes », à la fois avec un rare bonheur, à la fois avec une intense fascination, comme si l’entièreté de votre vie en dépendait. Vous êtes vraiment dans l’œil du cyclone, là où les vents rugissent, où l’oeil se fait cyclopéen, où toutes les énergies de la terre se rassemblent, où tout se redéfinit à l’aune de cette puissance insoupçonnée. C’est ceci, la magie de l’écriture, elle vous saisit là où vous êtes, homme simple au centre de sa morne existence et elle vous dépose au plus loin de l’espace et du temps, dans une contrée aux multiples faveurs, en une Arcadie flamboyante, les feux de l’utopie sont toujours de réels sortilèges. Que citer, aujourd’hui, qui subsiste de cette « révolution copernicienne » ? Tout est si beau dans ce livre. Sans doute, le plus significatif, ce style lyrique, tendu, situé à l’extrême de la rupture, là où se laisse connaître un écrivain de grand talent.

      Fragment d’anthologie :

   « La sécheresse est partout. La terre est dure, brûlée, elle résonne sous les pieds. Les arbres ont des feuilles étroites, en forme de griffes, le bois est serré, noir. Dans le ciel le soleil brûle, jour après jour. On ne voit plus les dieux, parce que la sécheresse les a rendus petits, quelques points dans l’immensité de l’espace. Les gorges desséchées ne peuvent plus parler. Même la mémoire s’est étrécie, elle ne laisse que quelques traces, quelques rides. »

   Commenter ceci est prendre le risque de la paraphrase, du discours qui redouble a minima le texte d’origine. Quelques remarques cependant. Les mots sont simples, les mots de tous les jours tels que peuvent les prononcer ces peuples mayas ou aztèques qui ne sont plus livrés qu’à leur propre dénuement. L’étroit, le sec, le dur, le serré, ce vocable du peu et du rien, du retiré et du limité dit la grande misère de ces hommes harassés, collés à leur socle de poussière, là où les lèvres des puits sont gercées, muettes, tout comme les dieux perdus dans la vastitude d’un éther sans fin, un éther devenu illisible. La perte est irrémédiable, le langage ne connaît plus son lieu ; la mémoire, ce témoin précieux des existences passées, de leur propre unité, n’est plus qu’une fumée se dissolvant dans les mailles serrées du temps.

   « Trois villes saintes » lu, puis relu aussitôt, vous n’aurez de cesse de lire la totalité des ouvrages de Le Clézio qui, avec Duras, Modiano, Sarraute, s’inscrira dans cette quaternité littéraire située au plus haut. Survolant son œuvre, vous pronostiquerez plusieurs fois son statut de nobélisable. Immense bonheur, en 2008, lorsque le jury du prix prestigieux lui décerne le Nobel. Une récompense de lecture, en quelque manière.

   Parmi les milliers de textes de cet auteur prolifique, que retenir qui ne soit seulement un choix arbitraire, l’effet d’un pur hasard ? Vous croyez, d’une façon approfondie, à la valeur « instinctuelle » des affinités. « Intuitive », conviendrait peut-être mieux. Un extrait tiré de ce livre parfaitement ignoré, « L’inconnu sur la terre », qui pourtant avait été classé parmi les vingt meilleurs livres de l’année 1978 par la revue « Lire », un court extrait donc suffira à poser ici la singularité dont cet écrivain est la figure de proue :

   « Entre les pins et les oliviers, on regarde la mer bleue, et on oublie tout ce qui retient chez les hommes. On n’a même pas besoin de partir vraiment. On y est déjà, là-bas, de l’autre côté de la mer, le long des rivages de sable blanc, dans le bleu irréel des lagons, ou dans la couleur intense des grands fjords de l’Alaska. On pense aux îles, aux archipels. On pense aux barques élégantes de la mer Rouge, aux boutres, aux sambouks sous le soleil, aux yoles, aux pirogues, aux sampans. On pense aux grands bateaux blancs qui traversent l’Océan, qui se perdent, qui disparaissent dans la brume. »

   Vous pensez que ce court texte, si peu significatif à première vue, est un genre de métaphore de l’écriture. L’écriture de tout écrivain et singulièrement celle de Le Clézio est écriture du regard. Vous n’en voulez pour preuve que ce merveilleux essai intitulé « Mydriase » dans lequel le langage fore loin, à la recherche de ces pépites que sont les mots, ces pierres dures, ces silex qui tranchent, ces éclats d’obsidienne qui luisent doucement dans la nuit et donnent sens et orientation au long cheminement humain dans sa course crépusculaire :

 

« C’est comme s’il ne devait plus

y avoir de mots, jamais. Le regard

est muet. Il lance ses ondes à travers

l’espace, et il ne rencontre pas les

planètes des mots. Il voudrait dire

tellement de choses. Il voudrait créer,

sans arrêt. Son corps est immobile,

Il ne respire plus, parce que

toute sa force est dirigée vers l’espace

pour rencontrer des objets.

Le réservoir est vide. Est-ce qu’on peut inventer

quelque chose quand il n’y a rien ?

 On ne le savait pas exactement mais

c’était ainsi : le langage est dans la

matière. Il n’est pas à l’intérieur de

la tête. Les mots, les vrais mots :

 

l’arbre                    le soleil

                                                 

                                                                le ciel

 

                                         l’arbre

                                                                                    le fleuve

 

                                                                           Le langage est fait de lumière »

 

      Ainsi « entre les pins et les oliviers », le regard embrasse « la mer bleue », autrement dit parcourt la matière solide, rassurante des mots. Oui, rassurante au point de constituer une manière d’ambroisie, ce breuvage des dieux qui, lorsqu’il est bu, affranchit de « tout ce qui retient chez les hommes. » Alors le grand voyage en-soi-hors-de-soi est commencé qui n’aura nulle fin tant que le langage gonflera la voile d’une hauturière navigation. Voyage immense et immobile de l’écrivain qu’il n’a nul besoin de briser les amarres, de ceci le langage s’occupera, portant loin celui qui s’y confie dans le rayon unique de la joie. « On pense aux îles » pour la simple raison qu’on est devenu insulaire soi-même car l’exercice de la littérature ouvre un monde inouï qui peut se satisfaire à lui-même. L’écrivain, traçant sur le papier ces milliers de signes noirs, est hors-sol, il connaît les hautes altitudes, il révèle l’ivresse des espaces infinis qui s’ouvrent devant lui. Vos contacts avec les premiers livres de Le Clézio, plus essais que romans au début, puis ensuite, romans-voyages-initiatiques en quête d’une terre originaire, vous les percevez à la façon d’une recherche obsessionnelle centrée sur le langage en tant que matière lui-même, ce langage qui, jamais, ne semble pouvoir s’épuiser.

   Il faut faire des mots cette chair infiniment disponible qui se prête à toutes les formes, à toutes les métamorphoses. Les « boutres », « sambouks » et autres « yoles », ces mots étonnants venus de nulle part, il faut les porter à leur éclat, il faut en faire ce que d’aucuns nomment des « litanies lexicales », disant par-là la proximité avec ce qui serait de l’ordre du sacré, du religieux. « Religieux », au sens d’être relié, intimement relié à la polyphonie du monde, à sa réserve infinie d’images, à son étonnante puissance métaphorique. Le regard toise les mots, les perce jusqu’en leur fond ultime car là seulement le sens est contenu : d’un texte, d’une œuvre, d’une vie.

   Une infinité de descriptions minutieuses, chirurgicales, traversent les textes de cet auteur, attestant l’importance, à ses yeux, du regard en littérature. Mais il faut laisser la place à cette gemme de pure beauté :

 

« Le langage est fait de lumière.

En s’éteignant, en glissant comme une

eau dans le goulot de l’Ouest, la lumière

a emporté ses mots avec elle.

Ce qui jaillissait de l’astre blanc au

milieu du ciel, tout le temps, c’étaient

les mots. Ils recouvraient la terre

avec leur drôle de poudre étincelante,

ils dessinaient les lignes, les rythmes,

ils creusaient les ombres. »

 

   Oui, Le Clézio a raison, le langage est la lumière même. Lumière qui féconde l’esprit, ouvre la conscience à sa haute mission, celle de dire l’homme en sa plus verticale vérité. Quand aucun langage ne paraît, c’est l’ombre, l’ombre crépusculaire, celle de l’Ouest, de la troublante Hespérie qui éteint tout, noie tout et plus rien alors ne fait sens qu’une giration sans fin, qu’un orbe ivre de sa propre vacuité. Imaginez, un seul instant, une humanité silencieuse parce qu’ayant perdu le langage. Imaginez les hommes, face à face, situés tels de tragiques chiens de faïence. Leurs lèvres muettes, que pourraient donc dire leurs mains, leurs yeux, leurs bouches que les mots ne prononceraient plus ? L’unique profération serait celle de l’ennui sans fin, l’unique manifestation, la dague de l’angoisse fichée au mitan du corps. Il n’en sortirait qu’un sang blanc car même la couleur aurait renoncé à paraître, à dire sa valeur symbolique, à prédiquer ce qu’elle rencontre à chaque instant dans le réel.

