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13 octobre 2025 1 13 /10 /octobre /2025 08:47
Les lignes questionnantes du Désir

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Afin de pénétrer l’univers clos des choses, le plus souvent convient-il de partir d’une neutralité formelle et colorée, d’un silence natif afin que, de ce naturel retrait, quelque chose de signifiant puisse apparaître, manière de lexique archaïque sur lequel greffer sensations, perceptions, connaissances plurielles. Une terre blanche par exemple, une masse de calcaire anonyme, des feuillets d’ardoise grise en lesquels le souci de notre œil percevra bientôt, à l’issue d’une longue patience, quelques tracés, quelques lignes venant éclairer le sombre lacis de notre entendement. Donc, peu à peu, la surdité originaire se rendra sensible au faible bruit de fond du Monde. Donc, peu à peu, la cécité des roches cèdera sous l’amicale pression de lignes de couleur s’annonçant telle la terre en tant que la terre, simple matériau inerte s’ouvrant aux motifs de l’essence qui paraît et se laisse patiemment inventorier. L’essentiel en sa belle et simple parution. Du motif muet des roches initiales s’élèveront bientôt des failles de squarzite à la couleur de pollen, les traits discrets de mystérieuses diaclases, une partition doucement musicale d’oxydes de fer à la teinte de rouille, d’oxydes de cobalt à la teinte vert-olive. Ainsi, squarzites, diaclases, oxydes, rouille, vert-olive traceront, à fleur de peau, ces précieux prédicats les révélant à nos yeux, à la façon d’une « leçon de choses » aussi simple que pleine de vivants et enthousiasmants motifs.

   Mais, si ces valeurs et qualités de la roche nous émeuvent, ce n’est nullement à la hauteur de leurs arabesques esthétiques, mais du plus profond du statut apparitionnel de ce qui vient nous rencontrer et constituer les nervures et strates du sens.

 

Car vivre est comprendre.

Car comprendre est mettre en relation

les objets qui doivent l’être,

 

comme si une immémoriale nécessité avait, de tout temps, exigé que leur coalescence fût un jour réalisée, révélée.

   Si notre texte, placé sous l’incipit du portrait minimal tracé par le pinceau de Barbara Kroll, peut recevoir quelque forme de justification, cette source de droit proviendra, en droite ligne, des homologies structurelles qui gravitent à l’intérieur des choses, genre d’impérieuse nécessité qui ne demande que la clarté de sa portée au plein du jour. Car il y a, selon nous, d’abord de façon métaphorique, ressemblance entre la morphologie de la roche en ses plis naturels et celle, plus subtile, sans doute, du tracé de graphite presqu’invisible qui détoure le visage du Modèle, celui de l’Artiste, puisque désigné comme forme d’un autoportrait. Ensuite, au-delà du formel, c’est bien l’être même de la terre qui se donne à voir dans sa belle et simple exposition, aussi bien l’Être de l’Artiste en sa projection sur la plaine de la toile. Lignes apparemment inertes qui rejoindraient d’autres lignes, certes immobiles dans la texture peinte, mais infiniment mobiles, animées du réel souci de vivre, d’élaborer des projets, de lancer, en avant de Soi, ces fleurets mouchetés de la création pareils à des jets successifs d’actualisation de la conscience selon des modalités toujours renouvelées : soit discrétion de l’ébauche, soit violence du trait lorsque la passion à l’œuvre n’endigue plus le flux de sa puissance.

   

Les lignes questionnantes du Désir

Convergence des traits du visage

et de ceux des diaclases inscrites

au cœur des roches

*

 

   Peut-on oser l’hypothèse que, des lignes du désir humain, symbolisé par le contour du visage et le tracé des lèvres, à celles des nervures de la roche, perçues comme désir de la Terre, il n’y aurait même pas l’épaisseur d’un simple trait ?

 

Désir humain,

Désir de la Terre,

une seule et même passion :

 

   se signifier, se porter au regard du Monde en tant que cette étonnante singularité qui ne pourrait trouver quelque sens que ce soit en dehors de ces projections d’essence.

 

L’Être en-Soi-pour-soi,

la Chose en-soi-pour-soi.

 

   Seul le passage du Soi-Majuscule-Humain, au soi-minuscule-matière créant un écart de nature, et, conséquemment, un intervalle de compréhension. Ceci, nous vous l’accordons volontiers, n’est que pure spéculation. Mais, au fond, émettre quelque concept au sujet du Soi, au sujet de la Nature, n’est-ce pas, en toute rigueur, avancer dans la touffeur de la jungle, mains en avant, fouillant l’obscurité, n’apercevant, tout en haut, la lumière de la canopée, qu’à la façon d’une déstabilisante illusion et n’en saisir que le virtuel éparpillement, la douce et fuyante irisation, le poudroiement céleste en son évanouissement même ? Nous demandons et rien ne vient nous assurer que notre conjecture soit fausse, pas plus que juste, nous direz-vous. Mais vivre, dans le pli le plus secret des choses est prendre le risque de l’erreur, aussi bien celui de la certitude.

   Cet autoportrait de l’Artiste est remarquable en ceci qu’il vient à nous sur le mode du retrait, de l’à peine naissance, comme retenu en arrière de la lourde, exténuante tâche d’exister. Une simple buée venant de la Nature, ou bien exsudant du Modèle même serait en pouvoir de tout dissoudre, à savoir de faire refluer ces quelques traits en des lignes captatrices hors notre raison, de gommer le fin voile de peau, d’abraser la rouge lueur des lèvres. Alors que nous étions sur le bord d’une révélation, sur la margelle d’un geste de possible croissance de la Forme Humaine, voici que cette dernière refuse de se donner, ne serait-ce que sur le plan formel et peut-être même se soustrairait-elle au pur destin onirique qu’elle avait fait naître sur la toile de notre conscience nocturne. Ceci veut signifier que toute donation d’existence est toujours, par essence, sur le point de s’absenter et, par voie de conséquence, de nommer notre propre absence à qui-nous-sommes ou nous-croyons-être. Énigme en tant qu’énigme.

   Nous n’aurons guère d’autre « possession » de Celle-qui-fait-face qu’à la traduire en mots, sans doute mots de cendre, mots de poussière qu’un simple alizé pourrait effacer sous le rythme souple de son haleine. La tête, mais est-ce bien une tête que cet étrange bouton sommital que nous pourrions aussi bien voir se confondre avec la simple ébauche du fait anthropologique tel que nous le montre la sculpture archaïque grecque ? Étranges têtes d’idoles cycladiques dont quelque vague relief du visage, à peine l’arête du nez, à peine le bourrelet sus-orbitaire, à peine la figure d’un ovale élémentaire, pourraient faire signe vers les quelques lignes de la chevelure, la griffure des lèvres dans le mode contemporain de traitement de la perspective humaine tel que proposé par l’Artiste allemande. Mais le travail d’esthétique comparée s’arrêtera là, afin de laisser libre le champ d’interprétation.

   Cette évocation minimale de la condition qui est la nôtre, loin de nous laisser indifférents au motif d’une si légère allusion, ne peut que nous inquiéter sur la nature d’hypothétique absentement de toute réalité humaine. C’est bien là la force signifiante de tout lavis, de toute touche aquarellée, de toute ébauche, que de placer, devant nous, la simple possibilité de l’impossible. Car, à notre possible porté au plus loin du temps, nous devons croire, faute de quoi c’est le tragique qui nous dissoudrait dans l’acide muriatique de son effectivité et alors nous ne penserions plus les choses mais ce sont les choses qui nous penseraient depuis leur mystérieux pouvoir térébrant. Mais bien loin de céder à quelque désespoir, nous faut-il nous rattacher, dans cette bizarre figuration de l’Être, au double motif des lèvres, cette incandescence qui nous sauvera, au moins provisoirement, du désastre. Nous abandonnerons donc la représentation sévère des idoles cycladiques, leur préférant ce magnifique portrait de « Jeanne Hébuterne au collier », de Modigliani, peut-être le seul parmi la série des « Jeannes » à affirmer quelque trace de volupté, sous le motif arborescent d’une bouche doucement purpurine dont nous trouverons l’écho dans « Lèvres du désir » de Barbara Kroll, du moins est-ce le titre que nous attribuons à cette œuvre en voie de sa propre genèse.

 

Les lignes questionnantes du Désir

Pour nous, il existe une évidente connexion entre les deux œuvres : même attitude réservée-inclinée, identique effacement de la peinture en une belle retenue, pareil bourgeonnement des lèvres, certes plus affirmé dans l’interprétation contemporaine que dans sa version classique. Mais l’intention reste la même : donner à la douceur féminine des gages de son pouvoir, cette belle sensualité-volupté à fleur de peau, d’autant plus performative qu’elle se retient tout au bord d’un dire. Simple évocation peut-être plus annonciatrice d’une possible joie, qu’elle ne l’aurait été en une exubérante et impudique monstration. Parfois le retrait qu’implique  la négation est-il plus à même de nous convaincre que la positivité bruyamment étalée dans une trop évidente affirmation.

   Nous avons dit à propos de « Lèvres du Désir », mais avons-nous dit suffisamment, avons-nous dit exactement ? Ce qu’il faudrait, à la manière dont un bourdon s’éparpille dans un étrange bruissement, sorte de délire chorégraphique face au nectar de la fleur, ce qu’il faudrait donc, c’est assurer un genre de point fixe face à ces Lèvres, face à ce Désir et, au gré d’infinies variations phénoménologiques, ressentir en nous, l’étrange bouillonnement de lave que suscitent ces rubescentes présences. Ce qui veut signifier qu’il serait, pour nous, de la plus grande urgence,

 

de faire de ces Lèvres adverses, les nôtres ;

de faire de ce Désir autre, notre propre Désir.

 

   Une évidence s’annonce ici : on ne sonde véritablement l’essence des choses qu’à se trasporter en leur feu essentiel, à comburer à même leur ignition, à réaliser cette mythique fusion, point d’orgue d’une indistinction du Sujet et de l’Objet, objectif que l’on porte secrètement en Soi depuis que la lumière, un jour, nous révéla au mystère du Monde.

   Certes nous apercevons combien pour les Lecteurs et Lectrices, ces assertions sonneront à la façon d’un Idéalisme mystique dont nul ne pourrait revenir qu’harrassé, la cible est trop haute, la cible est trop brillante. Mais c’est bien de ceci dont il s’agit face à toute énigme (l’économie de cette toile, sa foncière étrangeté), s’extraire  de l’obscurité archaïque qui modèle la forme de notre psyché, oser se confronter au rai de clarté, cette si belle métaphore de la Vérité en son « habit de lumière ». Oui, le risque est le même que celui du Toréador lumineux faisant face à la noire énergie du Taureau : vaincre ou mourir. Car, à l’instar du jeu tragique se déroulant dans la poussière dense de l’arène, connaître, se porter dans le lumineux, constitue la seule voie possible ;  tout faux pas, tout geste inabouti revenant à nous dissoudre sans délai dans la ténébreuse fougue taurine. Énoncer ceci, bien loin d’être un excès de la représentation et du langage, est ce ressenti du danger qui, en permanenec, menace de nous précipiter dans l’abîme.    

   Alors, est-ce si important de donner un sens à la toile de cette Artiste ? Est-il question de Vie ou de Mort ? La réponse ne peut qu’être affirmative dans une visée d’essence métaphysique-symbolique. Nous réitérons notre hypothèse :

 

Comprendre est Vivre,

ne nullement comprendre est Mourir.

 

   Le Sens est ce qui nous est octroyé de plus précieux. Le non-sens est, comme dans la philosophie plotinienne, cette matière vile, dernier terme de la procession, aberrante exténuation qui échoue à remonter vers son principe, ultime dispersion de soi, chute dans le non-être absolu. Certes, toute méditation métaphysique est hautement paradoxale au motif que la visibilité, la concrétude du langage, la charge pleine des mots désignent un objet invsible dont nul n’est assuré qu’il ait quelque réalité que ce soit. Mais là, cette radicale incertitude, est ce qui manifeste son plus évident intérêt. Se poserait-on tant de questions concernant la possible origine du Big Bang si son contenu nous était transparent ?

   Quelle que soit la perspective selon laquelle prendre acte de « Lèvres du Désir », ne peut que totalement nous désarçonner. Toutes les biffures des prédicats de l’épiphanie humaine nous mettent en danger de ne plus rien comprendre au Destin du Monde.

 

Plus d’yeux pour le viser.

Plus d’oreilles pour entendre le chant des étoiles.

Plus de nez pour humer les souples et énivrantes

fragrances de la peau de l’Amante.

 

    En réalité, nous sommes en plein désert, tout comme un Ermite à la recherche de son Dieu, lequel fuit à mesure du regard qu’il essaie de porter en sa direction. Alentour, tout paysage s’évanouit, toute dune s’écroule, tout arc de barkhane se dissout dans la vibration soutenue du mirage. Donc, au milieu de ce non-pays, de ce non-lieu, privés de repères, nous n’avons, pour seul orient, que cet Incarnat persistant des Lèvres. Braise dans la nuit d’un devenir étréci à la taille de la peau de chagrin. Oui, « chagrin » se levant du cruel sentiment d’abandonnisme qui nous étreint : comment arrimer notre Désir, cet impétueux appétit de vivre, à ce qui, certes rougeoie, mais menace à tout instant de s’absenter du champ quémandeur d’une volupté privée de son objet ? Car, dans la simple logique de l’effacement de-ce-qui-est, nous pourrions bien, tel l’infortuné philosophe présocratique Empédocle, précipiter notre propre disparition en nous jetant dans la fournaise de quelque volcan. Tout désir est, par nature volcan. Et c’est parce que le fait de le tutoyer est le plus grand risque qu’il nous requiert  tel son obligé complément. Peut-être l’icône krollienne nous dit-elle ceci en son langage pictural ? Ceci nous pouvons le croire à la hauteur du questionnement dont il est, tout au long des plurielles œuvres, ce désir, la manifestation la plus apparente. C’est toujours ce que nous avons médité au travers des nombreux textes consacrés à cette singulière entreprise : dire plus en disant peu.

 

Ceci est l’une des missions de l’Art,

peut-être l’unique, en réalité.

Paul Klee ne disait-il pas,

d’une façon totalement « prophétique » :

 

« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

 

 

 

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6 juillet 2025 7 06 /07 /juillet /2025 17:33

 

Le Jour, le lumineux,

 le plus vif que l’argent,

l’éclat du platine,

 tout ceci s’élevait de soi,

gagnait les hautes altitudes,

les couloirs de haute solitude,

les cimes où plus rien ne comptait

que cette diffusion à jamais de la clarté,

cette irradiation des êtres et des joies.

 

Les arbres dressaient

leurs minces flammes blanches

contre la multitude du ciel,

les nuages flottaient

 en de souples bancs d’écume,

les cygnes, en bas,

sur l’ovale du lac,

faisaient leur tache sublime de talc,

les neiges boréales étaient gonflées,

 dilatées à l’extrême

de toute cette lumière

qui les habitait,

les rendait pareilles

 à des ballons dirigeables

 emplis d’un gaz subtil.

 

Rien ne se colorait

sur la face de la Terre,

tout avait la transparence du cristal,

la résonance pure du diapason

répandant ses ondes selon

d’exacts harmoniques,

les sons se fondaient l’un en l’autre,

avec facilité, sans hiatus qui eût pu

en dénaturer le clair projet.

De grands oiseaux blancs

traversaient l’espace de leurs ailes

mouchetées de vent.

Des planeurs initiaient

leur vol à voile

dans un silence de chapelle.

Des papillons aux ailes

de zircon et de topaze

virevoltaient en de gracieuses arabesques.

