Les choses comme nécessité.
Photographie : Blanc-Seing.
Souvent, ce sont les choses les plus banales qui se révèlent avec la plus grande beauté, dès l'instant où on leur prête attention. Ainsi ces tuiles enduites de chaux, ce morceau de corde enroulé sur lui-même, ce vieux bidon recueillant l'eau de la gouttière, cette poignée de porte ancienne. "Tout est langage", comme l'annonçait Françoise Dolto. Et, en effet, tout signifie. Chaque objet rencontré peut initier une fiction, susciter l'imaginaire, ouvrir la porte à la pure contemplation. Francis Ponge écrivant "Le parti pris des choses" nous délivrait un message identique. Car la beauté ne se rencontre pas seulement accrochée aux cimaises des musées. Elle est en nous, dans l'immédiateté du regard qui se saisit du monde, dans le regard de l'autre, dans le geste à peine esquissé de la feuille qui tombe dans le crépuscule d'automne.
Les yeux, il faut les dilater jusqu'à atteindre cet incroyable état de la mydriase où, portée à l'extrême, la pupille devient soudain un puits accueillant en son intime la richesse infinie de ce qui fait phénomène et rebondit sur l'arc incandescent de la conscience. Une merveilleuse alchimie à laquelle on ne peut plus renoncer à partir de l'instant où elle a bien voulu nous faire l'offrande de ses flux et reflux incessants, constamment renouvelés.
Ainsi, chaque rencontre avec le réel, il faut en faire une occasion d'agrandir la conque existentielle, de l'habiller de vêtures métamorphosées qui tracent les contours de ce qui, jusqu'à présent, nous avait été dissimulé. L'herbe du chemin est une aiguille de cristal qui vibre, la flaque d'eau sous le ciel d'orage un lac étincelant cerné de légendes vivantes, le bosquet à l'horizon le lieu de mille aventures picaresques comme seuls les enfants savent les faire apparaître et les révéler à nos oreilles éblouies.
Tout est dans le déploiement, tout est dans la plénitude et, alors, surgit, d'elle-même, cette sublime "extase matérielle", titre d'un essai de jeunesse de Le Clézio, par lequel, déjà, il nous donnait de nombreuses clés de compréhension d'une œuvre dense, complexe, profonde, où tout joue en abyme, où les choses se font face en écho, se réverbèrent à l'infini afin de nous livrer un magnifique "devisement du monde", une disposition à l'hyperesthésie, un contact permanent de notre épiderme sensible avec la peau des choses. Mais comment mieux dire la surprenante jubilation dont l'observation attentive du moindre fragment du réel nous conduit, qu'à citer l'auteur lui-même :
"Il y a tant de choses à apprendre à voir. Personne ne s'émerveille de rien. Les gens vivent au milieu de miracles, et ils n'y prennent pas garde (…) Il y a les oiseaux, les crayons à bille, les montres, les encriers, les rétroviseurs, les bouteilles de soda …" ( La Guerre - page 82).
Il y a tant de choses à voir, tellement d'objets de la société consumériste qui meurent faute d'être regardés. Mais lorsqu'on essaie d'y trouver quelque compréhension ou bien un message secret ou encore la possibilité d'un tremplin esthétique, alors s'accomplit le "miracle", alors la chose sort de son anonymat et se met à rayonner d'un singulier éclat. Ceci, certains artistes regroupés dans le cadre de l'exposition "Destroy the picture" [ ("Détruire l'image"), exposition chargée de mettre en scène la peinture abstraite dans la période de l'après-guerre (1949-1962) ] ont bien compris qu'il y avait toute une riche sémantique à tirer du rebut, du déchet, de l'indésirable objet. Non seulement ils le réinséraient dans le cadre d'une possible socialité - (les musées prêtaient leurs cimaises) -, mais ils l'offensaient, en quelque sorte, accroissant sa charge de paupérisme, mettant en exergue ce pourquoi la société les rejetait. Alberto Burri déchirait les toiles de sac; Lucio Fontana perforait ses surfaces; Yves Klein brûlait ses supports; Manolo Millares maltraitait ses draps; Antoni Tàpies scarifiait ses terres brutes; Jacques Villeglé lacérait ses affiches urbaines.
Cette réappropriation du réel contingent, ils voulaient la soumettre à une libre autorité, l'exposer à la violence, accentuer encore l'état de dénuement dont chaque objet était affecté. Oeuvrant de cette manière, non seulement ils réintégraient l'objet dans une fonction sociale, mais ils y introduisaient une force politique subversive, révolutionnaire. La plupart de ces Artistes travaillaient dans une perspective voulant faire émerger l'idée d'absurde consécutive aux horreurs de la guerre.
Les choses, ils les rendaient nécessaires, ils les contraignaient à signifier depuis leur mutité, ils désoperculaient les yeux des Voyeurs qui, dès lors, pouvaient changer de perspective et s'adonner à une lecture critique de l'économique, du social, du culturel. Nombre de fondements de l'art contemporain prennent appui sur cette initiative, en même temps, bien entendu, que sur la révolution copernicienne initiée par Marcel Duchamp, à partir duquel l'objet acquiert un statut autonome par rapport à la compréhension générale de l'œuvre.
Une autre initiative se rattache à ce concept de l'objet contribuant à l'élaboration d'un champ lexical renouvelé, que l'on peut classer sous l'étiquette commune de "constructivisme", à savoir les bois peints de Joaquin Torres Garcia et les collages et sculptures de Kurt Schwitters. Ici se révèlent, non seulement l'adhésion à un nouveau paradigme esthétique, mais aussi une manière de contestation sociale visant à une aperception radicalement différente du réel.
Toujours les choses doivent nous questionner. Toujours nous devons questionner les choses. C'est seulement dans ce constant mouvement dialectique que s'inscrit tout geste de signification.
NB : On se reportera utilement aux photographies publiées sur notre Page Facebook :
Album : "Les choses comme nécessité."