   Si la palette immense des rouges peut se décliner sous les auspices de la vive alizarine, de l’andrinople assourdie, de l’écarlate éclatant, du rubis pareil à une émotion, c’est parce que le langage a ensemencé les mots de sèmes à l’infini. Le sang n’est dit « incarnat » que parce qu’il est « dit », c’est-à-dire hissé en sa signification grâce à sa qualité de mot. Un sang qui n’a plus de parole n’est plus un sang mais l’espace vide d’un liquide sans énergie, sans contenu, sans destination. C’est au motif que nous portons, tous les jours, notre parole au-devant de nous, le plus souvent à tort et à travers, que nous n’apercevons plus la fonction éminente du langage, que nous le rangeons parmi les choses usuelles, sans doute à des fins ustensilaires. Or le langage, loin d’être un objet perdu au milieu de la quotidienneté, remisé dans quelque tonneau des Danaïdes dépourvu de fond, est bien ce par quoi chaque motif de l’exister prend relief et sens. Lorsque Le Clézio énonce cette belle phrase poétique, parlant des mots : « Ils recouvraient la terre avec leur drôle de poudre étincelante », il veut simplement exprimer leur pure magie, leur chatoiement, leur scintillement pareils à la goutte de cristal étonnée de paraître à la pointe de l’herbe, ce miracle dans le jour qui naît, abreuvé à l’essence de son propre phénomène. Il y aurait tant à dire, puisque les mots sont la matière même que nous tâchons de creuser en y parvenant si maladroitement, avec une manière de gêne coalescente à l’ampleur de son domaine.

   Mais, maintenant, il faut avancer, faire un grand saut dans le temps, trouver enfin cet immense espace de liberté que procure le fait de ne plus avoir de contrainte attachée à quelque travail, seulement l’horizon immense de journées dont le quotidien s’emplit, le plus naturellement qui soit, de lectures assidues, d’écriture quasi quotidienne. En ceci vous rejoignez une période de jeunesse où, occupé chaque jour à travailler des cours de journalisme à domicile, l’immersion est totale au centre de votre passion : faire de l’usage des mots votre viatique essentiel. En ce qui concerne la lecture, votre intérêt se centre presque exclusivement sur des essais littéraires et philosophiques. Très nombreux ouvrages sur le romantisme, allemand notamment. Quant à la philosophie, très grand intérêt manifesté au domaine étonnamment fécond de la phénoménologie. La liste des livres et auteurs serait trop longue à citer. Pour ce qui est de votre propre écriture, seize livres imprimés à compte d’auteur. Chaque tome de huit cents pages porte le titre de « La chair du milieu », L’énigme de ce titre est expliquée à l’incipit de chaque livre. Rapidement résumée, elle peut se dire en quelques mots. Cette mystérieuse « chair du milieu » est, en quelque manière, la chair, la pulpe internes qui se dévoilent au lecteur attentif, lorsque, alerté par la valeur essentielle des mots, renonçant à seulement connaître leur voile de surface, le lecteur donc consent à faire un travail sur son propre rapport au livre, au texte, cherchant à découvrir, sous la vitre de l’apparence, les motifs plus profonds qui tissent toute énonciation écrite, qu’un seul et unique mot lourd de sens, et pour cause, résumerait à lui seul, trouver le SENS implicite contenu dans chaque parole proférée. Cette attitude portée en direction d’une compréhension plus exigeante du langage pourrait trouver son équivalent, chez les philosophes dont la pensée est le métier, dans le terme savant « herméneutique », mais l’on s’en doutera, ceci n’est qu’une indication commode. Bien évidemment, les quelques réflexions que vous développez dans la modestie de vos textes sont loin de posséder l’ampleur des tâches herméneutiques auxquelles se livre une philosophie savante. Déjà, fonctionner dans l’ombre portée de ces textes admirables, est, en soi, une satisfaction suffisante.

   De manière à conclure ce long développement sur ce qui est censé être votre « passion », un extrait tiré d’un brillant ouvrage du phénoménologue Henri Maldiney, « Ouvrir le rien, l’art nu », fera l’objet de quelques rapides commentaires, selon un intitulé qui vous est familier, celui de « Libre méditation ». Selon cette formule, vous entendez partir du sens exact, « objectif » délivré par le texte pour y apporter une connotation toute « subjective » car seule, celle-ci, à votre avis, peut ouvrir de nouveaux horizons. Répéter les paroles d’un philosophe à l’identique présente le risque de n’être qu’un épigone parlant bien plus mal que le Maître sa belle langue chantée.

   Parmi un long développement de l’auteur sur la rubrique « Montagne », ces quelques lignes :

   « Par ailleurs l’apparition de la montagne n’est pas un exemple du sentir parmi d’autres. Elle en fonde la vérité. Le sentir dont elle est à la fois l’ouverture et l’événement est un sentir tel que la révélation de l’être en lui ne fait qu’un avec la façon dont il éclaire à soi.

   A cette apparition s’applique strictement ce qu’Oskar Becker dit de l’esthétique-artistique : elle est ce qui dans le sensible immédiatement intuitionnable est insigne parce qu’inintégrable au système de la perception.

   Tout ce que nous percevons est significatif d’un monde, dont le sens a toujours déjà devancé et déborde toujours l’objet perçu.

   L’objet perçu est reconnu pour ce qu’il est sur le mode du « en tant que… » (en tant qu’arbre, maison, rocher ou montagne), sur la base de classes ou de catégories en lesquelles s’articule la compréhension du monde comme tel. Or à l’apparition du Cervin la signification est en déroute. Quand il apparaît dans l’unicité de sa nue-présence, nous ne sommes pas en vue d’une montagne parmi d’autres, réelles ou possibles, et se distinguant d’elles par des caractères particuliers, même éminents. Mais s’ouvre soudainement un extremum dans lequel s’engloutit toute la série : la signification « montagne » disparaît dans sa signifiance. Sa manifestation ne détermine pas mais contient cette signifiance, dont l’originarité échappe au tissu des significations de la mondéité. La réalité qui s’y fait jour éclate en elle-même. Ce serait l’exproprier d’elle-même que de l’approprier aux visées de la perception. »

   Ce que nous dit, dans une si belle langue, Henri Maldiney, ce n’est rien de moins que la surrection de l’être-montagne dans l’ordre du réel. Ce qui paraissait, à proprement parler insaisissable, voici que cela nous saisit, nous transit en la profondeur de notre être. Le Cervin, nous ne le voyons pas simplement comme nous le ferions d’une chose ordinaire qui se donnerait en tant que chose puis retournerait à son naturel mutisme. Nous ne « voyons » pas, nous « regardons » avec toute la force que connotent ses divers sens étymologiques : « prendre en considération », « porter toute son attention à, tenir grand compte de (quelque chose) ». Ici, « considération », « tenir grand compte » nous projettent immédiatement au cœur de ce qui est, au centre de rayonnement de ce qui vient à nous. Si « voir » supposait une passivité, « regarder » ne se conjugue que sur le mode actif, à savoir surgir à même l’essence de la chose. Car, d’une manière évidente, le Cervin est pur surgissement. Si pur, que sa « nue-présence » nous ôte toute parole, nous prive de mouvements et nous arrache de facto à l’attraction de la mondéité. Si, soudain, nous nous retrouvons sans mondéité, c’est au prix du gain ineffable d’un monde, à savoir d’une confluence des significations dont le Philosophe nous dit qu’elle débouche sur la « signifiance », autrement dit nous met au contact immédiat de l’être de l’étant. Oui, c’est bien ceci, l’étantité s’efface, les perceptions, de nature encore bien trop physiologiques, organiques, rétrocèdent pour faire droit à l’intuition qui nous place face à l’événement, à l’essentiel, au fondement originaire au gré duquel toute chose se donne en sa plus efficiente vérité.

 

Avec nous, le Cervin ne triche pas.

 Avec le Cervin nous ne trichons pas.

 

   Ce sont nos deux êtres qui sont en présence, en mode co-originaire. Le Cervin n’est lui-même, à l’instant de notre vision, qu’à être placé au centre de celle-ci. Nous ne sommes qui-nous-sommes à l’instant de notre vision qu’à être situé face au Cervin. Une identique temporalité nous unit qui nous accomplit l’un et l’autre jusqu’en notre place la plus exacte : lui en son être-montagne, nous en notre être-homme. C’est de cette intime liaison que nait le sens intime de la présence. En une fraction de seconde, deux choses au monde subsistent et seulement deux :

 

le Cervin en sa blanche majesté,

qui-nous-sommes reconduit

à l’exactitude de notre conscience.

 

   Le propre du regard, lorsqu’il se veut suffisamment éclairé, a ceci de particulier qu’il isole, focalise, se donne dans l’entièreté de ce qu’il vise. Alors plus de dualité, plus de sujet situé face à un objet, ceci est un excès de l’intellection rationnelle qui scinde le monde, ne le fait plus apparaître que selon le mode des catégories, autrement dit à l’aune de purs artifices.