 

 Le soleil était une grosse boule d’ouate

qui figurait au loin,

œil cyclopéen si doux,

qu’on eût cru avoir affaire

à un ballon que des enfants délicats

auraient posé sur le fil

d’un fragile horizon.

La Lune aussi était présente

dans sa vêture de soie rugueuse,

ses cratères doucement affutés

pour ravir les âmes

des vieux astronomes

aux cheveux teintés

de lis et d’opalin.

Il n’était jusqu’aux songes des dormeurs

qui ne se paraient de perles radieuses

diffusant à l’infini

leur étincellement de comète.

 

Puis ce furent des

Eclairs aveugles

qui se montrèrent,

lacérant la chair du monde,

 la taillant en vifs lambeaux,

en fragments kaléidoscopiques,

en lanières d’effroi,

en sombres cavernes,

en ténébreux abysses

où plus rien ne se donnait

que le corridor labyrinthique

conduisant au domaine d’Érèbe,

ce provenu du Chaos,

cette redoutable figure des Enfers,

époux de Nyx, la Nuit

aux mille charmes,

aux mille dangers.

 

 Il n’y avait plus aucune écharde de clarté,

plus la moindre éclisse sur laquelle

 un rai de lumière se fût arrêté

pour dire, au moins l’espace

d’une brève éternité,

l’irréfragable beauté de l’univers,

son feu à l’infini des yeux.

Partout était la chape

 visqueuse du noir,

l’adhérence du bitumeux,

l’hébétude du refermé,

la herse baissée de la mutité,

la raideur des membres hémiplégiques.

 

Partout était la

splendide stupeur

qui étalait ses marigots

d’eau putride.

De nulle lèvre humaine

ne pouvait sortir

 le joyau de la langue.

Non, une-longue-suite-de-perles-noires,

des mots-encre-de-seiche,

 des phrases-asphalte,

des interrogations-ailes-de-corbeau,

des réponses-veuves-noires,

des exclamations-éclats-de-graphite.

 

Le ciel ?

Il n’y avait plus de ciel,

seulement un immense dais de deuil

courant selon tous les horizons.

La terre ?

Il n‘y avait plus de terre,

 seulement un amoncellement

tragique

de blocs de tourbe.

 Les océans ?

Il n’y avait plus d’océans,

seulement une longue flaque

couleur d’ennui où mouraient

 les yeux des étoiles.

Les hommes ?

Il n’y avait plus d’hommes,

seulement de sibyllins tubercules,

de comiques moignons

qui ne gesticulaient même plus,

genre de clowns tristes,

immobiles,

à demi-enfoncés

dans la chair altérée

de l’humus.

 

 La Nuit, la permanente Nuit

que plus rien ne visitait,

sinon le souffle court

de son propre néant.

La redoutable Mort

entrait dans son domaine,

elle moissonnait toutes les têtes

 et il n’y avait plus

une seule conscience

pour rendre compte de l’Absurde.

Comble du Nihilisme

 en son plus vertical combat !

Le Jour avait ouvert la Nuit

La Nuit avait ruiné le Jour

Il n’y aurait plus

qu’une ombre immense

étendue sur la douleur

des hommes,

qu’une Nuit

au large d’elle-même,

aux rives infinies.

Où allait-elle ?

Le savait-elle au moins ?

Cruel destin

que celui

qui ne se sait point.

 

***

En guise de commentaire

 

« Noir lumineux et blanc obscur »

(David TMX, Le dessinateur)

 

   Peut-être faut-il partir de ce double oxymore, « Noir lumineux et blanc obscur », pour pénétrer toute l’étrangeté de cette belle figure de rhétorique. Rien n’est jamais pur, sauf l’absolu. Le noir pur n’existe pas. Le blanc pur n’existe pas non plus. Jamais la nuit n’est totalement noire. Quelque part le chant des étoiles, la lumière d’une ville, la rumeur d’un amour (ici la métaphore percute l’oxymore). Jamais le jour n’est indemne de tache. Toujours une poussière, le voile d’un nuage, la tristesse d’un deuil. Il n’y aurait que le Ciel des Idées pour garder à l’essence sa souveraine présence indéterminée : un Noir flottant au plus haut de son âme ténébreuse, un Blanc faisant claquer son oriflamme de neige dans l’azur virginal, étincelant.

   Toujours le Noir demande le Blanc, comme la Vertu demande le Péché. Pour la seule raison que, notre vie, à nous les hommes, est totalement relative, que nous nous inscrivons dans le flux du rythme nycthéméral, ce divin balancement qui nous fait connaître, une fois la joie de la lumière, une fois la tristesse de la nuit. Les Amants sont à la confluence de cette réalité-là. Leur amour est pure lumière s’enlevant sur le fond de la nuit. Symboliquement, la chambre d’amour est toujours nocturne, que vient éclairer la pointe acérée du désir : un éclair se lève parmi la touffeur des ténèbres, un éclair jaillit qui sauve les Amants de l’étreinte définitive d’Eros. Paradoxe apparent que celui qui réclame la mesure nocturne pour y faire surgir la clarté d’un amour. Comme si le glaive lumineux du jour devait féconder la nuit en raison même de l’incommensurable distance qui les sépare et les invite à l’intime union au gré de laquelle chacun connaîtra sa vraie naissance, celle d’un imaginaire qui dépasse et transcende le réel. Chaque acte d’amour est un pas de plus vers la mort et, pourtant, qui n’en ressent la force de libération, la puissance d’éclosion à soi ? Vérité oxymorique :

« Je meurs de t’aimer davantage ».

   Comme quoi toute vérité, plutôt que d’être monosémique est naturellement polysémique au motif que, toujours, nous oscillons entre deux pôles opposés, entre deux couples contradictoires : amour/haine ; désir/aversion ; complétude/manque.

   Jamais nous ne pouvons exciper de cette exigence de l’Être qui, tout autant, est Non-Être. Toujours l’Être se donne comme sur le bord du néant, c’est sa néantisation même qui l’autorise à être, ne serait-il néant et alors il serait privé de toute liberté de paraître de telle ou de telle manière. C’est parce que je fais fond sur le néant que je m’en extirpe, que je commence à exister, que je bâtis un projet qui me porte au-delà de ceci qui pourrait m’aliéner si je ne postulais le cadre même de ma liberté. Est libre celui qui fait face au néant. Est esclave celui qui, pensant lui échapper, au contraire lui donne tous les droits. Mon propre ego ne saurait se structurer autour de ce qui existe déjà, pour la simple raison qu’il ne peut y faire sa place. Mon ego se construit autour du néant, tout comme le jour s’extrait de la nuit afin de connaître son propre rayonnement.

    Certes, ces considérations peuvent paraître bien abstraites, mais elles sont le fondement même à partir duquel commencer à se sentir exister. Aucun sentiment ontologique ne peut se lever d’une forme déjà accomplie par d’autres que lui dans l’espace et le temps. C’est du néant dense de la nuit qu’il nous faut extraire les matériaux grâce auxquels édifier notre propre statue. Elle n’existe nullement préalablement à nous, elle est coalescente à notre destinée, elle se modèle en raison de chacune de nos expériences. Or, qu’est-ce qu’une expérience, si ce n’est extraire les phénomènes du néant, leur donner corps et chair afin qu’ils nous apparaissent dans la lumière de leur singularité qui, en même temps, est la nôtre. Cet amour que je découvre lors d’un voyage, il n’existait nullement pour moi avant l’événement décisif de la rencontre, pas plus qu’il n’existait pour l’Aimée. Tous deux, l’Aimée, moi-même, nous extrayons notre amour naissant du néant, nous l’informons, lui donnons sa climatique, ses traits distinctifs, sa couleur propre. Cet amour n’avait nul substrat, nulle histoire, nulle coordonnée spatio-temporelle. Il était pure virtualité suspendue au hasard des heures et des cheminements.

   Cet amour était de nature purement oxymorique, « Je t’aime, moi non plus » pour reprendre la belle formule de Gainsbourg. En effet, le « Je t’aime » est toujours conditionné par le « moi non plus », autrement dit par la charge inévitable de néant qu’il charrie à tout instant. L’amour peut faiblir, s’étioler, devenir simple intérêt, marque d’amitié, c'est-à-dire renoncer à son essence. Or renoncer à son essence est néantiser sa propre ressource, la ramener à l’étiage du non-sens, lui ouvrir les portes de l’absurde. Combien d’amours devenus haines prennent les vêtures de l’inhumain, de la mortification, de la déshérence. Donc nous sommes condamnés à connaître le régime oxymorique existentiel, il est inscrit dans notre condition, de la même façon que nos gènes contiennent la boussole de notre orientation.

   La mission essentielle de l’oxymore est, par le hiatus qu’il crée, entre les deux termes convoqués, de ménager un effet de surprise, sinon d’étonnement ou de saisissement qui renforcent la puissance de l’énoncé. Ainsi quelques oxymores célèbres : « Et dérober au jour une flamme si noire », ou les apories de Phèdre face à sa  passion coupable ; ensuite : « Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie » où, pour Nerval, « le soleil noir », c’est celui de la nuit d’Apocalypse aux Tuileries, celui de la folie qui gangrène le cerveau de Gérard Labrunie, il se pendra bientôt Rue de La Vieille-Lanterne ; et encore, à propos de la mort de Gavroche, cette phrase émouvante de Victor Hugo à son endroit : « Cette petite grande âme venait de s'envoler » - On n’en finirait jamais de citer les oxymores, d’en donner les belles interprétations fournies par les exégètes de la littérature.

   Le texte sous forme de poésie qui vous est aujourd’hui proposé a de bien modestes ambitions, celles, simplement, de mettre en position d’oxymore le Jour et la Nuit, le Blanc et le Noir, la Joie et la Tristesse, manière de rapide évocation de l’exister en ses plus réelles façons de se donner : une fois dans la sublime positivité, une fois dans la terrifiante négativité. Tout destin s’inscrit dans cette parenthèse, toute aventure anthropologique fait sens dans cette pulsation. Je crois que tout ceci a une valeur non seulement symbolique, mais bien plus largement cosmologique, comme si la vie humaine était un genre de parcours sinusoïdal, de vague ascendante/descendante, un rythme binaire, une valse à deux temps, pareille à l’expansion/rétention de l’Univers, pareille au lever/coucher du Soleil, pareille au sablier du temps que l’on retourne indéfiniment afin qu’il nous dise notre temps humain, seulement humain, pareille au balancement de l’acte d’amour par lequel se donne la génération, pareille à la naissance qui appelle la mort, qui appelle la naissance, qui appelle la mort, une pomme chute sur le sol, y disperse ses graines dont un autre pommier naîtra. Basculements sans fin, branles toujours recommencés. Montaigne disait : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse… »

   Rythme immémorial sans début ni fin, le seul qui garantisse notre liberté car si le monde n’a jamais été créé, l’on peut faire l’économie de Dieu et des dieux, des religions, de leurs dogmes. Si le monde a toujours existé, du moins est-ce là mon intuition, nous pouvons aisément concevoir l’Infini, donner figure à l’Absolu, donner sens à l’Histoire et à l’Art. Poussière d’étoiles nous sommes, poussière d’étoiles nous demeurerons parmi le pullulement inouï des galaxies et les pluies de comètes. Nous ne sommes que des oxymores entre Ombre et Lumière, entre Lumière et Ombre.

 

‘Exister’ : sortir du Néant avant d’y retourner

Donc : ‘Exister’ : espace et temps

d’une tragique joie.

 

 

[NB : Dans le poème, tous les couples oxymoriques

se donnent à voir

en graphie différenciée, en italique :

 

Soie rugueuse

Doucement affutés

Aux mille charmes/aux mille dangers

Brève éternité

Infini des yeux

Splendide stupeur

Comiques moignons

Clowns tristes

Rives infinies

 

(il s’agit ici d’oxymores mineurs

Qui se déduisent de l’oxymore majeur

Qui conduit l’ensemble du poème)

 

Donc l’oxymore majeur

 

Eclairs aveugles

 

c’est autour de lui

que le Jour bascule en Nuit

la Lumière en Ombre

la Joie en Tristesse

il constitue le point de basculement

le chiasme qui inverse toutes choses

l’articulation entre

le SENS

et le

NON-SENS

il est la porte ouverte du Néant

ce par quoi nous naissons

ca par quoi nous mourons

ce par quoi nous existons,

dans l’intervalle .]

 

 

 

 

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23 mai 2025 5 23 /05 /mai /2025 07:32
Énigme contre énigme

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

L’Homme est une énigme

L’Art est une énigme

 

   Ce qui vaut à ce texte le titre étrange « d’Énigme contre énigme ». Mais quelle autorité, quelle logique, quelle détermination nous permettent d’affirmer ceci ?

   Homme-Énigme en ce qu’il ne se connaît lui-même, lui qui est sans distance par rapport à son propre Soi, désemparé qu’il est de cette proximité qui sonne tel un définitif éloignement.

   Art-Énigme, dont les œuvres, le plus souvent, ne se laissent nullement dévoiler, dont l’essence profonde nous demeure invisible.

   Å cette affirmation, au même titre pourrait-on dire que les Autres, le Monde sont aussi des invisibles. Si ce n’est qu’avec les Autres, avec le Monde, nous sommes en dialogue, nous obtenons des réponses qui, pour partielles, décevantes parfois, existent tout de même en tant que face à face productif de quelque signification.

   Avec Soi, le colloque singulier tourne vite court, aporétique qu’il nous paraît au motif que les réponses qu’il apporte à nos questions sont complaisantes, biaisées, destinées à une unique réassurance narcissique. Quant à la position de l’Art par rapport à ce que nous en attendons, l’écho qu’il nous adresse, teinté de pur mystère, nous laisse sur notre faim, s’il ne se résout même par une longue mélancolie qui s’empare de Nous. Lorsque les œuvres nous délaissent,  nous sommes abandonnés sur un champ de ruines qui est le nôtre, rien que le nôtre. C’est notre amour propre qui est touché à vif car nous voudrions comprendre l’œuvre, condition de possibilité de notre propre compréhension. Toujours nous sommes des déshérités, des orphelins de l’Art, témoins les tristes épiphanies de Ceux, Celles qui, sortant d’un Musée, portent en eux les stigmates d’une mésintelligence de ceci qui vient d’avoir lieu : écroulement d’un espoir qu’ils portaient au-devant d’eux, tout comme un Officiant apporte des offrandes à son dieu, déjà remercié du geste même du don.

   C’est en effet, en termes de donation que le problème se pose, qui part du Voyeur en direction de ce qui l’aimante, qui le fascine, dont il attend un juste retour. En réalité

 

c’est une partie de Soi

qu’on destine à la peinture,

à la sculpture,

 

   ne leur demandant qu’une restitution qui accroisse notre Être, le comble en partie du moins, en réalise une manière d’accroissement versé au titre de nos minces joies. Combien de déceptions, parfois, succédant aux félicités espérées. Tout comme, prenant des œuvres pour modèles, les portant en Soi à la façon d’irrémissibles révélations, nous croyant soudain investis d’un réel pouvoir démiurgique, nous essayant à la simple reproduction, sans autre projet que d’imiter le Maître, nous n’obtenons que formes et couleurs sans signification, pire peut-être, c’est nous-mêmes que nous défigurons par simple effet projectif :

 

nous sommes êtres

du manque et

de l’insignifié

   

   Cette esquisse de Barbara Kroll, sur laquelle nous méditons, se donne bien comme l’illustration du motif de l’énigme en sa plus verticale dimension. Cette Artiste est habile à nous entraîner, nous les Voyeurs consentants, en des sites d’allure totalement métaphysiques d’où, toujours, nous revenons désorientés, car il n’est nullement facile de rejoindre la terre ferme après avoir vécu dans les parages de ce qui, sans lieu ni temps, sans visage, nous place dans la pure abstraction de ce qui ne se montre que sous les traits du paradoxe, de l’ambiguïté et, en définitive de cette impalpable angoisse adhérant aux questions sans réponse.

