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18 novembre 2023 6 18 /11 /novembre /2023 08:33
Dans la brume de vous

Peinture : Barbara Kroll

 

===

 

    Tout Être porte en soi une part nocturne. Une part illisible dont nulle grille d’interprétation ne pourrait désoperculer le secret. Rien n’est donné d’emblée qui mettrait au même niveau deux solitudes se cherchant, se trouvant, fusionnant en une identique et unique joie. Je porte mes yeux sur Vous qui êtes de dos et ma vue bute sur la verticalité d’une falaise bleue, d’une falaise qui me renvoie en moi, en ma pure intériorité.

 

Déborde-t-on jamais de Soi ?

S’exile-t-on de Soi

à l’aune d’une parole,

à l’aune d’une Pensée ?

 

   La réponse est dans la question. La réponse est dans la finitude de la question.  Bien évidemment, vous ne pouvez me répondre puisque, simple image posée sur une toile, ce ne peut être que la mutité qui vous habite. Mais, seriez-vous réelle, massivement incarnée avec le rose aux joues, le rimmel ornant vos cils, vos lèvres peintes d’un rouge Alizarine, les globes de vos seins se devinant dans l’échancrure de votre corsage, quelle serait donc votre parole, si ce n’est ce dialogue enserré en votre propre chair, ce muet lexique qui ne parviendrait nullement à franchir la barrière de vos lèvres ?

   Car est-ce vraiment un langage qui sort de vous ?  Ce langage ne serait-il que corporel, gestuel ? Ne s’agirait-il plutôt d’un genre de mime, de langage des signes dont votre bouche feindrait d’articuler la signification, ne projetant vos mots dans l’espace qu’à la manière courbe du boomerang, les mots, sitôt qu’émis, regagnant l’antre même à partir duquel ils ont été proférés ?  Alors les mots et les phrases, les énonciations diverses feraient, dans la citadelle du corps, leurs longues stases, leurs lacs de lymphe immobile, leur rubescence sanguine et rien ne serait extérieur à cette sombre rumination et vous seriez une Babel habitée de la désertion des mots, mots tels des bulles qui éclateraient dans le pesant silence du corps. Ceci voudrait signifier, cette inertie des mots à sortir de leur bogue, que votre pensée serait vaine au motif qu’une pensée n’est jamais sans le langage qui la conditionne.

   Voyez-vous combien votre attitude humaine, simplement humaine (cette énigme insoluble !), combien elle constitue la plus vive des apories, puisque, tentant de vous rencontrer, je demeure cerné du vide de vos non-réponses. Je vous parle, je m’adresse à vous, mes mots se lancent vers l’avant, percutent votre confondant cèlement et s’effacent dans le mouvement même du retour qu’ils opèrent vers qui-je-suis. Comme si le Langage, le mien, le vôtre, n’était que pure illusion, seulement des images se levant dans le massif de la tête, s’y abîmant à la hauteur de leur propre désarroi. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, que je sois réduit à l’étroitesse d’un soliloque, que ma voix intérieure soit la seule voie possible en direction d’un exister qui s’efface à mesure de son propre destin. Peut-être sommes nous destinalement condamnés à osciller de l’être au non-être sans jamais pouvoir connaître de position fixe à l’aune de laquelle, trouvant une détermination, nous serions soudain autre chose que cette brume inconsistante flottant au ras du marais humain, tutoyant la cime des arbres, se diluant dans l’eau océane du ciel.

   Le phénomène de ma vision prenant appui sur vous, ne reflète que de l’irréel, de l’impalpable et ma bouche demeure muette de cette impossibilité de vous dire autrement qu’à vous « innommer », vous l’Innommable parmi le bruyant concert du Monde. Votre drame consiste peut-être en ceci : être manduquée par cet Univers fou qui gire infiniment, dans le maelstrom duquel vous disparaissez comme si, d’être innommée, vous étiez identique au Rien qui se loge dans la tête des fous isolés dans leur camisole existentielle. La Vie n’est-elle pure folie ? Å peine est-on né que, déjà, la corruption s’installe, que déjà lentropie nous grignote sournoisement de l’intérieur et rien n’y fera, ni nos bruyantes suppliques, ni nos prières, pas plus que les thérapies plurielles, pas plus que les créations qui ne sont en rien cathartiques, elles aussi sont mortelles, hautement mortelles ! Certes, vous qui ne me connaissez pas, qui ne pouvez me connaître, votre texture de pâte, la forme que vous projetez dans le réel, tout comme je le fais à chaque instant qui passe, vous donc l’Éloignée, ne possédez-vous un sixième sens au gré duquel, au moins, vous pourriez m’imaginer, sentir en vous une manière de liaison des choses présentes sur cette Terre, un destin commun, une identique progression vers le domaine du Néant ?

   Oui, je sais combien mon propos est teinté d’une violente métaphysique, combien le tragique en tisse chaque évocation, combien je ferais mieux de me coucher en chien de fusil sur la natte étroite de l’exister et, dans cet état de catatonie, attendre que, l’immobile me figeant, je disparaisse en une certaine manière du souci des Vivants, que je devienne ce signe inaperçu d’un antique palimpseste sur le sort duquel nul archéologue ne souhaiterait se pencher au motif de l’illisible matière dont il serait constitué. Mais, sachez-le, malgré le degré élevé de ma propre inconsistance, malgré mon statut ontologique si étroit, si évanescent, si absent aux choses de ce Monde, il me plait de vous décrire, de vous faire paraître comme si vous étiez un réel incarné, plus préhensible que le réel lui-même, une sorte de concrétion s’élevant, surgissant dans le Vide et lui donnant immédiatement sens.

 

Ma propre fuite

contre votre présence

 

   Vous êtes là, dans la plus étique, la plus minimale figuration qui se puisse concevoir. Une sorte d’arche se levant du non-être vers cet être hypothétique, cette manière de fulguration au large des consciences, un feu, un éclair zébrant la blanche porcelaine de la sclérotique. Vous êtes là et ceci suffit à mon contentement d’Inapparent, à ma satisfaction de Réduit au Silence. C’est du fond d’un Moi encore nullement constitué que je viens vers vous.

 

Un Vide appelle un Plein.

Un Silence hèle une Parole.

 Une Cécité convoque le Regard.

Une Nuit demande le Jour.

 

   Peut-être faut-il s’annuler soi-même pour donner lieu au Tout-Autre que vous êtes, que vous demeurerez à jamais car chacun est irréductible à quelque discours, à quelque injonction, à quelque magie que ce soit. Le Tout-Autre n’accepte que la radicalité de la tautologie :

 

Le Tout-Autre = Le Tout-Autre

  

   Alors sans doute comprendrez-vous ma difficulté à vous décrire, simplement quelques ellipses autour de vous, quelques rapides intuitions avant même que le mystère se refermant sur vous, vous ne vous absentiez de mon regard définitivement. Noire la forêt de vos cheveux. Noire telle la ténébreuse venue de la nuit d’hiver lorsque les âmes se rassemblent près de l’âtre de peur de se dissoudre dans cette poussière dense, cette poussière anonyme, elle pourrait bien être le signe avant-coureur de la cendre future de nos corps. Ce noir d’Encre et d’Ivoire nous désespère en même temps qu’il nous attire, étrange magnétisme qui pulse ses ondes, une fois bénéfiques, une fois maléfiques. Car, irrévocablement, nous sommes des Êtres de l’entre-deux, des êtres du Soleil et de la Lune, des êtres des Hautes Marées et des Étiages infinis. Ô combien cette écaille de clarté qui s’origine à la peau de votre cou me ramène à moi dans une manière de certitude heureuse. Elle est l’antidote de ce flux noir qui menacerait à tout jamais de hâter ma disparition si je m’y attardais plus que de raison.

   Toujours dans l’opacité du réel il nous faut postuler l’éclair subit qui bleuit le ciel, l’étincelle qui orne notre joue d’un rapide diamant, il nous faut envisager la phosphorescence du feu follet, il nous arrache à la pesanteur de la tombe. Il sera toujours temps. Un cerne noir, pareil à un crêpe, enserre votre corps dans les limites d’un deuil. De ce liseré sans avenir, pourtant nait cette onde bleue semée de volutes d’un blanc éteint, on pense au lit d’un frais ruisseau dans la lueur de l’aube, tout un réseau de sens vient s’y poser, sans doute pour ouvrir la feuillée de quelque espoir, la touche légère d’une joie ne se donnant que dans sa propre réserve, dans son retrait. Et c’est bien ceci qui est beau, la confluence des opposés, la « coincidentia oppositorum » telle que pensée il y a des siècles par les Pythagoriciens.

 

L’Inachevé appelle l’Achevé.

 

   L’Inachevée que vous êtes, que nécessairement je suis aussi, donc ces manques-à-être que nous sommes ne trouvons notre propre confirmation qu’à découvrir en l’Autre le mot qui s’absente, le sentiment qui se dissout, l’état d’âme qui s’étiole. Sachez que tout le temps de ma description de vous, je ne suis vraiment moi qu’à me rapporter, précisément, à vous. Et la réciproque est vraie, vous ne surgissez du Néant qu’à l’effort soutenu de mon écriture. Non seulement je vous décris au plus près, mais je vous justifie, je vous donne acte sur la Grande Scène du Monde.

 

Vous étiez silence, je vous fais mot.

J’étais perdu en moi, je surgis en vous.

 

   Ne s’agit-il là du plus pur prodige, de la plus étonnante merveille ? Chacun de nous, qui aussi bien aurait pu ne pas exister, voici que nous apparaissons au seul motif de notre méditation respective.

 

Je vous imagine et vous êtes.

 Vous m’imaginez et je suis.

 

   Alors quel pauvre mot pourrais-je ajouter à cette constatation qui en détruirait l’effet ? Dire la posture exacte de votre bras gauche, peindre votre main de ce gris semblable au destin des congères, y aurait-il à cette aune accroissement d’un sens qui me permettrait de vous saisir en votre entièreté ? En réalité votre éloignement de moi est pure présence de qui vous êtes. En réalité mon effacement de vous est la voie grâce à laquelle, vous hissant de votre anonymat, vous biffez l’Absurde, vous ouvrez l’espace de votre propre horizon. Voici, un instant nous avons cheminé de concert, un instant nous nous sommes approchés l’un de l’autre, nos existences se sont tutoyées, nous avons occupé des positions siamoises qui, pour un peu, auraient pu se confondre, réaliser les conditions mêmes d’une osmose.  Mais nous avons suffisamment de libre arbitre pour savoir que nos destins ne sont nullement miscibles, un effleurement seulement, le butinement d’une corolle et puis un envol en direction de cet Infini  qui n’existe qu’à la mesure de ce Fini que nous sommes pour les temps des temps. Le temps est notre seule obole. Tressons-lui l’osier d’un doux berceau. Ainsi naitrons-nous à nous tel Moïse confié à la mesure de l’eau, cet élément si fluide, il trace le lit de notre Éternité !

 

 

 

 

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3 novembre 2023 5 03 /11 /novembre /2023 10:46
Du Noir êtes-vous la Blanche venue ?

 Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

« …et que dure alors éternellement notre Nuit nuptiale. »

 

« Hymnes à la Nuit »

Novalis

 

*

 

   « Notre Nuit nuptiale » dit Novalis. Ne sortons-nous jamais de cette Nuit, cette Nuit Primitive, cette Nuit Originaire qui fut notre premier abri avant même que la Lumière ne nous visite et ne nous éveille au doux rythme de la Terre, à l’éblouissement immédiat du Monde ? Car il en est ainsi, nous, Êtres-des-lisières, regrettons toujours notre état antérieur, cette Nuit, comme si une violente nostalgie nous tirait en arrière, loin dans cet étrange taillis de ténèbres dont notre corps fit connaissance, s’en détachant à peine, gardant en son sein, au titre d’une étonnante réminiscence, ces voiles d’ombre, ces corridors de clair-obscur, ces coursives selon lesquelles se fondre en cet élément mystérieusement métaphysique qui ne supporte aucun contour, n’autorise nulle description, n’appelle nulle image, sauf celle, inaboutie, flottante, irréelle d’une manière de songe éveillé.

   « Nuptiale », le mot est fort qui nous attache pour l’éternité au ventre de la Nuit. Et c’est bien notre dos sur lequel s’imprime ce spectre indélébile, cette obscurité native, cette illisible brume dont jamais notre regard ne pourra prendre acte puisque notre revers est la partie de nous-mêmes qui nous reste inaccessible. Ne s’agit-il là d’une vérité infiniment cruelle ? Si, selon le concept hégélien, « La Vérité c’est le Tout », alors il nous faut bien admettre que nous ne pouvons accéder qu’à une partie de qui nous sommes, à savoir vivre dans un genre de fausseté qui nous met constamment au défi d’en transgresser la forme sans que ceci soit possible en aucune façon. Nous sommes pareils à des tessons épars ne parvenant nullement à retrouver le vase initial qu’ils furent, portant en ceci la couleur du deuil, ce Noir qui signe notre Origine en même temps que notre Fin. Certes le constat est amer mais le réel n’a cure de nos états d’âme, ils ne sont que les reflets de notre condition mortelle.

   Cette peinture de Barbara Kroll à partir de laquelle s’élèvent ces quelques mots est de cette nature foncière qui ne laisse guère de doute quant au motif de son aliénation, simple reflet de la nôtre. Tout comme nous, Elle ce Spectre Blanc n’a jamais formulé sa demande de venue au monde, pas plus qu’elle ne décidera ni de la cimaise sur laquelle elle figurera, ni du sombre réduit qui, un jour peut-être, sera sa dernière demeure. Son apparence torturée nous dit son renoncement à toute liberté, sa perte à même sa venue à l’œuvre. Elle est figée en soi, manière de congère définitive, de bloc de glace à lui-même sa propre justification :

 

une arrivée qui sonne tel un départ,

une parole qui se donne en silence,

une vue qui se retourne et regagne

le sombre massif de l’anatomie.

 

   Au seuil d’un premier regard, elle pourrait nous apparaître tel le contretype de l’œuvre de Munch « Le Cri ». Mais un Cri plus tragique si l’on peut dire. Par rapport à la peinture de l’Artiste norvégien, les couleurs se sont métamorphosées en ces griffures de Noir dense, en ce Bleu Turquin qui tire vers Nuit, en cette pâte Blanc de Titane, à cet enduit chaulé qui, posant le corps, le détruit, l’annihile en même temps. Les yeux, quant à eux, sont biffés, totalement pris de cécité et le Cri, le Cri ardent de Munch a ici inversé son flux, il abrase de son irrépressible force ce monde intérieur qui peine à se connaître, attiré qu’il est par cette sorte de buisson Noir, de résille sourde constituant, en quelque sorte, l’oreiller ténébreux d’une tête entièrement dévastée, parcourue des vents mauvais du non-sens.