    Le Cervin face à nous, nous face au Cervin, c’est d’un même langage dont il s’agit, d’une unique harmonie, d’un seul poème qui se lève de la pierre, qui se lève de notre chair. Si le Cervin devient charnel au motif de supposées correspondances, à notre tour nous devenons de pierre et de roche, de neige et de vent. Ceci, cette fusion des complémentaires ne se produirait-elle et rien n’existerait que deux silences au large d’eux-mêmes, deux étrangetés, deux solitudes au terme desquelles ne pourrait apparaître que l’abîme d’un cruel nihilisme. Au regard de ce monde auquel ma vision s’applique, mon imagination a une fonction productrice, ce qui veut dire que le Cervin n’existe nullement à titre de cette « phusis » inatteignable des Anciens Grecs, cette matière amorphe, chaotique, abyssale dont le fond nous échappe et nous désespère et, en quelque sorte, nous désapproprie de qui-nous-sommes puisque, aussi bien, nous sommes en relation avec tout ce qui nous fait face, nature, hommes, choses et que donc nous devons nécessairement participer au jeu qu’ils instaurent. Le Cervin existe à même cette profusion qui me fait surgir à moi-même comme le témoin de deux événements assemblées en une unique épiphanie.

 

De l’Autre à Soi,

 de Soi à l’Autre

   

   Ce que fait apparaître la dimension intentionnelle de notre conscience, lorsque nous nous appliquons à entrer dans l’entièreté de notre vision, le Cervin en son être, c’est-à-dire la singularité de sa forme pyramidale, l’originalité de ses arêtes, l’unique dont il est la figure.  Notre conscience organise donc, de manière certes imperceptible mais non moins efficace, sa dimension abyssale, chaotique, de manière à ce qu’un cosmos nous apparaisse, à savoir le Cervin tel qu’en lui-même. Ce qu’Henri Maldiney veut nous faire entendre lorsqu’il dit que « s’ouvre soudainement un extremum », c’est en quoi l’événement de la donation du Cervin est une expérience qui transcende toute autre perception entachée, par nature, de quotidienneté, autrement dit d’approximation, donc recouverte d’un voile qui en dissimule la vérité. Le texte de Maldiney est admirable au motif qu’en cette belle parole de style phénoménologique, il nous conduit au plein du mystère de l’être. Or seulement un langage au plus haut peut se charger de ceci : nous ôter à nous-mêmes, nous êtres campés sur le mode de la préoccupation, du souci, de l’angoisse et nous projeter vers ce qui toujours nous appelle, cet être-des-choses qui est la seule nervure réelle parmi le foisonnement illisible du monde. Certes, parfois le ton se donne-t-il sous la forme prophétique, oraculaire, religieuse puisqu’il s’agit souvent de « révélation », « d’apparition » et l’on pourrait rejouter « d’épiphanie », donc d’ouverture du sacré à même la densité et la confusion de ce qui vient à nous parfois à la manière d’une prose indistincte. Il nous faut un plus clair langage afin de nous orienter, il nous faut une lumière qui dissolve les ombres.

 

Il n’y a de vrai que le regard.

Le regard ouvert.

 

Au plus haut le langage

 

 

 

 

 

 

 

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15 janvier 2025 3 15 /01 /janvier /2025 08:21
En quête de l’origine

Entre mer et désert...Bardenas Reales -07-

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Cet article est dédié à Raymond Farina,

Poète, ou l’essence du langage

 

*

 

   Il faut provisoirement s’exiler de soi, sortir à la rencontre du monde. Nullement le quotidien, il ne recèle que trop de fruits blets dont nous ne saurions faire notre ordinaire. Il faut aller ailleurs, cueillir le pollen d’autres fruits, goûter ce nectar qui fera de notre palais un « palais des merveilles ». En quelque manière il nous faut décupler l’arche de nos sensations, éprouver l’ivresse de la rencontre, cette incroyable fulguration qui naît de l’espace de l’alliance, l’amant s’immole dans les yeux de l’aimée, l’aimée se jette dans la chair de l’amant. Il n’y a que ceci, ce soudain surgissement à ce qui s’auréole du plus beau sens, qui puisse nous combler et nous intime l’ordre d’aller plus avant. Nous sommes des aveugles qui cheminons le long d’ombreux sentiers et nous ne rêvons que de découvrir la lumière, d’en tapisser chaque fibre de notre corps.

   Aller ailleurs est ceci : découvrir, dans l’intervalle d’une sublime joie, les hautes Steppes de Mongolie semées d’herbe courte, les taches brunes du bétail parmi l’océan des pâturages, apercevoir à l’horizon les montagnes cendrées se dispersant dans la brume du jour. Découvrir les vagues de sable du Désert de Gobi, leur fourmillement de jaune éteint, poudreux, à l’infini des yeux. Découvrir les hautes terres de l’Altiplano, les tapis d’herbe couleur de feuilles mortes, y deviner la mousse blanche des alpagas, les lacs d’eau bleue qui reflètent le ciel. Découvrir le site du Volcan Hrúthálsar en Islande, ses roches de lave brune, ses sommets érodés pareils à une croûte de pain brûlé, les plaques des névés qui en rythment les flancs. Découvrir, enfin, le Désert de Bardenas Reales, sa curieuse géologie, ses marnes friables, ses cristaux de gypse, ses plaques de calcaire, ses lignes de grès rouge. Bardenas Reales est, en quelque manière, près de nous, dans cette belle région de la Navarre, ce minuscule désert, sorte d’anthologie qui, à elle seule, résumerait toutes les autres beautés du monde. Si bien qu’on pourrait placer son paysage sous la vitre d’un chromo, épingler ce chromo au mur et nous aurions, dans le site immédiat et toujours disponible de notre chambre, un résumé de l’histoire de la terre, de ses éclats, de son élégance, de sa perfection. 

   S’il y a quelque raison de mettre en présence ces hautes figures géologiques, ces horizons si singuliers, c’est au titre même de leur beauté, de leur ancienneté, ces exceptions qui appellent l’œil humain à venir à leur rencontre. L’herbe courte de Mongolie, les dunes en forme de croissant du Désert de Gobi, la teinte délicate du haut plateau de l’Altiplano, les rivières de lave brune du Volcan Hrúthálsar, les marnes étonnantes de Bardenas Reales dessinent, tout à la fois, la mesure d’une entière esthétique, dressent à la fois la troublante dimension géologique, archaïque qui nous renvoie aux confins de l’histoire de la Terre, à son origine. Ici, dans ce beau mot « d’origine », vient se dire l’espace encore non aliéné d’une présence intacte, pleine, effusive, autrement dit le lieu d’une vérité n’ayant encore connu nulle érosion, qui demeure sauve, inentamée encore pour un temps prodigieux situé à l’écart des marécages d’une non-vérité, des falsifications toujours présentes en seconde main, de ce qui se donne ici à voir dans sa plus effective réalité.

   Si nous sommes fascinés par tant de simplicité originaire, et sans doute le sommes-nous si nous nous présentons en tant qu’hommes de vérité, si nous sommes ravis à nous-mêmes en une sorte de joie ascensionnelle, d’expansion continue, sans rupture aucune, c’est au simple motif que, reliés au principe, à la source, au germe de ce qui est, notre propre esquisse s’accroît de ces formes dont elle tire sa propre substance. Tout le temps que durera notre regard, tout le temps que se prolongera le miracle de la parution, nous serons indemnes de toute surprise qui pourrait ôter aux êtres que nous sommes la part infrangible qui nous tisse et assure la justesse de notre destin. Nous avons besoin de ces fondements, de ces donations essentielles. C’est bien parce que les hommes d’aujourd’hui ont perdu la vertu de retrouver ces entités formatrices de soi que leur angoisse se majore d’une dette qu’ils ont archivée au plus profond de leur mémoire, sans toujours en être bien conscients.

   Tout homme a besoin de pratiquer en lui, auprès des choses constitutives de sa condition, ce retour sans quoi un bonheur lui fait défaut, celui de ne point connaître ses assises, celui de renier les racines qui l’attachent au socle de sa propre existence. Certes, aujourd’hui le nomadisme a remplacé la sédentarité, le lointain a éclipsé le proche, chacun vivant son exil en tant que la seule voie possible d’accomplissement. Est-il si sûr que ceci soit un choix et pas seulement le fait d’une mode de l’exil ? Le voyage possède sa juste valeur que l’immédiat, le natal ne sauraient remettre en question. Mais, quelque part, faut-il parfois remonter le fil de sa propre genèse, se disposer à une tâche d’archéologie qui nous conduira en des lieux sans doute inconnus mais ordonnateurs, ô combien, de notre inscription dans ce site qui nous accueille, lequel trace en nous son invisible mais primordial motif.

  Bardenas Reales, alors, il faut l’héberger en soi à la manière d’un don immédiat dont nous ne pourrions faire l’économie qu’à nous priver d’une partie de notre être. Le ciel est très haut, mais si proche dans son éloignement. Le ciel, telle la vérité, fait son insistance d’écume, juste derrière la toison anthracite des nuages. Les nuages ne dissimulent qu’à mieux révéler ce qu’ils voilent à nos yeux. Car il y aurait égarement à faire surgir le véritable, le juste, le tangible, de cette manière un peu folle tout contre le globe de nos yeux. Bien plus que d’atteindre, dans l’instant, la demeure véridique du réel, la porcelaine de notre sclérotique se teinterait de suie, nos pupilles s’étréciraient à la taille infinitésimale de la myose, la toile translucide de notre conscience se perdrait dans l’opaque et plus rien ne se montrerait que de l’indécis, de l’indéterminé, une broussaille envahirait la clairière et, tel Œdipe, nous errerions les yeux vides dans les rues d’un Colone dévasté.