   Alors, visant cette œuvre que nous avons nommée « Énigme », il se pourrait bien, qu’entourés des brumes du songe, nous ne tardions guère à nous projeter en cet étrange Personnage dont nous ne savons rien, dont nous ne saurons rien, pour la simple raison que sa forme nous demeurera définitivement étrangère. C’est un peu comme si nous devenions nous-mêmes, pure étrangeté. Donc nous reprenons l’énoncé de notre proposition,

 

« Énigme contre énigme ».

 

Énigme du personnage

en lequel nous nous fondons

en quelque manière,

énigme de l’Œuvre ici représentée

à l’initiale de sa genèse.

   

Tout se donne à même

une possible naissance :

 

bouton de rose avant son dépliement,

lumière d’aube avant sa suffisante clarté,

clair-obscur de la chambre avant

que les volets ne s’ouvrent au jour.

 

   Plafond, mur ne sont que de vagues lueurs d’aquarium, couleur de Menthe et d’Eau qui glissent en elles, en leur propre matière, sans pour autant bourgeonner, se révéler. Pure réserve de soi en son naturel mystère. Le sol est gris, un gris léger de Cendre, simple pulvérulence dans le long sommeil de la pièce. Le mur de gauche sonne, mais dans la discrétion, genre de Dragée à la délicate carnation. Toutes ces choses de l’environnement quotidien ne sont que

 

des touches aériennes,

un souffle avant la parole,

un soupir précédant un désir,

une simple latence avant un

possible envol de l’imaginaire.

 

  Tout est recueil en soi que vient confirmer la présence/absence « d’Énigme », que vient étayer l’amorce de peinture plaquée au mur. Tout paraît et rayonne de l’intérieur à même un motif analogique cherchant à nous dire l’équivalence des choses en leur dépouillée teneur métaphysique :

 

Sujet = Œuvre = Murs = Plafond

 

et l’on sent bien la hauteur

de néantisation de chaque objet

porté sous notre regard.

 

Mais reprenons :

 

en soi, tout Sujet est énigme

En soi, tout Art est énigme

 

   La seule chose possible : la mise en relation de l’Énigme avec l’Énigme. Si nous utilisons les majuscules pour Énigmes, ce n’est que pour affirmer leur équivalence

 

avec ces sortes d’Universaux

que sont l’Être,

le Néant,

l’Abîme

 

   Tout, ici, est de cet ordre de l’à-peine visible, du compréhensible a minima, du dicible retenu en soi. Rien ne surgit, rien ne fait sens, rien ne profère de valeur, tout demeure en son plus profond célement. Et, de ceci, rien ne sortira dont nous pourrions créer une narration, rien ne sera support de méditation, ressort d’une possible parole, efflorescence d’un langage, fût-il énoncé dans la prose la plus modeste, même la plus archaïque. Mais, sans volonté expresse de le faire, nous venons d’émettre le mot essentiel selon lequel envisager la matière même de cette œuvre : « archaïque ». comme si, soudain, par rapport au contemporain, nous étions propulsés vers quelque germe originaire se perdant dans la nuit des temps, essentiel moteur, du reste, d’une méditation métaphysique, laquelle a besoin

 

du retrait, de l’ombre,

de l’irisation, du moirage du réel,

 

   elle, la métaphysique qui en est l’antécédence, l’annonce car, à l’évidence, tout exister provient de l’Être en sa plus abyssale posture.  Å nous immerger dans cette ébauche, dans cette aquarelle aurorale, la seule certitude qui puisse nous rencontrer (ce qui fait le charme et l’attrait de ce rapide travail) c’est bien évidemment

 

l’incertitude de la lisière,

le tremblement du trait,

l’hésitation de la teinte,

l’amorce de figuration,

l’indice d’une situation,

le linéament de ce qui

pourrait advenir.

 

   Nous sommes à l’orée des choses, sur leur seuil, à l’avant-poste d’une scène à venir. Et c’est cette incertitude, ce suspens, cette vacillation qui nous retiennent là, tout au bord de l’image, en réalité, plus images nous-mêmes, qu’êtres incarnés, toujours en vertu de ce principe d’homologie qui nous relie aux objets que vise notre inlassable regard.

  

Ce qui justifie l’énigme,

c’est la condition homologue

de l’être-œuvre,

de l’Être-homme :

 

   deux entités métaphysiques portant irrémédiablement en elles la mesure néantisante, nocturne dont ils sont affectés en leur fond. Tous deux : Homme, Œuvre s’annulent à même leur charge de lourde négativité. Ils relèvent du préfixe « in » qui se décline sous les espèces d’un lexique privatif : « in-dicible », « in-effable », « in-visible », « in-audible », « in-ouï », « in-sondable », « in-imaginable », « in-intelligible », et l’on n’en finirait de citer la liste des prédicats ouvrant sur leur abyssale finitude, la seule du reste, finitude, qui ne puisse revendiquer le préfixe qui retranche, à savoir le « in » qui l’accomplirait dans la forme même de « l’in-finitude ».

   En effet, connaîtraient-ils l’infinitude et ils déboucheraient aussitôt sur l’absolue effectivité d’être sous toutes les esquisses possibles et imaginables, infiniment présents à eux-mêmes et aux Autres, infiniment lisibles, infiniment visibles, au motif que ce temps dilaté, quintessencié, aurait porté leur être à l’acmé de leurs propres et inouïes possibilités. Si bien que leur charge commune énigmatique s’effaçant, ils se donneraient dans la pure évidence d’être, leur ouverte signification ne poserait nul problème de compréhension, d’interprétation et ils apparaîtraient telles de simples et immédiates vérités dont nulle ombre n’affecterait l’immense limpidité. En eux, contrairement à l’assertion d’Héraclite

 

« Nature aime à se cacher »,

 

la formulation se métamorphoserait en

 

« Nature aime à paraître »,

 

sans affectation ni rétention,

mais selon la pente naturelle de leur être.

   

 

   Sublimes étrangetés que ce face à face d’une véritable dramaturgie existentielle : le Sujet est d’illisible posture. De Lui, ou d’Elle, nous ne savons que cette folle ambiguïté en laquelle ce personnage dissout sa propre identité.

 

Homme tourné vers la faible lueur Rose-thé du mur ?

Femme dont la longue chevelure noire occulterait le visage ?

Toile : début de tracé d’une épiphanie humaine avec le double cerne noir des yeux ?

Simple étang vert sur lequel flotterait quelque allusion à des « Nymphéas » ?

Touches uniquement abstraites dont nulle signification n’émergerait ?

 

   Réellement nous ne pouvons rien savoir de ce lexique formel encore situé dans ses premiers balbutiements.

   Serait-ce ici l’angoisse d’anticipation créatrice de l’Artiste qui se manifesterait ?

   Ou bien plus vraisemblablement, serait-ce la nôtre qui se lèverait devant toute cette lourde chape d’incompréhension ?

   Ou bien encore, serait-ce la conjugaison des deux, laquelle énoncerait en un seul et unique mouvement, l’hésitation de l’Art à paraître, liée à l’hésitation, la nôtre, sous le mode de l’analogie, du mimétisme, dimension pathique attachée au surgissement même des choses en leur plus saisissante éclosion ?

  

Toujours nous sommes

au bord des choses :

au bord de l’être,

au bord du temps,

au bord de l’espace,

au bord de l’Art,

au bord de nous-mêmes

 

Où donc le centre ?

Où donc le centre

qui serait baume,

qui serait onction à poser

sur la meurtrissure de l’être ?

 

 

 

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3 mai 2025 6 03 /05 /mai /2025 16:44
Du Blanc, l’originelle parution

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   Certes l’on pourrait entrer dans cette photographie à la suite d’un saut et s’y immerger au plein de sa réalité, sans qu’aucune pré-compréhension n’en ait posé les fondements. Mais, ce faisant, de qui-nous-sommes - cette manière de Nuit intérieure qui cherche le Jour de son possible -, nous serions demeurés sur le seuil d’une porte, apercevant la soie d’un mystère mais n’en éprouvant nullement le doux chatoiement, en estimant seulement ce flottement au large de nous, et la caresse serait passée que nous demeurions au seuil de nous-mêmes, comme nous sommes demeurés au seuil de cette porte visible/invisible, nous immergeant en sa Matière, à défaut d’en saisir le vivant Esprit. Toujours soudés à la réassurance du Visible, nous aurions occulté cet Invisible qui nous aurait été précieux si nous nous étions donné la peine d’en saisir, au moins dans un essai, l’inestimable et singulière venue.

   Mais ce que nous exprimons, de cette manière malhabile, parce qu’insuffisamment conceptuelle, force nous est imposée d’en demander l’ouverture auprès de deux Auteurs qui en ont formulé, dans la clarté, le mode essentiel, la signification intime. Oui, « intime » car les choses ne se donnent jamais d’emblée, identiques à ces coques de noix dont il faut briser la paroi afin d’en connaître les cerneaux, là où l’essence paraît toute lumière qui coïncide avec la plus grande exactitude de leur être, ces cerneaux crépusculaires qu’il convient de faire nôtres.

 

« La poésie –

par des voies inégales et feutrées –

nous mène vers la pointe du jour

au pays de la première fois. »

 

Andrée Chedid, Extrait de Terre et poésie

 

***

 

« Tout poème naît d’un germe,

 d’abord obscur,

qu’il faut rendre lumineux

pour qu’il produise

des fruits de lumière. »

 

René Daumal - Poésie noire

et poésie blanche

 

***

 Ici, l’essentiel, comme toujours,

est contenu dans l’espace

de quelques mots simples :

 

« la pointe du jour

au pays de la première fois. »

 

« qu’il produise

des fruits de lumière. »

 

   Donc, le tissu même de la Poésie est une manière d’aube, de clarté qui survient originairement, mais toujours le « fruit de lumière » ne s’enlève que sur un fond d’obscurité, ne vient à l’œuvre qu’après s’être extrait de sa nuit. La nuit, c’est ce qu’expriment le « feutré », « l’obscur », dans une manière de dire allusif qui ôte ce qu’il exprime à même sa diction. Car toute Poésie est de nature essentiellement fragile, elle dont les mots de cristal ne font leur tintement qu’à contre-jour de l’exister, au sein des agitations mondaines et du tourbillon vertigineux de l’Univers. Mais il faut un abri, mais il faut un secret et le dépli discret de ce qui ne peut s’effectuer qu’à l’aune d’un merveilleux clair-obscur.

    C’est bien sous le sceau d’une dialectique Noir/Blanc, Nuit/Jour, Ombre/Lumière que les mots du Poète, s’extrayant de leur gangue naturelle - tel l’imago, au terme de sa métamorphose, se hissant de sa tunique fibreuse en direction de la transparence -, que les mots traceront le processus qui, de la lourde Matière, de son opacité de glaise, monteront vers cet Éther qui, depuis toujours, était la promesse d’une allégie, d’un surgissement dans le monde inouï des significations. Tout ceci est excellement synthétisé dans un extrait prélevé dans « René Daumal - Poètes d’aujourd’hui - Seghers », lequel pointe en direction de ce travail d’essence  alchimique, partant de la nature sourde et indéterminée, occluse des mots (une manière de primitivité, d’archaïsme), les portant à leur illumination, à leur floraison, à leur épanouissement sous la voûte immense du Ciel, cet illimité, cette infinité que ne sauraient connaître nulle contrariété, uniquement le dépliement sans fin d’une Liberté. Mais écoutons les mots de Jean Biès, auteur de cet essai :

   « Daumal ne prétendra rien d’autre, désormais, que transmuer « l’œuvre au noir » - domaine des angoisses et des illusions, des ténèbres visqueuses de la materia, où les eaux mercurielles restent congelées - en « œuvre au blanc » - royaume de luminosité ; - faire passer sa poésie du Solve au Coagula ; ou si l’on préfère, du Chaos à l’Ordre, de la Terre au Ciel. »

   Tout ceci, et singulièrement l’inclusion de l’âme du Poète en cette « cosmologie » à usage personnel, en cette chaotique présence primitive, tout ceci crée le Poète-Démiurge en quelque manière (ou Alchimiste si l’on préfère, l’analogie est évidente), lequel s’inquiète de façonner le Monde (le Poème) à la mesure exacte de qui il est, à savoir cette exigence de mettre fin au Désordre (le Poème doit exprimer une langue compréhensible), de donner vie à une pure beauté qui, si elle est d’ordre esthétique, ne saurait se dispenser de prendre visage lexico-sémantique, message transitant directement de cœur en cœur, de raison en raison, de sensibilité en sensibilité.

   Car c’est ceci, l’ordre du Monde, mettre en relation, produire un sens commun, faire se conjoindre deux existences séparées en les fusionnant en une identique cornue métamorphique. Alors, la clé de voûte du système lexique confondra, en une seule et même unité, en une dyade insécable, le Poète, le Lecteur (celui qui élève, celui qui récolte les « fruits de lumière »), même moisson osmotique de ce qui, sublimement formulé, connaîtra immédiatement son propre coefficient d’éternité. Si le vieux rêve idéaliste de la fusion Sujet/Objet peut trouver ici illustration, gageons que ce qu’il faut bien nommer « extase poétique » est bien l’opérateur qui, en une seule et même dimension, réunit Poète/Lecteur/Langage dans la plus effective des joies qui se puisse imaginer. Une ambroisie est partagée et le monde des dieux Olympiens n’est guère loin qui nous tend la coupe d’ivresse, Dionysos tempéré par la sagesse apollinienne, Apollon dilaté de l’intérieur par la fougue dionysiaque. Subtil équilibre, conjonction des opposés. La Raison disciplinant le Polémos, le Polémos s’assagissant sous le baume de la Raison.

   Il n’en faut ni plus, ni moins pour donner au Poème sa forme pourrait-on dire « performative », il accomplit, à même son dire, ce à quoi il était destiné à l’ombre de toute conscience : ouvrir un espace dans le derme sourd de l’exister, dans ce confondant nihilisme dont la parole est le Rien, dont la promesse est le pur Néant. Tout Poème venu à lui dans la faveur est de nature cathartique, il nous sauve de nous-mêmes, il apaise nos inquiétudes, il nous abstrait des formes contraignantes de l’Espace et du Temps. Il confère à notre essence d’Hommes et de Femmes cette assurance de tracer dans la terre un sillon fertile, d’y déposer des graines, d’en récolter, dans l’entaille d’un infime bonheur, la moisson future qui illumine notre présent, le rend, sinon radieux, du moins suffisamment touché de clarté, peut-être même d’espérance, de douceur de vivre. D’exister près du ruisseau, de la source, de l’étoile, ces étincelles qui habitent la nuit de la Poésie et la transcendent au gré de leur inimitable vivacité, de leur éclat, de leur incommensurable fidélité car, toutes ces choses, nous les portons en nous, que le génie du Poète nous rend lisibles afin que, notre soif étanchée, nous ne demeurions en plein désert, désert de nous-mêmes.

   Et maintenant, il s’agit de se poser la question de savoir en quoi, cette belle photographie d’un paysage de neige, porte en elle, tel le Poème, cette forme de passage alchimique du Nigredo primitif (ce Noir calciné) à son opposé l’Albedo (cette blancheur de cygne), en quoi elle porte les traces d’un Chaos originel devenu un monde ordonné, un Cosmos.

