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8 mars 2025 6 08 /03 /mars /2025 10:35
Là, dans l’invisible et silencieuse  présence des choses

Esquisse

 

Barbara Kroll

 

***

 

   Quiconque prendrait le temps de regarder et d’interroger cette image en son fond ne manquerait d’être étonné. En notre siècle de vitesse, en notre siècle de déflagration continue des icônes virtuelles, en notre siècle où l’immédiat se donne en lieu et place du différé, de l’attente, du lent mûrissement des choses et des êtres, il y va de notre disposition même à comprendre le monde qui nous entoure et d’en saisir les subtiles nuances, en même temps que l’insondable profondeur. Car la hâte, en quelque domaine que ce soit, n’a jamais été synonyme d’une juste vision de ce qui vient à nous, bien plutôt cette confondante impatience est simple empressement en direction de l’abîme du non-sens. En effet, il y a quelque absurdité à se précipiter sur le premier spectacle venu, le premier voyage, la première vitrine où brillent les multiples artefacts qui métamorphosent les Existants en Polichinelles seulement occupés à admirer leurs  vêtures bariolées, ne percevant nullement leur propre difformité, ces deux bosses, l’une ventrale, l’autre dorsale qui, métaphoriquement interprétées, ne sont jamais que les creux, les lacunes, les trous qu’ils portent en eux, qui ont retourné leurs calottes.  L’art de vivre mérite bien mieux que ces sauts sur place, ces continuels saltos, ces figures chorégraphiques agitées d’un mouvement continu qui n’offrent guère d’autre signification qu’un vertige en tant que vertige, qu’une agitation en tant qu’agitation.

    Nous parlions, il y a peu, d’étonnement quant à la vision de cette esquisse. Or cette surprise se lève simplement à l’aune de cette immobilité, de cette insoutenable latence en lesquelles le Modèle semble devoir se figer pour l’éternité, manière de momie égyptienne dormant dans le sombre anonymat de ses bandelettes de tissu. Pour nombre de nos Contemporains ceci est la figure de l’affliction même, du renoncement à vivre, de la perte de Soi en d’innommables et dissimulées oubliettes. Une manière de geôle en quelque sorte, de refuge monacal, d’ascétique posture semblable à celle du Mystique retiré en sa grotte perdue en plein Désert. Mais bien évidemment une telle perception ne s’auréole de nulle vérité, elle n’est que le point focal d’une subjectivité portée parfois à quelque excès, une facile représentation derrière laquelle on abrite et justifie tous les actes liés à une irrépressible fièvre de vivre. Mais porter un jugement critique au-delà de ces quelques observations liminaires ne se donnerait que sous le sceau d’une pure perte.

 

Face à ce négatif,

il convient de dresser

du positif, du libre,

du déploiement.

  

   Alors, beaucoup se demanderont comment tirer du positif d’une telle attitude de retrait. Mais seulement en percevant, sous la surface des choses, une profondeur qui s’y inscrit en filigrane. « Abandonnée-à-Soi » est libre, infiniment libre.

 

Et paradoxalement libre

à l’aune du Silence,

de l’Immobile,

du Retrait.

 

   Toutes ces positions de Repos, loin de les envisager tels des renoncements à être, en sont les moteurs les plus effectifs.  Toutes ces attitudes d’hypothétique Absentement sont originaires et c’est cette belle dimension de Source, de Fondement, de Sol initial qui leur confère la puissance ontologique qui s’ouvre sur l’exister et les déclinaisons infinies qui en tissent l’irremplaçable essence. Silence, Immobile, Retrait sont les conditions de possibilité de ce qui, paraissant sous la forme de l’antagonisme, Parole, Mouvement, Présence ne sont en réalité que leur face cachée, leur revers, nullement une polémique infinie qui annulerait leur accomplissement.

   En l’exister ne reposent nullement des choses qui, par le simple fait d’être co-présentes, et en raison d’une nature radicalement polémique, se détruiraient mutuellement, s’aboliraient, se supprimeraient. Ceci n’est qu’une vue de l’esprit, qu’une facile doxa qui, « raisonnant » selon une fausse logique,

 

décréteraient l’effacement de la Lumière

sous les coups de boutoir de l’Ombre,

la disparition du Langage

sous le gommage du Silence ;

la dissolution de la Présence

au motif d’une Absence

qui en saperait les assises.

 

   Cet étrange point de vue relèverait, tout au plus, d’un manichéisme sans réel fondement, comme si chaque événement surgissant au monde portait en lui sa propre négation (certes cette conception est hégélienne, mais hégélienne au sens d’une posture théorique, nullement d’une réalité ontologique), comme si le Mal s’opposait toujours au Bien, comme si, en l’essence même de l’Arbre, couvait un Feu acharné à le détruire. Bien des Arbres sont vivants, aux larges ramures, aux puissantes racines, à l’écorce protectrice que nul Feu ne viendra réduire en cendres. Ce manichéisme ne résulte que d’une généralisation abusive de l’expérience humaine, un incendie détruit-il quelques futaies et l’on en déduit que le sort de toute futaie est de connaître son propre autodafé. Nous concevons, ici, combien cette posture croyant à la coexistence de deux principes opposés ne complotant que leur perte réciproque est de nature instinctuelle, sans lien réel avec quelque concept fondé en raison.

   Bien plutôt que de postuler une primitive division des choses en leur existence foncière, attribuons-leur la possibilité insigne de figurer chacune selon son mode d’être et faisons l’hypothèse d’une belle liaison, d’une belle unité, d’une harmonie présidant à ce qui, devenu Cosmos au long du temps ne porte plu en soi que de lointaines traces de ce Chaos qui fut un jour puis, selon un décret mystérieux, trouva le chiffre de son ordre propre.

 

Nul antagonisme

entre Nuit et Jour.

Pas plus qu’entre Proche et Lointain,

qu’entre Joie et Tristesse,

qu’entre Dispensation et Retrait,

 tous ces visages à la Janus

ne possèdent ni césure,

ni ne peuvent se regarder

à l’aune de la division,

de la séparation.

  

 

Le Jour naît de la Nuit.

La Lumière est une simple effusion,

un éclaircissement de l’Ombre.

Le Lointain n’est qu’un Proche

qui a pris de la distance.

La Tristesse est un moindre

rayonnement d’une Joie.

La Dispensation, l’ouverture

du calice de la fleur n’est que

 sortie du Retrait, dépliement

du bouton germinal,

nullement son opposé.