   Cependant, alertés de ce sombre Destin, nous ne renoncerons nullement à en décrire quelques traits, à en crayonner quelques signes comme si ces derniers pouvaient insuffler à l’intérieur même du Modèle un semblant de vie. La toile se fond dans cette teinte Bleue qui ne semble en être une. Plutôt l’effusion d’une angoisse primordiale venant du plus loin du temps, sans doute du Chaos avant qu’il ne s’organise en Cosmos. Ici, aucune voix qui ferait signe en direction des balbutiements initiaux de l’humain. Tout est celé qui se retient en soi, simple margelle d’un puits avec l’éclat assourdi d’une eau morte, d’une eau fossile, d’une eau qui n’abreuvera nulle autre bouche que la sienne, la sienne adoubée au Néant.

 

Silence ?

Oui mais qui cogne sourdement

contre les parois du Vide,

 qui résonne des clapotis du Rien,

qui fait rebond sur les murs

d’une éternelle Absence.

 

   Sans doute, Lecteur, Lectrice, me direz-vous que mon écriture est noire, que ma plume est cernée de mort, que ma syntaxe se réverbère d’une rive du Styx à l’autre. Et vous aurez totalement raison. Et mon écriture sera dans un genre de vérité si vous éprouvez un frisson à me lire. Tout ceci n’est que le revers de la folie humaine qui connaît, de nos jours, un regain de violence comme jamais. Certes j’aurais pu prendre le parti de décrire de la beauté, de la joie, mais d’autres textes s’écrivent parallèlement, qui tournent autour d’une possible félicité. Ce qu’il faudrait, mettre les textes en regard les uns des autres afin que, de cette dialectique, naisse quelque chose comme un sens, puisque tout sens n’est que relation. Mais il est toujours difficile de faire se confronter les textes, les simples choses, les idées et les actes, les faits et les rêves, les souvenirs et les projets et c’est bien pour ce motif que la Totalité du Réel nous étant hors de portée, nous forons notre trou chaque jour qui passe à notre essentielle dimension, c’est-à-dire dans le champ d’orbes étroits en lequel le nouveau, l’admirable, l’étonnant ont bien du mal à figurer. Nous pensant géants, nous ne sommes qu’une infime partie du Monde, que goutte d’eau dans le vaste Océan, mais énoncer ceci est pur truisme.

   Cette toile de l’Artiste allemande, je vous l’accorde, ceci est paradoxal, est belle à force de désespérance. Elle peut nous sauver de nous-mêmes, nous plaçant au sein de nos propres contradictions, de celles du réel afin que nous puissions en supporter l’épreuve et nous mettre en mesure d’en dépasser la radicale aporie. Non, nous ne vivons nullement dans un Monde de Bisounours. Partout la violence, partout les guerres, partout la folie distillée à chaque coin de rue. Cette image nous placerait-elle à l’épicentre de la barbarie humaine et elle aurait amplement atteint son but. Il y a, sur Terre, mille raisons de désespérer, mille façons de nous extraire de ce vortex, de faire reculer le Noir,

 

de faire venir le Blanc comme

empreinte de la Lumière,

diffusion de la Raison,

fleurissement de la Vérité.

 

   Si le Poète Novalis, dans ses « Hymnes à la Nuit », nous invite à en célébrer les voiles de suie et d’incompréhension, c’est tout autant dans le but de nous ouvrir au chant poétique des choses plutôt qu’à leur fermeture. Pour clore cet article je  citerai cette phrase extraite d’un article de Corinne Bayle dans « Pourquoi la nuit ? » :

  

   « Novalis avait déjà postulé que c’est la nuit qui fait accéder à la connaissance, lieu aveugle du déchiffrement du hiéroglyphe du monde ».

    

   Cette image du « hiéroglyphe » traverse un grand nombre de mes écrits. Je pense, en effet, que nous avons à être nos propres herméneutes, ainsi que les interprètes de toute altérité.

 

Le Noir appelle le Blanc,

 lequel appelle le Noir en retour.

Ce mouvement de balancier scande

le rythme de toute existence.

 Aussi, nul ne pourrait s’y soustraire

qu’au risque de Soi.

 

 

  

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7 septembre 2023 4 07 /09 /septembre /2023 10:25
Vision médiane

Edward Hopper, Cape Cod Morning

(détail), 1950

 

Source : Fondation Beyeler

 

***

 

   Apercevant « Étrange-au-bow-window », nous ne pouvons que nous interroger à son sujet. Que fait-elle, là, à cette heure matinale, à la lisière du jour ? Est-elle la Sentinelle de Cape Cod, cet étonnant pays de dunes et de marais ? Cherche-t-elle à apercevoir ces quelques prodiges de la Nature que sont baleines à bosse et baleines franches, tortues à la carapace brillante ? Cherche-t-elle à entendre, sur le fil de l’aube, le cri plaintif du pluvier siffleur, ou bien à percevoir le glissement des phoques gris sur la dalle de sable ? Est-elle attentive à surprendre le passage d’un Quidam, à déchiffrer le cheminement de quelque Habitué des lieux ? Ou bien est-elle, comme ceci, tendue en avant d’elle, jetant au loin la double meute de son regard, en escomptant un immédiat retour après qu’une boucle a été amorcée, une manière de renversement de la vision qui la poserait, elle, comme la chose à observer, certes la plus singulière du Monde ? Au motif que, toujours dans l’entrelacement de son propre Soi, jamais l’on n’en surprend les contours, jamais on n’en lit le chiffre secret, sauf celui de ses propres illusions, de la comédie que l’on se joue à Soi-même, feignant de connaître jusqu’à l’intime, le moindre des plis dont notre conscience est tissée. Mais l’incontournable Principe de Réalité ne devrait-il, bien plutôt, nous arracher l’aveu de notre propre inconnaissance, ce genre de désolation totalement désertique qui s’empare de notre psyché lorsque, souhaitant en sonder le sol, tout se dérobe et qu’un vertige abyssal se creuse sous la plante de nos pieds ?

   Mais, tout individu qui, au hasard de sa marche, rencontrerait cette Inconnue arrimée à son propre Être et ne se questionnerait à son sujet, serait soit un Inconscient, soit d’une nature étrangère à la communauté des Humains. Car, jamais on ne peut tutoyer la posture d’une conscience torturée sans en prendre la mesure, sans la rapporter à Soi en tant qu’objet de profonde méditation. C’est une simple question d’éthique. Toute altérité est le lieu d’un bouleversement. Ici, de Celle-qui-est-observée, de Celui-qui-observe. Et si nous revenons à l’image, à la vive inquiétude qu’elle ne manquera de susciter en nos âmes, nous nous apercevrons vite que, plutôt que de nous montrer l’ordinaire, le commun, le quotidiennement rencontrés, elle nous plongera, irrémédiablement, dans un bain métaphysique nous ôtant toute possibilité d’être nous-mêmes le temps que nous n’aurons au moins tenté d’en résoudre l’énigme.

   Si cette peinture recèle en soi quelque perspective symbolique - et gageons qu’il en est ainsi -, nous dirons que la façade de bois blanc, de lattes superposées, est l’unique réceptacle d’une lumière franche, ouverte, sans quelque zone d’ombre dissimulée en elle. Un genre de félicité, certes modeste mais bien présente. Un écho de cette clarté se diffuse encore, mais dans un genre d’économie, d’atténuation, dans la cage de verre du bow-window, colorant son intérieur d’un jaune éteint. Certes, l’Attentive est, elle aussi, atteinte de cette lumière, mais d’une façon indirecte, sans doute ce frémissement, cette faible lueur aurorale qui la font émerger, elle, l’Attentive, de la demi obscurité dont elle est entourée. Cependant l’on notera, et ceci n’est nullement un détail, qu’Attentive est simple Réceptrice de lumière, nullement Émettrice, comme si sa manière d’exister se donnait dans une entière passivité.

   On la penserait qui-elle-est, presque par défaut, partiellement accomplie, en manque d’être, en attente de devenir. Cette impression de non-venue à Soi qui, toujours fait le lit de quelque désespoir, est vivement accentuée par la double surface des volets noirs rabattus sur le pan coupé du bow-window, genre d’affirmation d’un deuil ontologique, d’une fragmentation du Soi, d’une captation de son exister hors de Soi, possiblement hors d’atteinte. Alors nous n’avons guère à méditer longuement pour saisir le motif de l’étrange inclinaison de son buste qui ne peut consister qu’en la quête de cette partie de Soi inaccessible, peut-être cet iceberg immergé de l’inconscient, peut-être la perte d’une mémoire ancienne amputant le fleurissement d’une réminiscence. Quant à l’horizon de son regard, dans un premier empan de l’espace, il bute sur les ramures noires des arbres, s’éclaircissant peu à peu, à mesure de son éloignement du Sujet méditant. C’est au loin d’elle que le paysage se désobscurcit, que les choses redeviennent visibles, qu’elle peut, Elle-qui-scrute, apercevoir le possible sens des choses, au moins sa pellicule, si leur profondeur demeure hors d’atteinte.

   Ici, succédant à ce court inventaire du visible-préhensible, nous sommes requis à une tâche bien plus essentielle. Tâche se portant sur l’acte de vision en trois paradigmes qui, loin d’être complémentaires, s’excluent l’un l’autre au motif que leur essence respective n’est nullement miscible, qu’il s’agit même d’antinomies, d’oppositions de nature. Mais partons du réel tel qu’il nous apparaît dans le cadre de la représentation. Cette première vision, attribuons-lui le prédicat « d’entre-deux », de « moyen terme » si l’on veut. Ce qui correspondra au titre « Vision médiane » et interrogeons-nous à son sujet. Le regard part, droit devant lui, pareil à un rayon qui ne s’intéresserait ni à la hauteur du Ciel, ni à la superficie de la Terre. Un regard se propageant selon la figure de la ligne droite. L’acte de scruter, limité au plus simple de son effectuation. Une vision à elle seule son explication. Un jet en direction de l’horizon dont le retour au Sujet ne le transforme en rien, ce Sujet, un simple miroir reflétant l’image originelle. Le constat d’un réel collé à son être propre, sans accroissement, ni diminution qui en affecteraient la valeur. Un aller-retour de pure gratuité, un geste annulant toute greffe possible, un geste de pur dénuement.

   Pour être significatif, pour constituer le début d’une fable existentielle s’augmentant d’une expérience plus riche, la vision eût gagné à se dilater, à emprunter, plutôt qu’un chemin en ligne droite, une courbe sinueuse, une onde flexueuse qui l’eût métamorphosée en raison même de son continuel trajet entre la légèreté Céleste et la pesanteur Terrestre. Donc un regard alternativement lesté de la lourde gravité du Sol, puis de la diaphanéité de l’Éther.

 

C’est ainsi que se configure tout Sens :

passage d’une chose à une autre,

fluctuation dialectique,

oscillation permanente

d’une réalité à une autre.

  

   Et, afin de donner corps et consistance à notre propos, il devient maintenant essentiel que, de part et d’autre de ce regard linéaire, de ce « moyen terme », nous installions deux autres modes de vision que, pour l’instant, nous qualifierons de « Terrestre » et de « Céleste ». C’est le recours aux grands Mythes Fondateurs de notre culture qui nous aidera à pénétrer plus avant dans ces deux manières d’envisager le Monde et de nous le rendre un peu plus familier.

   Celle-qui-regarde-vers-la-Terre, nommons-là « Vénus Pandémos », cette partie de l’Âme attirée vers le corporel, immergée dans le sensible, cette vision de basse destinée qui se satisfait des illusions de toutes sortes, se nourrit d’images les plus approximatives, se sustente de simples traces, s’entoure d’ombres, vêt son anatomie d’uniques reflets. La Vérité ne lui importe guère. L’opinion sans grand fondement la satisfait. Elle vit d’immédiates sensations et tel Narcisse se mirant dans l’onde, elle est toujours en danger de se noyer dans la fascination de sa propre réverbération. On aura compris que cette vue prise sous le joug de l’immanence sera encore bien inférieure à celle qui, en ligne droite, certes ne moissonnait rien, mais au moins ignorait ce qui, plongé dans l’inférieur, n’aurait pu que l’amoindrir, en hypothéquer le trajet.

      Celle-qui-regarde-vers-le-Ciel, nommons-là « Vénus Ouranienne », cette partie de l’Âme qui ne vit qu’à s’élever, à connaître le vertige des Grandes Hauteurs, des plus Hauts Sommets. Ce geste éminemment ouranien, cette remontée vers la pureté de l’Origine, cette quête d’un Soi plus que Soi s’irrigue de tant de vertus, se dilate de tant de Joie assemblée que plus rien ne la rattache aux visions antécédentes, à cette vision qui était sans motif, glissant vers la fente de l’horizon sans y rien prélever de positif ; de l’autre vision qui se fourvoyait dans d’illisibles marécages limoneux. Ici, dans la plus efficiente des valeurs qui se puisse imaginer, le Narcisse que l’onde plongeait en son sein, le conduisant à une irrémédiable mort, Narcisse donc a laissé la place au valeureux Ulysse, lui qui après avoir surmonté tant d’obstacles retourne à Ithaque, la seule patrie possible pour un Héros en quête d’une Âme juste et sincère, d’une Âme qui a trouvé le foyer de son repos en même temps que de son rayonnement.

   Dans cette courte fiction, tout s’est joué parmi les Figures Mythologiques (Narcisse – Ulysse – Vénus Pandémos – Vénus Ouranienne) qui, en réalité, sont les paradigmes à nous adressés afin que, nous identifiant à qui il sont, nous puissions orienter l’aiguille de notre boussole en direction de ce Nord Magnétique, de ces lignes de pur cristal que dessine la rigueur des icebergs, cette Vérité opposée à la luxuriance et aux touffeurs équatoriales, ces reflets, ces mensonges qui ne font que nous leurrer, nous égarer, nous désaxer de ce Soi qui est le seul Centre sur lequel nous pouvons prendre appui, tel Ulysse échappant aux pièges de Circé, aux intrigues de Calypso, pressé de rejoindre la Terre d’Ithaque où l’attend l’amour de Pénélope, à savoir le point le plus admirable sur lequel amarrer sa vision.