   Cette image, si subtilement équilibrée selon l’ordre du Cosmos, son arbre planté à l’endroit exact de son être (il ne pouvait, en toute logique, occuper que la place qu’il occupe), les arbres poudrés de neige dessinant un subtil horizon accueillant la totalité du paysage, la frise légère des chalets de bois venant jouer avec l’horizontalité de l’arbre (dans une manière de relation orthogonale qui est simple mais évidente métaphore de la Raison), le champ blanc immaculé disant sa singulière perfection, en même temps qu’il constitue le socle idéal sur lequel le tout de l’image vient se mettre en place, genres de constellations trouvant le lieu de leur infrangible Loi. La vision de cette photographie est pure réassurance pour tout esprit en quête de sens.

 

Ici, tout s’enchaîne dans l’harmonie.

Ici, tout vient de soi.

Ici se présente le lieu même de l’épure.

 

   Rien n’est de trop qui serait une fausse note dans cette fugue légère. Rien ne fait tache. Rien n’est étranger. L’œuvre photographique se fond dans l’œuvre alchimique et c’est la pure conscience qui émerge là,

 

et c’est l’être qui se spiritualise,

et c’est l’âme qui connaît

la plus grande lucidité,

 et c’est le dépassement se soi

vers le hors-de-soi, l’infini.

  

   Puis, par phénomène de simple opposition, l’image abordée dans son lexique plus précis, s’y laissera apercevoir, dans l’approximation il est vrai, dans l’à-peine insistance (comme si le Corps se sentait honteux de n’avoir point encore rencontré l’Esprit), quelques prédicats relatifs au Chaos de l’Oeuvre au Noir, cette Nigredo symbolisée par tous les affleurements de Noir, la partie sommitale du ciel, les lignes foncées qui courent le long du tronc et des branches, les façades d’ombre des chalets, le chemin qui traverse le champ virginal de la neige, la bande grise au premier plan. Tous ces stigmates, toutes ces substances lourdes trahissent la présence du Corps lesté de tous les maux dont il est le sombre réceptacle :

 

noir des processus de corruption de la chair,

noir de la tyrannie de l’ego,

noir des cruelles passions,

noir des désirs cachés,

des peurs ancestrales, archaïques,

noir des ambitions invasives.

  

Il convient maintenant de reprendre le geste daumalien

tel que suggéré par Jean Biès :

 

« faire passer sa poésie du Solve au Coagula ;

ou si l’on préfère, du Chaos à l’Ordre, de la Terre au Ciel »,

 

   tel est ici le seul moyen de synthétiser l’image, de l’accomplir en sa signification la plus entière. Subtil cheminement de la Poésie Noire à la Poésie Blanche.

 

Les Idéalistes épris d’Esprit se fixeront sur le Blanc.

Les Matérialistes versés dans la complexité du Corps choisiront le Noir.

Les Sceptiques qui doutent de tout, aussi bien du Blanc que du Noir,

s’immergeront dans les plis du Gris.

 

   La perception du Réel est ainsi faite qu’elle suppose cette polychromie, chaque gradient déterminant les êtres que nous sommes selon leurs propres affinités, qui, certes, ne sont des vérités que relatives, mais des vérités tout de même. Sans doute la vérité de toute œuvre, qu’elle soit picturale, photographique ou bien œuvre du Verbe, consiste-t-elle en ce mode de passage d’une réalité à une autre, autrement dit au sein même de son propre métabolisme, là où le point des rencontres tisse ce chiasme en forme de Ruban de Moebius, cette représentation d’un Infini parfait, absolu en son essence. Image d’un point nodal indépassable, pareil à l’Idée platonicienne, à cet Archétype qui ne saurait trouver d’autre fondement qu’en lui-même. Domaine des entités absolues, éternelles, immuables, de nature substantielle, que Descartes définissait de la manière suivante : « ce qui est conçu immédiatement par l’esprit ».

 

Du Blanc, l’originelle parution

Ruban de Moebius

Source : JC LE JALLU

 

   Alors, de manière visuelle, donc métaphorique, et pour en revenir à la qualité symbolique de cette image de l’arbre et de ses entours sombres ou bien lumineux, nous pourrions synthétiser les différents concepts abordés sous un tableau à double entrée,

 

la gauche correspondant à la lourdeur terrestre du Corps,

la droite indiquant l’allégie céleste de l’Esprit :

 

NOIR   BLANC

 

NIGREDO   ALBEDO

 

TERRE   CIEL

 

CHAOS   COSMOS

 

OBSCUR   LUMINEUX

 

SOLVE      COAGULA

 

DISSOLUTION    LIBERATION

   DES CORPS      DE L’ESPRIT

                                          

                                           MORT DE L’EGO         ÉMERGENCE

                                            et des PASSIONS      de la CONSCIENCE

 

***

 

Telle la ligne zénithale sombre du Ciel

Tel le rideau d’Arbres à l’horizon

Tels les Chalets de bois

Tel le Chemin dans la neige

Telle la Bande grise tout en bas

Tel l’Arbre irradiant au

centre de l’image

Å Chacun, Chacune

de trouver sa place

sur l’une des extrémités

de ces boucles

du Ruban de Moebius

 

Å moins que le centre

ce point de continuel

Aller-retour d’une

réalité à l’autre

Ne soit la seule

  position possible

Simple balancement

 

Du Beau au Vil

Du Bien au Mal

Du Vrai au faux

Du Jour à la Nuit

De l’Être au Non-être

Du Tout au Néant

 

Ne serions-nous, dès lors

Qu’Oscillation ?

Que Fluctuation ?

Que Variation ?

Raison pour laquelle

L’Immuable fléau de l’Idée

Sur la balance de l’exister

Serait le seul remède

A nos contingentes

Contradictions

 

*

 

  

 

 

 

 

 

 

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22 avril 2025 2 22 /04 /avril /2025 16:27
La mondo estas freneza

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   « La mondo estas freneza » propose le titre sur le mode du Langage Universel qu’est l’Espéranto. L’Espéranto, cette langue véhiculaire supposée combler l’abîme langagier entre les Peuples, cette Langue de l’Espérance, rêvée, sinon utopique, qu’en reste-t-il aujourd’hui à part de vagues traces qui s’évanouissent dans les fumées et vapeurs babéliennes ? Ici, nous n’en retiendrons guère que l’allure générale, l’étrangeté et, surtout, cette « freneza » sous laquelle chacun reconnaître notre vocable français « frénétique », nous focalisant essentiellement sur ses différentes valeurs étymologiques :

 

« atteint de délire furieux » ;

« animé d'une passion excessive » ;

« violent, hardi »,

 

   la « violence » des définitions nimbant « la mondo » d’une auréole pour le moins fort peu glorieuse, pour le plus d’une manière de flèche de curare visant en plein cœur Ceux, Celles qui en éprouvent la dureté de fer et l’inflexible volonté de détruire tout ce qui vient à l’encontre.

  

   Alors, à défaut de pouvoir toujours demeurer dans les ténèbres profondes de la cécité, il nous est existentiellement demandé de porter notre regard sur « la mondo » et de chercher à y déceler parmi ses touffeurs de mangrove, son désordre de savane, sa nudité de steppes courues de vent, quelque indice qui nous incline en direction de cette « freneza », laquelle, pléthorique, ne se soustraira nullement au scalpel de notre lucidité. C’est, encore une fois et toujours, sur le mode métaphorique que cette jungle luxuriante sera abordée, Explorateurs, Exploratrices d’une réalité si emmêlée, si labyrinthique, si hiéroglyphique que le travail de nos neurones n’en sera guère facilité, que la tâche du concept s’en trouvera confuse, que les motifs de notre perception se dissoudront à la manière des superpositions colorées des kaléidoscopes.

  

   « La mondo » ne se laisse saisir que sur fond rouge, rouge de braise, rouge d’hémoglobine, rouge ardent de la passion. Nul repos dans cette déflagration écarlate, nul blanc, nul intervalle qui viendraient (comme dans les touches cézaniennes de la Sainte-Victoire) apporter quelque respiration, disposer une halte, ménager un espace de méditation. L’Incarnat jouxte la chair plus soutenue du Nacarat ; le Nacarat, dans les fonds, connaît le sombre, l’oppression de l’Amarante ; l’Amarante ne s’espacie que dans un Corail natif à peine sorti des limbes et prêt, semble-t-il à y retourner. Mais quel est donc le motif de ce retour, le paysage Humain est-il si terrible à affronter, son lexique si complexe que nul n’en percevrait le confus discours ? Cependant « la mondo » tourne et sa giration est une ivresse, un tourbillon de feu et de sang, une permanente explosion, un craquement de ses jointures, un déchirement de ses plus belles passementeries. Cependant « la mondo », dans sa rubescente effectuation, moissonne des millions de têtes, creuse dans le derme affligé de la terre ses mille sillons où pourrissent les chairs de Ceux qui se sont risqués à vivre, de Celles qui, voulant honorer la Nature, ont mis au monde de fragiles et innocentes vies, certaines condamnées avant même d’avoir pu exister. Partout sont les rivières d’humeurs pourpres, les lacs de lymphe, les cathédrales ossuaires, les nœuds livides de ligaments, les tissus entrecroisés d’aponévroses qui battent dans le vide, tels d’inutiles drapeaux de prière.  

 

    Et ce qui, ici, devant nos yeux enduits de cataracte, se donne pour une chevelure, avec ses boucles, ses plis, ses dépressions, ses anfractuosités, ne serait-ce l’image de ces grottes primitives, antédiluviennes dont les Hommes et les Femmes d’aujourd’hui ne seraient encore sortis, leurs ombilics soudés à la germination primitive de « la mondo », leurs oreilles emplies de la rumeur des rhombes, os, métal, cordelette, qui vrombissent dans l’air tendu, torturé, rouet de Magicien chargé de la séduire, « la mondo », puis de la violenter, de la posséder dans la suprême exultation des corps ? Un corps dominant l’autre et le plaçant sous la férule d’une implacable servitude. Partout des remous de glaise jaune Soufre, des sentiers au bord des ravins, d’étranges Silhouettes décharnées, font mouliner au-dessus de la broussaille de leurs têtes les lames étincelantes des shurikens, nul ne doit échapper à leur soif de vengeance héréditaire, à leur appétit de violence atavique, à leur volonté de puissance congénitale. Ces Caricatures humaines n’ont de présence qu’à tuer l’Autre, d’autre justification qu’à détruire (« Détruire, dit-elle »), qu’à réduire à néant les prodiges que d’habiles civilisations ont mis des siècles à construire.

   

   Partout on abat des « Murs de Jéricho », partout on lacère des toiles de Maître, partout on descelle les pierres monumentales du Peuple Inca, partout on scalpe les tribus des Navajos et des Comanches, partout on incendie la forêt, on abat les colonnes millénaires des Menaras, ces arbres géants de plus de cent mètres de haut. Partout on creuse de larges entailles dans la terre pour y capturer ces précieuses gemmes qui brillent, fascinent et tuent, aussi bien Ceux qui les cherchent que Ceux qui les possèdent. Partout, comme dans la chevelure bigarrée, chamarrée du Modèle de l’image, sont les convulsions de l’hubris, les soubresauts de l’envie, les ébranlements de l’orgueil, lesquels se donnent comme le Mal incarné.

 

Å se demander si le Bien existe de soi,

d’une manière naturelle.

 Si, bien au contraire,

chaque parcelle de Bien

n’est la résultante d’une usure,

d’une abolition, d’une érosion

d’un Mal incurable dont « la mondo »

serait atteint de toute éternité,

traînant derrière lui,

tel un boulet de Sisyphe,

l’exténuante et irrémissible charge.

 

  Oui, métaphoriquement, ces hautes vagues spasmodiques, ces flux mouvementés, ces lames affectées de multiples distorsions sont la syntaxe distendue de « la mondo », en laquelle s’illustrent les afflictions existentielles, les tourments humains, le poids des calamités dont Chacun, Chacune ressent les violets effets à défaut d’en pouvoir maîtriser les terribles et mortifères mouvementations. Au plus profond des forêts pluviales, on creuse de noires galeries dans l’espoir d’y découvrir ce métal jaune qui rend fou, ces pépites qui sont comme les concrétions de la démence la plus paroxystique. Au plus haut des montagnes, sur la lisière revendiquée de telle ou de telle frontière par des pays antagonistes, on entend le claquement des balles suivis de cris, suivis de rivières d’hémoglobine, suivis d’une tristesse, d’une souffrance sans fin. Dans les ténébreux coupe-gorges des cités tentaculaires, des corps sont saisis sans ménagement, placés dans de mortelles encoignures, écartelés par des sexes furieux de n’être point aimés et l’holocauste a lieu loin des regards, et des existences partent en lambeaux, ventres mutilés en des gestes abortifs qui ne connaissent même plus le lieu et la raison de leur violence.

 

Violence à l’état pur,

violence pour la violence.

  

   Sous la terre, tels des rats que l’on chasserait, on gaze des peuples entiers, cohortes de cloportes ; on écrase tout ce qui vit, on mutile tout ce qui, encore entier, se donne comme menace, les bras sont armés de vengeance, les yeux sont des braises ignées, les mains des crochets venimeux tels les queues courbes des scorpions. Oui, c’est un peu ceci que suscite en nous la vision de ces boucles jaune Mimosa auxquelles se mêlent d’autres boucles brunes de Cannelle, comme une clarté, une pureté que viendraient souiller de sombres désirs de crime, une Humanité ne se levant qu’à s’euthanasier, à détruire la partie opposée, ce qui n’est nullement soi.

 

Principe de Mort excédant

le Principe de Vie.

 

   Partout des charniers, des lambeaux de chair, des fosses communes où, telles les flèches de la désolation, de l’ultime souffrance, du supplice gratuit, les intelligences sont réduites à zéro, les consciences élimées, les sentiments vendangés par des hordes sauvages.

   Cependant, à la surface de la Terre, sur de lisses rubans de bitume roulent de longues limousines chargées de la mégalomanie humaine, de la paranoïa la plus indécente. Ici, les volutes, les tourbillons, les vortex sont ceux de luxueux « Havane » répandant leur fragrance musquée sur des sièges de cuir rare, tout contre les vitres fumées derrière lesquelles s’abrite l’incroyable morgue existentielle. Une haute invisibilité synonyme de pouvoir, de puissance, de volonté, d’actes perpétrés au motif d’une polémique sanglante trouvant son explication dans le simple fait que « l’homme est un loup pour l’homme ». L’irrationnel, partout, en tous lieux, en tous temps, agitant, tel un furieux sémaphore, la vindicte de ses bras aveugles.

    

   Jusqu’ici, seule l’image de la chevelure nous a occupés. Mais, focalisant notre vision, combien cette représentation de la main, blême, livide (on dirait celle d’un cadavre), nous interroge et nous inquiète jusqu’en notre tréfonds, à l’endroit où grouillent encore des figures monstrueuses inexpliquées venant sans doute de notre haute généalogie, lorsque nos ancêtres n’étaient que de vagues moignons, de simples excroissances d’humus en attente de devenir des Sapiens, ils n’étaient alors que des genres de bêtes gorgées de frénésie, envahies du suc acide de la  véhémence, ils n’étaient que de vagues matières serties en des plis de frénésie, seulement occupées de profanations, commis à de violentes destructions.

  

   Geste de la main perçu, par nous, Hommes et Femmes à demi-civilisés, selon une agressive automutilation dont la valeur symbolique, à n’en pas douter, pose l’hypothèse que l’Homme n’a de cesse de se détruire, de semer les spores de la Mort partout où fleurit l’espoir d’une Vie. La joue de la Figure est lacérée, qu’indique une large trace de sang.

 

Main mortelle, la blanche, greffée

sur une main assassine, la rouge.