   Le ciel est posé sur un plateau de marnes. A la rencontre de la terre se lève un liseré plus foncé, il dit la limite entre le clair et l’obscur, il dit le risque qu’il y a toujours, pour les hommes, de renier la lumière, de se précipiter dans la ténèbre, de la prendre pour qui va les sauver en les immergeant dans les lourdeurs du sol, en leur faisant tutoyer l’abîme. Les marnes descendent en longues draperies, en toiles froissées que rehaussent de visibles nervures. On devine leur perte dans une sorte de gorge qui ne nous livre son secret, s’absente de nous. Puis, face à nous, comme montant du sol, une belle colline se détache dans la clarté. De minuscules ravins en creusent la pente, déterminant, de part et d’autre, de légers tumuli de roches friables. Des lignes horizontales, fortement structurées, laissent apparaître de longues strates qui paraissent symboliser, à elles seules, le passage du temps, son illisible chute, tout en bas, vers ce qui nous échappe et nous hèle, nous invite à la collecte d’une connaissance. De qui nous sommes, mais aussi de cette étrange altérité dont nous souhaiterions, la découvrant, qu’elle comblât un peu de nos douloureuses failles, qu’elle colmatât nos plus inquiétants tellurismes.

   Décrivant cette merveilleuse « enclave » de Bardenas Reales, nous avions, en toile de fond, tous ces visages précédemment évoqués, toutes ces belles présences du Gobi, de l’Altiplano, de Mongolie, de Hrúthálsar, souhaitant que d’évidentes affinités pussent les relier selon un mode communément originaire. Mais il faut aller plus loin et tenter de faire se rejoindre le particulier, ces beautés-ci et l’universel, la Beauté telle qu’en elle-même, tenter de relier le particulier, le tard venu et l’universel natif, l’originel, l’élémentaire. Observant cette belle image, notre entrée en son intime signification empruntera deux voies, celle d’une ontologie élémentale telle que formulée par la poésie de Saint-John Perse, celle de la voie tracée par les Paroles de L’Origine initiées par les Antiques Penseurs Grecs. Ainsi, revenant en quelque façon aux sources, saisirons-nous mieux ces émergences qui en constituent notre actualité. Parfois convient-il de partir du proximal et tâcher de rejoindre le distal, chacune de ces deux entités s’accroissant du mode d’être de l’autre.

   Ici, de toute évidence, nous ne pouvons que rejoindre les rives persiennes, ces fameux éléments « inhabitables » que sont, dans la poésie de l’auteur de « Pluies », sables, vents, averses, neiges et toujours la haute présence de la Mer. Bardenas contient tout ceci, ces signes de sable, ces signes de vent qui ont usé les marnes, ces signes de pluie qui ont permis l’émergence des strates, ce signe insigne de la Mer, inscrit dans le destin géologique de ce lieu immémorial. On est au plus près d’une naissance, au plus près des premiers pas de la Terre, de ses hésitations, de ses balbutiements. Tout se dit dans le discret, tout se dit dans le fragile et le malléable du sable de l’exister. Alors, faisant face à cette terre ravinée, si simple en sa discrète épiphanie, pouvons-nous encore longtemps faire l’économie des mots du Poète en direction du natal si simple en lequel son âme se reflète ? Non seulement nous ne le pouvons, mais ceci est une sorte de devoir à l’égard de ces mots essentiels que le Natif de la Guadeloupe sut si bien faire chanter :

   « Me voici restitué à ma rive natale…

   Avec l’achaine, l’anophèle, avec les chaumes et les sables, avec les choses les plus frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose, la simple chose que voilà, la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour… »

   Or que faisons-nous d’autre, au cœur même de notre fascination devant les Bardenas, qu’à éprouver en nous cette temporalité originaire qui nous traverse et nous relie au natal de toutes choses : le nôtre bien entendu, mais aussi le natal de la colline, du ciel, des marnes grises, du flocon des nuages ? Nous ne pouvons qu’être intimement reliés au destin du Monde, l’embrasser tel notre écrin dont l’offrande est bien plus que précieuse, elle nous remet à nous-mêmes, les Erratiques Figures, en nous dotant d’un irremplaçable orient. Avant la rencontre des Bardenas nous étions esseulés, maintenant nous sommes comblés, si bien que notre regard pleure d’avance au motif d’un détachement qui aura fatalement lieu, lequel nous dit l’angoisse d’être privés de racines.

   Dans notre quête d’une possible origine, sans doute croiserons-nous souvent ces Paroles de l’Aube que les Anciens Grecs surent porter au plus haut, ces termes au gré desquels tisser les formes de quelques êtres fondamentaux. Ils sont, en réalité, ces archétypes qui structurent notre psyché à notre insu, ils sont ces vents discrets qui nous modèlent de l’intérieur, dressent le socle à partir duquel nous figurons hommes en tant qu’hommes dans le pli enfin perceptible d’une vérité. Nulle tricherie avec eux, ils sont de trop noble ascendance, ils sont si près des dieux, pareils à leur souffle, ils sont la Langue en sa Dite première, fondation des êtres que nous sommes, nous hommes-de-langage en une seule énonciation formulés. Hommes, Langage, nulle différence, la coappartenance est si étroite que le raphé médian qui eût pu montrer leur union a soudain disparu pour laisser place à ce rayonnement unitaire, lisse, poli, site seulement de la belle lumière du verbe incarné. Nous regarderons successivement en quoi la nature dépouillée, exacte des Bardenas Réales pourra trouver une possible homologie dans ces termes premiers qui sont les fondations mêmes de l’être.

  

   Parole de l’Origine : Phusis, l’être en son initiale donation

  

   Ce que nous apercevons ici, les nervures des marnes, les strates horizontales, si elles ne se donnent que sous l’aspect de l’apaisement, du cosmologiquement organisé, du stable et de l’assuré, de l’apollinien parvenu à son équilibre terminal, cependant pouvons-nous apercevoir, dans ce repos, cette immuabilité, les mouvements initiaux, chaotiques, les pulsations indéterminées, les orages internes de la matière, les convulsions dionysiaques, la dimension abyssale, infiniment tourmentée, tellurique, magmatique des éléments livrés à la confusion, au discord, à l’informe, à l’irrationnel, à l’opaque, enfin au primitif en sa confondante dramaturgie. Oui, sous cette mise en ordre actuelle, nous ne percevons rien de moins que ce désordre hiéroglyphique, cet enchevêtrement sans fin comme si rien, jamais, ne pouvait sortir du néant.

 

    Parole de l’Origine : Alèthéia, naissance de la vérité

  

   [Ce seront nécessairement toujours les mêmes traits (nervures des marnes, évidence des strates horizontales) qui seront convoquées à des fins de démonstration ou, plutôt de monstration car il s’agit de montrer et non d’argumenter.]

    Les nervures, les strates donc sont l’émergence même de ce qui était dissimulé, de ce qui était clos, celé en l’opacité de la matière. Ce sont des Formes et des Mots de vérité qui viennent à nous pour nous donner l’être au plus près et ne nullement le laisser dans son cèlement originel, sa fermeture, son retirement. « Nature aime à se cacher », nous dit Héraclite-l’Obscur, une obscurité appelant l’autre. Oui, l’être est clignotement, constant voilement/dévoilement au terme duquel il livre son essence et seulement dans ce constant paradoxe. Au reste, comment pourrions-nous nous saisir d’une essence dont le destin est d’être volatile, si diaphane, toujours hors de portée ? Certes, nous les Errants, avançons sur le chemin de la même manière que Diogène, lanterne au bout des doigts, parcourait les rues de la ville à la recherche de l’Homme cet éternel en fuite qui ne livre jamais que son esquisse particulière, l’homme minuscule, jamais ne nous montre sa face universelle dont nous aurions aimé faire notre parangon.

   Ce que nous cherchons, certes les hommes que nous sommes, les autres hommes, mais essentiellement nous cherchons l’être en son éternel mystère.  Cheminant sur la ligne de crête, tout contre le ciel badigeonné de suie et la gorge profonde envahie de ténèbres, nous nous attendons à quelque émergence, la nervure d’une marne, la ligne claire d’une strate, afin que notre parcours, soudain éclairé prenne sens, exhume du fatras alentour un Mot exact, une Forme taillée à même un étalon d’airain, peut-être une Idée platonicienne fulgurant du haut de son empyrée. Progressant, nous décelons le celé, nous désoccultons ce qui vient à nous, nous ouvrons ce qui demeurait fermé, nous écartons l’ombre à la lumière de notre regard.

   Ce que nous voulons, la dimension de l’éclaircie, le cercle de la clairière que nous pensons être herméneutique, nous délivrant une infinité de sèmes qui demeuraient cachés depuis la fondation du monde. Seulement, derrière nous, les ombres se referment, les taillis poussent, les ronciers avancent, les futaies se haussent et l’Ouvert étrécit à nouveau, regagnant sa crypte ténébreuse. Alèthéia, décèlement du celé, désocclusion de l’occlus, désoperculation de l’operculé, certes mais l’éclair de la vérité est toujours pareil à l’orage du dieu, il éclate et ne laisse voir que de sombres nuées, jamais le dieu lui-même. Alors, bien plutôt que de nous acharner à faire du paysage posé devant nous un seul et unique réseau de nervures signifiantes, de lignes claires et convergentes, nous clignons de l’œil à la façon de Zarathoustra et ce clignement signifie, une fois le mensonge, une fois la vérité, une fois le mensonge. Cette vérité en demi-teinte qu’est, la plupart du temps, l’humaine nature.