    Alors que dire en épilogue de cette fable ? Qu’il est bien plus facile aux Approximatifs que nous sommes de pratiquer le Vice plutôt que la Vertu. Que, pour la plupart, sinon tous, nous rendons un vibrant hommage à l’image de qui-nous-sommes que nous revoie la psyché, Narcisses-en-puissance au regard « ondoyant ». Que le regard linéaire, n’accrochant rien que le commun, le banal, est notre lot commun. Que l’image d’Ulysse, si elle hante nos consciences, ne le fait que de façon fictionnelle pour le simple fait que son courage nous est inaccessible, sa volonté, un feu qui brille au-delà même de notre vision ordinaire. Que Vénus Pandémos est celle que nous fréquentons avec assiduité, pliés que nous sommes dans ses voiles de ténèbres et d’aveuglants reflets. Que Vénus Ouranienne serait bien une des possibles finalités de notre terrestre parcours, mais, qu’enchâssée, telle l’icône dans sa cage de verre, telle « Étrange » dans l’étui de son bow-window, nous cymbalisons telles les cigales au plein de l’été, oubliant le laborieux travail de la fourmi occupée à élever et élever encore son tas de brindilles. Nous sommes de prosaïques natures qui ne rêvons que d’Éther, seulement l’Éther vole haut, en d’olympiennes altitudes et nos bras sont courts qui n’étreignent jamais que le Vide ! Å défaut d’être dans la plénitude de qui nous devrions être, nous TENDONS VERS…

 

Tendre est peut-être le seul Jeu auquel

l’Humaine Condition nous convie

le temps qui nous est alloué.

Un simple battement de paupières

que précèdent et suivent d’autres

 battements de paupière.

Une vision captive !

 

 

 

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6 septembre 2023 3 06 /09 /septembre /2023 07:22
Diaphane et au-delà

« Avec Esther »

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Il faut partir du réel le plus concret, le tutoyer longuement, s’y frotter, peut-être même y abîmer la pulpe de ses doigts, le griffer de ses ongles, en éprouver la texture têtue, obstinée, la résistance existentielle, celle au gré de laquelle pouvoir se nommer « Vivant », cette bien étrange aventure, ce flottement éternel, cette inextinguible joute, ce pugilat de tous les instants, la remise de notre chair aux assauts infinis de la corruption. Certes reconnaître le réel pour tel qu’il est, en accepter le Principe, ce Destin pareil à une chape de plomb est une épreuve redoutable, la source d’une angoisse, le motif, parfois, d’une urticante mélancolie. Mais avons-nous le choix d’être différents de qui-nous-sommes, de nous exonérer de la part qui est la nôtre, de rêver longuement puis de dire de ce songe :

 

« Ceci est ma Vie, le sillon

dans lequel je veux inscrire

le moindre de mes actes,

la règle qui dictera

chacun de mes pas ».

 

   Non, l’on sent bien l’obsolescence en même temps que la vanité de cette pensée, le fait qu’elle tourne à vide dans le lieu désert d’une utopie.

    Certes, ceci nous l’éprouvons, mais malgré la mesure indépassable de cette vérité, nous glissons une écharde, nous introduisons un coin d’acier dans le tissu de l’exister, cultivant en secret le souhait d’en métamorphoser, à notre avantage, la pente déclive originelle. Encore, enfouie au plus profond, notre âme resurgit par instants, se révolte, se cabre et tente d’inverser le cours des choses. Qui n’a jamais tenté ceci est humain à l’économie, se réconfortant d’une illucidité qui le protège, pense-t-il, des avanies de toutes sortes. Combien cette attitude est approximative qui prend la crue invasive pour un simple chapelet de gouttes d’eau !

   Mais nous mettrons un terme à cette courte métaphore. Ne le ferions-nous et la menace de retomber en enfance ne ferait que rougeoyer tout au bout de notre nez. Il est des évidences qu’il faut savoir accepter. Cependant, rien ne nous empêche, du plein même de notre imaginaire, de dresser les tréteaux sur lesquels nous jouerons une scène à notre convenance. Ceci se nomme essor en direction d’un Idéal. Mais qui donc et au nom de quoi pourrait mettre à mal une telle inclination de notre âme ? Et, du reste, le vrai dialogue, le plus efficient, le plus vrai, n’est-il celui de notre âme avec elle-même dans la perspective d’une éthique bien comprise ? Mais refermons ici une parenthèse qui, bientôt, apparaîtrait à la manière d’un précepte moral. Nous ne sommes plus au temps antique des Stoïciens !

   Comme à l’accoutumée, notre pensée part d’une image dont elle se nourrit, souhaitant trouver en sa forme les provendes essentielles dont tirer quelque enseignement ou, d’une manière bien plus ordinaire, tâcher de percevoir une perspective esthétique. C’est toujours à un acte descriptif qu’il nous faut nous livrer, cherchant, au travers de ce balisage du réel, du positionnement de ses limites, des structures qui en déterminent le phénomène, à percevoir, sous la surface, quelque humus qui en assure la croissance. Car ce qui est essentiel dans ce geste de connaître, c’est bien de traverser ce réel, de rencontrer le pur diaphane, de saisir la transparence, de faire effraction au plein de l’opalescence, là où l’Être, diffusant sa sublime Essence, se livre en l’entièreté de sa Forme. Bien évidemment, ici, l’emploi des lettres Majuscules pour Être, Essence, Forme n’est nullement le résultat de quelque caprice, simplement un essai de dévoilement de ce qui, essentiel chez une Personne, une Chose, dit la totalité de sa Présence, ici et maintenant, sur cette Terre qui lui sert provisoirement d’écrin. L’on passe trop souvent près d’objets de méditation sans même remarquer la nécessité qu’il y a à faire halte, à regarder avec précision, à interroger, à faire de son propre Soi le point lumineux à partir duquel désobstruer ce qui vient à notre encontre sous le signe du ténébreux, de l’incompréhensible. Toujours il s’agit d’être en chemin, en avant de Soi, vers cet horizon qui nous met en demeure de le percevoir, d’en pénétrer les sibyllins arcanes.

   L’Endormie est troublante en raison même de ce mystère dont elle est porteuse, consciente ou à son insu. Nous opterons volontiers pour la seconde hypothèse car le sommeil ne prémédite nullement le contenu de ses positions, bien plutôt il les dispose à une libre venue de ce qui pourrait se produire ici et là, au hasard des configurations étoilées, des rencontres adventices, des brusques condensations qui mêlent, en un tout indistinct, la pluralité des êtres, des superpositions spatiales, des empiètements temporels. Donc l’Endormie est livrée à Soi, rien qu’à Soi, dans le plus grand danger de ne nullement coïncider avec qui elle est, de se dissoudre dans les inextricables mailles de l’altérité : celles du monde, des choses, des Existants entrés par effraction dans la cellule du songe. Cependant, son calme, sa supposée sérénité, font signe vers l’atteinte d’une quiétude intérieure dont, nous les Voyeurs, serions bien en peine d’atteindre les rives, de bourgeonner au seuil, peut-être, d’une révélation. Car, de toute évidence, Celle que nous observons connaît quelque lieu de sublime polarité : la rencontre d’une œuvre d’art, l’admiration d’un paysage sublime, la grâce d’un amour venu du fond des âges avec sa pure fragrance d’origine ?

   De l’image même, de sa lumière doucement inactinique, telle celle des anciens laboratoires où, dans un bain révélateur, se dévoilaient les grains d’argent du cliché, le visage émerge comme d’une brume légère posée au-dessus de quelque colline automnale. La chute des cheveux est un mince ruissellement, le front est lisse comme sous l’action d’un baume, les yeux clos sur une lumière intérieure, le gonflement des joues adouci de la brise du souffle, lèvres refermées sur les plis d’un long secret. Un bras est relevé qui soutient la tête, alors que l’autre bras échappe à notre curiosité, la fuite du cou puis l’invisible gorge que dissimule une vêture à minces bretelles. Nous sommes dans le partage de qui-nous-sommes, certes dans l’inquiétude légère, mais tout de même une question s’agite derrière le massif de notre front : cette étrange clarté couleur de miel et de safran, ce poudroiement de nectar, ce voile qui, posé sur l’Endormie, nous sépare d’elle tout autant qu’il nous convoque à son chevet, qui est-il pour instiller en notre âme, fascination et retrait, intérêt et détachement, enfin un sentiment aussi complexe que difficile à définir ? En tout cas il ne saurait nous laisser au repos. Quelque chose d’intérieur, à la manière d’une nécessité, nous intime l’ordre d’entrer dans la cité étrangère par quelque faille laissée vacante, par une étroite meurtrière, comme le ferait notre propre daimôn, cette voix indéfinissable, ce conseiller intime perçu comme « empêchement mystérieux », guide prudent d’un Destin toujours en avant de notre esquisse, de nos résolutions, de nos désirs les plus dissimulés.

   Et c’est bien ce daimôn qui a attiré notre attention sur ce fin nuage couleur de soufre, sur cette sorte de vitre qui nous sépare de Celle dont nous voudrions connaître le sort, percer jusqu’au moindre de ses souhaits. Alors, depuis le lieu qui se dit comme séparation, que nous reste-t-il, sinon le flou des hypothèses, leur fondation sur la fragilité d’un sable mouvant ? Mais plutôt nous projeter en quelque pays d’Utopie, ne nullement demeurer dans la mutité, dans l’incapacité d’articuler quelque discours intérieur, cette eau de fontaine qui s’écoule en nous pareil à un infini chapelet de gouttes. Ce que nous avons à dire, ceci : Endormie, jusqu’alors, se situait au-delà de cet écran de verre dépoli, face uniquement tournée vers ses satisfactions immédiates, vers l’accomplissement de ses désirs, vers ses hâtes existentielles, vers ses pulsions de vie, vers ses résolutions passionnelles, vers ses irrépressibles volontés, vers ses fulgurations réalisées à l’instant même de leur émission. Par rapport à Soi, elle était sans distance, mêlée au feu de ses désirs, immolée à l’urgence plénière de ses sensations. Elle vivait à l’intérieur même de sa gangue, soumise à la sombre vivacité de ses déterminations, tout comme la phalène collée à la cheminée de verre de la lampe ne vit qu’au rythme de la flamme qui la fascine et la soumet à la tyrannie de sa combustion. La mort de la flamme est l’équivalent de la mort de la phalène.

    Mais ici, il ne s’agit nullement de poursuivre cette métaphore mortifère, plutôt tirer du positif de ce qui se donne, au premier regard, comme du négatif. Endormie donc, si sa position actuelle ne semble en faire qu’une Soumise, une Abandonnée à la curiosité des regards, il faut l’envisager, bien au contraire, sous la forme de l’Éveillée la plus parfaite, d’une conscience portée au plus haut de ses possibilités. Et ceci pour la simple raison que cette léthargie n’est que de façade, en réalité reflet d’une atteinte de l’acmé de Soi. Un peu comme ces Sages hindous immobiles, drapés dans leur linge à plis, ces Sādhus libérés de la māyā, de l’illusion permanente du réel, parvenus au sommet de leur libération, fusion avec l’infini cosmique. Oui, l’évocation de cette Sagesse orientale convoque, le plus souvent, le sourire des Occidentaux que nous sommes, soi-disant imprégnés de Raison et saisis d’un esprit cartésien mettant en doute tout ce qui, hors de sa sphère d’intérêt, apparaît comme pure affabulation, sinon étrange fantaisie.

   Mais laissons sourire les Naïfs et portons notre regard en direction de ce qui est essentiel à comprendre. C’est à l’aune d’une conversion de sa vision qu’Endormie s’est révélée en sa singulière métamorphose. Lassée des voyages au long cours, des agapes multiples, des spectacles vides telle une coquille, fatiguée des discours des Sophistes, usée des canons de la mode et des miracles de la technologie, devenue rétive aux écrans de toutes sortes, devenue hostile aux argumentaires des Camelots et autres Bonimenteurs, irritée par les mouvements de moutons de Panurge de la foule, peu à peu elle était devenue Presqu’île, puis Insulaire, Robinson en son île, loin des bruits et des agitations du Monde.

   Petit à petit un long silence propice au recueil, à la méditation des Choses Simples s’était installé au centre de qui elle était, et cela faisait comme une sorte de sphère lumineuse en elle, de mince Soleil diffusant ses rayons bienfaisants dans sa chair, ses rapides météores et ce Nouveau Monde illuminait la moindre de ses secondes, la plus petite parcelle de son expérience intime. Ainsi était-elle parvenue, au fil du temps, à cette jouissance intérieure, à cette impassibilité, à cette équanimité de l’âme que les Philosophes nomment « ataraxie », que beaucoup cherchent, que peu atteignent. Ce détachement des Choses était devenu son bien le plus précieux et elle flottait en elle-même comme le futur petit Enfant dans l’océan amniotique maternel. Les seules paroles qui lui parvenaient, au travers de cette membrane originelle, une sorte de chant des étoiles, une manière de grande comptine universelle au sein de laquelle, immergée en la plus pure des félicités, elle arrivait à être qui-elle-était jusqu’au sentiment prodigieux d’une UNITÉ insécable. Et pendant ce temps, la Terre, imperturbable, continuait à girer avec, accrochées à ses basques, ses cohortes de Joyeux Officiant d’une Religion Mondialisée, laquelle portait, au plus profond de sa chair, le germe de sa propre destruction.

   Alors, combien cette image de calme et de repos infinis nous atteint en plein cœur. Heureusement, encore, en d’invisibles et inatteignables lieux, quelques motifs d’espérer. Leur rareté en fait le don le plus précieux. Saurons-nous le porter en nous comme cet événement à entretenir au-delà de qui nous sommes ?

 

Soufflons sur les braises avant

que le feu ne s’éteigne !

 

 

 

 

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24 août 2023 4 24 /08 /août /2023 08:41
Visage : épiphanie privative de l’Être

Esquisse

 

Barbara Kroll

 

***

 

Ici, il ne peut être question que

 

de haut et de bas,

de lointain et de proche,

 de parole et de silence,

d’invisible et de visible,

d’être et de non-être,

de transcendance

et d’immanence.

 

   Ici quelque chose va advenir dont nous sommes en attente, mais en réalité nous ne savons guère de quoi il s’agit, de quelle forme se vêtira cette longue patience, si elle nous affectera en propre ou bien s’il ne s’agira que d’un événement qui nous sera extérieur, qui ne nous déterminera point, dont nous ne percevrons que la fuite à défaut d’en pouvoir posséder la teneur, d’en déchiffrer le signe secret, d’en deviner l’intention, d’estimer sa situation dans l’espace, de faire quelque hypothèse quant à la nature de sa temporalité. Une sorte d’énigme sans réponse. De rébus dont nous ne parviendrions à démêler le peuple bariolé des lettres, chiffres et dessins. Un genre de charade dont « mon tout » ne serait l’assemblage, ni de « mon premier », ni de « mon second » mais une illisible formule flottant au plus haut.