 

   Le visage en est biffé, son épiphanie totalement abolie, si bien que l’Esquisse est plongée dans une irréversible cécité. On le voit clairement, le Mal a terrassé le Bien et cette vision manichéenne que d’aucun pourraient juger simpliste, archaïque en quelque manière, éclate à la façon d’une vérité s’imposant à nous sur le mode d’une gifle, d’un camouflet, d’une flagellation.

  

Vue insupportable du vice de forme de notre Condition : sous l’apparence joyeuse, édénique, sous la peau douce et lisse, sous la soie épidermique, ce ne sont que tumultes de sang, réseaux de nerfs exacerbés, lames de canif prêtes à entailler.

 

C’est l’Enfer qui attaque à l’acide

le paysage fleuri du Paradis.

 

   Les lions affables, les licornes bienveillantes, les girafes aimables, les éléphants courtois, les tigres affectueux, les renards pleins d’attention, les singes serviables, les corbeaux pris d’amitié pour leurs ennemis héréditaires, tout ce petit monde lustré de beaux sentiments, toute cette joyeuse confrérie fêtant la félicité de la convivialité, eh bien cette noble assemblée retourne un jour sa face mondaine, ne laissant plus paraître que griffes et crocs, sabots affutés, trompes vengeresses, becs crochus tels les nez des Sorcières. Oui, c’est ainsi et c’est navrant au plus haut point, la Grande Galerie de l’Espèce Humaine est habitée d’étranges spécimens qui, sous des traits apparemment stables, immobiles, confiés aux lois éternelles du Temps, sembleraient sédimentés, reclus en un destin momifié, alors que le feu couve sous la cendre, toujours prêt à resurgir, à semer, sur la surface de la Terre, les pires cyclones et tempêtes qui soient, à répandre la famine, à assécher la gorge des puits, à diffuser la vermine à l’ensemble des territoires, à assurer la pullulation des virus, à faire de la peste et du choléra les deux seules figures possibles pour l’Homme pour la Femme.

  

   Bien entendu, ici nous arrivons à l’exténuation du sens métaphorique de la peinture, nous la désignons comme la représentation de nos pires cauchemars, nous l’envisageons sous les traits des rêves les plus délirants, nous l’abordons telle la danse de saint Guy affectant les pauvres diables atteints de cette terrible chorée de Sydenham qui, aux yeux des Quidams, des Étourdis, des Inattentifs passe pour le degré le plus haut de la folie. Certes l’état de décomposition avancée du Monde actuel est pour beaucoup dans la tonalité particulière de notre interprétation mais, pouvons-nous échapper en quelque manière que ce soit, à ce violent sabbat qui s’abat sur l’ensemble des continents et les installe au sein d’un remous dont, encore, nul ne peut voir, ni les terribles conséquences à long terme, ni apercevoir le miracle qui fera se métamorphoser le Mal actuel en Bien futur. Si quelqu’un parmi vous a la réponse, tel Zarathoustra, qu’il sorte sur le seuil de sa caverne et annonce au Peuple rassemblé, la Bonne Nouvelle. Oui, la Bonne Nouvelle !  

 

 

Au lieu de « La mondo estas freneza »

 

Bien plutôt et avant tout

 

« La mondo estas savita »

 

« Le Monde est sauvé »

 

« La mondo estas bela »

 

« Le Monde est beau »

 

« La mondo estas malavara »

 

« Le Monde est généreux »

 

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8 mars 2025 6 08 /03 /mars /2025 10:35
Là, dans l’invisible et silencieuse  présence des choses

Esquisse

 

Barbara Kroll

 

***

 

   Quiconque prendrait le temps de regarder et d’interroger cette image en son fond ne manquerait d’être étonné. En notre siècle de vitesse, en notre siècle de déflagration continue des icônes virtuelles, en notre siècle où l’immédiat se donne en lieu et place du différé, de l’attente, du lent mûrissement des choses et des êtres, il y va de notre disposition même à comprendre le monde qui nous entoure et d’en saisir les subtiles nuances, en même temps que l’insondable profondeur. Car la hâte, en quelque domaine que ce soit, n’a jamais été synonyme d’une juste vision de ce qui vient à nous, bien plutôt cette confondante impatience est simple empressement en direction de l’abîme du non-sens. En effet, il y a quelque absurdité à se précipiter sur le premier spectacle venu, le premier voyage, la première vitrine où brillent les multiples artefacts qui métamorphosent les Existants en Polichinelles seulement occupés à admirer leurs  vêtures bariolées, ne percevant nullement leur propre difformité, ces deux bosses, l’une ventrale, l’autre dorsale qui, métaphoriquement interprétées, ne sont jamais que les creux, les lacunes, les trous qu’ils portent en eux, qui ont retourné leurs calottes.  L’art de vivre mérite bien mieux que ces sauts sur place, ces continuels saltos, ces figures chorégraphiques agitées d’un mouvement continu qui n’offrent guère d’autre signification qu’un vertige en tant que vertige, qu’une agitation en tant qu’agitation.

    Nous parlions, il y a peu, d’étonnement quant à la vision de cette esquisse. Or cette surprise se lève simplement à l’aune de cette immobilité, de cette insoutenable latence en lesquelles le Modèle semble devoir se figer pour l’éternité, manière de momie égyptienne dormant dans le sombre anonymat de ses bandelettes de tissu. Pour nombre de nos Contemporains ceci est la figure de l’affliction même, du renoncement à vivre, de la perte de Soi en d’innommables et dissimulées oubliettes. Une manière de geôle en quelque sorte, de refuge monacal, d’ascétique posture semblable à celle du Mystique retiré en sa grotte perdue en plein Désert. Mais bien évidemment une telle perception ne s’auréole de nulle vérité, elle n’est que le point focal d’une subjectivité portée parfois à quelque excès, une facile représentation derrière laquelle on abrite et justifie tous les actes liés à une irrépressible fièvre de vivre. Mais porter un jugement critique au-delà de ces quelques observations liminaires ne se donnerait que sous le sceau d’une pure perte.

 

Face à ce négatif,

il convient de dresser

du positif, du libre,

du déploiement.

  

   Alors, beaucoup se demanderont comment tirer du positif d’une telle attitude de retrait. Mais seulement en percevant, sous la surface des choses, une profondeur qui s’y inscrit en filigrane. « Abandonnée-à-Soi » est libre, infiniment libre.

 

Et paradoxalement libre

à l’aune du Silence,

de l’Immobile,

du Retrait.

 

   Toutes ces positions de Repos, loin de les envisager tels des renoncements à être, en sont les moteurs les plus effectifs.  Toutes ces attitudes d’hypothétique Absentement sont originaires et c’est cette belle dimension de Source, de Fondement, de Sol initial qui leur confère la puissance ontologique qui s’ouvre sur l’exister et les déclinaisons infinies qui en tissent l’irremplaçable essence. Silence, Immobile, Retrait sont les conditions de possibilité de ce qui, paraissant sous la forme de l’antagonisme, Parole, Mouvement, Présence ne sont en réalité que leur face cachée, leur revers, nullement une polémique infinie qui annulerait leur accomplissement.

   En l’exister ne reposent nullement des choses qui, par le simple fait d’être co-présentes, et en raison d’une nature radicalement polémique, se détruiraient mutuellement, s’aboliraient, se supprimeraient. Ceci n’est qu’une vue de l’esprit, qu’une facile doxa qui, « raisonnant » selon une fausse logique,

 

décréteraient l’effacement de la Lumière

sous les coups de boutoir de l’Ombre,

la disparition du Langage

sous le gommage du Silence ;

la dissolution de la Présence

au motif d’une Absence

qui en saperait les assises.

 

   Cet étrange point de vue relèverait, tout au plus, d’un manichéisme sans réel fondement, comme si chaque événement surgissant au monde portait en lui sa propre négation (certes cette conception est hégélienne, mais hégélienne au sens d’une posture théorique, nullement d’une réalité ontologique), comme si le Mal s’opposait toujours au Bien, comme si, en l’essence même de l’Arbre, couvait un Feu acharné à le détruire. Bien des Arbres sont vivants, aux larges ramures, aux puissantes racines, à l’écorce protectrice que nul Feu ne viendra réduire en cendres. Ce manichéisme ne résulte que d’une généralisation abusive de l’expérience humaine, un incendie détruit-il quelques futaies et l’on en déduit que le sort de toute futaie est de connaître son propre autodafé. Nous concevons, ici, combien cette posture croyant à la coexistence de deux principes opposés ne complotant que leur perte réciproque est de nature instinctuelle, sans lien réel avec quelque concept fondé en raison.

   Bien plutôt que de postuler une primitive division des choses en leur existence foncière, attribuons-leur la possibilité insigne de figurer chacune selon son mode d’être et faisons l’hypothèse d’une belle liaison, d’une belle unité, d’une harmonie présidant à ce qui, devenu Cosmos au long du temps ne porte plu en soi que de lointaines traces de ce Chaos qui fut un jour puis, selon un décret mystérieux, trouva le chiffre de son ordre propre.

 

Nul antagonisme

entre Nuit et Jour.

Pas plus qu’entre Proche et Lointain,

qu’entre Joie et Tristesse,

qu’entre Dispensation et Retrait,

 tous ces visages à la Janus

ne possèdent ni césure,

ni ne peuvent se regarder

à l’aune de la division,

de la séparation.

  

 

Le Jour naît de la Nuit.

La Lumière est une simple effusion,

un éclaircissement de l’Ombre.

Le Lointain n’est qu’un Proche

qui a pris de la distance.

La Tristesse est un moindre

rayonnement d’une Joie.

La Dispensation, l’ouverture

du calice de la fleur n’est que

 sortie du Retrait, dépliement

du bouton germinal,

nullement son opposé.

 

   Il y a une naturelle « conversion » des éléments entre eux, une alchimie des substances, un naturel métabolisme des êtres qui se donnent de telle ou de telle manière selon leur position dans l’espace et le temps. Certes il paraît troublant que la Métaphysique ait éprouvé le besoin de créer deux mondes distincts,

 

le Monde Sensible et

 le Monde Intelligible.

 

   Mais comme chacun le sait, il y a participation du Sensible à l’Intelligible et ainsi, la filiation, l’affinité, le point de rencontre des deux réalités fusionnent en une seule et même Unité.  La Division, si division il y a, est dans les esprits, bien plus que dans le réel. Afin de trouver les outils nécessaires à son élaboration, le Concept, nécessairement divise, réduit en fragments élémentaires, en briques séparées ce que le travail de synthétisation final assemble en une réalité cohérente, accessible à tout esprit en quête d’un savoir.

 

Avant tout, nous sommes Unité.

 

   Cette assertion choquerait-elle ? Et en quoi choquerait-elle ?  Vaudrait-il mieux décréter que nous ne sommes que des objets partagés par une irréparable schize, que notre réalité flotte « decà, delà … au vent mauvais », tel le sanglot verlainien perdu au milieu des bourrasques d’automne ? Mais il ne s’agit nullement de transformer la Poésie en ce que, jamais, elle ne sera, une configuration géométrique soumise à la rigueur d’une science exacte. Cependant, là non plus, il n’existe de coupure entre Poésie et Mathématiques, les travaux des Pythagoriciens sur les œuvres d’Homère et d’Hésiode (ces immenses Poèmes fondateurs de notre culture) attestent le sens d’un rapprochement étroit entre Poésie et Philosophie, entre rectitude du Nombre et liberté de la Lettre.

   Et nous voici parvenus au pied d’Esquisse. L’avons-nous mieux comprise à l’aune d’une approche théorique ? Son Esseulement, signifie-t-il au moins le reflet d’une Plénitude intérieure ? Son Retrait, sa Dissimulation sont-ils la source secrète d’une ineffable Joie ? C’est ce Don cette Grâce que nous souhaiterions trouver en elle à même cette blanche signature de la vêture, à même ces lianes rouges des bras (cette fragilité !), à même cette sanguine à peine posée des jambes sur le sol qui l’accueille. Nous avons pris soin d’orthographier quelques mots avec une majuscule à l’initiale :

 

Esseulement

Plénitude

Retrait

Dissimulation

Joie

Don

Grâce

 

   Ceci signifie, que loin d’être de simples marqueurs d’une réalité ordinaire, ils recèlent en eux

 

le Précieux,

l’Essentialité,

la Pure Dimension

 

   de ce qui toujours nous effleure, se donne sous d’allusives présences, ces manières de linéaments qui traversent notre corps, ces flagelles longs et mobiles, ces effluves discrets, ces subtils attouchements, ces légères opalescences, ces filaments de lumière, ces impalpables fils d’Ariane, ces chatoiements d’étoiles, ces perles de pluie, ces minces herbes qui ondulent à l’entour de notre chair, lui donnent onctuosité, éclat, pur rayonnement d’Être. Car, toujours il s’agit de cet Être au nom pareil à une Ode, à une Poésie, à un Sens, cet Être dont nous sentons les fils tisser qui-nous-sommes, cette mesure à peine affirmée, la touche d’un clair-obscur, la fluidité d’une lisière, le voilement d’une voix.

   Pour cette raison d’une marche de Gerridae sur le miroir de l’eau, d’une empreinte à peine visible, telle Esquisse nous ne pouvons lui donner visage qu’à partir de notre propre Absentement. Trop de présence et tout s’effacerait dans l’entier mystère des ténèbres et tout disparaîtrait, simple nuage de cendre s’effaçant à même

 

le gris d’une Ardoise Magique.

 

 

 

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1 février 2025 6 01 /02 /février /2025 22:01
CHAOS

« Effet papillon »

Source : Futura Sciences

 

***

 

   Parfois l’on se lève, dans l’approximation de Soi. On est décentré, on penche vers quelque abîme, la Musique des Sphères on l’entend, mais loin, derrière un voile de coton. On quitte sa natte de sommeil avec des songes encore accrochés à ses basques. On titube sur le bord de sa couche comme si l’on était pris d’ivresse. On se rend compte que le phénomène de l’équilibre est une prouesse, que gagner la position debout tient du prodige, qu’avancer un pas derrière l’autre est une sorte de miracle. Qu’exister est une rude épreuve dont on ne sait si le mode appliqué pourra longtemps se poursuivre. On sait, tout au fond de Soi, que le jour qui vient ne sera pas le jour mais une ribambelle de haillons que reliera un mince fil, il pourrait bien se rompre à tout instant. On sait que l’heure ne sera pas l’heure, mais une suite ininterrompue de hoquets, d’hiatus, une bordée de pointillés dénués de toute logique. Tout ceci on le sait dans la confusion comme si une fumée, un mince brouillard gris en faisaient trembler l’image incertaine. On sait sans savoir vraiment, dans l’égarement, l’à-peu-près, l’indéfini. On ne sait même pas si l’on est vraiment.

   On quitte le sombre réduit de sa chambre. On progresse de guingois, à la manière des crabes parmi le lacis des racines de palétuviers. Que craint-on ainsi ? Qu’un meurtrier ne se dissimule dans la pénombre, prêt à commettre un acte irrémissible ? Qu’une hyène puisse, à tout instant, vous sauter dessus et vous prendre à la gorge ? Non, ce que l’on redoute par-dessus tout, c’est de faire face à qui l’on est ou à qui l’on n’est pas, de faire l’inventaire de ses propres fissures, de sonder la profondeur de ses failles, d’expertiser jusqu’à la folie le vide incommensurable qui vous habite, d’en éprouver le vertige jusqu’au seuil d’une possible disparition. On avance avec maladresse, comme glissant sur des coques de noix. Parfois l’on s’agrippe au chambranle de la porte. Parfois même, en un acte de profond découragement, l’on regagne le bord de sa couche qui ne nous offre que le désert de ses draps vides, de simples vagues blanches que le gris boulotte consciencieusement.