 

   Il y a une naturelle « conversion » des éléments entre eux, une alchimie des substances, un naturel métabolisme des êtres qui se donnent de telle ou de telle manière selon leur position dans l’espace et le temps. Certes il paraît troublant que la Métaphysique ait éprouvé le besoin de créer deux mondes distincts,

 

le Monde Sensible et

 le Monde Intelligible.

 

   Mais comme chacun le sait, il y a participation du Sensible à l’Intelligible et ainsi, la filiation, l’affinité, le point de rencontre des deux réalités fusionnent en une seule et même Unité.  La Division, si division il y a, est dans les esprits, bien plus que dans le réel. Afin de trouver les outils nécessaires à son élaboration, le Concept, nécessairement divise, réduit en fragments élémentaires, en briques séparées ce que le travail de synthétisation final assemble en une réalité cohérente, accessible à tout esprit en quête d’un savoir.

 

Avant tout, nous sommes Unité.

 

   Cette assertion choquerait-elle ? Et en quoi choquerait-elle ?  Vaudrait-il mieux décréter que nous ne sommes que des objets partagés par une irréparable schize, que notre réalité flotte « decà, delà … au vent mauvais », tel le sanglot verlainien perdu au milieu des bourrasques d’automne ? Mais il ne s’agit nullement de transformer la Poésie en ce que, jamais, elle ne sera, une configuration géométrique soumise à la rigueur d’une science exacte. Cependant, là non plus, il n’existe de coupure entre Poésie et Mathématiques, les travaux des Pythagoriciens sur les œuvres d’Homère et d’Hésiode (ces immenses Poèmes fondateurs de notre culture) attestent le sens d’un rapprochement étroit entre Poésie et Philosophie, entre rectitude du Nombre et liberté de la Lettre.

   Et nous voici parvenus au pied d’Esquisse. L’avons-nous mieux comprise à l’aune d’une approche théorique ? Son Esseulement, signifie-t-il au moins le reflet d’une Plénitude intérieure ? Son Retrait, sa Dissimulation sont-ils la source secrète d’une ineffable Joie ? C’est ce Don cette Grâce que nous souhaiterions trouver en elle à même cette blanche signature de la vêture, à même ces lianes rouges des bras (cette fragilité !), à même cette sanguine à peine posée des jambes sur le sol qui l’accueille. Nous avons pris soin d’orthographier quelques mots avec une majuscule à l’initiale :

 

Esseulement

Plénitude

Retrait

Dissimulation

Joie

Don

Grâce

 

   Ceci signifie, que loin d’être de simples marqueurs d’une réalité ordinaire, ils recèlent en eux

 

le Précieux,

l’Essentialité,

la Pure Dimension

 

   de ce qui toujours nous effleure, se donne sous d’allusives présences, ces manières de linéaments qui traversent notre corps, ces flagelles longs et mobiles, ces effluves discrets, ces subtils attouchements, ces légères opalescences, ces filaments de lumière, ces impalpables fils d’Ariane, ces chatoiements d’étoiles, ces perles de pluie, ces minces herbes qui ondulent à l’entour de notre chair, lui donnent onctuosité, éclat, pur rayonnement d’Être. Car, toujours il s’agit de cet Être au nom pareil à une Ode, à une Poésie, à un Sens, cet Être dont nous sentons les fils tisser qui-nous-sommes, cette mesure à peine affirmée, la touche d’un clair-obscur, la fluidité d’une lisière, le voilement d’une voix.

   Pour cette raison d’une marche de Gerridae sur le miroir de l’eau, d’une empreinte à peine visible, telle Esquisse nous ne pouvons lui donner visage qu’à partir de notre propre Absentement. Trop de présence et tout s’effacerait dans l’entier mystère des ténèbres et tout disparaîtrait, simple nuage de cendre s’effaçant à même

 

le gris d’une Ardoise Magique.

 

 

 

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1 février 2025 6 01 /02 /février /2025 22:01
CHAOS

« Effet papillon »

Source : Futura Sciences

 

***

 

   Parfois l’on se lève, dans l’approximation de Soi. On est décentré, on penche vers quelque abîme, la Musique des Sphères on l’entend, mais loin, derrière un voile de coton. On quitte sa natte de sommeil avec des songes encore accrochés à ses basques. On titube sur le bord de sa couche comme si l’on était pris d’ivresse. On se rend compte que le phénomène de l’équilibre est une prouesse, que gagner la position debout tient du prodige, qu’avancer un pas derrière l’autre est une sorte de miracle. Qu’exister est une rude épreuve dont on ne sait si le mode appliqué pourra longtemps se poursuivre. On sait, tout au fond de Soi, que le jour qui vient ne sera pas le jour mais une ribambelle de haillons que reliera un mince fil, il pourrait bien se rompre à tout instant. On sait que l’heure ne sera pas l’heure, mais une suite ininterrompue de hoquets, d’hiatus, une bordée de pointillés dénués de toute logique. Tout ceci on le sait dans la confusion comme si une fumée, un mince brouillard gris en faisaient trembler l’image incertaine. On sait sans savoir vraiment, dans l’égarement, l’à-peu-près, l’indéfini. On ne sait même pas si l’on est vraiment.

   On quitte le sombre réduit de sa chambre. On progresse de guingois, à la manière des crabes parmi le lacis des racines de palétuviers. Que craint-on ainsi ? Qu’un meurtrier ne se dissimule dans la pénombre, prêt à commettre un acte irrémissible ? Qu’une hyène puisse, à tout instant, vous sauter dessus et vous prendre à la gorge ? Non, ce que l’on redoute par-dessus tout, c’est de faire face à qui l’on est ou à qui l’on n’est pas, de faire l’inventaire de ses propres fissures, de sonder la profondeur de ses failles, d’expertiser jusqu’à la folie le vide incommensurable qui vous habite, d’en éprouver le vertige jusqu’au seuil d’une possible disparition. On avance avec maladresse, comme glissant sur des coques de noix. Parfois l’on s’agrippe au chambranle de la porte. Parfois même, en un acte de profond découragement, l’on regagne le bord de sa couche qui ne nous offre que le désert de ses draps vides, de simples vagues blanches que le gris boulotte consciencieusement.