   Or cette perte de Soi dans la mouvance d’un insaisissable réel, il nous faut la doter de quelque assise, lui octroyer des coordonnées au gré desquelles nous ne serons plus des Silhouettes errantes, des Nomades perdus en plein désert mais des Sédentaires bivouaquant sur un sol ferme, sous un ciel orienté, repérable à son Étoile Polaire et au dessin de ses multiples constellations. Pour l’instant, ne retenons de notre quête d’orientation que le HAUT, le BAS, lui se définira par simple opposition, par évident contraste. Le HAUT est cette pure dimension seule capable de nous aimanter, de conférer à notre vision la vastitude des espaces infinis, de l’immerger au plein de cette lumière qui est la provende même au sein de laquelle se donne l’Esprit, se déploie l’Âme, ailes grandes ouvertes tel le sublime Aigle Royal qui parcourt l’empyrée de la majesté de ses cercles merveilleux, toujours renouvelés.

   Donc nous disons que, présentement, nous laissons volontairement à l’extérieur de notre conscience les bas-fonds inondés d’ombre, les vallées noyées dans leur propre stupeur, les creux des dolines où la clarté se meurt, les ravins perclus de larges blessures, ils sont la perdition même de ce qui, jamais ne s’élevant de soi, ne connaît que la sourde mutité des abîmes, le glauque et l’immobile des vertigineux abysses. Mais il devient urgent de s’éloigner de ces signes négatifs. Nous atteindraient-ils et c’est notre nature même qui chancèlerait et c’est notre essence pervertie qui ne connaîtrait plus le lieu de sa manifestation.

 

Il faut oser la Lumière.

 Il faut déplier l’Ouvert.

  

   Voyez la Fleur du Tournesol, sa tige ombreuse se perd dans la touffeur du sol, ce Vert-Bouteille, ce Vert-Sapin qui semblent proférer les derniers mots avant leur proche disparition. Mais le généreux capitule, lui est solaire, lui rayonne et éclaire tout ce qui se trouve alentour. Il est la figure même de la joie, le rire éclatant de l’enfant, la plénitude heureuse de l’Amante.

   Voyez les hautes torches des Peupliers, leur partie sommitale joue avec les nuages, folâtre avec le cristal du ciel, sème en automne ses mille écus jaunes au milieu des tourbillons du vent. Les regarder, porter ses propres yeux en direction de leurs cimes et c’est déjà s’élever, Soi, perdre ce contact avec une terre sourde où végète le peuple vaincu des racines aveugles.

   Voyez la belle Colline, celle de Sion par exemple, ce haut relief des Côtes de Moselle, la vue y est si ample, dégagée que, par temps clair, l’événement inouï du Mont Blanc se donne sur le mode d’une « apparition », à la manière dont l’Esprit pourrait trouver à se matérialiser sous la forme d’un corps de mémoire, mémoire de ce qu’il fut qui, encore, transparaît dans cette fête de la visibilité. Maurice Barrès lui-même ne s’y est pas trompé qui, dans son roman « La Colline inspirée », désignait ce site tel « un lieu où souffle l'esprit... ». Alors, à cette aune-ci, que sont les basses terres, les sillons de noire perdition, les creux de glaise où rampent les vers et s’enroulent les scolopendres ?

   Voyez les filaments des superbes cirrus, leur aérienne légèreté, à peine un voile, comme s’ils étaient tissés de la vêture des dieux. Aphrodite parée de sa ceinture magique. Apollon jouant de la pure diaphanéité de son arc, de sa lyre, de sa flûte. Héra auréolée de la lumière de son sceptre, de sa couronne. Hermès le Messager aux semelles de vent. Comment le « Monde du Bas », englué dans sa lourde substance, pourrait-il supporter la comparaison ?

   Voyez enfin la superbe Rose des Vents, voyez le souffle d’Éole tel que déployé sur la Mer Méditerranée, écoutez le glissement de Tramontane, la voix discrète de Mistral, l’haleine chaude de Sirocco, la caresse douce et humide de Levant, la parole pluvieuse et heureuse de Libeccio. Tout ce qui est situé au-dessous est affecté de lourdeur, de corruption, de perte prochaine dans quelque insondable abîme.

   Alors, de manière analogique, plaçant en regard de Tournesol, Peupliers, Colline, Cirrus, Rose des Vents, toutes ces Hauteurs Insignes, plaçant donc en miroir la Belle et Essentielle Silhouette Humaine, nous pouvons affirmer sans crainte de nous tromper qu’il y a coalescence d’un SENS singulier, confluent, à savoir que le Haut de l’Homme, son Visage est l’Épiphanie de l’Être, la manifestation en quoi il se rend, sinon entièrement visible, du moins intuitionnable. Notre vision prenant appui sur tel ou tel visage, peu importe sa configuration, ses déterminations propres, notre vision donc donne droit à ce pur mystère du « il y a », il y a quelque chose qui s’annonce, qui surgit, qui se déploie, se révèle comme l’éternel mystère dont il est, l’espace d’un instant, l’intercesseur, le médiateur.

    Il nous reste, maintenant, à reporter sur l’image de Barbara Kroll les quelques méditations antécédentes afin de leur donner corps, afin que l’Être entrevu, nullement saisi dans la complexité de son essence, nous dise quelque chose de son inapparence/apparence, cette Forme toujours en-deçà, en-delà de notre Raison, de notre possibilité de concept, cette dérobade, cette fugue, cet éloignement signant, tout à la fois son caractère précieux, tout à la fois notre persistance à tâcher d’en surprendre quelque perspective, à en deviner quelque ligne de fuite.

   Le bas du corps, cette jambe, ces bras, ces membres griffés de vert, Ce Vert Anglais, ce Vert Véronèse, que nous disent-ils d’eux dans cette posture immanente dont rien ne semble pouvoir se lever que de la douleur, de l’ennui, de la perdition ? Ils sont la figure d’un cruel dénuement, ils pourraient s’annuler à même les intervalles qui en creusent la surface, un Néant est en eux, ce Blanc-Gris qui menace de les reprendre dans le cercle des choses encore non-venues à elles. Le bas du corps de Modèle (du moins de Modèle en voie de venue à Soi, non du Modèle entièrement réalisé), ce bas joue en écho avec la tige terreuse du Tournesol, joue avec les racines ombreuses des Peupliers, joue avec le pied de la Colline encore plongé dans son indistinction native, joue avec le ventre gris du Cirrus lorsqu’il vire à l’orage, joue avec la Rose des Vents en sa partie la plus terrible lorsque la tornade s’assemble et menace les logis de Ceux-d’en-Bas, les Vivants à-demi, ceux qui, délaissés des dieux, courent à leur perte le sachant ou à leur insu, de toute manière la finalité sera la même : retour à la case départ avec un jeu pipé, un jeu faussé, un jeu mortifère.

   Mais assez travaillé « Esquisse » au charbon, au trait de fusain, nous devons éclaircir la touche, la porter au plus haut, lui attribuer ce statut de ligne claire dont, en son fond, elle est porteuse, mais nos yeux indociles n’en perçoivent nullement le rayon de joie. Certes une joie discrète, dissimulée derrière le paravent de sa retenue, mais félicité pleine et entière au motif même de cette réserve, de cette ressource en attente de figurer. Certes le visage, cette épiphanie de l’Être, est teinté d’un lavis bien sombre, comme si un appel de l’Ombre en obscurcissait la soudaine présence. Mais l’on ne vient nullement de cette confusion du corps, de ces lignes Vert-Cru, de ce Mauve-Mélancolique de la vêture, sans en conserver encore quelque souvenir graphique empreint de cette pesanteur, de cette lenteur à s’arracher à des puissances primitives qui paraissent sonner l’hallali, condamner l’Être à la dimension du Non-Être, à son absentement définitif. Oui, car de la partie inférieure du corps au visage, il s’agit bien de la distance entre Non-Être et Être. Quelque chose se réfugiait dans l’indistinction de soi, quelque chose traçait une façon de linéament en spirale, de limaçon refermé sur son point focal, cette lentille presque invisible, alors que, à quelque distance, se hissant vers un hypothétique Ciel, une autre chose arrivait à pas comptés, à pas feutrés sur l’avant-scène du Monde, comme dans le pli retiré de ténébreuses coulisses.

   Mais toute énonciation de ce qui vient en présence, de facto, se doit d’être dite au présent. Afin que, hissée du mystère de sa neuve naissance, quelque chose puisse nous rencontrer que, toujours, nous attendons, comblement d’une partie de nous-mêmes, obturation provisoire de la faille, suture des lèvres de l’abîme dont le mouvement se dit sous la forme de l’exister. Ce Visage de l’Être, du moins son reflet, du moins sa possibilité, du moins son envisageable événement, cette Apparition donc, nous souhaitons en être les témoins privilégiés, les Voyeurs insignes, peut-être même les Révélateurs puisque l’Être ne se dévoile jamais qu’aux yeux des Étants que nous sommes, nous les Hommes. Or de quoi disposons-nous, hormis notre regard, qui puisse rendre compte de sa décisive venue ? Du Langage, des mots de la description qui cherchent à dessiner ses contours, tout au moins s’essayer à leur donner sens.

   Telle l’âme qui, un jour, a pu contempler la lumière des Idées, la restituant au titre de la réminiscence, le témoignage que nous pouvons apporter se fonde d’abord sur un acte de pure mémoire.

Visage : épiphanie privative de l’Être

                               Fragment d’Esquisse                                               Pablo Picasso (D’après)    

                                  Barbara Kroll                                            Étude « Les Demoiselles d’Avignon

                                                                                                              Source PLAZZART

 

 

   Pour nous, l’analogie est évidente, qui place immédiatement en regard « Esquisse » et « Les Demoiselles d’Avignon ». Chevelure hirsute, large front, dimension dilatée des yeux, ligne oblique du nez et enfin ces rayures, ces hachures qui signent, tout à la fois, un style commun et la volonté de parapher l’œuvre à l’aune de ces vigueurs graphiques. Mais, bien plus que ces confluences formelles, c’est de la représentation singulière de l’Être dont nous devons être alertés. Car, ici, il y a bien une inquiétude en l’Être, sans doute une volonté de retrait, l’adoption d’une posture marginale qui pourrait, d’un instant à l’autre, substituer au procès de la représentation, comme son envers, une figure-sans-figure, un visage-sans-visage, autrement dit la pure annulation de ce-qui-est, nous requérant, nous-mêmes, tels des Êtres-du-doute, tels des Êtres si peu assurés d’eux-mêmes, que le plus pur et puissant des cogitos cartésiens ne parviendrait nullement à sauver d’un incoercible naufrage.

   Car c’est bien là notre lot humain que de ne jamais savoir où nous en sommes avec cette lourde et exténuante tâche d’exister, le réel, à jets continus, nous ôtant d’une main ce qu’il nous offrait dans l’autre. Ce constat de la donation/retrait est le signe le plus avancé, la figure de proue de cette finitude, laquelle, en son essence, est identique au scalpel qui entaille les chairs, rétrocédant toujours vers le Rien dont nous espérions qu’il vacillerait sous les coups de boutoir du Tout, ce Tout dont nous pensions constituer, en un seul empan, l’alpha et l’oméga. Or, que voyons-nous ici ? Qu’Être c’est Des-Être, qu’exister se fait sur le mode de la privation, que vivre est un métabolisme fou qui porte en lui les germes de sa propre et incontournable aporie.

 

Regarder cette image,

c’est traverser son Être propre

jusqu’en des rives innommables,

où le Haut, le Visible, l’Effectué,

le Tangible, le Positif

sont toujours amputés, euphémisés

 par le Bas, l’Invisible, l’Ineffectué,

l’Intangible, le Négatif.

 

Inexorablement, nous sommes

 

des Êtres de l’Écart,

du Suspens,

de l’Entre

 

   et ceci nous le savons au moins depuis le jour de notre naissance. Ceci, cette condition édifiée sur du sable, ceci, cette tour reposant sur une fragile argile, ceci, ce cheminement troué, est-ce si tragique qu’il y paraît ? Nullement. Ce qui serait tragique, au sens le plus fort du terme, que notre existence s’ouvrît sur de larges horizons, que notre durée s’indiquât illimitée, que notre chair se vêtît d’immortalité. Car alors, nous ne serions plus Humains. Car alors la recherche de la joie n’aurait plus nul sens. Car alors serrer l’Amante dans ses bras serait pure fioriture. Ce qu’au terme de notre voyage, notre finitude nous offrira, cette mesure immense, cette ouverture illimitée à l’Absolu.

 

Parfois, dans les moments

d’étincelante lumière,

hissés tout en haut des capitules des Tournesols,

perchés sur la tête ébouriffée des Peupliers,

 posés sur le dos souple des Collines,

planant sur l’écume des Cirrus,

 naviguant sur la pointe de la Rose des vents,

nous oublions tout ce qui,

dans l’ombre des mangroves,

au fond des sombres venelles,

dans les cachots de la Terre

se désespère et se meurt

de ne point connaître la clarté.

 

 

  

 

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21 août 2023 1 21 /08 /août /2023 09:35
Là, dans l’invisible et silencieuse  présence des choses

Esquisse

 

Barbara Kroll

 

***

 

   Quiconque prendrait le temps de regarder et d’interroger cette image en son fond ne manquerait d’être étonné. En notre siècle de vitesse, en notre siècle de déflagration continue des icônes virtuelles, en notre siècle où l’immédiat se donne en lieu et place du différé, de l’attente, du lent mûrissement des choses et des êtres, il y va de notre disposition même à comprendre le monde qui nous entoure et d’en saisir les subtiles nuances, en même temps que l’insondable profondeur. Car la hâte, en quelque domaine que ce soit, n’a jamais été synonyme d’une juste vision de ce qui vient à nous, bien plutôt cette confondante impatience est simple empressement en direction de l’abîme du non-sens. En effet, il y a quelque absurdité à se précipiter sur le premier spectacle venu, le premier voyage, la première vitrine où brillent les multiples artefacts qui métamorphosent les Existants en Polichinelles seulement occupés à admirer leurs  vêtures bariolées, ne percevant nullement leur propre difformité, ces deux bosses, l’une ventrale, l’autre dorsale qui, métaphoriquement interprétées, ne sont jamais que les creux, les lacunes, les trous qu’ils portent en eux, qui ont retourné leurs calottes.  L’art de vivre mérite bien mieux que ces sauts sur place, ces continuels saltos, ces figures chorégraphiques agitées d’un mouvement continu qui n’offrent guère d’autre signification qu’un vertige en tant que vertige, qu’une agitation en tant qu’agitation.