   On gagne l’étroite coursive de sa salle d’eau. Par la vitre dépolie filtre un jour sale, une sorte de torchon qui bat « au vent mauvais ». Ses ablutions on les accomplit, nullement dans le souci de Soi, non dans la pure routine, dans le conditionnement élémentaire. L’eau n’est guère amicale, pas plus que la lame du rasoir qui trace dans l’épaisseur de la mousse son entaille de chasse-neige. Les crins de la barbe sont durs qui résistent. L’eau qui coule du bec de cygne percute l’émail de la vasque avec un bruit têtu, obstiné, c’est la mesure d’un jour sans limite qui est compté là,

 

c’est l’addition des ennuis,

des renoncements,

des retours en arrière,

des saltos

 

   qui vous laissent à demeure, font un cruel sur-place comme si les mailles du temps s’étaient relâchées, que votre propre histoire ne menace de s’effondrer. Au toucher, vous estimez la qualité du chantier. Par-ci, par-là quelques picots rebelles, quelques touffes révoltées. Mais le maquis suffira pour aujourd’hui, il est à la mesure de ce qui va venir, de ce qui vient, de cet inconnu qui palpite tel un gouffre avec la herse de ses stalagmites, avec les dents de ses stalactites qui chutent dans un fond sans consistance.

   On est maintenant assis à sa table de solitude. Mais ceci, énoncer la solitude est un truisme puisque, n’étant nullement assuré d’exister Soi-même, comment pourrait-on postuler l’existence de l’Autre ? Tout est si vide dans le monde, si flou, si fuyant. Tout flotte et rien ne s’attache à rien. L’eau, dans la casserole, fait son minuscule grésillement. La seule compagnie. Personne dans la rue. La rue est vide, solitaire. La clarté frappe au carreau mais sur le mode de la retenue, une manière de badigeon Ardoise que l’œil a bien du mal à traverser. Le Printemps bourgeonne avec des insistances de frimas. La belle saison s’annonce avec de larges entailles hivernales. On allume la radio. Les nouvelles du Grand Ailleurs : guerres, génocides, fugues, viols, disparitions en tous genres, conflits, diasporas de peuples exténués. Comme si le vaste tissu du Monde se déchirait, on ne voit plus que sa trame étique, le désordre de son façonnage. Dans le corridor de la gorge, le thé noir fait son trajet brûlant, réchauffe la braise du cœur qui palpite à peine, accordée qu’elle est à l’Anthracite d’un temps figé qui ne connaît plus ni son alpha ni on oméga. Des flocons de brioche avancent lentement, manière de clepsydre qui égrène les secondes d’une façon métronome, comptable, uniquement arithmétique. La trentième seconde fait suite à la vingt-neuvième qui fait suite à la vingt-huitième et ainsi, à l’infini. C’est si désolant les chiffres, tellement désincarné, juste la frappe d’une numération perdue dans le vaste rythme universel.

   Bureau, maintenant ; ou plutôt pièce de Lecture et d’Ecriture. Pièce des Mots. Murs garnis de livres. Ils veillent, garnisons de signes noirs dans la faible lueur des maroquins. Habituellement, Génies tutélaires, Hautes Présences. Les mots irradient au travers des couvertures, leur fragrance de papier vole ici et là, identique à un encens qui répandrait ses volutes sous les voûtes de quelque sanctuaire. Au travers des vitres martelées, toujours ce halo gris cerné de pluie, toujours cette obstination de la nuit à vouloir celer le jour, à le conduire à son crépuscule. La pluie est verticale. Son clapotis parvient, atténué. Une gouttière dégorge quelque part son trop-plein. Un fin brouillard monte du sol, semblable à ces fumées de feux de camp qu’on éteint, qui couvent doucement dans le tapis d’ombre. Juste le lent, l’immobile cliquetis du temps, le tempo mortel qui vient de l’illisible territoire de la finitude. Silence lourd, de plomb, d’étain, de zinc, enfin de teintes sourdes qui ne s’élèvent guère de leur pure matérialité.

 

Gel gel partout.

Glu, glu partout.

Suif, suif partout.

 

Å l’abri des maroquins et des toiles les signes s’impatientent.

 

   Les signes veulent être lus. Sinon les livres sont leurs cénotaphes. Les signes s’impatientent. On s’impatiente de ne pouvoir les saisir d’un trait, de les manduquer, comme on le ferait, à pleines dents, de la chair nacrée d’une mangue. Chaque bouchée est une merveille. Au hasard, dans la perte grise de la lumière, un manuel est extrait de sa catacombe. La couverture luit faiblement comme ces pierres sombres d’Irlande que le ciel lisse de sa palme douce. Le papier, sous la pulpe des doigts, tient son langage de papier, à peine un chuchotement, un bruissement pareil à l’envol d’un courlis au-dessus du miroir de la lagune. Au début, forêt de mots simplement, rien n’émerge de rien. Puis l’œil accommode, puis la pupille boit avidement ce qui vient à elle, telle une faveur. Ce qui se montre dans la touffeur moite du temps :

 

« Rêve du ciel »

 

   « Oh voici : le souffle balsamique de cet infini printemps devait fermer les plaies brûlantes de la vie, et l’homme, saignant encore des blessures reçues sur la terre qu’il venait de quitter, devait se cicatriser parmi les fleurs, en vue du ciel à venir, où la Vertu et la Connaissance suprêmes exigent une âme guérie. Car ah ! les souffrances de l’âme, ici-bas, sont tellement trop grandes ! – Lorsque, sur ce champ neigeux, une âme en étreignait une autre, leur amour les fondait en une même goutte de rosée scintillante ; en tremblant elle descendait alors dans une fleur qui la soufflait en l’air, partagée de nouveau, comme un encens sacré. »

 

   Dans sa couverture vert bouteille, le livre de Jean Paul, « Choix de rêves », a été refermé sitôt qu’ouvert. Il gît sur le glacis de la table, tel un objet inutile. Il pleut toujours. De grosses gouttes qui font des cercles dans les flaques boueuses. Le silence règne en maître, il pèse tel un couvercle et enserre les mots dans une gangue semblable à la mutité de lourds sédiments. Les mots sont pris au piège, ils tournent en rond dans leur geôle tels des Prisonniers qui attendent l’heure de leur marche circulaire entre les murs gris de leur forteresse. Ils n’ont plus de vis-à-vis, ils meurent de n’être nullement regardés, compris, ils gisent tels d’énigmatiques hiéroglyphes dont nul Herméneute ne parviendrait à saisir le sens. Au milieu d’eux, au milieu de leur soudaine « in-signifiance, » je ne suis guère qu’un Égaré aux mains lisses, tout glisse en elles, rien ne demeure. Tout autour de moi les mots volètent tels des insectes que la lumière aurait portés à une sorte d’ivresse. Les mots, les divins mots qui, hier encore, festonnaient le massif ténébreux de ma tête, y allumaient des feux de joie, les voici soudain devenus des Étrangers dont je ne comprends nullement la raison de leur singulier comportement. Ils sont un tel mystère ! Ils sentent le soufre. Ils me mettent au défi de m’en emparer, d’en faire mon bien. Mais ma peau résiste, mais ma chair se révulse.

   Au-dehors l’air est sale, compact tel des mèches d’amadou, tout s’y abîme et y devient méconnaissable. Je retourne à l’intérieur du livre de Jean Paul, j’essaie de m’y creuser un terrier que je tapisse de mots. Mais dans la maladresse, comme si leur matière venait à moi pour la première fois. Au hasard je tisse de boue « le souffle balsamique », j’enduis mon corps de « plaies brûlantes », je m’inflige de vives « blessures », puis j’enjoins à ma mélancolie de « se cicatriser parmi les fleurs » et je prends acte de ce nouvel état qui m’affecte, de cette désertion du langage qui, bientôt sans doute, ne manquera d’ébrécher ma conscience, d’y creuser d’irréparables ornières. Au-delà des vitres semble gésir un monde en proie aux tourments identiques aux miens. Ce n’est que brume et confusion. Ce n’est que chemins de boue qui se perdent à même leur propre confusion. Parfois, une voiture, au loin, fait son bruit de sourds élytres. Mais est-ce bien une présence, ne l’ai-je créée de toutes pièces afin de me rassurer ? Puis un silence humide, un mur en vérité que personne ne pourrait franchir. Du fond de mon terrier que rien ne semble pouvoir atteindre, sauf un éternel ennui, je crois que mes Coreligionnaires ont déserté la ville, que je suis seul, ici, livré au pandémonium des mots, car maintenant les mots se rebellent, les mots sont véritablement hostiles, ils sont des manières d’oursins aux piquants venimeux qui perforent ma peau. Ils sont des calots d’acier qui percutent le cercle de mon front. Ils sont des flèches au curare qui empoisonnent ma chair. Ils sont des pièges qui, sur la loque que je suis devenu, referment leurs puissantes mâchoires de métal. Cela fait un bruit d’éponge au centre d’un bizarre cliquetis.

   Épilogue - Parfois, lorsque le ciel est bas, que la vue est courte, parfois lorsque le sens de l’exister se précipite dans le trou d’une énigmatique bonde, on ne sait plus qui on est, d’où l’on vient, vers où l’on va. On n’a plus de passé et la mémoire se refuse à la moindre réminiscence. On n’a plus, en guise d’avenir, qu’une carte de géographie sans équateur ni méridien, sans continent, sans océan. On est dans un présent noué sur lui-même, un genre d’ouroboros aux écailles ternes, une manière de ruban de Moebius dont on ne parvient nullement à savoir en quel point l’on se situe, en quel chiasme il nous précipite, où tout se retourne soudain, mais se retourne sur quoi ?

 

Sur le vide,

sur l’irreprésentable,

sur l’indescriptible,

sur l’innommable.

 

   Ce sont, à chaque fois, des atteintes qui pour n’être nullement mortelles au sens propre, le sont au sens figuré. Alors le pire s’accomplit, on est livré à Soi, à Soi seul, ce qui est la plus vive aporie qui se puisse concevoir. Car l’Homme a pour mission secrète, mais nécessaire de tous temps, d’être ce miroir où se reflètent les Autres, les Choses, le Monde. Faute de ceci il s’étiole et présente un visage inquiétant, tel celui de la mythique et vénéneuse Mandragore qui, pour être cueillie, nécessite toute la puissance d’un rituel magique, le plus souvent hors du pouvoir des Mortels que nous sommes. Bien des choses sont en notre pouvoir : édifier des habitats, écrire des poèmes, tailler une pierre, cultiver un lopin de terre, réciter des vers, aimer une Compagne, naviguer sur un fleuve, bien des prouesses à hauteur d’Homme même si, la plupart du temps, toutes ces tâches ne sont accomplies que partiellement, dans une sorte de distraction. Cependant la forêt de nos diverses puissances présente une inquiétante brèche, une vive clairière y creuse sa vacuité infinie, nous ne sommes nullement maîtres de qui nous sommes. C’est ceci que, parfois, les jours de pluie, lorsque le maussade et l’ennui tissent la trame du jour, nous pensons avoir perdu, à savoir le bien parmi les plus précieux, cet usage de la Langue qui se donne comme l’unique geste affecté de transcendance qu’il nous soit donné d’accomplir, ici, sur cette Terre semée de bien des afflictions.

   Pour les âmes courageuses et généreuses qui m’auront accompagné tout au long de cette sombre complainte, qu’ils soient récompensés à la lecture de ce fragment tiré encore une fois de la prose poétique inimitable de Jean Paul, ce phare du Romantisme Allemand :

 

   « Quitte la terre, et monte dans l’éther vide : plane alors, et vois la terre devenir une montagne flottante, et jouer autour du soleil avec six autres poussières de soleil ; - des montagnes voyageuses, que suivent des collines, passent devant toi, et montent et descendent devant la lumière solaire – puis regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique, parcourue d’éclairs, lointaine, faite de soleils cristallisés, à travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde, et dans la nuit est suspendue la voûte étincelante. – Tu peux voler durant des siècles sans atteindre le dernier soleil et parvenir, au-delà, à la grande nuit. Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par-delà l’abîme et par-delà tout ce qui est visible ; et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont les vagues lumineuses sont des soleils, dont les gouttes sombres sont des terres, t’environnent, montent et descendent, et de nouvelles séries de soleil sont face à face, à l’orient et à l’occident, et la roue de feu d’une nouvelle Voie Lactée tourne dans le fleuve du Temps. »

 

   Cette belle prose que je qualifierai volontiers, de « cosmologique » au sens plein du terme (étymologiquement « théorie du monde », mais aussi, mais surtout, « théorie de la Langue » lorsque saisie d’un souffle céleste, elle quitte le rivage de la Terre et se donne comme Pure Poésie, Poésie Essentielle), cette prose magnifique je vous l’offre, non seulement pour qui elle est, mais tout autant pour sa valeur que je dirai « performative », elle efface, au moins provisoirement, les abîmes dans lesquels se fourvoie, à longueur de journée l’Humaine Condition, elle élève l’âme à sa juste hauteur qui est celle d’une Essence dont, toujours nous devrions nous pénétrer bien plutôt que de nous précipiter dans les conciliabules mondains qui occultent le plus souvent ce qui fait notre fondement, cette Conscience qui, aussi, est Lucidité.

 

   Aujourd’hui la pluie a cessé de dresser son rideau à l’horizon des yeux. De gros nuages traversent le ciel d’Ouest en Est. Quelques trouées de soleil. C’est elles qu’ici et maintenant je veux voir sous l’infinie Poésie de Jean Paul : une lumière se lève et déchire le drap nocturne !

 

 

 

 

 

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22 janvier 2025 3 22 /01 /janvier /2025 09:08
Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Ce texte est dédié à mon Ami Jeannot

Lui qui vient de rejoindre ce Chaos

D’avant la naissance

Lui qui maintenant

Connaît la liberté

La seule qui soit

Ici, sous ce Ciel

Sur cette Terre

 

*

 

   Au début, au tout début, avant même que le chantier créatif ne soit amorcé, c’est un peu à la façon des limbes, une lumière pâle et terne, une clarté glauque, comme venant « au travers d'un globe dépoli », selon la belle expression de Goncourt dans son « Journal ». Et, afin de poursuivre la belle évocation littéraire, appelons-en à Victor Hugo dans « Les Châtiments » : « Après la plaine branche une autre plaine blanche. » Ici, dans les deux cas, c’est de blancheur dont il est fait mention, c’est-à-dire de quelque chose de natif, de vierge, qui n’a encore connu les remous et tremblements de l’exister. Cela s’annonce, cela voudrait aller plus avant, mais cela se retient, comme s’il y avait risque, danger de faire effraction, de surgir à même sa propre naissance dans un Monde inconnu, peut-être hostile. Cette manière d’aube avant que l’aurore ne se teinte de vermeil, ne s’inscrivant dans le cycle du temps,

 

c’est la position de l’Artiste,

avançant à pas comptés,

à pas feutrés sur la face

lisse de la toile.

   

  Tout est à venir qui ne s’est encore manifesté, ni dans les plis de l’imaginaire, ni ne s’est éclairci sur le miroir de la conscience. Une longue hésitation, un frémissement à l’orée du jour, une palpitation, un murmure à la lisière des Choses. Tout doit être dans la modestie, dans la patiente retenue, dans l’haleine suspendue au mystère même de l’œuvre. Le mystère est total au motif qu’il n’est connu de personne, ni du Quidam avançant au hasard des rues, ni de l’Artiste qui ne possède nul recul par rapport à son œuvre.

 

Son œuvre puise dans sa chair même.