   On gagne l’étroite coursive de sa salle d’eau. Par la vitre dépolie filtre un jour sale, une sorte de torchon qui bat « au vent mauvais ». Ses ablutions on les accomplit, nullement dans le souci de Soi, non dans la pure routine, dans le conditionnement élémentaire. L’eau n’est guère amicale, pas plus que la lame du rasoir qui trace dans l’épaisseur de la mousse son entaille de chasse-neige. Les crins de la barbe sont durs qui résistent. L’eau qui coule du bec de cygne percute l’émail de la vasque avec un bruit têtu, obstiné, c’est la mesure d’un jour sans limite qui est compté là,

 

c’est l’addition des ennuis,

des renoncements,

des retours en arrière,

des saltos

 

   qui vous laissent à demeure, font un cruel sur-place comme si les mailles du temps s’étaient relâchées, que votre propre histoire ne menace de s’effondrer. Au toucher, vous estimez la qualité du chantier. Par-ci, par-là quelques picots rebelles, quelques touffes révoltées. Mais le maquis suffira pour aujourd’hui, il est à la mesure de ce qui va venir, de ce qui vient, de cet inconnu qui palpite tel un gouffre avec la herse de ses stalagmites, avec les dents de ses stalactites qui chutent dans un fond sans consistance.

   On est maintenant assis à sa table de solitude. Mais ceci, énoncer la solitude est un truisme puisque, n’étant nullement assuré d’exister Soi-même, comment pourrait-on postuler l’existence de l’Autre ? Tout est si vide dans le monde, si flou, si fuyant. Tout flotte et rien ne s’attache à rien. L’eau, dans la casserole, fait son minuscule grésillement. La seule compagnie. Personne dans la rue. La rue est vide, solitaire. La clarté frappe au carreau mais sur le mode de la retenue, une manière de badigeon Ardoise que l’œil a bien du mal à traverser. Le Printemps bourgeonne avec des insistances de frimas. La belle saison s’annonce avec de larges entailles hivernales. On allume la radio. Les nouvelles du Grand Ailleurs : guerres, génocides, fugues, viols, disparitions en tous genres, conflits, diasporas de peuples exténués. Comme si le vaste tissu du Monde se déchirait, on ne voit plus que sa trame étique, le désordre de son façonnage. Dans le corridor de la gorge, le thé noir fait son trajet brûlant, réchauffe la braise du cœur qui palpite à peine, accordée qu’elle est à l’Anthracite d’un temps figé qui ne connaît plus ni son alpha ni on oméga. Des flocons de brioche avancent lentement, manière de clepsydre qui égrène les secondes d’une façon métronome, comptable, uniquement arithmétique. La trentième seconde fait suite à la vingt-neuvième qui fait suite à la vingt-huitième et ainsi, à l’infini. C’est si désolant les chiffres, tellement désincarné, juste la frappe d’une numération perdue dans le vaste rythme universel.

   Bureau, maintenant ; ou plutôt pièce de Lecture et d’Ecriture. Pièce des Mots. Murs garnis de livres. Ils veillent, garnisons de signes noirs dans la faible lueur des maroquins. Habituellement, Génies tutélaires, Hautes Présences. Les mots irradient au travers des couvertures, leur fragrance de papier vole ici et là, identique à un encens qui répandrait ses volutes sous les voûtes de quelque sanctuaire. Au travers des vitres martelées, toujours ce halo gris cerné de pluie, toujours cette obstination de la nuit à vouloir celer le jour, à le conduire à son crépuscule. La pluie est verticale. Son clapotis parvient, atténué. Une gouttière dégorge quelque part son trop-plein. Un fin brouillard monte du sol, semblable à ces fumées de feux de camp qu’on éteint, qui couvent doucement dans le tapis d’ombre. Juste le lent, l’immobile cliquetis du temps, le tempo mortel qui vient de l’illisible territoire de la finitude. Silence lourd, de plomb, d’étain, de zinc, enfin de teintes sourdes qui ne s’élèvent guère de leur pure matérialité.

 

Gel gel partout.

Glu, glu partout.

Suif, suif partout.

 

Å l’abri des maroquins et des toiles les signes s’impatientent.

 

   Les signes veulent être lus. Sinon les livres sont leurs cénotaphes. Les signes s’impatientent. On s’impatiente de ne pouvoir les saisir d’un trait, de les manduquer, comme on le ferait, à pleines dents, de la chair nacrée d’une mangue. Chaque bouchée est une merveille. Au hasard, dans la perte grise de la lumière, un manuel est extrait de sa catacombe. La couverture luit faiblement comme ces pierres sombres d’Irlande que le ciel lisse de sa palme douce. Le papier, sous la pulpe des doigts, tient son langage de papier, à peine un chuchotement, un bruissement pareil à l’envol d’un courlis au-dessus du miroir de la lagune. Au début, forêt de mots simplement, rien n’émerge de rien. Puis l’œil accommode, puis la pupille boit avidement ce qui vient à elle, telle une faveur. Ce qui se montre dans la touffeur moite du temps :

 

« Rêve du ciel »

 

   « Oh voici : le souffle balsamique de cet infini printemps devait fermer les plaies brûlantes de la vie, et l’homme, saignant encore des blessures reçues sur la terre qu’il venait de quitter, devait se cicatriser parmi les fleurs, en vue du ciel à venir, où la Vertu et la Connaissance suprêmes exigent une âme guérie. Car ah ! les souffrances de l’âme, ici-bas, sont tellement trop grandes ! – Lorsque, sur ce champ neigeux, une âme en étreignait une autre, leur amour les fondait en une même goutte de rosée scintillante ; en tremblant elle descendait alors dans une fleur qui la soufflait en l’air, partagée de nouveau, comme un encens sacré. »

 

   Dans sa couverture vert bouteille, le livre de Jean Paul, « Choix de rêves », a été refermé sitôt qu’ouvert. Il gît sur le glacis de la table, tel un objet inutile. Il pleut toujours. De grosses gouttes qui font des cercles dans les flaques boueuses. Le silence règne en maître, il pèse tel un couvercle et enserre les mots dans une gangue semblable à la mutité de lourds sédiments. Les mots sont pris au piège, ils tournent en rond dans leur geôle tels des Prisonniers qui attendent l’heure de leur marche circulaire entre les murs gris de leur forteresse. Ils n’ont plus de vis-à-vis, ils meurent de n’être nullement regardés, compris, ils gisent tels d’énigmatiques hiéroglyphes dont nul Herméneute ne parviendrait à saisir le sens. Au milieu d’eux, au milieu de leur soudaine « in-signifiance, » je ne suis guère qu’un Égaré aux mains lisses, tout glisse en elles, rien ne demeure. Tout autour de moi les mots volètent tels des insectes que la lumière aurait portés à une sorte d’ivresse. Les mots, les divins mots qui, hier encore, festonnaient le massif ténébreux de ma tête, y allumaient des feux de joie, les voici soudain devenus des Étrangers dont je ne comprends nullement la raison de leur singulier comportement. Ils sont un tel mystère ! Ils sentent le soufre. Ils me mettent au défi de m’en emparer, d’en faire mon bien. Mais ma peau résiste, mais ma chair se révulse.