 

    Parole de l’Origine : Khréon, la présence du présent

  

   Certes, ces collines si singulières, ces formes venues du plus loin de l’espace et du temps sont présentes à seulement paraître devant nos yeux comblés. Ces formes sont hautement présentes au titre des nervures qui émergent du désordre des marnes, de leur manifeste confusion. Les marnes sont comme absentes, ramenées à un simple coefficient d’invisibilité. Ce que, par nature, elles ne sauraient affirmer, les belles nervures, les strates levées l’amènent au foyer du regard, là où tous les temps s’abolissent, le passé se dissipe dans ses brumes, l’avenir fuit loin au-devant de lui, seul le présent s’affirme en tant que le seul événement possible. Le paysage, et donc la Nature, sont à l’acmé de leur manifestation, ils resplendissent d’un étrange et fascinant éclat, ils renvoient aux limites du massif ombreux tout ce qui n’est pas eux, tout ce qui végète et s’abîme dans les obscurs corridors d’une mémoire abîmée, tout ce qui, porteur d’un faible projet, s’écroule sous le poids même de son inconsistance.

   Et cet intense rayonnement du présent en tant que présent ne s’arrête nullement au paysage, il vient à nous, il poudre nos yeux d’une neige étincelante, il allume en notre chair le brasier du sentiment d’être à l’endroit exact de sa propre nature, en sa plus dicible vérité. Entre la présence de la chose et celle dont l’offrande nous est faite, nulle rupture, seulement l’arche ouverte d’une belle continuité. C’est au motif de l’infrangible présence de la chose, de son immuable persistance à être que nous, les Voyeurs de-qui-elle-est, arrivons à la pointe de notre propre présence. Coalescence des présents, convergence des affinités. Ce qu’il faut croire, afin de placer un peu de magie dans notre propos, c’est que la chose se sait présente, infiniment présente, que cette effusion déborde d’elle et vient à nous, nous fécondant, en quelque manière, et c’est au titre d’un juste retour que nous revenons à elle avec toute la charge accomplie de notre propre réalité. Aucune présence à soi n’est seule, elle demande une présence extérieure, une exactitude, une beauté, un rayon de plénitude et tout se donne dans la pure phosphorescence de l’instant, dans son vif éclat, dans les facettes infiniment précises de son cristal. Présence du présent.

  

   Parole de l’Origine : Moïra, la Dispensation

  

   Toujours nous nous demandons si notre existence est placée sous le signe du hasard, ou bien si quelque main invisible, sans doute celle de la Moïra, pointe pour nous son index vers quelque horizon, nous intimant l’ordre du chemin à suivre. Faisons l’hypothèse du Destin et, nécessairement, nous y verrons plus clair pour la simple raison, qu’ayant choisi, nous laisserons de côté bien des questions adventices qui ne pourraient qu’égarer un peu plus notre cheminement. Communément considéré, le Destin est celui qui se laisse lire dans les lignes de la main. En effet, si le lisse de notre peau se donne en tant qu’homologue de l’insignifiant, par contraste, ces minces lignes paraissent indiquer une direction, un sentier possible pour notre avancée. Bien évidemment, au motif d’une simple similitude, ici, ce sont bien les nervures et les strates qui apparaissent en tant que lignes directrices du destin de la matière qui est aussi le nôtre par projection, mimétisme, ricochet. Nul, en son fond, ne saurait faire abstraction, en lui, de ces arêtes, de ces saillies naturelles dont il constitue, à sa façon, le naturel prolongement. Si nous sommes des êtres naturels, nous avons à voir avec la Nature jusqu’en notre intime le plus singulier. Le temps de la Nature est aussi le nôtre, alors comment ne pas croire que notre destin nous a fait accomplir les pas qui étaient inscrits depuis la nuit des temps jusqu’ici, tout contre cette immémoriale présence des Bardenas Reales ? Il fallait, de toute nécessité, c’est bien là la loi de la Moïra, qu’existât une rencontre, que se réalisât une alliance.

   En ce moment de mon regard posé sur ces lignes géologiques, je ne diffère guère d’elles, elles dictent, en quelque sorte, les harmoniques selon lesquels mes sensations naissent, mes perceptions en synthétisent le cours, il sera celui qu’il devait être de tous temps, qui devait s’actualiser, ici et maintenant, dans ce genre de précision horlogère. Alors, ne suis-je nullement libre de mes actes ? Certes la question surgit tel le diable de sa boîte. Mais ne faut-il relativiser ? Que je sois atteint par la beauté et l’exactitude des choses de façon choisie ou déterminée, ceci importe peu dans la mesure où la beauté est toujours la beauté, la juste mesure toujours la juste mesure, quels que soient les critères singuliers de leur manifestation.  

   La Moïra, il faut la faire sienne comme son amante, avec ses vices et ses vertus, elle fait bien avec les nôtres et s’en arrange du mieux qu’il est possible. La Dispensation est notre part indivise, aussi convient-il de la prendre en son essence, à savoir comme une chose dont l’être ne pourrait être changé qu’à renoncer à ses propres puissances, or, nous les hommes, ne pouvons nullement infléchir la course céleste des dieux, seulement l’admirer depuis le socle d’humus sur lequel nous édifions, à grand peine, notre hésitante esquisse.

  

   Parole de l’Origine :  Logos, le Recueil

  

   Face à l’éparpillement originaire de la Phusis, face à son abyssale dimension, ce face à face générateur de notre juste angoisse, nous n’avons de cesse, le plus souvent ne le sachant nullement, d’organiser ce chaos primitif, de l’ordonner en un cosmos qui soit habitable. Mais de quels moyens disposons-nous à cette fin ? Nos actes ont peu de prise sur le réel, sinon de manière marginale. Nos avoirs appellent toujours de nouveaux avoirs sans que notre satiété ne soit pour autant satisfaite. Nos yeux happent des milliers de choses à la seconde, il n’en demeure jamais que quelque hallucination venue du plus loin de nos étroites pupilles. Nous sommes des êtres aux mains vides, lesquelles brassent beaucoup d’air et ne retiennent que quelques souffles passagers vite évanouis dans la dimension insondable du futur.

   Mais nous avons Le Langage. Lui seul peut nous sauver du désastre, au prétexte que, constituant notre essence, il ne peut que nous élever, nous faire grandir, nous déposer au plein de notre être. A cette différence près que sa qualité intrinsèque se divise toujours selon les modalités de l’authentique et de l’inauthentique. L’inauthentique est le langage dit « mondain », celui qui ne vit que d’expressions usuelles, de formules triviales ne valant guère que sur le mode de l’utilitaire et du rapidement formulé. Ainsi se définit toute prose qui n’emprunte au langage que sa forme extérieure à défaut d’en posséder sa chair intime, ce luxe à nul autre pareil. Mais, dans l’instant, il faut parler d’un Autre Langage, celui qui vise l’Essentiel, s’en nourrit et se montre alors comme le don le plus accompli qui ait jamais été fait en direction du Dasein. Ce n’est pas lui, le Dasein, qui crée le langage, c’est le langage qui crée le Dasein et le porte à la pointe extrême de son être.

Sans Langage nul Dasein,

sans Dasein nul Monde.

   Et maintenant, c’est ceci qu’il faut affirmer : plus un mot est exact, fécondé en son essence, plus il produit de présence, plus il rayonne et donne aux choses qu’il nomme cet éclat d’une juste nomination. Bien évidemment, de cet ordre, et de ce seul ordre est toute poésie. Prononcez avec le ton juste, avec l’accent tonique porté sur la première syllabe, ces deux simples mots « Bardenas Reales » et, en un seul et même geste de la parole, vous aurez, devant vous, en mode infiniment recueilli, dans la présence du présent, cette réalité ultime à laquelle vous ne vous attendiez pas, vous aurez les Bardenas à portée de la main, à proximité de vos yeux, tout juste contre l’étrave exploratrice de votre conscience.

   Vous aurez son ciel de suie, l’efflorescence du nuage. Vous aurez, surtout, la parution du langage en son étrange faveur. Certes, il y aura encore des mots inaccomplis, non encore parvenus à la plénitude de leur dire, des mots de marne, des fragments de matière cherchant leur voie, un lexique non affermi qui ressemblera tant aux discours mondains, aux bavardages des Egarés en leur hésitante marche vers un futur qui brille là-bas, dans l’indistinction et toujours échappe et cligne des yeux. Mais vous aurez aussi des mots primordiaux, des mots originels venus du plus loin du temps, des mots qui éclairent, des mots qui germent et fructifient, des mots infiniment déployés, des mots affirmés tel un airain, un platine, des mots qui, s’assemblant selon lignes claires et strates hautement visibles, traceront le visage du Poème, les figures d’un Dire initial qui vous fera remonter à votre propre naissance et sans doute bien au-delà, en direction de ce qui fonde et assure les assises de l’exister :

 

le Langage en tant que Langage,

autrement dit l’essence

en sa parution la plus exacte.