    Nous parlions, il y a peu, d’étonnement quant à la vision de cette esquisse. Or cette surprise se lève simplement à l’aune de cette immobilité, de cette insoutenable latence en lesquelles le Modèle semble devoir se figer pour l’éternité, manière de momie égyptienne dormant dans le sombre anonymat de ses bandelettes de tissu. Pour nombre de nos Contemporains ceci est la figure de l’affliction même, du renoncement à vivre, de la perte de Soi en d’innommables et dissimulées oubliettes. Une manière de geôle en quelque sorte, de refuge monacal, d’ascétique posture semblable à celle du Mystique retiré en sa grotte perdue en plein Désert. Mais bien évidemment une telle perception ne s’auréole de nulle vérité, elle n’est que le point focal d’une subjectivité portée parfois à quelque excès, une facile représentation derrière laquelle on abrite et justifie tous les actes liés à une irrépressible fièvre de vivre. Mais porter un jugement critique au-delà de ces quelques observations liminaires ne se donnerait que sous le sceau d’une pure perte.

 

Face à ce négatif,

il convient de dresser

du positif, du libre,

du déploiement.

  

   Alors, beaucoup se demanderont comment tirer du positif d’une telle attitude de retrait. Mais seulement en percevant, sous la surface des choses, une profondeur qui s’y inscrit en filigrane. « Abandonnée-à-Soi » est libre, infiniment libre.

 

Et paradoxalement libre

à l’aune du Silence,

de l’Immobile,

du Retrait.

 

   Toutes ces positions de Repos, loin de les envisager tels des renoncements à être, en sont les moteurs les plus effectifs.  Toutes ces attitudes d’hypothétique Absentement sont originaires et c’est cette belle dimension de Source, de Fondement, de Sol initial qui leur confère la puissance ontologique qui s’ouvre sur l’exister et les déclinaisons infinies qui en tissent l’irremplaçable essence. Silence, Immobile, Retrait sont les conditions de possibilité de ce qui, paraissant sous la forme de l’antagonisme, Parole, Mouvement, Présence ne sont en réalité que leur face cachée, leur revers, nullement une polémique infinie qui annulerait leur accomplissement.

   En l’exister ne reposent nullement des choses qui, par le simple fait d’être co-présentes, et en raison d’une nature radicalement polémique, se détruiraient mutuellement, s’aboliraient, se supprimeraient. Ceci n’est qu’une vue de l’esprit, qu’une facile doxa qui, « raisonnant » selon une fausse logique,

 

décréteraient l’effacement de la Lumière

sous les coups de boutoir de l’Ombre,

la disparition du Langage

sous le gommage du Silence ;

la dissolution de la Présence

au motif d’une Absence

qui en saperait les assises.

 

   Cet étrange point de vue relèverait, tout au plus, d’un manichéisme sans réel fondement, comme si chaque événement surgissant au monde portait en lui sa propre négation (certes cette conception est hégélienne, mais hégélienne au sens d’une posture théorique, nullement d’une réalité ontologique), comme si le Mal s’opposait toujours au Bien, comme si, en l’essence même de l’Arbre, couvait un Feu acharné à le détruire. Bien des Arbres sont vivants, aux larges ramures, aux puissantes racines, à l’écorce protectrice que nul Feu ne viendra réduire en cendres. Ce manichéisme ne résulte que d’une généralisation abusive de l’expérience humaine, un incendie détruit-il quelques futaies et l’on en déduit que le sort de toute futaie est de connaître son propre autodafé. Nous concevons, ici, combien cette posture croyant à la coexistence de deux principes opposés ne complotant que leur perte réciproque est de nature instinctuelle, sans lien réel avec quelque concept fondé en raison.

   Bien plutôt que de postuler une primitive division des choses en leur existence foncière, attribuons-leur la possibilité insigne de figurer chacune selon son mode d’être et faisons l’hypothèse d’une belle liaison, d’une belle unité, d’une harmonie présidant à ce qui, devenu Cosmos au long du temps ne porte plu en soi que de lointaines traces de ce Chaos qui fut un jour puis, selon un décret mystérieux, trouva le chiffre de son ordre propre.

 

Nul antagonisme

entre Nuit et Jour.

Pas plus qu’entre Proche et Lointain,

qu’entre Joie et Tristesse,

qu’entre Dispensation et Retrait,

 tous ces visages à la Janus

ne possèdent ni césure,

ni ne peuvent se regarder

à l’aune de la division,

de la séparation.

  

 

Le Jour naît de la Nuit.

La Lumière est une simple effusion,

un éclaircissement de l’Ombre.

Le Lointain n’est qu’un Proche

qui a pris de la distance.

La Tristesse est un moindre

rayonnement d’une Joie.

La Dispensation, l’ouverture

du calice de la fleur n’est que

 sortie du Retrait, dépliement

du bouton germinal,

nullement son opposé.

 

   Il y a une naturelle « conversion » des éléments entre eux, une alchimie des substances, un naturel métabolisme des êtres qui se donnent de telle ou de telle manière selon leur position dans l’espace et le temps. Certes il paraît troublant que la Métaphysique ait éprouvé le besoin de créer deux mondes distincts,

 

le Monde Sensible et

 le Monde Intelligible.

 

   Mais comme chacun le sait, il y a participation du Sensible à l’Intelligible et ainsi, la filiation, l’affinité, le point de rencontre des deux réalités fusionnent en une seule et même Unité.  La Division, si division il y a, est dans les esprits, bien plus que dans le réel. Afin de trouver les outils nécessaires à son élaboration, le Concept, nécessairement divise, réduit en fragments élémentaires, en briques séparées ce que le travail de synthétisation final assemble en une réalité cohérente, accessible à tout esprit en quête d’un savoir.

 

Avant tout, nous sommes Unité.

 

   Cette assertion choquerait-elle ? Et en quoi choquerait-elle ?  Vaudrait-il mieux décréter que nous ne sommes que des objets partagés par une irréparable schize, que notre réalité flotte « decà, delà … au vent mauvais », tel le sanglot verlainien perdu au milieu des bourrasques d’automne ? Mais il ne s’agit nullement de transformer la Poésie en ce que, jamais, elle ne sera, une configuration géométrique soumise à la rigueur d’une science exacte. Cependant, là non plus, il n’existe de coupure entre Poésie et Mathématiques, les travaux des Pythagoriciens sur les œuvres d’Homère et d’Hésiode (ces immenses Poèmes fondateurs de notre culture) attestent le sens d’un rapprochement étroit entre Poésie et Philosophie, entre rectitude du Nombre et liberté de la Lettre.

   Et nous voici parvenus au pied d’Esquisse. L’avons-nous mieux comprise à l’aune d’une approche théorique ? Son Esseulement, signifie-t-il au moins le reflet d’une Plénitude intérieure ? Son Retrait, sa Dissimulation sont-ils la source secrète d’une ineffable Joie ? C’est ce Don cette Grâce que nous souhaiterions trouver en elle à même cette blanche signature de la vêture, à même ces lianes rouges des bras (cette fragilité !), à même cette sanguine à peine posée des jambes sur le sol qui l’accueille. Nous avons pris soin d’orthographier quelques mots avec une majuscule à l’initiale :

 

Esseulement

Plénitude

Retrait

Dissimulation

Joie

Don

Grâce

 

   Ceci signifie, que loin d’être de simples marqueurs d’une réalité ordinaire, ils recèlent en eux

 

le Précieux,

l’Essentialité,

la Pure Dimension

 

   de ce qui toujours nous effleure, se donne sous d’allusives présences, ces manières de linéaments qui traversent notre corps, ces flagelles longs et mobiles, ces effluves discrets, ces subtils attouchements, ces légères opalescences, ces filaments de lumière, ces impalpables fils d’Ariane, ces chatoiements d’étoiles, ces perles de pluie, ces minces herbes qui ondulent à l’entour de notre chair, lui donnent onctuosité, éclat, pur rayonnement d’Être. Car, toujours il s’agit de cet Être au nom pareil à une Ode, à une Poésie, à un Sens, cet Être dont nous sentons les fils tisser qui-nous-sommes, cette mesure à peine affirmée, la touche d’un clair-obscur, la fluidité d’une lisière, le voilement d’une voix.

   Pour cette raison d’une marche de Gerridae sur le miroir de l’eau, d’une empreinte à peine visible, telle Esquisse nous ne pouvons lui donner visage qu’à partir de notre propre Absentement. Trop de présence et tout s’effacerait dans l’entier mystère des ténèbres et tout disparaîtrait, simple nuage de cendre s’effaçant à même

 

le gris d’une Ardoise Magique.

 

 

 

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15 août 2023 2 15 /08 /août /2023 08:44
Présence, Vie, Paradoxe

« Sens du tango »

 

Judith in den Bosch

 

***

 

« Baroque et spleenétiques couleurs,

le noir et le tango, dont l'apparition

dans la décoration moderne marque

la fin des temps heureux,

sont partout à la mode. »

 

(Carco, Nostalgie Paris, 1941, p. 71)

 

*

« Voyage des immigrants qui écrivent leur roman,

pas à pas, dans la ville de Buenos Aires. »

 

Nathalie Clouet (pionnière de la renaissance du tango parisien)

 

*

« Le tango est une pensée triste qui se danse »,

écrivait le compositeur argentin Enrique Santos Discépolo.

Une analyse assez juste de ce corps à corps sensuel,

masculin-féminin, exprimant la douleur

des hommes venus d’Europe, vivant seuls

et cultivant la nostalgie d’un passé lointain. »

 

Source : « Le tango, symbole de l’essence et de la musicalité argentine »

   Ce long préambule concernant le phénomène du Tango n’a pour raison essentielle, à travers l’accentuation de quelques mots, que de tâcher d’en cerner l’essence, d’en dire ce qui le rend, tout à la fois, attirant, mystérieux, parfois sombre et tragique. Attirance et rejet. Danse de l’exil traversée de la lourde mélancolie du spleen, fonctionnant sous le sombre registre du noir, reflet de la condition des Immigrés d’où se lève une pensée triste, expression de la douleur et de la nostalgie. De cette nature marquée au fer de la finitude et de l’absurde, nous rapprocherons la valeur symbolique de l’image qui nous semble recéler, en son fond, l’horizon d’une réalité reposant sur la tripartition suivante :

 

Présence – Vie – Paradoxe

 

   Ce dont le rythme heurté du tango, les figures successives du rapprochement, suivies du subit éloignement des deux Partenaires, se donneraient comme la chorégraphie du vivant, lequel s’affirmant au titre de sa Présence, serait constamment remis en question, troué en quelque sorte par le Paradoxe se logeant au cœur même de toute existence, une Lumière se lève que, bientôt recouvre la persistance d’une Ombre.

    Étrange clignotement qui mêlerait incessamment un Intérieur qui nous rassurerait, face à un Extérieur qui nous menacerait. Dans cette perspective, l’avancée humaine consisterait à essayer d’endiguer les flots venus du lointain, cette confondante altérité qui semblerait n’avoir de cesse que de nous réduire « à la portion congrue », de nous acculer à ce fond de Néant d’où nous venons, qu’à tout instant nous pourrions rejoindre au motif de notre distraction, de notre manque de vigilance. Pareils à des Exilés, nous vivrions sur l’étroitesse d’un continent qui, toujours, sous les assauts de l’inconnu, se rétrécirait telle une peau de chagrin.

   Paradoxe intimement lié à notre destin biologique, lui-même inscrit dans un ordre universel cosmologique conditionné par les affections et les blessures continues de la temporalité. Tout ce qui, parti de l’amont, se dirige vers l’aval, porte les stigmates de cette dette originelle. Ceci est gravé en nous avec la plus vive inquiétude. Les commentaires et circonvolutions autour de cette belle Image ne seront que le reflet de cette « danse avec la Mort » qui s’impose à nous avec toute la force des résolutions définitives et l’impossibilité qui est la nôtre d’inverser le cours de notre Destin. Cette énonciation a valeur de truisme, mais parfois convient-il de remettre, face à nous, des évidences que la contingence efface mais ne réduit jamais.

   Å partir d’ici, c’est l’image qui parlera, « ouvrira le bal » en quelque manière, dansera au rythme pulsionnel, tonique, tranchant et presque tyrannique des corps pris de l’ivresse consécutive à l’extase ; des corps dialoguant, s’entrelaçant en une sorte d’acte amoureux syncopé où se devine déjà, au-delà d’une supposée jouissance, l’ombre d’un exil définitif, autrement dit le retirement des corps du milieu de vie où, jusqu’ici, ils s’agitaient, exultaient, se retiraient parfois dans un ténébreux mutisme, mais pour autant toujours situés dans cet espace des plaisirs et des souffrances qui est le site habituel des rencontres, des séparations, des flux et des reflux, du surgissement du sens et de son retrait. Corps de lumière qui précède et annonce le corps de ténèbres. De façon à entrer dans le langage du Tango, il est nécessaire de partir du fondement de l’exil, celui par qui il naît et justifie la pluralité des figures qui, bien plutôt que d’être des signes chorégraphiques, sont des signes existentiels disant la douleur de l’éloignement et ce qui est censé en réduire la portée.  

   Regardée à cette aune de l’exil et de son essai d’effacement au titre de la danse, le paradoxe ne tarde guère à surgir qui nous place, nous les Voyeurs, dans une posture inconfortable qui est celle de la déréliction, de l’incomplétude native qui sont celles de notre condition. Alors que cette représentation devrait se donner comme source de joie, l’image est immédiatement, et sans réaménagement possible, amputée d’une partie de son être. L’image est tronquée. L’image est en deuil. Celle-qui-danse (laissons-là dans cet anonymat-là, manière d’universel qui dit l’entièreté de la présence humaine), Elle donc, se donne à nous dans un genre d’apparition-disparition, de lumière et d’ombre, comme si elle jouait sur la scène d’un théâtre antique, l’une des tragédies par laquelle une mythologie se dit, mais dans l’impossibilité d’être de ses personnages promis à une fin que nulle intervention divine ne viendra sauver du naufrage. L’épée de Damoclès tranche dans le vif, supprimant en ceci la possibilité d’un retour qui eût pu être salvateur.