   Au-dehors l’air est sale, compact tel des mèches d’amadou, tout s’y abîme et y devient méconnaissable. Je retourne à l’intérieur du livre de Jean Paul, j’essaie de m’y creuser un terrier que je tapisse de mots. Mais dans la maladresse, comme si leur matière venait à moi pour la première fois. Au hasard je tisse de boue « le souffle balsamique », j’enduis mon corps de « plaies brûlantes », je m’inflige de vives « blessures », puis j’enjoins à ma mélancolie de « se cicatriser parmi les fleurs » et je prends acte de ce nouvel état qui m’affecte, de cette désertion du langage qui, bientôt sans doute, ne manquera d’ébrécher ma conscience, d’y creuser d’irréparables ornières. Au-delà des vitres semble gésir un monde en proie aux tourments identiques aux miens. Ce n’est que brume et confusion. Ce n’est que chemins de boue qui se perdent à même leur propre confusion. Parfois, une voiture, au loin, fait son bruit de sourds élytres. Mais est-ce bien une présence, ne l’ai-je créée de toutes pièces afin de me rassurer ? Puis un silence humide, un mur en vérité que personne ne pourrait franchir. Du fond de mon terrier que rien ne semble pouvoir atteindre, sauf un éternel ennui, je crois que mes Coreligionnaires ont déserté la ville, que je suis seul, ici, livré au pandémonium des mots, car maintenant les mots se rebellent, les mots sont véritablement hostiles, ils sont des manières d’oursins aux piquants venimeux qui perforent ma peau. Ils sont des calots d’acier qui percutent le cercle de mon front. Ils sont des flèches au curare qui empoisonnent ma chair. Ils sont des pièges qui, sur la loque que je suis devenu, referment leurs puissantes mâchoires de métal. Cela fait un bruit d’éponge au centre d’un bizarre cliquetis.

   Épilogue - Parfois, lorsque le ciel est bas, que la vue est courte, parfois lorsque le sens de l’exister se précipite dans le trou d’une énigmatique bonde, on ne sait plus qui on est, d’où l’on vient, vers où l’on va. On n’a plus de passé et la mémoire se refuse à la moindre réminiscence. On n’a plus, en guise d’avenir, qu’une carte de géographie sans équateur ni méridien, sans continent, sans océan. On est dans un présent noué sur lui-même, un genre d’ouroboros aux écailles ternes, une manière de ruban de Moebius dont on ne parvient nullement à savoir en quel point l’on se situe, en quel chiasme il nous précipite, où tout se retourne soudain, mais se retourne sur quoi ?

 

Sur le vide,

sur l’irreprésentable,

sur l’indescriptible,

sur l’innommable.

 

   Ce sont, à chaque fois, des atteintes qui pour n’être nullement mortelles au sens propre, le sont au sens figuré. Alors le pire s’accomplit, on est livré à Soi, à Soi seul, ce qui est la plus vive aporie qui se puisse concevoir. Car l’Homme a pour mission secrète, mais nécessaire de tous temps, d’être ce miroir où se reflètent les Autres, les Choses, le Monde. Faute de ceci il s’étiole et présente un visage inquiétant, tel celui de la mythique et vénéneuse Mandragore qui, pour être cueillie, nécessite toute la puissance d’un rituel magique, le plus souvent hors du pouvoir des Mortels que nous sommes. Bien des choses sont en notre pouvoir : édifier des habitats, écrire des poèmes, tailler une pierre, cultiver un lopin de terre, réciter des vers, aimer une Compagne, naviguer sur un fleuve, bien des prouesses à hauteur d’Homme même si, la plupart du temps, toutes ces tâches ne sont accomplies que partiellement, dans une sorte de distraction. Cependant la forêt de nos diverses puissances présente une inquiétante brèche, une vive clairière y creuse sa vacuité infinie, nous ne sommes nullement maîtres de qui nous sommes. C’est ceci que, parfois, les jours de pluie, lorsque le maussade et l’ennui tissent la trame du jour, nous pensons avoir perdu, à savoir le bien parmi les plus précieux, cet usage de la Langue qui se donne comme l’unique geste affecté de transcendance qu’il nous soit donné d’accomplir, ici, sur cette Terre semée de bien des afflictions.

   Pour les âmes courageuses et généreuses qui m’auront accompagné tout au long de cette sombre complainte, qu’ils soient récompensés à la lecture de ce fragment tiré encore une fois de la prose poétique inimitable de Jean Paul, ce phare du Romantisme Allemand :

 

   « Quitte la terre, et monte dans l’éther vide : plane alors, et vois la terre devenir une montagne flottante, et jouer autour du soleil avec six autres poussières de soleil ; - des montagnes voyageuses, que suivent des collines, passent devant toi, et montent et descendent devant la lumière solaire – puis regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique, parcourue d’éclairs, lointaine, faite de soleils cristallisés, à travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde, et dans la nuit est suspendue la voûte étincelante. – Tu peux voler durant des siècles sans atteindre le dernier soleil et parvenir, au-delà, à la grande nuit. Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par-delà l’abîme et par-delà tout ce qui est visible ; et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont les vagues lumineuses sont des soleils, dont les gouttes sombres sont des terres, t’environnent, montent et descendent, et de nouvelles séries de soleil sont face à face, à l’orient et à l’occident, et la roue de feu d’une nouvelle Voie Lactée tourne dans le fleuve du Temps. »

 

   Cette belle prose que je qualifierai volontiers, de « cosmologique » au sens plein du terme (étymologiquement « théorie du monde », mais aussi, mais surtout, « théorie de la Langue » lorsque saisie d’un souffle céleste, elle quitte le rivage de la Terre et se donne comme Pure Poésie, Poésie Essentielle), cette prose magnifique je vous l’offre, non seulement pour qui elle est, mais tout autant pour sa valeur que je dirai « performative », elle efface, au moins provisoirement, les abîmes dans lesquels se fourvoie, à longueur de journée l’Humaine Condition, elle élève l’âme à sa juste hauteur qui est celle d’une Essence dont, toujours nous devrions nous pénétrer bien plutôt que de nous précipiter dans les conciliabules mondains qui occultent le plus souvent ce qui fait notre fondement, cette Conscience qui, aussi, est Lucidité.