  

   Ce n’est pas vous qui regardez, écoutez, qui aurez créé l’espace ouvert du poème, pas plus que quelque poète pouvant recevoir tel ou tel nom. Non, c’est simplement le Monde qui, poématisant, aura assemblé, en ce lieu, en ce temps, dont vous êtes le témoin, ce Poème qui n’est jamais que l’union harmonieuse de ceci même qui était dispersé, que la Parole du Logos réunit dans la Phusis (l’être en son initiale donation), dans l’Alèthéia (naissance de la vérité), dans Khréon (Présence du Présent), dans Moïra (Dispensation). Car rien ne peut se dispenser dans le présent en vérité si l’être en son initiale donation ne s’est nullement manifesté comme le Répondant dont, nous les humains, sommes en attente depuis que les hommes s’enquièrent de quelque principe qui les détermine et les place en tant que les sujets qu’ils sont, face à l’énigme de l’exister, étonnement qui fonde la philosophie, philosophie qui s’exprime par le langage.

   Tout fonctionne assurément à la manière du cercle herméneutique dont il a été précédemment fait mention, un subtil jeu de renvois, un mot précédant ou suivant l’autre, chacun ne pouvant signifier que rapporté à la totalité des autres. Ce que font les grands poèmes, comme toutes les grandes mythologies, les cosmologies, c’est de rendre possible cet acte de totalisation au gré duquel, chacun des Lecteurs, des Voyeurs, abandonnant le site propre de sa singularité, se trouve soudain porté, au-delà de son être même, vers l’Être-des-choses qui surgit à même la transcendance du Langage, cette ineffable nervure qui donne à l’humaine condition sa stature verticale aussi bien que les motifs de sa présence.

   Cette puissance d’un Logos unifiant, qui signe la venue d’un grand poète, nous en retrouvons des traces insignes dans la poésie élégiaque d’un Rainer Maria Rilke, dans le dire élémental d’un Saint-John Perse, dans la dite fluviale de Hölderlin, Poète des Poètes qui a porté si haut les vertus de la langue. Voir les Bardenas Reales en la totalité de leur présence est une expérience homologue à celle que fit Hölderlin dans sa rencontre fictionnelle avec Diotima dans son roman « Hypérion ».  Nous citons, ci-dessous, un bref extrait du livre de Françoise Dastur, « La nature et le sacré chez Hölderlin » :

   « Dans la version définitive du roman, si le but d’Hypérion demeure bien l’union avec la nature, en un tout infini (…), ce but n’est plus visé dans l’impatience qui exige l’immédiateté du sacré, car l’unique totalité que recherche Hypérion n’est plus l’au-delà d’une identité idéale mais la présence actuelle d’une beauté qui se déploie dans le sensible. » (C’est nous qui soulignons).   

   Voici en effet comment Hypérion décrit l’apparition de Diotima :

   « Je fus heureux une fois, Bellarmin ! Ne le suis-je pas encore ? Ne le serais-je pas, même si le moment sacré où je la vis pour la première fois avait été le dernier ? Je l’aurai vue une fois, l’unique chose que cherchait mon âme, et la perfection que nous situons au-delà des astres, que nous repoussons à la fin des temps, je l’ai sentie présente. Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine.

   Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n’y est maintenant qu’un peu plus caché : je l’ai vu et je l’ai connu.

   O vous qui recherchez le meilleur et le plus haut, dans la profondeur du savoir, dans le tumulte de l’action, dans l’obscurité du passé ou le labyrinthe de l’avenir, dans les tombeaux ou au-dessus des astres, savez-vous son nom ? le nom de ce qui constitue l’un et le tout ?

   Son nom est beauté »

 

Beauté de Diotima,

Beauté de Bardenas Reales

= le Même

 

   Afin de poursuivre la même trace, de prolonger un instant trop bref les nervures et strates belles des Bardenas Reales, ce Poème si exact de Raymond Farina intitulé « Le feu vivant », extrait du Recueil « Eclats de vivre », Dumerchez Editions :

 

« Que serais-tu sagesse ?

Parole incandescente

qui calcine sans cesse

ce que l’on dit du monde

 

ou peut-être silence

Pas celui qui avoue

ce qu’on ne peut pas dire

ni celui qui sait taire

ce qu’on aimerait dire

 

Un silence qui veut se dire

& qui rend sensible l’effort

la force rare de se taire

lorsqu’on sait que l’on a dit tout

ce qu’on avait pouvoir de dire

 

& qu’on tente de se soustraire

à la tintante controverse

qu’est la trame de notre monde

 

Que serais-tu sagesse

pour ceux qui ont la guerre en eux

entre eux se font la guerre

voient partout la querelle

de la semence & de la mort

du songe & de la clairvoyance ?

 

Une parole toujours neuve

sans fin & sans commencement

qu’un monde vaste vésuvien

un monde toujours neuf suscite

 

une essentielle Duplicité

une sibylline Harmonie

dont chacun des fragments

est soi et autre chose

est tout en conséquence

 

si l’on réussit à penser

que sépare tout ce qui lie

& qu’unit tout ce qui divise »

 

*

 

« Une Parole toujours neuve

sans fin & sans commencement »,

 

ainsi est tout ressourcement

du Poème

qui s’abreuve

à l’eau inépuisable

de l’Origine

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30 octobre 2023 1 30 /10 /octobre /2023 11:20
Etonnante pluralité de l’être-au-monde

                                                                 Mise en image : Léa Ciari

 

***

 

 

   Cette image n’est pas seulement belle d’être belle, de rayonner du plein de son exacte esthétique. Cette image est belle au seul rythme de ses multiples significations. Imaginez donc quelqu’un, peu importe qui, au centre d’un labyrinthe de cristal où mille miroirs brillant tel le soleil recevraient et amplifieraient la silhouette dont ils seraient les seuls et uniques témoins. C’est troublant, tout de même, de pouvoir saisir d’un seul geste de la vision, aussi bien la figure multiple d’une spatialisation que les phases successives de la temporalité. Bien évidemment, ici, nous faisons immédiatement signe en direction de cette représentation cinétique de Marcel Duchamp, « Nu descendant l'escalier », lequel, dans un étonnant saisissement du réel, nous remet d’emblée à un vertical vertige ontologique. Ainsi l’existence, condensée à la pointe de l’instant, en un site formel immédiatement accessible, se donne avec tant de spontanéité que nous nous interrogeons sur le lieu véritable de notre être et de son hypothétique vérité.

   Par un effet de simple projection de notre propre identité, regardant « Nu », ou bien l’image proposée par Léa Ciari, nous devenons, inévitablement, l’une de ces esquisses temporelles, si bien que c’est notre passé qui surgit en nous et nous demande quelle fut la position la plus essentielle qui nous visita. Reformulée au présent, l’interrogation consiste en ceci : Quand arrivons-nous à l’acmé de qui nous sommes, à savoir dans la manifestation absolue de notre essence ?  Jeune enfant dans notre innocence native ? Adulte dans la « force de l’âge » dont Simone de Beauvoir parle si bien dans le livre éponyme ?  Dans la sagesse de la vieillesse qui blanchit nos tempes, y grave les rides du souci de vivre ? Voyez combien ces deux images ploient sous une charge sémantique qui les déborde et les accomplit en même temps. En effet, elles ne sont signifiantes qu’à la mesure de l’excès dont elles constituent le socle.

   Il y a, dans ce clair-obscur, comme un glissement continu de la chorégraphie existentielle. Non seulement les personnages existent au centuple mais ils le font d’une manière subtilement dialectisée. Procès d’une négativité constante qui efface l’antécédent pour mieux révéler, donner lieu au subséquent. Négativité donc qui se métamorphose en la plus précieuse des positivités. On croirait, ici, soudain naviguer en régime de toute puissance, l’être se multipliant à volonté selon l’heure et le temps qui passe, sinon sous l’appui léger de quelque frivolité, de quelque insouciant caprice. Voici que l’existence contingente, aporétique, se dépouille de ses vêtures étroites pour gagner la demeure d’une libre exposition au carrousel du monde. Telle ou tel qui se croyaient disparus, les voici qui surgissent là où l’on ne les attendait nullement, doués d’une énergie vitale qui gommerait les ombres, ferait briller une mince lumière d’éternité. Assurément, il y a là l’exposition d’une joie tout intime, d’une félicité agissant à bas bruit, d’une latitude de l’être portée au degré le plus haut de sa longitude. Tout ce qui était nadir se donne en tant que zénith. Merveilleuse faculté de fécondation de l’image lorsqu’elle se dote de l’apparence du beau, de ce qui ouvre le sens et le maintient sur quelque promontoire où il brille, la nuit soit-elle venue.

   Si cette représentation, comme il a été précisé plus haut, s’envisage sous les traits de la double figure canonique de l’espace/temps, c’est bien son coefficient de moment, de durée qui retiendra prioritairement notre attention. Combien Eve, Adam (nommons-les ainsi au seul souci d’une nécessaire universalité), s’adonnent à parcourir leur chemin de vie. Ils sont, tout à la fois dans leur ici-présent et dans leur avoir-été, dans ce lieu génétique qui les crée et les recrée au rythme de leurs figures successives. Pourrait-on alors s’abstraire d’évoquer le devoir de souvenance et le bonheur qui lui est coalescent, de rapprocher ainsi des événements autrefois vécus que le songe réactive afin que, de cette synthèse, un présent soit possible se ressourçant aux résurgences qui furent, aux jaillissements qui seront. Cette belle photographie est porteuse d’une délicate réminiscence proustienne. Elle glisse du maintenant de Paris à l’autrefois de Combray, elle installe le « Temps retrouvé », celui de la « Petite Madeleine » qui efface le « Temps perdu », celui des mondanités dont la tâche artistique était absente. Sublime fusion du temps de l’enfance, « Swann », « Guermantes », avec celui de l’âge de la maturité où s’élabore l’une des œuvres majeures du XX° siècle. Oui, c’est ceci le prodige de la mémoire reconstructrice, assembler les fragments épars du temps, porter à la conscience les événements sans lesquels elle ne serait qu’un corps privé de mains, qu’un outil sans tranchant, qu’un ruisseau connaissant la douleur de son étiage.