 

  Nulle position de surplomb, nulle Volonté de Puissance dont la Figure inscrite sur la toile serait le total accomplissement. Il y a trop d’inouï, d’invu, de non-ressenti, de non-conceptualisé pour qu’une hypothèse, fût-elle minimale, vînt s’inscrire à même ce qui apparaîtra et fera sens aux yeux des Existants, autrement dit des Mortels. Et c’est bien parce que nous sommes les Mortels, des êtres irrémédiablement finis, que nous ne pouvons, d’emblée, saisir ceci même qui vient à nous telle une intraduisible énigme. Pour la traverser, cette énigme, il nous faudrait être Infinis et connaître selon la totalité de l’Absolu. Or nous sommes à l’étroit dans la nasse d’osier de l’exister et nous ne connaissons jamais de l’espace que quelques perspectives étroites, quelque horizon borné qui, certes nous déconcertent et nous laissent « en rase campagne. »

   Mais il faut en revenir aux prémisses de l’œuvre, dans le champ d’indétermination, d’antéprédicatif qui en constituent le seuil et posent cette oeuvre en sa plus étonnante question.

Et tant que le processus de création demeurera enclos en cette belle hésitation, en ce sublime suspens, c’est comme si une manière d’Éternité nous visitait. Nous serons infiniment libres, là sur la lisière de ce qui va se manifester, de l’entendre, cette manifestation, selon les mille voltes de notre imaginaire. Elle, l’Invisible de la toile, nous la devinons bien plus que nous la saisissons en tant que forme parvenue à son terme.

 

Naissant à Elle, nous naissons à Nous.

Nos destins sont coalescents l’un à l’autre,

nous nous situons en une exacte coïncidence.

Le Modèle ne vit que par nous qui la visons,

nous n’existons qu’à l’attente de sa parution,

qu’au surgissement de son épiphanie.

 

   Mais nous sentons bien que notre attente sera le lieu d’une sourde impatience, que notre espérance se teintera de sombres déceptions, que le rougeoiement de notre désir à son endroit subira quelques altérations, peut-être même souffrira d’une décoloration située au bord d’un évanouissement, d’un vide, d’un silence. Nous, Êtres de Raison, attendrons qu’une logique s’installe, que des coordonnées spatiales cernent le Sujet de la toile, que des traits se lèvent, que de claires dimensions soient indiquées, qu’une architecture organise le divers, qu’une Forme surgisse de l’Informe, en un mot, qu’un Sens se dégage de cette représentation. Nous ne nous déterminons pas seulement à l’intérieur de nous-mêmes, il nous faut de l’Altérité, du miroir, de la réverbération. Il nous faut du dialogue afin que, tirés de notre esseulement, nous pussions élaborer la rhétorique du Vivant, la seule à même de nous ôter ce sentiment du Néant qui nous étreint et nous fige à demeure.

   Face à cette pré-visibilité, à cette annonce discrète avant la révélation, nous sommes réduits à de simples conjectures. Tâcher de décrire, dans l’approximation, la seule possibilité qui nous soit offerte. « Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant », énonce le titre de ce texte. Ce qui veut dire, qu’en matière de création artistique, il faut d’abord traverser le champ des apories, se confronter à cette confusion première, à l’énoncé de ces abstractions, genres de gestes archaïques qui nous font penser aux premières tentatives picturales pariétales de l’Homo Sapiens Sapiens, d’abord quelques traces de charbon sur les faces sombres et fuligineuses des grottes. Quelque chose émerge à peine du lointain du temps, depuis la posture animale des premiers hominidés, dans un passé ténébreux, nébuleux, opaque, essai de ce qui deviendra l’Anthropos, de s’arracher à sa lourde gangue de matérialité.

   Simple tubercule, simple excroissance de la matière bien plutôt que conscience éclairée par le cristal de la Raison. Toute œuvre vient de là, de cette violente indétermination, de cette ardente polémique de nos Ancêtres avec un milieu hostile, agressif, mortifère. De tout ceci, de toute cette force cherchant à s’extraire des abysses de l’Humanité, il demeure toujours quelque chose qui se manifeste à l’aune du Chaos. Le nôtre, celui qui constitue notre chair. Celui de l’œuvre qui est douloureuse effraction du sibyllin, de l’inintelligible, de l’indéchiffrable. L’esquisse posée sur la toile rejoue, sur la scène de l’Art, les enjeux primitifs de l’Homme confronté à la horde des animaux sauvages, à la puissance sans limite de la Nature, à la foudre et aux déflagrations des éclairs qui sont les sources natives de toute angoisse, avant même que l’idée des dieux du polythéisme ou du Dieu du monothéisme aient marqué de leur empreinte irrémissible la conscience des Existants.

   Oui, nous venons de loin, de très loin et notre avancée sur les chemins de l’exister est réplique de cette longue et éprouvante Odyssée. Dans l’ombre de ce récit immémorial, telle la courageuse Pénélope, nous remettons sur le métier à tisser, cette navette, ce va-et-vient incessant, ce tissage continu qui est entrelacé avec celui des Narrations Premières qui sont les provendes dont nous nous nourrissons continûment, sans en bien percevoir les incontournables fondements. Que nous le voulions ou non, au prétexte d’une sacrosainte Liberté, nous sommes reliés en vertu de notre généalogie. Nos gestes, nos sensations, nos sentiments, l’inclination et les délibérations de nos amours portent les stigmates de cette nature sauvage qui est le sol concret sur lequel nous reposons, nos comportements sont là pour témoigner de leur prégnance, sinon de leur tyrannie. Sur les empreintes de notre cheminement, la trace indélébile de ces boulets attachés à nos pieds dont l’éthique, c’est son essentiel devoir, s’efforce de nous libérer sans toujours y parvenir avec suffisamment d’efficience.

   Ce que nous voudrions, gommant toutes ces aspérités d’une dette envers le passé, avancer en direction de l’avenir, les mains ouvertes, les yeux brillants, la peau lisse et lumineuse telle une eau de fontaine. Certes, c’est ceci que nous souhaiterions, la plénitude en lieu et place du manque. Une généreuse Corne d’Abondance à laquelle nous puiserions, sans nous soucier du lendemain, ni nous interroger sur la veille, pas plus qu’au sujet d’un présent qui se déroulerait sous les auspices d’une claire évidence. L’esquisse de Barbara Kroll nous plonge d’emblée dans cette perplexité face à un Chaos dont nous percevons bien quelles en sont les racines, une nécessité en nous, avant même de nous projeter vers l’avenir, de soupeser l’immémorial qui nous habite et nous enjoint peut-être de déclamer avec Verlaine, dans ses « Poèmes saturniens » :

 

« Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Entrer dans le Chaos prédéterminant l’œuvre, c’est peut-être seulement dire ceci : le lointain est lointain et cette tautologie est le nom de l’Illisible Figure qui, bien plutôt que de s’acheminer vers nous est en fuite. En fuite de quoi ? De qui ? De nous ? De la Vie ? Du Monde ? D’Elle en tant que sur le point de venir en présence ? Son visage est irrévélé tout comme le serait un très vieux palimpseste enfoui dans les ténèbres d’un antique coffre. Nulle parution à l’horizon. Quelques traits seulement, mais perdus dans un emmêlement sans nom. Nulle identité. Les bras sont relevés en anse, le haut de la vêture est noir, comme une île enserrant en son sein du dissimulé, de l’inconnaissable, du refermé, de l’incommunicable. Nul espoir qui se lèverait ici d’une proposition minimale, une ligne claire qui ferait signe, un indice qui s’annoncerait, une parole qui serait à l’aube d’une profération.

   La partie médiane du corps se fond dans la cendre du subjectile. Seules les jambes peuvent être nommée sans risque d’erreur. Mais des jambes si frêles, comment pourraient-elles assurer la prise du Sujet sur un sol qui se déroberait ? Des escarpins peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que de la projection de notre esprit halluciné. Elle, la Figure si peu consolidée, Nous les Voyeurs si peu assurés de nous-mêmes, en quelle « irrelation » nous trouvons-nous, en quel abîme sommes-nous projetés dont, peut-être, nous ne pourrions ressortir qu’irréalisés,

 

non encore venus à l’Être,

simples aurores boréales,

seule liane phosphorescente flottant

au large de qui-nous-sommes,

des Néants perdus dans la

vastitude infinie des récits,

des fables sans

commencement, ni fin ?

 

 

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20 janvier 2025 1 20 /01 /janvier /2025 09:59
Présence, Vie, Paradoxe

« Sens du tango »

 

Judith in den Bosch

 

***

 

« Baroque et spleenétiques couleurs,

le noir et le tango, dont l'apparition

dans la décoration moderne marque

la fin des temps heureux,

sont partout à la mode. »

 

(Carco, Nostalgie Paris, 1941, p. 71)

 

*

« Voyage des immigrants qui écrivent leur roman,

pas à pas, dans la ville de Buenos Aires. »

 

Nathalie Clouet (pionnière de la renaissance du tango parisien)

 

*

« Le tango est une pensée triste qui se danse »,

écrivait le compositeur argentin Enrique Santos Discépolo.

Une analyse assez juste de ce corps à corps sensuel,

masculin-féminin, exprimant la douleur

des hommes venus d’Europe, vivant seuls

et cultivant la nostalgie d’un passé lointain. »

 

Source : « Le tango, symbole de l’essence et de la musicalité argentine »

   Ce long préambule concernant le phénomène du Tango n’a pour raison essentielle, à travers l’accentuation de quelques mots, que de tâcher d’en cerner l’essence, d’en dire ce qui le rend, tout à la fois, attirant, mystérieux, parfois sombre et tragique. Attirance et rejet. Danse de l’exil traversée de la lourde mélancolie du spleen, fonctionnant sous le sombre registre du noir, reflet de la condition des Immigrés d’où se lève une pensée triste, expression de la douleur et de la nostalgie. De cette nature marquée au fer de la finitude et de l’absurde, nous rapprocherons la valeur symbolique de l’image qui nous semble recéler, en son fond, l’horizon d’une réalité reposant sur la tripartition suivante :

 

Présence – Vie – Paradoxe

 

   Ce dont le rythme heurté du tango, les figures successives du rapprochement, suivies du subit éloignement des deux Partenaires, se donneraient comme la chorégraphie du vivant, lequel s’affirmant au titre de sa Présence, serait constamment remis en question, troué en quelque sorte par le Paradoxe se logeant au cœur même de toute existence, une Lumière se lève que, bientôt recouvre la persistance d’une Ombre.

    Étrange clignotement qui mêlerait incessamment un Intérieur qui nous rassurerait, face à un Extérieur qui nous menacerait. Dans cette perspective, l’avancée humaine consisterait à essayer d’endiguer les flots venus du lointain, cette confondante altérité qui semblerait n’avoir de cesse que de nous réduire « à la portion congrue », de nous acculer à ce fond de Néant d’où nous venons, qu’à tout instant nous pourrions rejoindre au motif de notre distraction, de notre manque de vigilance. Pareils à des Exilés, nous vivrions sur l’étroitesse d’un continent qui, toujours, sous les assauts de l’inconnu, se rétrécirait telle une peau de chagrin.

   Paradoxe intimement lié à notre destin biologique, lui-même inscrit dans un ordre universel cosmologique conditionné par les affections et les blessures continues de la temporalité. Tout ce qui, parti de l’amont, se dirige vers l’aval, porte les stigmates de cette dette originelle. Ceci est gravé en nous avec la plus vive inquiétude. Les commentaires et circonvolutions autour de cette belle Image ne seront que le reflet de cette « danse avec la Mort » qui s’impose à nous avec toute la force des résolutions définitives et l’impossibilité qui est la nôtre d’inverser le cours de notre Destin. Cette énonciation a valeur de truisme, mais parfois convient-il de remettre, face à nous, des évidences que la contingence efface mais ne réduit jamais.

   Å partir d’ici, c’est l’image qui parlera, « ouvrira le bal » en quelque manière, dansera au rythme pulsionnel, tonique, tranchant et presque tyrannique des corps pris de l’ivresse consécutive à l’extase ; des corps dialoguant, s’entrelaçant en une sorte d’acte amoureux syncopé où se devine déjà, au-delà d’une supposée jouissance, l’ombre d’un exil définitif, autrement dit le retirement des corps du milieu de vie où, jusqu’ici, ils s’agitaient, exultaient, se retiraient parfois dans un ténébreux mutisme, mais pour autant toujours situés dans cet espace des plaisirs et des souffrances qui est le site habituel des rencontres, des séparations, des flux et des reflux, du surgissement du sens et de son retrait. Corps de lumière qui précède et annonce le corps de ténèbres. De façon à entrer dans le langage du Tango, il est nécessaire de partir du fondement de l’exil, celui par qui il naît et justifie la pluralité des figures qui, bien plutôt que d’être des signes chorégraphiques, sont des signes existentiels disant la douleur de l’éloignement et ce qui est censé en réduire la portée.  

   Regardée à cette aune de l’exil et de son essai d’effacement au titre de la danse, le paradoxe ne tarde guère à surgir qui nous place, nous les Voyeurs, dans une posture inconfortable qui est celle de la déréliction, de l’incomplétude native qui sont celles de notre condition. Alors que cette représentation devrait se donner comme source de joie, l’image est immédiatement, et sans réaménagement possible, amputée d’une partie de son être. L’image est tronquée. L’image est en deuil. Celle-qui-danse (laissons-là dans cet anonymat-là, manière d’universel qui dit l’entièreté de la présence humaine), Elle donc, se donne à nous dans un genre d’apparition-disparition, de lumière et d’ombre, comme si elle jouait sur la scène d’un théâtre antique, l’une des tragédies par laquelle une mythologie se dit, mais dans l’impossibilité d’être de ses personnages promis à une fin que nulle intervention divine ne viendra sauver du naufrage. L’épée de Damoclès tranche dans le vif, supprimant en ceci la possibilité d’un retour qui eût pu être salvateur.

   Ce bras levé en anse, ce cou incliné, ce fragment de gorge, cette unique jambe dans sa tension diagonale, cette lumière blanche aux ombres de terre de Sienne, tout ceci, cette disposition d’un personnage dont un Metteur en Scène a figé la posture avant même qu’elle ne soit aboutie, nous conduit de façon irrémédiable à éprouver une perte insondable (celle-là même dont Celle-qui-danse semble frappée avec le plus vif souci), que rien, jamais, ne pourra venir combler. En ses entours-mêmes, Celle-qui-danse est partiellement biffée, comme si le Néant-lui-même, avait subitement décidé de reprendre son dû, phagocytant des parties du corps, geste de Mantis religiosa aux terribles et pénétrants buccinateurs. Ces ombres inquiétantes surgies, dirait-on, de la lumière, fomentées par elle en quelque sorte, tracent le douloureux portrait d’une volonté, volonté de vivre, volonté de figurer, volonté de faire épiphanie, mais volonté s’écroulant à même sa profération, comme si la vie, en son éternel mouvement de corruption, n’avait de finalité qu’à se détruire elle-même et à annihiler Ceux et Celles qui dépendent d’elle.

   Paradoxe, encore, et non des moindres, de cette danse qui eût exigé un « pas de deux », étrange ballet en réalité solitaire, dont nulle présence ne vient confirmer l’existence. Un mouvement se crée qui s’annule. Une volte s’amorce qui chute. Un processus naît qui s’éteint aussitôt. Si la figure de tout exil peut apparaître en tant que foncière solitude, on s’accordera d’emblée sur le fait incontournable que tout Exilé (aussi bien toute danse qui en exprime la nature), postulera, dans l’horizon de sa conscience, cet Autre qui est son cruel manque dont il essaie à tout prix d’assurer l’assomption, accomplissant par-là sa possible remise au monde, son hypothétique « re-naissance ». Car tout exil repose sur ce nécessaire ajointement du Même et de l’Autre au terme duquel, chacun comblant sa faille ontologique, retrouvera le chemin de sa propre unité.  Cette altérité choisie, cette rencontre issue des plus profondes affinités, ceci, ce lien indéfectible qui réunit les êtres, ce passage, cette liaison sont refusés, ce qui, de toute évidence, confère à l’image sa force la plus effective, le pouvoir de fascination/répulsion qu’elle imprime en nous à même notre inconscient, là où gisent nos motivations les plus secrètes dont l’inaccessible est le caractère le plus propre. Nul doute qu’une telle représentation ne s’y archive avec la puissance des choses inconnues, non maîtrisées, ces choses abyssales qui nous meuvent et nous émeuvent alors que nous n’en avons guère conscience.