 

   Aujourd’hui la pluie a cessé de dresser son rideau à l’horizon des yeux. De gros nuages traversent le ciel d’Ouest en Est. Quelques trouées de soleil. C’est elles qu’ici et maintenant je veux voir sous l’infinie Poésie de Jean Paul : une lumière se lève et déchire le drap nocturne !

 

 

 

 

 

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22 janvier 2025 3 22 /01 /janvier /2025 09:08
Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Ce texte est dédié à mon Ami Jeannot

Lui qui vient de rejoindre ce Chaos

D’avant la naissance

Lui qui maintenant

Connaît la liberté

La seule qui soit

Ici, sous ce Ciel

Sur cette Terre

 

*

 

   Au début, au tout début, avant même que le chantier créatif ne soit amorcé, c’est un peu à la façon des limbes, une lumière pâle et terne, une clarté glauque, comme venant « au travers d'un globe dépoli », selon la belle expression de Goncourt dans son « Journal ». Et, afin de poursuivre la belle évocation littéraire, appelons-en à Victor Hugo dans « Les Châtiments » : « Après la plaine branche une autre plaine blanche. » Ici, dans les deux cas, c’est de blancheur dont il est fait mention, c’est-à-dire de quelque chose de natif, de vierge, qui n’a encore connu les remous et tremblements de l’exister. Cela s’annonce, cela voudrait aller plus avant, mais cela se retient, comme s’il y avait risque, danger de faire effraction, de surgir à même sa propre naissance dans un Monde inconnu, peut-être hostile. Cette manière d’aube avant que l’aurore ne se teinte de vermeil, ne s’inscrivant dans le cycle du temps,

 

c’est la position de l’Artiste,

avançant à pas comptés,

à pas feutrés sur la face

lisse de la toile.

   

  Tout est à venir qui ne s’est encore manifesté, ni dans les plis de l’imaginaire, ni ne s’est éclairci sur le miroir de la conscience. Une longue hésitation, un frémissement à l’orée du jour, une palpitation, un murmure à la lisière des Choses. Tout doit être dans la modestie, dans la patiente retenue, dans l’haleine suspendue au mystère même de l’œuvre. Le mystère est total au motif qu’il n’est connu de personne, ni du Quidam avançant au hasard des rues, ni de l’Artiste qui ne possède nul recul par rapport à son œuvre.

 

Son œuvre puise dans sa chair même.

 

  Nulle position de surplomb, nulle Volonté de Puissance dont la Figure inscrite sur la toile serait le total accomplissement. Il y a trop d’inouï, d’invu, de non-ressenti, de non-conceptualisé pour qu’une hypothèse, fût-elle minimale, vînt s’inscrire à même ce qui apparaîtra et fera sens aux yeux des Existants, autrement dit des Mortels. Et c’est bien parce que nous sommes les Mortels, des êtres irrémédiablement finis, que nous ne pouvons, d’emblée, saisir ceci même qui vient à nous telle une intraduisible énigme. Pour la traverser, cette énigme, il nous faudrait être Infinis et connaître selon la totalité de l’Absolu. Or nous sommes à l’étroit dans la nasse d’osier de l’exister et nous ne connaissons jamais de l’espace que quelques perspectives étroites, quelque horizon borné qui, certes nous déconcertent et nous laissent « en rase campagne. »

   Mais il faut en revenir aux prémisses de l’œuvre, dans le champ d’indétermination, d’antéprédicatif qui en constituent le seuil et posent cette oeuvre en sa plus étonnante question.

Et tant que le processus de création demeurera enclos en cette belle hésitation, en ce sublime suspens, c’est comme si une manière d’Éternité nous visitait. Nous serons infiniment libres, là sur la lisière de ce qui va se manifester, de l’entendre, cette manifestation, selon les mille voltes de notre imaginaire. Elle, l’Invisible de la toile, nous la devinons bien plus que nous la saisissons en tant que forme parvenue à son terme.

 

Naissant à Elle, nous naissons à Nous.

Nos destins sont coalescents l’un à l’autre,

nous nous situons en une exacte coïncidence.

Le Modèle ne vit que par nous qui la visons,

nous n’existons qu’à l’attente de sa parution,

qu’au surgissement de son épiphanie.

 

   Mais nous sentons bien que notre attente sera le lieu d’une sourde impatience, que notre espérance se teintera de sombres déceptions, que le rougeoiement de notre désir à son endroit subira quelques altérations, peut-être même souffrira d’une décoloration située au bord d’un évanouissement, d’un vide, d’un silence. Nous, Êtres de Raison, attendrons qu’une logique s’installe, que des coordonnées spatiales cernent le Sujet de la toile, que des traits se lèvent, que de claires dimensions soient indiquées, qu’une architecture organise le divers, qu’une Forme surgisse de l’Informe, en un mot, qu’un Sens se dégage de cette représentation. Nous ne nous déterminons pas seulement à l’intérieur de nous-mêmes, il nous faut de l’Altérité, du miroir, de la réverbération. Il nous faut du dialogue afin que, tirés de notre esseulement, nous pussions élaborer la rhétorique du Vivant, la seule à même de nous ôter ce sentiment du Néant qui nous étreint et nous fige à demeure.

   Face à cette pré-visibilité, à cette annonce discrète avant la révélation, nous sommes réduits à de simples conjectures. Tâcher de décrire, dans l’approximation, la seule possibilité qui nous soit offerte. « Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant », énonce le titre de ce texte. Ce qui veut dire, qu’en matière de création artistique, il faut d’abord traverser le champ des apories, se confronter à cette confusion première, à l’énoncé de ces abstractions, genres de gestes archaïques qui nous font penser aux premières tentatives picturales pariétales de l’Homo Sapiens Sapiens, d’abord quelques traces de charbon sur les faces sombres et fuligineuses des grottes. Quelque chose émerge à peine du lointain du temps, depuis la posture animale des premiers hominidés, dans un passé ténébreux, nébuleux, opaque, essai de ce qui deviendra l’Anthropos, de s’arracher à sa lourde gangue de matérialité.