   Ce bras levé en anse, ce cou incliné, ce fragment de gorge, cette unique jambe dans sa tension diagonale, cette lumière blanche aux ombres de terre de Sienne, tout ceci, cette disposition d’un personnage dont un Metteur en Scène a figé la posture avant même qu’elle ne soit aboutie, nous conduit de façon irrémédiable à éprouver une perte insondable (celle-là même dont Celle-qui-danse semble frappée avec le plus vif souci), que rien, jamais, ne pourra venir combler. En ses entours-mêmes, Celle-qui-danse est partiellement biffée, comme si le Néant-lui-même, avait subitement décidé de reprendre son dû, phagocytant des parties du corps, geste de Mantis religiosa aux terribles et pénétrants buccinateurs. Ces ombres inquiétantes surgies, dirait-on, de la lumière, fomentées par elle en quelque sorte, tracent le douloureux portrait d’une volonté, volonté de vivre, volonté de figurer, volonté de faire épiphanie, mais volonté s’écroulant à même sa profération, comme si la vie, en son éternel mouvement de corruption, n’avait de finalité qu’à se détruire elle-même et à annihiler Ceux et Celles qui dépendent d’elle.

   Paradoxe, encore, et non des moindres, de cette danse qui eût exigé un « pas de deux », étrange ballet en réalité solitaire, dont nulle présence ne vient confirmer l’existence. Un mouvement se crée qui s’annule. Une volte s’amorce qui chute. Un processus naît qui s’éteint aussitôt. Si la figure de tout exil peut apparaître en tant que foncière solitude, on s’accordera d’emblée sur le fait incontournable que tout Exilé (aussi bien toute danse qui en exprime la nature), postulera, dans l’horizon de sa conscience, cet Autre qui est son cruel manque dont il essaie à tout prix d’assurer l’assomption, accomplissant par-là sa possible remise au monde, son hypothétique « re-naissance ». Car tout exil repose sur ce nécessaire ajointement du Même et de l’Autre au terme duquel, chacun comblant sa faille ontologique, retrouvera le chemin de sa propre unité.  Cette altérité choisie, cette rencontre issue des plus profondes affinités, ceci, ce lien indéfectible qui réunit les êtres, ce passage, cette liaison sont refusés, ce qui, de toute évidence, confère à l’image sa force la plus effective, le pouvoir de fascination/répulsion qu’elle imprime en nous à même notre inconscient, là où gisent nos motivations les plus secrètes dont l’inaccessible est le caractère le plus propre. Nul doute qu’une telle représentation ne s’y archive avec la puissance des choses inconnues, non maîtrisées, ces choses abyssales qui nous meuvent et nous émeuvent alors que nous n’en avons guère conscience.

   Car regarder cette image, toute image et se prononcer sur le jeu mouvant qu’elle imprime en nous, sur l’écho quelle y fait réverbérer, sur les traces qu’elle y dépose, tout ceci ne résulte que d’une longue macération, d’une patiente infusion car ce que nos yeux perçoivent, que nos sens enregistrent, ce ne sont jamais que de rapides impressions, des ensemencements superficiels, de simples irisations qui froissent l’eau mais n’en métamorphosent nullement la nature. Il faudra, à l’entrée dans une signification plus exacte, l’action lente mais continue d’une temporalité à l’œuvre, d’une décantation qui ne retiendra ni l’écume, ni la mousse, pas plus que les immédiats miroitements, seulement l’émergence de cette ligne discrète qui se nomme SENS et, comme toute chose d’importance, mérite qu’on s’y arrête et en devinions les souterrains enjeux. Å ce prix seulement le fruit délivre son suc, la chair s’ouvre sur l’intime, la pulpe nous invite au jeu subtil de sa douceur, de son accueil, de sa générosité. Å ce prix !

   Et, en cet instant d’une prise de conscience, si nous essayons de nous pencher sur ce qui a été accentué à l’initiale de ce texte, peut-être, encore, y devinerons-nous la mesure de ces pensées secrètes qui tapissent notre vie intérieure, en attente de leur déploiement. Peut-être, tout geste de danse est-il, en son fond, une lutte sans merci pour rejeter le spectre de la Mort dans d’illisibles coulisses afin que, cet éloignement accompli, elle puisse demeurer dans un fond d’indistinction, lequel nous octroiera un répit, nullement une victoire définitive, cela va de soi. Chaque pas, chaque figure, chaque dynamique ne refléteraient que ce souci de creuser un intervalle, de différer, en quelque sorte de notre Être mortel, de lui insuffler un peu de cette éternité dont il tapisse la toile de ses intimes fantasmes. Ainsi, « spleen », « noir », « immigration », « solitude », « pensée triste », « douleur », « nostalgie », ceci constituerait le lexique usuel de toute manifestation chorégraphique. Le chorégraphie, revers de l’existentiel, le redoublant, si l’on veut, éliminant temporairement de notre mémoire la figure de style finale au gré de laquelle, tirant notre révérence, nous deviendrons illisibles aux Autres aussi bien qu’à nous-mêmes. Je ne sais si toutes les danses peuvent recéler en elle ce geste d’éloignement d’une souffrance qui est coalescente à notre présence, ici, sur ce lopin de terre. Sûrement le Tango en son essence même, dans la vivacité, l’impétuosité de ses figures, pourrait pouvoir rejoindre analogiquement, cette autre dimension tragique qui se dit, à chaque pas, à chaque geste, à chaque mimique dans cette danse, le Flamenco qui, tel le geste du Toréador, me paraît être en sa nature la plus profonde, essai de domination du Mal et, par voie de conséquence, tentative de renvoyer la Mort dans des limbes d’où, jamais elle ne pourrait plus ressortir.

   Selon des recherches ethnolinguistiques, le mot flamenco « dérivait des termes arabes felah-menkoub, qui, associés, signifient « paysan errant » (Wikipédia). Ce que signifie cette « errance » revient à rencontrer « l’exil », cette sortie hors de Soi qui ne parvient plus à retrouver le lieu intérieur de son être. La dimension fondamentalement existentielle, doublée d’une évidente inquiétude métaphysique, devient hautement visible dans l’affirmation suivante, tirée, elle aussi, de Wikipédia :

   « Il est (le flamenco) un formidable moyen de communication et d’expression de l’essence et de l’existence de l’homme andalou, il constitue l’affirmation d’un mode d’être, de penser et de voir le monde. (…) « Être flamenco » devient en soi un mode de vie. Le monde qui s’offre à l’expression flamenca est fait de tensions et de violences, de passion et d’angoisses, de forts contrastes et d’oppositions qui engendrent le cri du retour aux origines, cri primal et cri de la mémoire. »

   Le concept de « cri primal », porté par Arthur Janov, semble pouvoir aussi bien s’accorder aux deux chorégraphies que sont le Tango et le Flamenco. Tout cri émis à la naissance est cri de l’arrachement de la Terre Fondatrice où tout homme puise ses ressources, où toute existence humaine plonge ses racines dans ce fond obscur, ténébreux, opaque, entièrement indéterminé mais qui, pour autant, est le socle archaïque à partir duquel nous prenons essor et croissons dans l’espace libre, mais étonnamment balisé, circonscrit, de notre propre destin.

    En un certain sens, danser est cet acte rituel au terme duquel nous pensons pouvoir surgir à nouveau et, peut-être, bénéficier de ses vertus cathartiques, purificatrices, libératrices comme si, par ce simple mouvement d’éternelle réitération, nous tirerions de notre affligeant chaos, la figure chatoyante d’un nouveau Cosmos. C’est, peut-être ce que nous dit en filigrane cette belle image de Judith in den Bosch qui, suite à un savant processus alchimique, a métamorphosé Celle-qui-danse en fondement d’un vif tourment existentiel.   

 

 

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7 août 2023 1 07 /08 /août /2023 09:20
En elle, le point d’abîme

Peinture mixte

Léa Ciari

 

***

 

   Les ombres sont Bleu de Nuit dans le croissant des barkhanes, profondes, mystérieuses, dont nul ne saurait explorer l’énigmatique présence. Au-delà du cercle lumineux des clairières, de larges zones de ténèbres dont personne, jamais, n’a pu réaliser l’inventaire, connaître le moindre fragment. Dans l’enceinte des villages médiévaux, dans les venelles étroites où personne ne s’aventure, le bitume coule en de larges nappes qui demeurent vierges de tout regard. Sur le versant vertigineux des montagnes, là où l’ubac fait son étrange lac de suie, nul jour ne s’allume, pas même la douce émergence d’une étincelle, pas même une discrétion de luciole. A l’entour des barkhanes, des ramures arborescentes, au large des venelles poudrées de silence, au-dessus du deuil des ubacs, la fête de la lumière, les incessants tourbillons de clarté, les rubans de phosphorescence, les dépliements de blanches corolles, les efflorescences de cristal, la géométrie de la Raison qui trace, au-devant d’elle, l’architectonique d’une joie vacante, parfois immédiate, un feu de Bengale se meut qui ensemence le ciel libre de nos méditations.

   C’est le lumineux adret de l’existence. C’est la gerbe de sens qui s’extrait de la mutité. C’est le rayonnement de tout ce qui est, parcourt l’espace à la vitesse sidérale d’objets certes innommés mais dont l’offrande nous comble à l’aune d’une vision exacte de ce qui fait encontre, de ce qui ne se dresse devant nous qu’à nous confirmer dans notre être, à nous hisser plus haut, plus loin que nous. C’est pure donation, c’est ouverte oblativité, à la manière dont une aube émerge et se teinte de lueurs aurorales, premier pas en direction d’un présent éclairé de l’intérieur, tel le sublime photophore à la transparence de papier huilé.  On pense aux Maisons de Thé, à leur subtile fragilité. Tout va de soi, rien ne biffe ni ne barre. Nul obstacle à l’horizon, chemin de lumière qui trace devant lui le sillon libre de son destin. Tel un rêve de diamant aux arêtes vives, tout s’y réverbère selon nos espoirs les plus fous, nos désirs soudain fécondés par on ne sait quel phénomène inaperçu, quel surgissement de météore dans l’enceinte éblouie de notre tête, sur le cercle incandescent de notre pensée.

En elle, le point d’abîme

Ce que je viens de décrire au travers d’allusives métaphores, cette ombre des barkhanes, cette illisibilité des venelles, ces ubacs sertis de confusion et de doute, ceci correspond en tous points à cette zone d’occultation, telle que représentée par Léa Ciari, à droite du visage du Modèle, ce site d’indétermination foncière, cette aire de confondante opacité, ce « no man’s land », cette terre étrangère, toujours à défricher et à déchiffrer, dont cependant l’informe résiste à toute tentative d’aller plus avant, de percer, au milieu de toute cette noirceur, un peu du secret qui nous eût un instant délesté de la dette de vivre. De la « dette », oui, car ce lieu, en tant que lieu de privation, ne saurait refléter que la dimension insondable d’un manque constitutif de notre condition même. Nous avançons sur le chemin de l’exister, toujours sur la lisière des choses, toujours au bord du ravin mais nos yeux ne veulent nullement sonder le mortel ennui, s’emplir de la poix lourde de l’angoisse. Ils ne veulent s’éclore qu’à la diaphanéité d’une félicité, ils ne veulent connaître que ce liseré d’intelligibilité qui court le long des hautes montagnes, les détoure d’une aura étincelante.

   Cependant détourner ses yeux de l’ombre n’équivaut nullement à en évacuer le caractère absurde. L’illucidité n’a jamais sauvé personne de soi car elle ne saurait avoir de vertu cathartique. Seulement un sommeil léthargique, une avancée somnambulique, un vertige en attire un autre, une mécompréhension en appelle une autre. Ce Noir profond qui jouxte le visage, en barre en partie l’épiphanie, le réduisant à une manière de demi-vérité, ou bien plutôt le noyant dans la lagune grise du mensonge, il nous est requis, en tant qu’Hommes, en tant que Femmes, d’en interroger la nature, de tâcher d’en percer l’opercule, afin que porté au jour, ce demi-visage contrarié reprenne des couleurs et se dise selon le rythme d’une parole renouvelée, ressourcée à la fontaine de la positivité. Car nul ne saurait se connaître à dissimuler ainsi ce qu’il est en son fond sous cette bannière de crêpe qui l’annule à même son être. Selon un contexte religieux, Christian Bobin nommait cette zone d’invisibilité « La part manquante », et voici la définition qu’il en donnait, au travers du geste de l’écriture :

 

"C'est par incapacité de vivre que l'on écrit.

C'est par nostalgie d'un Dieu que l'on aime. »

 

   Je ne suivrai nullement l’Écrivain sur ce chemin de foi et de piété, seulement dans la perspective existentielle, attribuant cette « part manquante » à des motifs immanents, à des accidents de parcours, à des « irrévélations », à des obscurités qui nous assaillent, venues d’on ne sait où, dont cependant, en vertu du Principe de Raison, il nous faut bien élaborer quelque hypothèse à défaut d’en pouvoir dominer l’irrépressible force, la puissance qui nous rive à demeure, nous aliène au sein même de notre citadelle de chair.  Ce qui, pour un Croyant, aussi bien pour un Athée, se donne en tant que vérité certaine de soi, en tant qu’apodicticité, donc indémontrable, c’est bien ce sentiment de manque coalescent à notre nature même, se vivant comme un fondement irréductible de qui-nous-sommes en notre posture, des êtres mortels, donc des êtres en lesquels s’inscrivent, de toute éternité, cet absentement, cette existence trouée dont jamais, nous ne pourrons réduire la terrible inconsistance.

   Je pourrais ainsi, à l’envi, décliner sur d’infinis registres, l’image de ce manque qui crée faille en nous, selon des motifs qui, s’ils sont singuliers, s’affilient en quelque manière à un vaste courant universel des choses et des êtres en de leur paradoxale rencontre. Il suffira de dresser, ci-après, quelques figures du manque telles qu’elles apparaissent dans l’horizon fluctuant des Quidams que nous sommes, ces genres de marionnettes désarticulées qui, toujours, cherchons à nous rassembler autour d’un centre qui nous fuit et nous désespère. La fugue des manques ci-après désignés est fugue personnelle dont je ne sais si, d’une façon ou d’une autre, elle pourrait correspondre aux attentes de l’Artiste qui a dressé ce portrait sur lequel je m’interroge. Mais se questionner sur l’Autre, ce continent invisible, ne se fait jamais qu’à partir de Soi, comme si, Celui, Celle qui nous font face n’existaient qu’à titre de simple réverbération. Donc la litanie infinie des manques infinis :

 

Manque : ceci qui, en moi,

me demeure inconnu.

Manque : cet « invécu » dont j’aurais

 voulu qu’il me rencontrât.

Manque : ce point vers lequel je m’achemine,

qui n’est que chemin de non-retour.

Manque : ce désir qui s’est éteint

avant même qu’il ne rougeoyât.