   « Etonnante pluralité de l’être-au-monde ». A partir d’ici se justifie ce titre qui pouvait se donner en tant qu’énigme. Nous ne sommes au monde que totalement munis des textures et des fils qui ont tissé notre passé, que le présent reprend, que le futur portera en avant de nous. Comme si l’entièreté de notre existence pouvait défiler sur l’écran du réel autrement qu’à l’aune de ruptures, de biffures, de retraits. Comme si, l’œil rivé à la boîte d’un kaléidoscope, se montraient à nous, non seulement notre esquisse mais les milliers de fragments colorés qui en dressent la trame complexe, toujours en dette ou en excès d’elle-même. Oui, nous sommes des êtres de l’ombre et de la lumière, du miroitement et de l’obscur, de la présence et de l’absence. Bien plus qu’un long et savant discours, cette œuvre métaphorise notre sensation d’incomplétude, de manque, de désirs qui, parfois, s’actualisent uniquement sous le sceau de la privation, du dénuement, de la chose dont nous eussions souhaité qu’elle fût à portée de notre main alors que nos yeux n’en fixaient que la fuite à jamais sous l’horizon des incertitudes.

   Nous sommes des êtres du divers et du chamarré, notre vie n’est qu’habit d’Arlequin avec ses risibles empiècements, nous sommes, tout à tour, des Zanni, oiseaux à la cervelle creuse ; des Pantalon au fort caractère ; des valets bouffons à la Brighella ; des Pierrot candides aux yeux tristes ; nous sommes des Pedrolino comiques ; de touchantes et amoureuses Colombine. Nul repos, nul répit, notre trajet existentiel est le lieu de mille modifications, de mille retours, de mille sauts de carpe, les acteurs de facétieuses et étonnantes dramaturgies. Nous empruntons à tous les personnages de « La Comédie Humaine », nous rejoignons les ambitions d’un Rastignac, nous prenons les mille visages d’un Vautrin qui, à notre façon, se dissimule sous une foule de noms d’emprunt, nous marchons dans les traces d’un Père Goriot assoiffé de possessions, nous nous glissons dans la peau d’une Félicité des Touches visitée par la grâce de la réussite.

   Nous sommes des êtres composites, des alliages complexes, nous sommes des produits alchimiques mêlant la materia prima à la pierre philosophale, nous pratiquons, aussi bien et simultanément, l’œuvre au noir, au blanc, au rouge. Nous sommes des arcs-en-ciel. Jamais nous ne connaissons ni le lieu exact de notre être, ni sa destination et nous serions bien en peine de dire à quel degré de l’échelle des tons psychiques nous nous situons, de décrire la couleur de nos états d’âme, d’anticiper la terre de notre destination. Ce qui se joue dans l’individuel se reflète identiquement dans l’universel. L’histoire personnelle joue en écho avec la Grande Histoire. Nos êtres, si infimes, si insignifiants, rejoignent la cohorte sans fin des hommes célèbres et méritants qui ont essaimé le long de toutes les Civilisations. Nous faisons tous partie de la même « humaine condition », Montaigne dans ses sublimes « Essais » en a suffisamment assuré la belle mise en musique.

   Nous sommes traversés des feux des orages multiples, puis surviennent de soudaines accalmies. Nous sommes des Sujets semblables à ces girouettes que le Noroît, l’Autan ou le Mistral font tourner à leur guise selon telle ou telle direction. Notre substance de SUJETS est atteinte de ce vertige, désorientée par ce constant et infrangible tourneboulis. Voyez l’image ouvrant ce texte. Elle dit en mouvements suspendus, en réitérations de présences, en clignotements ontologiques ce que les mots, ici, s’essaient à traduire avec hésitation, maladresse. Rarement y a-t-il coïncidence de la phrase, du texte, avec la réalité qu’il s’agit de montrer. Peut-être la manifestation visuelle, en certain cas, lui est-elle préférable, elle qui montre en un seul empan la totalité de ce qu’elle a à dire.

   Regardons maintenant, avec Michel Serres, dans « Eloge de la philosophie en langue française », l’apparition, au cours des âges, de ces moirures, de ces diapreries, de ces subtiles et infinies nuances qui jalonnent notre nature et l’affectent continûment, sans cependant altérer notre essence. Nous sommes nés hommes, femmes et le demeurerons. Donc le Philosophe dit ceci à propos de la métamorphose de l’idée de SUJET dans l’histoire de la philosophie : (un calque pourrait être appliqué au devenir particulier de chaque homme, de chaque femme) :

    « Chaque siècle, en France, réinvente et campe la conscience ou l’identité forte de cet individu singulier, canonisées par la philosophie : Montaigne, moi ; Descartes, ego ; Rousseau juge de Jean-Jacques, sans exemple et sans imitateur ; Auguste Comte, le mécanicien, le naturaliste, le grand prêtre, moi positiviste en trois personnes ; Bergson, ma durée intérieure ; Sartre, ma liberté située… »

   Or, s’il s’agit toujours de cette même subjectivité, véritable pivot intérieur de la conscience, les contenus, loin de se fondre dans le même creuset, s’écartent sensiblement au regard de leurs significations internes.

   Ce qui est le plus remarquable dans « Les Essais », c’est cette pensée novatrice du moi qui le pose en tant que centre d’une fiction, mêlant hardiment deux notions pourtant infiniment contradictoires, l’imaginaire d’un côté, le réel et le vrai de l’autre. Ceci, le lecteur le sait et ne fait que s’en réjouir. Le moi de Montaigne est donc résolument moderne, lui que le roman contemporain copie sans vergogne afin de confectionner des vies pourtant bien moins passionnantes que celle de l’humaniste bordelais.

   Chez Descartes, philosophe rationaliste s’il en est, le moi ne se relie plus à la fantaisie qui règne chez Montaigne. Si Montaigne joue, Descartes se veut sérieux. Si de ce cogito qui lui crée quelques insomnies, il veut venir à bout, il lui faudra s’appuyer sur des certitudes, étayer son raisonnement, donner au Sujet souverain le sol nécessaire de la Vérité. Pour ce faire il s’appuiera sur le doute, son propre doute dont il déduira que c’est lui qui le pense et, le pensant, il ne peut qu’exister lui-même. Ensuite faisant l’hypothèse d’un malin génie qui se joue de lui et le trompe, il développera une hypothèse semblable, suspendant son jugement, donc prouvant sa propre existence au seul motif de son vouloir. On s’apercevra ici, combien le moi de Montaigne et l’ego de Descartes se situent dans des perspectives radicalement différentes.

   Quant à « Rousseau juge de Jean-Jacques », l’on perçoit aussitôt sans peine l’irruption de la psyché dans le moi et des ravages qu’elle peut y créer. Rousseau se pense la victime d’un complot qui aurait été fomenté à son encontre. Ceci l’angoisse si fort qu’il arrive tout au bord de la dépersonnalisation. Il se réfugie derrière un pseudonyme : « Monsieur Renou ». Dès lors, « je est un autre », la formule rimbaldienne ne semble avoir été écrite que pour lui. Le moi n’est plus ce jeu de Montaigne, ce concept cartésien, le moi est moi-pathos, moi-assiégé, moi-aliéné.

   Avec Auguste Comte s’opère une révolution copernicienne.  Les anciennes relations du moi avec la métaphysique sont soldées. Le moi n’est plus cette intimité avec soi, pas plus que cette étrange constellation qui le mettrait en relation avec le fictif ou l’imaginaire. Ce sont le réel, le palpable qui se substituent aux errances intellectuelles et aux plans sur la comète. De son statut étroitement singulier, l’ego se voit revêtu de l’auréole de l’universalité. L’idée d’individu, donc de sujet, se dissout dans un grand être social qui abolit tous les particularismes.

   Bergson, lui, prend le contrepied de Comte dont il critique le positivisme matérialiste. Dès lors il s’agit de se distancier du réel, de laisser ploace aux « données immédiates de la conscience », de privilégier l’intuition. Le moi s’adonne avec confiance et sérénité au phénomène de la durée pure qui est en même temps liberté au motif qu’elle congédie les conventions sociales, les automatismes, les conditionnements de tous ordres. Le moi est libre de lui-même dans la durée qui est sienne.

   Chez Sartre, à l’opposé de Bergson qui fait de l’intuition le moteur de la liberté, c’est l’existence elle-même qui est la substance à partir de laquelle se donne, pour l’homme, la possibilité d’être libre, de choisir, de s’engager. Le moi humain se construit au milieu des choses, en situation, c’est lui qui imprime sa marque, impose son sceau à l’ordre du monde. Nulle essence ne précède l’existence. L’existence a à se constituer au centre de cette pâte visqueuse et racinaire de la contingence.