   Simple tubercule, simple excroissance de la matière bien plutôt que conscience éclairée par le cristal de la Raison. Toute œuvre vient de là, de cette violente indétermination, de cette ardente polémique de nos Ancêtres avec un milieu hostile, agressif, mortifère. De tout ceci, de toute cette force cherchant à s’extraire des abysses de l’Humanité, il demeure toujours quelque chose qui se manifeste à l’aune du Chaos. Le nôtre, celui qui constitue notre chair. Celui de l’œuvre qui est douloureuse effraction du sibyllin, de l’inintelligible, de l’indéchiffrable. L’esquisse posée sur la toile rejoue, sur la scène de l’Art, les enjeux primitifs de l’Homme confronté à la horde des animaux sauvages, à la puissance sans limite de la Nature, à la foudre et aux déflagrations des éclairs qui sont les sources natives de toute angoisse, avant même que l’idée des dieux du polythéisme ou du Dieu du monothéisme aient marqué de leur empreinte irrémissible la conscience des Existants.

   Oui, nous venons de loin, de très loin et notre avancée sur les chemins de l’exister est réplique de cette longue et éprouvante Odyssée. Dans l’ombre de ce récit immémorial, telle la courageuse Pénélope, nous remettons sur le métier à tisser, cette navette, ce va-et-vient incessant, ce tissage continu qui est entrelacé avec celui des Narrations Premières qui sont les provendes dont nous nous nourrissons continûment, sans en bien percevoir les incontournables fondements. Que nous le voulions ou non, au prétexte d’une sacrosainte Liberté, nous sommes reliés en vertu de notre généalogie. Nos gestes, nos sensations, nos sentiments, l’inclination et les délibérations de nos amours portent les stigmates de cette nature sauvage qui est le sol concret sur lequel nous reposons, nos comportements sont là pour témoigner de leur prégnance, sinon de leur tyrannie. Sur les empreintes de notre cheminement, la trace indélébile de ces boulets attachés à nos pieds dont l’éthique, c’est son essentiel devoir, s’efforce de nous libérer sans toujours y parvenir avec suffisamment d’efficience.

   Ce que nous voudrions, gommant toutes ces aspérités d’une dette envers le passé, avancer en direction de l’avenir, les mains ouvertes, les yeux brillants, la peau lisse et lumineuse telle une eau de fontaine. Certes, c’est ceci que nous souhaiterions, la plénitude en lieu et place du manque. Une généreuse Corne d’Abondance à laquelle nous puiserions, sans nous soucier du lendemain, ni nous interroger sur la veille, pas plus qu’au sujet d’un présent qui se déroulerait sous les auspices d’une claire évidence. L’esquisse de Barbara Kroll nous plonge d’emblée dans cette perplexité face à un Chaos dont nous percevons bien quelles en sont les racines, une nécessité en nous, avant même de nous projeter vers l’avenir, de soupeser l’immémorial qui nous habite et nous enjoint peut-être de déclamer avec Verlaine, dans ses « Poèmes saturniens » :

 

« Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Entrer dans le Chaos prédéterminant l’œuvre, c’est peut-être seulement dire ceci : le lointain est lointain et cette tautologie est le nom de l’Illisible Figure qui, bien plutôt que de s’acheminer vers nous est en fuite. En fuite de quoi ? De qui ? De nous ? De la Vie ? Du Monde ? D’Elle en tant que sur le point de venir en présence ? Son visage est irrévélé tout comme le serait un très vieux palimpseste enfoui dans les ténèbres d’un antique coffre. Nulle parution à l’horizon. Quelques traits seulement, mais perdus dans un emmêlement sans nom. Nulle identité. Les bras sont relevés en anse, le haut de la vêture est noir, comme une île enserrant en son sein du dissimulé, de l’inconnaissable, du refermé, de l’incommunicable. Nul espoir qui se lèverait ici d’une proposition minimale, une ligne claire qui ferait signe, un indice qui s’annoncerait, une parole qui serait à l’aube d’une profération.

   La partie médiane du corps se fond dans la cendre du subjectile. Seules les jambes peuvent être nommée sans risque d’erreur. Mais des jambes si frêles, comment pourraient-elles assurer la prise du Sujet sur un sol qui se déroberait ? Des escarpins peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que de la projection de notre esprit halluciné. Elle, la Figure si peu consolidée, Nous les Voyeurs si peu assurés de nous-mêmes, en quelle « irrelation » nous trouvons-nous, en quel abîme sommes-nous projetés dont, peut-être, nous ne pourrions ressortir qu’irréalisés,

 

non encore venus à l’Être,

simples aurores boréales,

seule liane phosphorescente flottant

au large de qui-nous-sommes,

des Néants perdus dans la

vastitude infinie des récits,

des fables sans

commencement, ni fin ?

 

 

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20 janvier 2025 1 20 /01 /janvier /2025 09:59
Présence, Vie, Paradoxe

« Sens du tango »

 

Judith in den Bosch

 

***

 

« Baroque et spleenétiques couleurs,

le noir et le tango, dont l'apparition

dans la décoration moderne marque

la fin des temps heureux,

sont partout à la mode. »

 

(Carco, Nostalgie Paris, 1941, p. 71)

 

*

« Voyage des immigrants qui écrivent leur roman,

pas à pas, dans la ville de Buenos Aires. »

 

Nathalie Clouet (pionnière de la renaissance du tango parisien)

 

*

« Le tango est une pensée triste qui se danse »,

écrivait le compositeur argentin Enrique Santos Discépolo.

Une analyse assez juste de ce corps à corps sensuel,

masculin-féminin, exprimant la douleur

des hommes venus d’Europe, vivant seuls

et cultivant la nostalgie d’un passé lointain. »

 

Source : « Le tango, symbole de l’essence et de la musicalité argentine »

   Ce long préambule concernant le phénomène du Tango n’a pour raison essentielle, à travers l’accentuation de quelques mots, que de tâcher d’en cerner l’essence, d’en dire ce qui le rend, tout à la fois, attirant, mystérieux, parfois sombre et tragique. Attirance et rejet. Danse de l’exil traversée de la lourde mélancolie du spleen, fonctionnant sous le sombre registre du noir, reflet de la condition des Immigrés d’où se lève une pensée triste, expression de la douleur et de la nostalgie. De cette nature marquée au fer de la finitude et de l’absurde, nous rapprocherons la valeur symbolique de l’image qui nous semble recéler, en son fond, l’horizon d’une réalité reposant sur la tripartition suivante :

 

Présence – Vie – Paradoxe

 

   Ce dont le rythme heurté du tango, les figures successives du rapprochement, suivies du subit éloignement des deux Partenaires, se donneraient comme la chorégraphie du vivant, lequel s’affirmant au titre de sa Présence, serait constamment remis en question, troué en quelque sorte par le Paradoxe se logeant au cœur même de toute existence, une Lumière se lève que, bientôt recouvre la persistance d’une Ombre.