Manque : cette œuvre demeurée incréée.

Manque : tous ces livres à lire

qui, jamais, ne le seront.

Manque : ces mots que j’aurais

voulu prononcer,

ils se sont réduits au silence.  

Manque : ce voyage en Soi

 à demi entamé.

Manque : cet amour inexaucé,

il demeure en friche.

Manque : cette écriture à court d’absolu.

Manque : cette Littérature, si vaste

continent, à peine rencontré.

Manque : cette persistance en

Philosophie, sur le seuil seulement.

Manque : ce concept approché tel la Léthé.

Manque : cette vision synoptique,

demeurent des angles morts.

Manque : le surgissement

dans la plus pure Idéalité.

Manque : cette notion d’AFFINITÉ

insuffisamment portée au concept.

Manque : ce Mot, cet unique mot,

 tel Idée, Substance, Être

dont j’eusse souhaité qu’il devînt

 mon indépassable orient.

Manque : naissance en Soi,

de cette inépuisable ressource au

terme de laquelle une plénitude

 se fût d’emblée atteinte.

Manque : apercevoir la

totalité des Œuvres d’Art

en leur cercle refermé.

Manque : se situer à la fine

 pointe de l’Idée à partir d’où

tout se détermine et fait sens.

Manque : vivre un jour seulement

dans l’étincelle du Génie.

Manque : assembler en la dignité

 d’un recueil l’entièreté

 des Beautés du Monde.

Manque : apercevoir le rayonnement de l’aura

qui intime l’existence de deux êtres

au-delà des visées communes.

Manque : voir sortir de Soi le fil de la Vierge

tissé des mots d’une ultime Poésie.

Manque : devenir l’Insulaire hantant

jour et nuit les travées

en clair-obscur où luisent

les maroquins des ouvrages

et leurs dentelles fascinantes de mots.

Manque : vivre au plus haut d’un Phare

et éprouver l’Essence même

de la Solitude jusqu’au vertige.

Manque : arriver tout au bout du monde

et projeter son propre regard

sur son mystérieux envers.

Manque : faire de cette magique

Réminiscence

le lieu effectif d’un

 Ici et Maintenant.

Manque : porter son Imaginaire

dans le hors limite,

l’Ouvert, l’infinie pluralité des Choses.

Manque : entrer dans la lentille de verre

de la diatomée

et connaître le fourmillement

de l’Infiniment Petit.

Manque : porter ses yeux au ciel

et voir l’invisible

derrière l’épaule du Bigbang

Manque : être Soi jusqu’en sa

 lisière et être à la fois,

Arbre, Tronc, Racine, Rhizomes.

Manque : grimper l’échelle des tons

et parvenir

là où l’éblouissement

devient la seule Parole.

Manque : éprouver le vibrato d’une Voix

et s’y abîmer corps et âme.

Manque : faire de sa peau

 un miroir du Monde.

Manque : babélienne volonté :

que toutes les Langues

fassent en soi une unique colonne,

un seul et même ébruitement.

Manque : se vivre infime soleil fécondé par

la Grande Étoile Blanche donatrice de Vie.

Manque : être rivière, puis ruisseau,

puis mince filet d’eau, puis Source.

Manque : de l’empan d’une seule vision

 balayer l’Espace et le Temps

jusqu’à son point d’Origine.

Manque enfin, ne pouvoir dire

du Monde, des Êtres, des Choses

que l’Alpha alors que l’Omega

attend d’être fécondé

Jusqu’en son ultime.

Manque et toujours manque

Jusqu’en son possible épuisement,

mais ceci est-il Humainement possible ?

 

   Alors, après cette longue évocation des manques, saturée d’une vision purement Idéaliste, que reste-il à dire de cette Peinture qui a enfoncé son coin dans la pensée et risque d’y demeurer pour la suite des temps ? Dire et toujours redire ce-qui-vient-à-nous avec la seule matière disponible, celle des mots. Laquelle reflète celle de la proposition plastique. Tout vient du fond. Tout surgit à la lumière à partir de ce fond sans fond qui est le lieu même de provenance de l’Être. Dans ce pli de la Nuit, rien ne parle ni ne fait signe. Mais bientôt, une Figure paraît comme surgie de nulle part. Toute épiphanie, par essence, est toujours un mystère. Comment une chose nait-elle du Rien ? Aporétique question qui nous reconduit au silence. Et pourtant il faut briser cette paroi de silence, l’offusquer de mots, la seule possibilité qui soit effectivement en notre pouvoir.

   L’image est, en sa partie inférieure, occupée par une surface dorée qui nous fait penser aux fonds des toiles de Gustav Klimt, ces manières de fabuleuses icônes qui pointent en direction du religieux, du sacré. Bien évidemment, la tension est vive entre ces deux surfaces se jouxtant selon la puissance sourde d’une polémique. Combat du nuitamment non-éclos et du diurne en son solaire déploiement.

 

Un Rien s’affronte à un Tout.

Un Vide se heurte à un Plein.

 

   Verticale dialectique où les contraires ne naissent à leur propre essence qu’à avoir auparavant connu le visage heurté de son antinomie. Elle, l’épiphanie en creux, l’épiphanie irrévélée, l’épiphanie biffée qui ne vient à nous qu’à recevoir son Sens le plus apparent, ce Visage donc armorié selon un retrait, un côté atteint de Plénitude, un côté affligé de Vacuité, ce Visage qui vient heurter de front notre sensibilité est la représentation de la Métaphysique en ses fondements mêmes : Être et non-Être se « dé-visagent », c’est-à-dire se donnent visage en même temps qu’ils l’annulent, ouvrant en nous qui regardons, la faille du tragique, le clignotement ontologique du paraître et du disparaître, la mesure d’une possible Infinitude et d’une incontournable Finitude.

   Tout visage est le lieu de ce conflit, de la lutte des opposées, du feu des contradictions, de la césure qui fait de l’entre, qui crée de la distance, qui creuse un fossé au milieu du tissu apparent d’une unité que nous pensons sans faille. Comme le dit Montaigne dans ses « Essais », nous sommes toujours « en visage descouvert », ce qui signifie que ce découvert est le signe du risque immanent à notre cheminement terrestre. Édifiés sur du Manque, tissés d’une argile friable, nous ne sommes que des Esquisses lézardées assistant, impuissamment, à cette chute qui évolue à bas bruit, à cette ligne de partage qui place d’un côté ce visage de terre cuite à l’immémoriale beauté, de l’autre ce masque de nuit qui ne cherche que son dû, ce dû qui, depuis toute éternité, n’attend que d’être soldé. Certes la lucidité a ceci de confondant, décillant nos yeux, elle les porte à l’incandescence du regard. Ce qu’elle prélève du visible et d’un possible succès, elle en ôte le rayonnement, rendant à l’invisible ce qui lui appartient de plein droit, ce Non-Être dont il est tramé jusqu’à l’absurde.

   Cependant, il ne faudrait pas croire que cette toile n’indique qu’un sombre désespoir. Il y a des lignes de positivité : celle déjà signalée d’une homologie du fond avec un Klimt et, sans doute en existe-t-il une seconde de nature formelle, cette minceur du cou, cet oblique du buste inclinant vers les portraits de femmes de Modigliani. Positivité qui se dialectise avec le haut nocturne de l’image, manière de reconduction à « l’Outre-Noir » d’un Soulages, cette énigmatique figure d’un « Outre » dont nul nom, nulle présence ne sauraient tracer les effectifs contours. Du reste, n’est-ce là la mission de l’Art en ses plus hautes cimaises que d’affronter la Présence, tout en puisant à l’Absence comme son répondant logique ? Songeons à la belle assertion de Paul Klee :

 

« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

 

   S’il se contentait de rendre visible le visible, nous serions immédiatement adossés au non-sens d’une tautologie, ce cercle fermé, cet ouroboros, ce serpent qui se mord la queue. Si l’Art « rend visible », c’est bien une chose : l’Invisible dont seul le phénomène, l’apparence se montrent à nous sous les traits de l’œuvre. Or l’Art n’est jamais pure abstraction qui ne vivrait que de son ciel, dans son ciel. L’Art vient à nous, comme la vie vient à nous, comme l’existence nous convie à être au-dehors du Néant, à le toiser tant que le rayon de notre regard peut en supporter la belle et tragique vision. Oui, le Néant se donne sous la forme contrastée de l’oxymore, il nous fascine en même temps qu’il nous terrifie. A nous de trouver ce point d’équilibre, tel l’intervalle entre deux mots. Nous sommes phrases que le point final attend. Mais alors quelle joie de vivre au rythme des mots ! Quelle joie !   « Peinture mixte » tel est le sous-titre de cette belle œuvre.

 

Or le mixte est toujours mélange,

de la Nuit et du Jour,

de l’Absence et de la Présence,

du Manque et du Désir.

Rien n’est pur qui brillerait

de son feu éternel, telle la

merveilleuse Idée platonicienne,

une lumière se lève des

ténèbres qui vient à nous.

 Elle est à cueillir

dans l’instant même.

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30 juillet 2023 7 30 /07 /juillet /2023 09:23
Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Ce texte est dédié à mon Ami Jeannot

Lui qui vient de rejoindre ce Chaos

D’avant la naissance

Lui qui maintenant

Connaît la liberté

La seule qui soit

Ici, sous ce Ciel

Sur cette Terre

 

*

 

   Au début, au tout début, avant même que le chantier créatif ne soit amorcé, c’est un peu à la façon des limbes, une lumière pâle et terne, une clarté glauque, comme venant « au travers d'un globe dépoli », selon la belle expression de Goncourt dans son « Journal ». Et, afin de poursuivre la belle évocation littéraire, appelons-en à Victor Hugo dans « Les Châtiments » : « Après la plaine branche une autre plaine blanche. » Ici, dans les deux cas, c’est de blancheur dont il est fait mention, c’est-à-dire de quelque chose de natif, de vierge, qui n’a encore connu les remous et tremblements de l’exister. Cela s’annonce, cela voudrait aller plus avant, mais cela se retient, comme s’il y avait risque, danger de faire effraction, de surgir à même sa propre naissance dans un Monde inconnu, peut-être hostile. Cette manière d’aube avant que l’aurore ne se teinte de vermeil, ne s’inscrivant dans le cycle du temps,

 

c’est la position de l’Artiste,

avançant à pas comptés,

à pas feutrés sur la face

lisse de la toile.

   

  Tout est à venir qui ne s’est encore manifesté, ni dans les plis de l’imaginaire, ni ne s’est éclairci sur le miroir de la conscience. Une longue hésitation, un frémissement à l’orée du jour, une palpitation, un murmure à la lisière des Choses. Tout doit être dans la modestie, dans la patiente retenue, dans l’haleine suspendue au mystère même de l’œuvre. Le mystère est total au motif qu’il n’est connu de personne, ni du Quidam avançant au hasard des rues, ni de l’Artiste qui ne possède nul recul par rapport à son œuvre.

 

Son œuvre puise dans sa chair même.

 

  Nulle position de surplomb, nulle Volonté de Puissance dont la Figure inscrite sur la toile serait le total accomplissement. Il y a trop d’inouï, d’invu, de non-ressenti, de non-conceptualisé pour qu’une hypothèse, fût-elle minimale, vînt s’inscrire à même ce qui apparaîtra et fera sens aux yeux des Existants, autrement dit des Mortels. Et c’est bien parce que nous sommes les Mortels, des êtres irrémédiablement finis, que nous ne pouvons, d’emblée, saisir ceci même qui vient à nous telle une intraduisible énigme. Pour la traverser, cette énigme, il nous faudrait être Infinis et connaître selon la totalité de l’Absolu. Or nous sommes à l’étroit dans la nasse d’osier de l’exister et nous ne connaissons jamais de l’espace que quelques perspectives étroites, quelque horizon borné qui, certes nous déconcertent et nous laissent « en rase campagne. »

   Mais il faut en revenir aux prémisses de l’œuvre, dans le champ d’indétermination, d’antéprédicatif qui en constituent le seuil et posent cette oeuvre en sa plus étonnante question.

Et tant que le processus de création demeurera enclos en cette belle hésitation, en ce sublime suspens, c’est comme si une manière d’Éternité nous visitait. Nous serons infiniment libres, là sur la lisière de ce qui va se manifester, de l’entendre, cette manifestation, selon les mille voltes de notre imaginaire. Elle, l’Invisible de la toile, nous la devinons bien plus que nous la saisissons en tant que forme parvenue à son terme.

 

Naissant à Elle, nous naissons à Nous.

Nos destins sont coalescents l’un à l’autre,

nous nous situons en une exacte coïncidence.

Le Modèle ne vit que par nous qui la visons,

nous n’existons qu’à l’attente de sa parution,

qu’au surgissement de son épiphanie.

 

   Mais nous sentons bien que notre attente sera le lieu d’une sourde impatience, que notre espérance se teintera de sombres déceptions, que le rougeoiement de notre désir à son endroit subira quelques altérations, peut-être même souffrira d’une décoloration située au bord d’un évanouissement, d’un vide, d’un silence. Nous, Êtres de Raison, attendrons qu’une logique s’installe, que des coordonnées spatiales cernent le Sujet de la toile, que des traits se lèvent, que de claires dimensions soient indiquées, qu’une architecture organise le divers, qu’une Forme surgisse de l’Informe, en un mot, qu’un Sens se dégage de cette représentation. Nous ne nous déterminons pas seulement à l’intérieur de nous-mêmes, il nous faut de l’Altérité, du miroir, de la réverbération. Il nous faut du dialogue afin que, tirés de notre esseulement, nous pussions élaborer la rhétorique du Vivant, la seule à même de nous ôter ce sentiment du Néant qui nous étreint et nous fige à demeure.

   Face à cette pré-visibilité, à cette annonce discrète avant la révélation, nous sommes réduits à de simples conjectures. Tâcher de décrire, dans l’approximation, la seule possibilité qui nous soit offerte. « Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant », énonce le titre de ce texte. Ce qui veut dire, qu’en matière de création artistique, il faut d’abord traverser le champ des apories, se confronter à cette confusion première, à l’énoncé de ces abstractions, genres de gestes archaïques qui nous font penser aux premières tentatives picturales pariétales de l’Homo Sapiens Sapiens, d’abord quelques traces de charbon sur les faces sombres et fuligineuses des grottes. Quelque chose émerge à peine du lointain du temps, depuis la posture animale des premiers hominidés, dans un passé ténébreux, nébuleux, opaque, essai de ce qui deviendra l’Anthropos, de s’arracher à sa lourde gangue de matérialité.