   Car regarder cette image, toute image et se prononcer sur le jeu mouvant qu’elle imprime en nous, sur l’écho quelle y fait réverbérer, sur les traces qu’elle y dépose, tout ceci ne résulte que d’une longue macération, d’une patiente infusion car ce que nos yeux perçoivent, que nos sens enregistrent, ce ne sont jamais que de rapides impressions, des ensemencements superficiels, de simples irisations qui froissent l’eau mais n’en métamorphosent nullement la nature. Il faudra, à l’entrée dans une signification plus exacte, l’action lente mais continue d’une temporalité à l’œuvre, d’une décantation qui ne retiendra ni l’écume, ni la mousse, pas plus que les immédiats miroitements, seulement l’émergence de cette ligne discrète qui se nomme SENS et, comme toute chose d’importance, mérite qu’on s’y arrête et en devinions les souterrains enjeux. Å ce prix seulement le fruit délivre son suc, la chair s’ouvre sur l’intime, la pulpe nous invite au jeu subtil de sa douceur, de son accueil, de sa générosité. Å ce prix !

   Et, en cet instant d’une prise de conscience, si nous essayons de nous pencher sur ce qui a été accentué à l’initiale de ce texte, peut-être, encore, y devinerons-nous la mesure de ces pensées secrètes qui tapissent notre vie intérieure, en attente de leur déploiement. Peut-être, tout geste de danse est-il, en son fond, une lutte sans merci pour rejeter le spectre de la Mort dans d’illisibles coulisses afin que, cet éloignement accompli, elle puisse demeurer dans un fond d’indistinction, lequel nous octroiera un répit, nullement une victoire définitive, cela va de soi. Chaque pas, chaque figure, chaque dynamique ne refléteraient que ce souci de creuser un intervalle, de différer, en quelque sorte de notre Être mortel, de lui insuffler un peu de cette éternité dont il tapisse la toile de ses intimes fantasmes. Ainsi, « spleen », « noir », « immigration », « solitude », « pensée triste », « douleur », « nostalgie », ceci constituerait le lexique usuel de toute manifestation chorégraphique. Le chorégraphie, revers de l’existentiel, le redoublant, si l’on veut, éliminant temporairement de notre mémoire la figure de style finale au gré de laquelle, tirant notre révérence, nous deviendrons illisibles aux Autres aussi bien qu’à nous-mêmes. Je ne sais si toutes les danses peuvent recéler en elle ce geste d’éloignement d’une souffrance qui est coalescente à notre présence, ici, sur ce lopin de terre. Sûrement le Tango en son essence même, dans la vivacité, l’impétuosité de ses figures, pourrait pouvoir rejoindre analogiquement, cette autre dimension tragique qui se dit, à chaque pas, à chaque geste, à chaque mimique dans cette danse, le Flamenco qui, tel le geste du Toréador, me paraît être en sa nature la plus profonde, essai de domination du Mal et, par voie de conséquence, tentative de renvoyer la Mort dans des limbes d’où, jamais elle ne pourrait plus ressortir.

   Selon des recherches ethnolinguistiques, le mot flamenco « dérivait des termes arabes felah-menkoub, qui, associés, signifient « paysan errant » (Wikipédia). Ce que signifie cette « errance » revient à rencontrer « l’exil », cette sortie hors de Soi qui ne parvient plus à retrouver le lieu intérieur de son être. La dimension fondamentalement existentielle, doublée d’une évidente inquiétude métaphysique, devient hautement visible dans l’affirmation suivante, tirée, elle aussi, de Wikipédia :

   « Il est (le flamenco) un formidable moyen de communication et d’expression de l’essence et de l’existence de l’homme andalou, il constitue l’affirmation d’un mode d’être, de penser et de voir le monde. (…) « Être flamenco » devient en soi un mode de vie. Le monde qui s’offre à l’expression flamenca est fait de tensions et de violences, de passion et d’angoisses, de forts contrastes et d’oppositions qui engendrent le cri du retour aux origines, cri primal et cri de la mémoire. »

   Le concept de « cri primal », porté par Arthur Janov, semble pouvoir aussi bien s’accorder aux deux chorégraphies que sont le Tango et le Flamenco. Tout cri émis à la naissance est cri de l’arrachement de la Terre Fondatrice où tout homme puise ses ressources, où toute existence humaine plonge ses racines dans ce fond obscur, ténébreux, opaque, entièrement indéterminé mais qui, pour autant, est le socle archaïque à partir duquel nous prenons essor et croissons dans l’espace libre, mais étonnamment balisé, circonscrit, de notre propre destin.

    En un certain sens, danser est cet acte rituel au terme duquel nous pensons pouvoir surgir à nouveau et, peut-être, bénéficier de ses vertus cathartiques, purificatrices, libératrices comme si, par ce simple mouvement d’éternelle réitération, nous tirerions de notre affligeant chaos, la figure chatoyante d’un nouveau Cosmos. C’est, peut-être ce que nous dit en filigrane cette belle image de Judith in den Bosch qui, suite à un savant processus alchimique, a métamorphosé Celle-qui-danse en fondement d’un vif tourment existentiel.   

 

 

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9 janvier 2025 4 09 /01 /janvier /2025 17:53
Ce qui, d’avance, est perdu

 Photographie : Susana Kowalski

 

***

 

   On est là, comme perdu en Soi, flottant dans son linge de peau, ne sachant plus réellement où trouver son orient, on est, en quelque façon, orphelin de Soi et, corrélativement, orphelin de l’Autre, de Tout Autre, femme, paysage, art, littérature, philosophie, toutes ces hauteurs au gré desquelles on est Soi plus que Soi, Soi en avant de Soi, Soi de lumière, expulsé des ténèbres. On est là, pure hésitation du jour, fine lisière tremblante de l’aube, inaudible grésillement parmi le tumulte du Monde. On est Soi privé de Soi, on est le Soi de la négativité, toute positivité, toute effectuation, toute détermination s’annonçant tels de simples mots, nullement à la manière d’une réalité, d’une chose tangible-préhensible. On est là sans y être et l’on se pose l’étrange question :

 

« Pourquoi y a-t-il Rien,

plutôt que quelque chose ? »

 

   Et, dans les travées libres de la matière grise, dans la bizarre complexité des neurones, dans les fines dentelles des dendrites, dans les réseaux blancs d’axones, dans la moindre fibre s’allume et s’éteint, en cadence, cet étonnant feu de Bengale qui, une fois exulte dans l’approche d’une vérité, tantôt s’étiole dans la forme du mensonge.

 

« Pourquoi y a-t-il Rien ? »

 

   et l’écho, le cruel écho renvoie la réponse néantisante, clouant le Soi au pilori :

 

« Pourquoi y a-t-il l’Absence, la Perte,

 le Manque, la Vacuité,

l’Horizon dévasté ? »

  

   Le Soi se cabre, se révolte, essaie de s’assembler autour de ce qui lui reste de réalité : une pellicule, un léger grésil, un expir avant même qu’un respir soit possible qui donnerait l’espoir d’un nouveau cycle, d’une re-naissance à Soi, d’une palingénésie promise depuis l’aurore des Temps. Soi face à Soi comme le pire des Destins qui se puisse imaginer,

 

donation-retrait,

offrande-lacune,

faveur-préjudice,

 

   comme si exister n’était qu’une absurde dialectique, le second terme annulant le premier, sans espoir de retour, sans attente de quelque rétribution. Soi-aux-mains-vides qui ne parvient même plus à s’étreindre lui-même, à reconnaître son épiphanie dans le miroir, Narcisse-oblitéré, Orphée privé de son Eurydice, Esquisse s’estompant à même chaque acte, chaque figuration sur la scène vide du Monde.

  

   Ce qui d’avance est perdu, le Soi en son intégrité. Le Soi comme sens pour Soi. Le Soi comme certitude de Soi. Alors, quel recours afin de retrouver son Soi, si ce n’est de le quitter, de se projeter loin vers l’avant, en ce lieu de curieuses hypothèses, peut-être l’une d’entre elles se donnera-t-elle comme espace de possibilité et d’actuation, de re-nouvellement, une Nouveauté surgissant du Rien qui donnerait appui au Soi, le projetterait dans la dimension de l’à-venir, de ce qui, n’ayant encore eu lieu, s’ouvre telle une Corne d’Abondance où plonger ses mains et badigeonner son corps d’un baume, sinon de félicité, du moins oindre sa peau d’une touche lénifiante, émolliente. Recoudre son épiderme, repriser son âme, donner un nouvel essor à l’esprit. Ce qui, d’avance est perdu, le Tout du Monde si le Soi fait défaut, si le Soi s’annule et s’écroule sous le poids même de son manque-à-être. Que reste-t-il à faire, sinon jouer de son Soi, y ménager des respirations, y creuser des lumières, y inclure des meurtrières par où s’infiltreront de neuves significations, se déploieront des golfes, se multiplieront ces criques propices à l’abri, au ressourcement, à la lustration d’un corps qui n’était promis qu’aux ténébreux abysses ?

  

   Toutes ces hypothèses, on les bâtit à l’intérieur de Soi, mais hâtivement, mais impatiemment, telle une Tour de Babel branlante, une Tour lézardée des mille langues qui en traversent les murs de glaise et de pisé. Et, cherchant à accomplir un pas en avant, c’est-à-dire à annuler nos doutes les plus fonciers, les plus irréductibles, on avance, cependant dans l’inassurance de qui-l’on-est, dans l’incertitude, le pessimisme, le tremblement et les frissons qui s’enroulent, tels des lierres envahissant les rameaux des jambes. Que fait-on afin de sortir du gouffre, afin de s’extraire de sa tunique de lourde écorce, afin de porter son propre aubier à l’éclat du jour, à offrir son limbe au luxe inouï du Monde ? On se poste sur la margelle de Soi, figure avancée de Sentinelle et l’on observe le Différent (qui, le plus souvent est un différend, une polémique, une lutte intestine), et l’on scrute ce qui nous est Étranger, et l’on s’essaie à déchiffrer le sourd et têtu hiéroglyphe du Monde, ses étonnantes gesticulations, parfois ses mimiques de Mime, ses sauts de Polichinelle.

  

   On est là, au bord le plus périlleux de ses yeux, sur la frontière de sa peau, au sein même de cette aura invisible qui n’est que notre Soi en partage, la partie de nous en commerce avec ce qui n’est nullement nous. L’air est gris-bleu, un air de dragée et de glace, de banquise. Un air qui nous hèle et, en quelque sorte, nous pétrifie. Inconsistant, perdu d’avance, nous n’avancerons guère dans notre effort pour en définir les contours. On est là, sur la fièvre de Soi, on est là, happé par l’en-dehors, frappé du flamboiement de cuivre d’une Chevelure Inconnue, un ruissellement frappant nos rétines, une illumination se cognant aux parois de notre Être, s’exonérant de lui appartenir jamais. Une illusion. Un simple feu follet. Un dépliement mystérieux d’écharpe boréale. L’étincelle d’un arc électrique. Un éclair entre deux électrodes. Un ciel d’orage zébré de lianes bleues.

  

   Perdus d’avance, tout, ce ruisseau de cuivre et Celle, la Précieuse, qui le dérobe à notre naturelle curiosité, l’ôte à notre vibrant et tellurique désir. Dérive des Continents. Dérive immense. Écartèlement violent de la Pangée, en naissent deux fragments, le Gondwana et la Laurasia, qui ne sont eux-mêmes qu’à être séparés, qu’à s’exiler de la Pangée originaire. Architectonique métaphorique de l’Exister, tout, déjà au départ, est divisé, tout déjà au départ est éparpillé, disséminé, émietté. Nous ne nous possédons qu’à être perdus, identité dérobée, singularité plurielle, antinomie de nos principes fondateurs.  

  

   Un bouquet d’arbres au milieu de la banquise. Il est Lui, à défaut d’être Nous. Et pourtant nous voudrions tant ne faire qu’un avec lui, couler dans ses veines de bois, devenir simple trajet de sève dans ses ramures, nous diviser en mille ruisselets-frères dans l’estompe sans nom qui en reçoit la subtile donation. Tout ceci, cette fusion dans l’Autre est perdue pour Nous, perdue pour Lui, le végétal échevelé qui ne connaît plus ses limites, mixte d’air et de brume, mixte d’Aigue-Marine et de Fumée, de Menthe et de Jade. Le pluriel a gommé l’unique, le divers a aboli le rassemblé, a effacé l’ajointement, a dissous l’attache, a raturé la suture.  

  

   Et l’eau cette masse liquide informe (des bulles, des écharpes, des gazes en traversent l’illisible matière), elle n’est là qu’à être Elle, à s’approfondir en son essence retirée, à poser devant le globe sourd de nos yeux cette énigme bleu-Céleste dont nous eussions voulu qu’elle nous libérât de nos chaînes terrestres ; ce bleu-Charrette, bleu qui nous eût emportés loin de nos soucis nocturnes ; ce bleu-Pervenche, la caresse appliquée de ses pétales veloutés nous eût réconcilés avec nous-mêmes. Mais dans cette disjonction des Bleus, dans ce flux qui, une fois nous assure de son être, une fois s’en absente, nous sentons la totalité de notre corps vaciller, nous éprouvons, avec douleur, l’arrachement des choses, leur perpétuel charivari, leur infini glissement qui n’est, à bien y regarder, que le miroir du nôtre.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout est tellement traversé de finitude !

Tout est tellement empreint

du grésil du non-retour !

  

   Et cette bande de terre jaune, de sable couleur de deuil et de longue tristesse (la vêture noire de l’Inconnue en est le répons le plus sûr !), nous sentons bien, dans le bourbier de notre chair, son acide prurit, son invagination en nous, comme si son destin n’était que de nous réduire à l’immobilité d’Hommes et de Femmes de sable. Et ce sable que nos mains convoquent à des fins de saisissement (entendons, saisir en son acte de préhension, mais aussi bien, et sans doute plus, cette commotion de l’esprit, cet ébranlement de l’être, cette stupéfaction d’être-au-monde avec sa charge de dénuement), eh bien, en leur conque, parmi nos doigts tentaculaires, juste un peu de pierre résiduelle, à peine une trace, comme si ces témoins aveugles, nous les avions tirés de notre imaginaire comme on tire l’eau noire et muette de l’étroite gorge d’un puits.

  

   Nous regardons l’image comme elle nous regarde et, dans cette vision double, s’inscrit un étonnant flottement, l’exact contraire d’une affinité, la bouche d’un écart, la faille d’un intervalle, la rupture d’un éloignement et, pour parler en toute vérité, la dimension trouble, délirante de l’égarement, « action de se perdre », selon sa valeur étymologique.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout comme les mots de cette fable.

Tout comme ses phrases, simples

somnambules à l’orée du Monde.

Comme ce texte qui, une fois lu

(mais l’est-il réellement ?)

retourne dans les limbes

dont il provient

et meurt de n’être

plus fécondé.

Autrement dit

compris

et métabolisé.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Rien ne subsiste que du

non-être plaqué sur de l’être

 ou, plutôt, de l’avoir-été.

 

Plus rien !

 

 

 

 

 

 

 

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