    Étrange clignotement qui mêlerait incessamment un Intérieur qui nous rassurerait, face à un Extérieur qui nous menacerait. Dans cette perspective, l’avancée humaine consisterait à essayer d’endiguer les flots venus du lointain, cette confondante altérité qui semblerait n’avoir de cesse que de nous réduire « à la portion congrue », de nous acculer à ce fond de Néant d’où nous venons, qu’à tout instant nous pourrions rejoindre au motif de notre distraction, de notre manque de vigilance. Pareils à des Exilés, nous vivrions sur l’étroitesse d’un continent qui, toujours, sous les assauts de l’inconnu, se rétrécirait telle une peau de chagrin.

   Paradoxe intimement lié à notre destin biologique, lui-même inscrit dans un ordre universel cosmologique conditionné par les affections et les blessures continues de la temporalité. Tout ce qui, parti de l’amont, se dirige vers l’aval, porte les stigmates de cette dette originelle. Ceci est gravé en nous avec la plus vive inquiétude. Les commentaires et circonvolutions autour de cette belle Image ne seront que le reflet de cette « danse avec la Mort » qui s’impose à nous avec toute la force des résolutions définitives et l’impossibilité qui est la nôtre d’inverser le cours de notre Destin. Cette énonciation a valeur de truisme, mais parfois convient-il de remettre, face à nous, des évidences que la contingence efface mais ne réduit jamais.

   Å partir d’ici, c’est l’image qui parlera, « ouvrira le bal » en quelque manière, dansera au rythme pulsionnel, tonique, tranchant et presque tyrannique des corps pris de l’ivresse consécutive à l’extase ; des corps dialoguant, s’entrelaçant en une sorte d’acte amoureux syncopé où se devine déjà, au-delà d’une supposée jouissance, l’ombre d’un exil définitif, autrement dit le retirement des corps du milieu de vie où, jusqu’ici, ils s’agitaient, exultaient, se retiraient parfois dans un ténébreux mutisme, mais pour autant toujours situés dans cet espace des plaisirs et des souffrances qui est le site habituel des rencontres, des séparations, des flux et des reflux, du surgissement du sens et de son retrait. Corps de lumière qui précède et annonce le corps de ténèbres. De façon à entrer dans le langage du Tango, il est nécessaire de partir du fondement de l’exil, celui par qui il naît et justifie la pluralité des figures qui, bien plutôt que d’être des signes chorégraphiques, sont des signes existentiels disant la douleur de l’éloignement et ce qui est censé en réduire la portée.  

   Regardée à cette aune de l’exil et de son essai d’effacement au titre de la danse, le paradoxe ne tarde guère à surgir qui nous place, nous les Voyeurs, dans une posture inconfortable qui est celle de la déréliction, de l’incomplétude native qui sont celles de notre condition. Alors que cette représentation devrait se donner comme source de joie, l’image est immédiatement, et sans réaménagement possible, amputée d’une partie de son être. L’image est tronquée. L’image est en deuil. Celle-qui-danse (laissons-là dans cet anonymat-là, manière d’universel qui dit l’entièreté de la présence humaine), Elle donc, se donne à nous dans un genre d’apparition-disparition, de lumière et d’ombre, comme si elle jouait sur la scène d’un théâtre antique, l’une des tragédies par laquelle une mythologie se dit, mais dans l’impossibilité d’être de ses personnages promis à une fin que nulle intervention divine ne viendra sauver du naufrage. L’épée de Damoclès tranche dans le vif, supprimant en ceci la possibilité d’un retour qui eût pu être salvateur.

   Ce bras levé en anse, ce cou incliné, ce fragment de gorge, cette unique jambe dans sa tension diagonale, cette lumière blanche aux ombres de terre de Sienne, tout ceci, cette disposition d’un personnage dont un Metteur en Scène a figé la posture avant même qu’elle ne soit aboutie, nous conduit de façon irrémédiable à éprouver une perte insondable (celle-là même dont Celle-qui-danse semble frappée avec le plus vif souci), que rien, jamais, ne pourra venir combler. En ses entours-mêmes, Celle-qui-danse est partiellement biffée, comme si le Néant-lui-même, avait subitement décidé de reprendre son dû, phagocytant des parties du corps, geste de Mantis religiosa aux terribles et pénétrants buccinateurs. Ces ombres inquiétantes surgies, dirait-on, de la lumière, fomentées par elle en quelque sorte, tracent le douloureux portrait d’une volonté, volonté de vivre, volonté de figurer, volonté de faire épiphanie, mais volonté s’écroulant à même sa profération, comme si la vie, en son éternel mouvement de corruption, n’avait de finalité qu’à se détruire elle-même et à annihiler Ceux et Celles qui dépendent d’elle.

   Paradoxe, encore, et non des moindres, de cette danse qui eût exigé un « pas de deux », étrange ballet en réalité solitaire, dont nulle présence ne vient confirmer l’existence. Un mouvement se crée qui s’annule. Une volte s’amorce qui chute. Un processus naît qui s’éteint aussitôt. Si la figure de tout exil peut apparaître en tant que foncière solitude, on s’accordera d’emblée sur le fait incontournable que tout Exilé (aussi bien toute danse qui en exprime la nature), postulera, dans l’horizon de sa conscience, cet Autre qui est son cruel manque dont il essaie à tout prix d’assurer l’assomption, accomplissant par-là sa possible remise au monde, son hypothétique « re-naissance ». Car tout exil repose sur ce nécessaire ajointement du Même et de l’Autre au terme duquel, chacun comblant sa faille ontologique, retrouvera le chemin de sa propre unité.  Cette altérité choisie, cette rencontre issue des plus profondes affinités, ceci, ce lien indéfectible qui réunit les êtres, ce passage, cette liaison sont refusés, ce qui, de toute évidence, confère à l’image sa force la plus effective, le pouvoir de fascination/répulsion qu’elle imprime en nous à même notre inconscient, là où gisent nos motivations les plus secrètes dont l’inaccessible est le caractère le plus propre. Nul doute qu’une telle représentation ne s’y archive avec la puissance des choses inconnues, non maîtrisées, ces choses abyssales qui nous meuvent et nous émeuvent alors que nous n’en avons guère conscience.