   Simple tubercule, simple excroissance de la matière bien plutôt que conscience éclairée par le cristal de la Raison. Toute œuvre vient de là, de cette violente indétermination, de cette ardente polémique de nos Ancêtres avec un milieu hostile, agressif, mortifère. De tout ceci, de toute cette force cherchant à s’extraire des abysses de l’Humanité, il demeure toujours quelque chose qui se manifeste à l’aune du Chaos. Le nôtre, celui qui constitue notre chair. Celui de l’œuvre qui est douloureuse effraction du sibyllin, de l’inintelligible, de l’indéchiffrable. L’esquisse posée sur la toile rejoue, sur la scène de l’Art, les enjeux primitifs de l’Homme confronté à la horde des animaux sauvages, à la puissance sans limite de la Nature, à la foudre et aux déflagrations des éclairs qui sont les sources natives de toute angoisse, avant même que l’idée des dieux du polythéisme ou du Dieu du monothéisme aient marqué de leur empreinte irrémissible la conscience des Existants.

   Oui, nous venons de loin, de très loin et notre avancée sur les chemins de l’exister est réplique de cette longue et éprouvante Odyssée. Dans l’ombre de ce récit immémorial, telle la courageuse Pénélope, nous remettons sur le métier à tisser, cette navette, ce va-et-vient incessant, ce tissage continu qui est entrelacé avec celui des Narrations Premières qui sont les provendes dont nous nous nourrissons continûment, sans en bien percevoir les incontournables fondements. Que nous le voulions ou non, au prétexte d’une sacrosainte Liberté, nous sommes reliés en vertu de notre généalogie. Nos gestes, nos sensations, nos sentiments, l’inclination et les délibérations de nos amours portent les stigmates de cette nature sauvage qui est le sol concret sur lequel nous reposons, nos comportements sont là pour témoigner de leur prégnance, sinon de leur tyrannie. Sur les empreintes de notre cheminement, la trace indélébile de ces boulets attachés à nos pieds dont l’éthique, c’est son essentiel devoir, s’efforce de nous libérer sans toujours y parvenir avec suffisamment d’efficience.

   Ce que nous voudrions, gommant toutes ces aspérités d’une dette envers le passé, avancer en direction de l’avenir, les mains ouvertes, les yeux brillants, la peau lisse et lumineuse telle une eau de fontaine. Certes, c’est ceci que nous souhaiterions, la plénitude en lieu et place du manque. Une généreuse Corne d’Abondance à laquelle nous puiserions, sans nous soucier du lendemain, ni nous interroger sur la veille, pas plus qu’au sujet d’un présent qui se déroulerait sous les auspices d’une claire évidence. L’esquisse de Barbara Kroll nous plonge d’emblée dans cette perplexité face à un Chaos dont nous percevons bien quelles en sont les racines, une nécessité en nous, avant même de nous projeter vers l’avenir, de soupeser l’immémorial qui nous habite et nous enjoint peut-être de déclamer avec Verlaine, dans ses « Poèmes saturniens » :

 

« Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Entrer dans le Chaos prédéterminant l’œuvre, c’est peut-être seulement dire ceci : le lointain est lointain et cette tautologie est le nom de l’Illisible Figure qui, bien plutôt que de s’acheminer vers nous est en fuite. En fuite de quoi ? De qui ? De nous ? De la Vie ? Du Monde ? D’Elle en tant que sur le point de venir en présence ? Son visage est irrévélé tout comme le serait un très vieux palimpseste enfoui dans les ténèbres d’un antique coffre. Nulle parution à l’horizon. Quelques traits seulement, mais perdus dans un emmêlement sans nom. Nulle identité. Les bras sont relevés en anse, le haut de la vêture est noir, comme une île enserrant en son sein du dissimulé, de l’inconnaissable, du refermé, de l’incommunicable. Nul espoir qui se lèverait ici d’une proposition minimale, une ligne claire qui ferait signe, un indice qui s’annoncerait, une parole qui serait à l’aube d’une profération.

   La partie médiane du corps se fond dans la cendre du subjectile. Seules les jambes peuvent être nommée sans risque d’erreur. Mais des jambes si frêles, comment pourraient-elles assurer la prise du Sujet sur un sol qui se déroberait ? Des escarpins peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que de la projection de notre esprit halluciné. Elle, la Figure si peu consolidée, Nous les Voyeurs si peu assurés de nous-mêmes, en quelle « irrelation » nous trouvons-nous, en quel abîme sommes-nous projetés dont, peut-être, nous ne pourrions ressortir qu’irréalisés,

 

non encore venus à l’Être,

simples aurores boréales,

seule liane phosphorescente flottant

au large de qui-nous-sommes,

des Néants perdus dans la

vastitude infinie des récits,

des fables sans

commencement, ni fin ?

 

 

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28 juillet 2023 5 28 /07 /juillet /2023 09:51
Noir, Rouge, Blanc, ligne de crête

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Trois mots, trois mots seuls, NOIR, ROUGE, BLANC, sur la vitre opaque du Monde. Le langage porté à son rare, à sa mesure minimale, comme si un lexique du peu suffisait à en dévoiler l’être jusqu’en son tréfonds, jusqu’à la limite ultime de son Essence, là où plus rien ne pourrait se dire que le geste de la respiration, la fuite du vent entre deux nuages, le poudroiement d’un sable venu des confins mêmes du Désert. Juste une lisière. Juste un mince tremblement. Juste une ligne parmi le tumulte infini des Choses. Être attentif à l’exister en sa plus grande profondeur est ceci : s’ouvrir à la dissimulation interne de la matière, tâcher de saisir non la périphérie, mais le noyau, le germe, le grain sensitif duquel l’on ne pourrait plus rien déduire, une évidence du fondement, en quelque manière. La vie, la vie infiniment multiple, la ramener à son plus petit dénominateur commun. Sous la forêt, apercevoir l’arbre. Sous l’arbre ne s’attacher qu’à la blanche racine. Sous la racine ne porter son attention qu’au fin tapis de rhizome. Sous la prolifération du rhizome extraire celui qui, en sa signification ultime, nous dit le Tout à l’aune de sa modestie, de son retrait. Jamais vérité ne surgit du chaos, du tremblement tectonique, de l’éruption volcanique qui obscurcit le ciel et le dissimule sous la violence de son trait. Vérité est mesure du simple, de l’éclosion minimale, du dépli inaperçu, de la feuillaison en son mouvement premier. Une aube se lève dans des méandres d’ombre bleue et demeure en qui elle est tant que la lumière n’est pas trop vive, la lumière blanche et dure qui abrase tout sous la dictée urticante de ses rayons.

   La pièce est plongée dans de vertigineuses ténèbres. C’est à peine si un miroir, ou ce qui est supposé tel, réverbère sur sa face glacée une ombre aux contours indéfinis. Rien ne bouge, rien ne fait signe en cette Nuit donatrice de formes éphémères. Nuit qui dit si bien, en réalité en une manière d’étrange mutité, les plus sombres desseins des Humains. Là, grouille l’inconscient avec ses feux éteints de mangrove, avec l’entrelacement de ses fantasmes, avec le fouillis de ses racines ployées, avec les sutures étroites des non-dits, avec les rumeurs à peine levées des ressentiments et des haines, avec les crimes qui se fomentent à l’abri du regard des Hommes. Le Noir comme Deuil. Le Noir comme Néant. Le Noir comme la butée dernière du Songe. Et pourtant, malgré sa lourde charge de funestes horizons, nous ne pouvons nous délester du Noir. Il est la Nuit Primitive d’où nous provenons. Il est le pesant silence dont notre Parole trouera la matière amorphe. Il est l’indistinct, le refermé, ce à partir de quoi notre Regard ouvrira les meurtrières de visibilité qui nous feront Êtres de Lumière, au moins le temps de fulguration d’un éclair. Toujours le surgissement de l’Instant déchire la Nuit, nullement le Jour sur lequel il ne ferait fond que dans une confondante invisibilité.

    Le ciel de la toile est Noir qui envahit la presque totalité de l’aire vacante. La Nuit est dense, installée au sein même de sa mystérieuse puissance. Et pourtant, tout en bas, elle ménage un espace de Rouge. De Rouge foncé, éteint, de Rouge Carmin, Amarante si semblable à du sang coagulé. Comme si, s’extrayant du Noir aux forceps, le Rouge avait commis un crime, une sorte de matricide, Nuit féminine condamnée à ne délivrer que cet embryon primitif porteur, encore, de quelques traces obscures.  Génitrice endeuillée, Génitrice condamnée à n’être plus qu’un nuage Andrinople pour la suite des jours à venir. Comme s’il fallait faire de la Mort (autrement dit du Noir), la mesure sacrificielle à l’aune de quoi faire phénomène, conservant cependant en Soi les stigmates d’une hermétique et imprononçable provenance. En définitive, vivre, n’est-ce ceci, s’arracher provisoirement aux griffes du Néant et brasiller, souffler sur son mince brandon de peur qu’il ne s’éteigne trop vite, que la Nuit, la mortelle Nuit ne reprenne ses droits et ne s’installe en nous pour l’éternité ? Une polémique, et, pour finir un violent combat entre deux couleurs pourtant complémentaires mais en leur nature, profondément antinomiques.

   Du fourreau Rouge de la jupe qui enserre et dissimule le lourd secret de la Naissance, du bouquet de roses qui éclabousse tel une giclure de sang, se lèvent, dans une sorte de clameur, de stridence, ce Blanc plâtreux d’Albâtre, ce Blanc éblouissant de Neige, ce Blanc effusif de Saturne, ce Blanc, mesure virginale, mesure silencieuse, mesure véritative.  Et ce Blanc polyphonique se hâte d’effacer, d’oblitérer, à lui seul, à la fois le spectre abyssal de la Mort, à la fois la tragique empreinte du crime qui a été la condition de possibilité de la Naissance. Ce Blanc étonne, ce Blanc a un étrange pouvoir de saisissement car c’est d’un genre d’écartèlement dont il est le lieu, nous installant sur cette ligne de crête ouverte d’un côté sur l’ubac du Néant, de l’autre sur l’adret taché de  ce meurtre qui s’est constitué comme le fondement même de la venue au Monde de la Figure ici présente, à savoir l’archétype de-qui-l’on-est, nous les Existants, n’avançant jamais que sur une ligne de faille, nous les Funambules toujours menacés du Vide qui nous attire, nous fascine en même temps qu’il dessine les étranges contours de notre Condition Humaine.  

   Qu’en est-il, en termes symboliques, de notre Figuration Humaine ? Notre Génitrice provient du Néant, autre nom qui dit le Non-Être, autre nom qui dit la Mort. Naissant, nous faisons effraction à même le sang de Celle qui nous a portés au rivage du Monde. Naissance à l’aune d’un sacrifice, lequel signe le non-sens toujours actif sous la ligne de flottaison de la vie. Nous étant extraits du Noir-Néant, nous étant exilés du Rouge-Crime visant notre Génitrice, nous évoluons dans cette Blancheur qui nous paraît être le signe patent de notre Liberté, comme si un blanc sillage d’écume ouvrait devant nos pas une sorte de Voie Royale. Cependant cette pensée n'en est nullement une, elle est, tout simplement, le reflet de notre constante naïveté. Jetons un coup d’œil attentif au Modèle de la toile (autrement dit à notre reflet, à notre écho), et tâchons d’y découvrir quelque sème qui en dirait la réalité.

   Le visage n’est nullement visage. Seulement énigme interrogeant, tel le Sphinx, l’insondable des choses. Ni yeux pour lire le réel, ni lèvres pour articuler le discours, ni oreilles pour entendre le bruit de fond du Monde. Un cruel esseulement, un retour sur Soi qui n’est qu’aliénation. Le massif des cheveux se confond avec la Nuit proche. Et les bras qui soutiennent le bouquet, le bouquet sanglant, les bras sont refermés sur eux-mêmes, comme si leur étrange resserrement indiquait une immolation à venir, un retour à la Matrice Originelle, passage obligé par le marais Vermeil, la flaque de Sanguine, avant même que ne soit rejointe la Nuit-néantisante, la Nuit conduisant tout droit aux rives du Léthé, le « fleuve de l'Oubli » dont nul ne revient, dont nulle mémoire ne pourrait évoquer le paysage, ni Noir, ni Rouge, ni Blanc, un paysage Vide au-delà de toute sensation, un paysage sans nom ni couleur, un paysage dont même le nom se dissoudrait dans l’orbe des questions sans réponse.

    Nous voyons bien, par rapport à cette toile, que nous nous situons dans une manière d’errance, comme si rien ne tenait, comme si nous étions, tout à la fois, en-deçà de qui elle est, cette toile mystérieuse, dans le Noir absolu du Néant, tout à la fois dans le surgissement Carmin de notre douloureuse naissance, tout à la fois dans la neuve Présence du Blanc, mais nullement rassurés par cette blancheur, étrangers à la vie en quelque sorte, pressés de répondre à la question du Vivre sans que nulle parole ne puisse s’y inscrire. Oui, c’est bien un violent sentiment de déréliction qui nous assiège, nous met en demeure d’exister, autrement dit, étymologiquement, de « sortir de, se manifester, se montrer », donc « être au-dehors », mais au-dehors de quoi ? Ne serait-ce l’au-dehors de-qui-nous-sommes qui se manifesterait ainsi par le biais de ces couleurs qui ne sont que des abstractions, des déterminations d’une Métaphysique girant tout autour de nous à la façon d’un vortex dont nous serions l’illustration la plus effective ?

   Alors, Vivre est-il simple métabolisme ?  Alors Exister est-il simple Vertige ? Alors, Vivre tout comme Exister, ne serait-ce que la dimension « méta » de la Métaphysique, autrement dit nous ne serions que préfixe sans radical, ne serions « qu’après, au-delà de, avec », à savoir position sans position, Êtres sur le point de…, Entités que nul accomplissement ne viendrait combler. Êtres du manque et de l’éternelle incomplétude. Ceci, nous le savons à la hauteur de nos intimes sensations, de nos émotions internes, de nos fugaces intuitions mais n’en formulons jamais en toute clarté la verticale vérité. Elle serait trop douloureuse. Elle oblitèrerait trop notre vue. Elle entamerait trop notre soi-disant Liberté. Aussi avançons-nous la tête basse, comme sous des fourches caudines, les yeux rivés au sol, faute de porter notre regard en direction des étoiles et du vaste cosmos. Notre cosmos à nous, les Humains, est teinté d’argile et de glaise lourde à porter au-devant de notre conscience. C’est pourquoi notre cheminement est si laborieux, si lent, si incompréhensible !

 

 

 

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