   Cette brève histoire de la philosophie, telle que proposée lapidairement par Michel Serres, est à l’image de ce que nous sommes nous-mêmes en tant qu’individus, sujets, consciences. Nos cogitos successifs sont pareils à ces gemmes qui dorment dans l’ombre de la terre, gemmes aux mille et changeants reflets dès l’instant où la lumière de la conscience tâche d’en découvrir la plasticité, l’infinie modulation. Notre moi est tantôt intimiste à la Montaigne, tantôt rationnel à la Descartes, confit d’angoisse à la Rousseau, horloger à l’Auguste Comte, ineffablement intuitif à la Bergson, volontairement libre à la Sartre. Si la philosophie est le macrocosme, nous sommes le microcosme en lequel se reflètent toutes les parures, les cosmétiques, les vêtures chamarrées selon lesquelles notre vie s’ordonne, notre existence se crée au gré des courants marins, des vents alizés, des circulations de surface ou de hauts fonds. Nous sommes des océans en miniature agités au rythme de leurs propres marées, flux et reflux incessants. Ne le serions-nous et alors notre condition d’homme nous échapperait, notre moi se dissoudrait et nous n’aurions même plus le recours à la magie de l’intuition pour nous soustraire aux funestes desseins de Charybde et Scylla !

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1 septembre 2023 5 01 /09 /septembre /2023 16:52
Fin de nuit.

« De la naissance des couleurs… »

« Fin de nuit

Quand le noir se dissipe

Quand on guette le Jour Nouveau

Et la naissance des couleurs… »

Bas Armagnac/Gers.

Ce mois de mai 2016.

Photographie : Alain Beauvois

***

  Fin de nuit

 La nuit a-t-elle une fin, une extrémité à la manière d’un cap ? La nuit, à partir d’un finistère, plongerait-elle dans un vaste océan où elle se perdrait telle une source gagnant la densité ombreuse des abîmes souterrains ? La nuit, un jour, s’arrête-t-elle pour ne plus jamais paraître et alors les Poètes seraient fous et les Astronomes livrés à la chute des étoiles ? La nuit existe-t-elle vraiment ou bien est-ce nous, les hommes, qui l’avons inventée pour donner espace à nos rêves, déplier un lit à nos fantasmes ? Nuit fugitive dissimulée dans les plis étroits de l’inconscient. Nuit aux voiles noirs dans lesquels nous glissons nos douleurs mais, aussi, arrimons nos songes si proches d’un simple vertige. Sur nos couches de toile nous déplions longuement nos désirs de possession. Telle Passante que nous avons aperçue à contre-jour du ciel, nous en faisons cette image infiniment mouvante, voluptueuse, qui glisse le long des parois de plâtre, que nous saisissons dans le clair-obscur de notre imaginaire. Ces mots que nous portons en nous, qui font leur gonflement, leurs longues irisations, nous les confions volontiers à la nasse blanche des draps. Là, dans cette liberté, dans ce domaine infiniment ouvert ils font leurs caravanes insolentes, ils grésillent à la manière des élytres des scarabées, lissent leurs tuniques mordorées et apparaissent dans la pure évidence d’être. C’est cela, la nuit, à la fois la grande peur qui glace la parole mais aussi la rend fluide dans le mouvement même qui l’anime depuis son secret. Tout peut se dire dans le corridor d’ombre, aussi bien l’aveu que, depuis longtemps l’on retenait en soi, aussi bien le projet lancé dans l’avenir à la manière d’une gerbe d’étincelles. Les idées sont blanches. La réalité est noire dans laquelle il faut creuser son tunnel. Exister c’est cela, donner des coups de pioche dans la matière sourde et, soudain, surgir au ciel du monde avec, dans les mains, encore un peu de ces miettes qui collent aux doigts et deviennent mémoire, souvenir nocturne par lequel s’attacher au passé.

 Quand le noir se dissipe

 Là est l’heure inquiète, celle qui, faisant notre deuil, nous remet à la peine, abandonnant l’antre chaud, la grotte native qui nous retenait en son sein. C’était si rassurant la pliure de cendre et d’encre qui nous attachait à la cellule avec laquelle nous faisions corps. Pouce-pied collé à son rocher avec la certitude d’y pouvoir demeurer toujours, d’y vivre sa symbiose comme l’on coule dans la fluidité de quelque symphonie sans même s’apercevoir que l’on fait partie d’elle comme elle se fond en nous dans la plus naturelle des évidences qui se puisse imaginer. Mais voici que nous sortons de la chambre avec des hésitations de marmottes, avec des ruses de renardeau que l’aube surprendrait dans le luxe de sa rosée matinale. Voici que nos yeux se décillent, que le globe de nos yeux se lustre. Sur l’infinie courbe de notre sclérotique, pareille à la lueur de quelque céladon dans le calme d’une alcôve, s’allume la première certitude du jour. Ce que nous voyons, là, dans cette sorte de temps suspendu, est-ce simplement le paysage de la réalité ou bien un aménagement que notre fantaisie y a glissé avec quelque malice ? Tout est si calme, léger, si proche d’une grâce que nous croirions avoir devant les yeux le poème réalisé, l’œuvre parfaite qu’une douce volonté aurait posée devant nous afin que nous en soyons le spectateur privilégié. L’eau, encore gonflée d’obscurité, est pareille à une nappe de mercure qui n’aurait nullement trouvé son rythme, seulement une dérive paresseuse si peu assurée de son être. Sans doute, en son sein, les carpes aux ventres lourds, les nœuds d’anguilles telles des cordes de bitume, le glissement inaperçu des loutres dans leur pelage gris. Le silence est si grand qu’il siffle aux oreilles et vrille la cochlée de mille notes cristallines. Il n’y a plus que cela, les reflets sur la nappe liquide, les massifs d’arbres indistincts pareils à de vaste territoires inconnus, encore impossibles à déchiffrer. Plus que ces griffures noires qui lacèrent la plaine du ciel et ces nuages lourds comme pour dire la persistance de la nuit, ce langage qui ne veut pas mourir avec la clarté et veut porter témoignage du rêve.

 Quand on guette le Jour Nouveau

 Alors s’allume un grand espoir en même temps que disparaît l’orbe des images silencieuses arrimées à nos silhouettes hésitantes comme le lierre se suspend aux branches qu’il enlace pour mieux les faire siennes, les mettre en son pouvoir. Les lianes du jour se déplient et la nuit s’y dissimule ne laissant plus paraître que quelques ramures, quelques nervures par lesquelles manifester ce qu’elle est, cette matrice originelle dont le jour s’est nourri pour se déployer et gagner la vision des hommes. Les hommes à la courte mémoire qui boivent le soleil, qui s’abreuvent à la nappe de clarté dont ils ont oublié l’origine, n’en gardant que quelques lambeaux de rêve, quelques copeaux de désirs, quelques limailles d’envie. Mais cela fourmille en eux, juste en dessous de la ligne de flottaison, comme des milliers de trous d’épingles invisibles qui, venant de l’obscurité du corps, voudraient témoigner encore de la densité du monde intérieur, de son urgence à regagner les mystérieuses ondes nocturnes. C’est pour cette unique raison de la persistance de l’ombre dans le territoire du jour que nous demeurons comme figés devant les représentations, telle cette photographie, qui jouent en mode dialectique, jeu alterné du mensonge et de la vérité, écho infini de ce qui parle et se tait, ricochets que la vie fait sur l’insoutenable réalité de la mort. Car tout ceci est présent dans l’image à titre de symboles latents, il suffit de se laisser aller aux significations secondes, à savoir contempler en silence et se laisser envahir par les pulsions fondatrices auxquelles notre être est, par essence, l’évident réceptacle, cette certitude fût-elle voilée.

  Et la naissance des couleurs

 C’est là, au ras de l’eau, à la limite du jour, cela fait ses touches de couleur. Modestes au début, estompées, de simple esquisses préparatoires à l’œuvre future. Il est si difficile de passer de l’inconnaissance nocturne à la révélation de l’heure nouvelle. On était dans les limbes il y a peu, les yeux soudés comme ceux des jeunes chiots et voici que cela demande le dépliement, l’ouverture, la dilatation du diaphragme afin que notre camera obscura, notre chambre noire, s’illumine des vives présentations du monde. Nous avons à révéler ce qui est, à la manière des sels d’argent qui, sous l’effet de la lumière, vont se métamorphoser d’abord en spectres, puis en halos perceptibles pour finir en significations. Bientôt les couleurs qui diront la beauté des choses, des paysages et des hommes, la belle efflorescence des femmes, le grain de la pierre, la courbe de la mer que parcourent les milliers d’étincelles de l’instant en train de naître. Alors nous ne verrons plus que cela, les couleurs, le luxe polychrome faisant ses multiples chatoiements. Sous les images, dans leur envers illisible se dissimuleront les notes fondamentales dont les rouges, les bleus, les outremers ne sont que les harmoniques, s’abriteront les notes du blanc et du noir par lesquelles sont aussi bien la nuit que le jour. Aussi bien les joies que les peines dont nous, les hommes, sommes les détenteurs à défaut, le plus souvent de le savoir. Oui, que vienne la nuit ! Oui que vienne le jour ! Nous ne sommes que l’intervalle entre les deux !

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