   Car regarder cette image, toute image et se prononcer sur le jeu mouvant qu’elle imprime en nous, sur l’écho quelle y fait réverbérer, sur les traces qu’elle y dépose, tout ceci ne résulte que d’une longue macération, d’une patiente infusion car ce que nos yeux perçoivent, que nos sens enregistrent, ce ne sont jamais que de rapides impressions, des ensemencements superficiels, de simples irisations qui froissent l’eau mais n’en métamorphosent nullement la nature. Il faudra, à l’entrée dans une signification plus exacte, l’action lente mais continue d’une temporalité à l’œuvre, d’une décantation qui ne retiendra ni l’écume, ni la mousse, pas plus que les immédiats miroitements, seulement l’émergence de cette ligne discrète qui se nomme SENS et, comme toute chose d’importance, mérite qu’on s’y arrête et en devinions les souterrains enjeux. Å ce prix seulement le fruit délivre son suc, la chair s’ouvre sur l’intime, la pulpe nous invite au jeu subtil de sa douceur, de son accueil, de sa générosité. Å ce prix !

   Et, en cet instant d’une prise de conscience, si nous essayons de nous pencher sur ce qui a été accentué à l’initiale de ce texte, peut-être, encore, y devinerons-nous la mesure de ces pensées secrètes qui tapissent notre vie intérieure, en attente de leur déploiement. Peut-être, tout geste de danse est-il, en son fond, une lutte sans merci pour rejeter le spectre de la Mort dans d’illisibles coulisses afin que, cet éloignement accompli, elle puisse demeurer dans un fond d’indistinction, lequel nous octroiera un répit, nullement une victoire définitive, cela va de soi. Chaque pas, chaque figure, chaque dynamique ne refléteraient que ce souci de creuser un intervalle, de différer, en quelque sorte de notre Être mortel, de lui insuffler un peu de cette éternité dont il tapisse la toile de ses intimes fantasmes. Ainsi, « spleen », « noir », « immigration », « solitude », « pensée triste », « douleur », « nostalgie », ceci constituerait le lexique usuel de toute manifestation chorégraphique. Le chorégraphie, revers de l’existentiel, le redoublant, si l’on veut, éliminant temporairement de notre mémoire la figure de style finale au gré de laquelle, tirant notre révérence, nous deviendrons illisibles aux Autres aussi bien qu’à nous-mêmes. Je ne sais si toutes les danses peuvent recéler en elle ce geste d’éloignement d’une souffrance qui est coalescente à notre présence, ici, sur ce lopin de terre. Sûrement le Tango en son essence même, dans la vivacité, l’impétuosité de ses figures, pourrait pouvoir rejoindre analogiquement, cette autre dimension tragique qui se dit, à chaque pas, à chaque geste, à chaque mimique dans cette danse, le Flamenco qui, tel le geste du Toréador, me paraît être en sa nature la plus profonde, essai de domination du Mal et, par voie de conséquence, tentative de renvoyer la Mort dans des limbes d’où, jamais elle ne pourrait plus ressortir.

   Selon des recherches ethnolinguistiques, le mot flamenco « dérivait des termes arabes felah-menkoub, qui, associés, signifient « paysan errant » (Wikipédia). Ce que signifie cette « errance » revient à rencontrer « l’exil », cette sortie hors de Soi qui ne parvient plus à retrouver le lieu intérieur de son être. La dimension fondamentalement existentielle, doublée d’une évidente inquiétude métaphysique, devient hautement visible dans l’affirmation suivante, tirée, elle aussi, de Wikipédia :

   « Il est (le flamenco) un formidable moyen de communication et d’expression de l’essence et de l’existence de l’homme andalou, il constitue l’affirmation d’un mode d’être, de penser et de voir le monde. (…) « Être flamenco » devient en soi un mode de vie. Le monde qui s’offre à l’expression flamenca est fait de tensions et de violences, de passion et d’angoisses, de forts contrastes et d’oppositions qui engendrent le cri du retour aux origines, cri primal et cri de la mémoire. »

   Le concept de « cri primal », porté par Arthur Janov, semble pouvoir aussi bien s’accorder aux deux chorégraphies que sont le Tango et le Flamenco. Tout cri émis à la naissance est cri de l’arrachement de la Terre Fondatrice où tout homme puise ses ressources, où toute existence humaine plonge ses racines dans ce fond obscur, ténébreux, opaque, entièrement indéterminé mais qui, pour autant, est le socle archaïque à partir duquel nous prenons essor et croissons dans l’espace libre, mais étonnamment balisé, circonscrit, de notre propre destin.

    En un certain sens, danser est cet acte rituel au terme duquel nous pensons pouvoir surgir à nouveau et, peut-être, bénéficier de ses vertus cathartiques, purificatrices, libératrices comme si, par ce simple mouvement d’éternelle réitération, nous tirerions de notre affligeant chaos, la figure chatoyante d’un nouveau Cosmos. C’est, peut-être ce que nous dit en filigrane cette belle image de Judith in den Bosch qui, suite à un savant processus alchimique, a métamorphosé Celle-qui-danse en fondement d’un vif tourment existentiel.   

 

 

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9 janvier 2025 4 09 /01 /janvier /2025 17:53
Ce qui, d’avance, est perdu

 Photographie : Susana Kowalski

 

***

 

   On est là, comme perdu en Soi, flottant dans son linge de peau, ne sachant plus réellement où trouver son orient, on est, en quelque façon, orphelin de Soi et, corrélativement, orphelin de l’Autre, de Tout Autre, femme, paysage, art, littérature, philosophie, toutes ces hauteurs au gré desquelles on est Soi plus que Soi, Soi en avant de Soi, Soi de lumière, expulsé des ténèbres. On est là, pure hésitation du jour, fine lisière tremblante de l’aube, inaudible grésillement parmi le tumulte du Monde. On est Soi privé de Soi, on est le Soi de la négativité, toute positivité, toute effectuation, toute détermination s’annonçant tels de simples mots, nullement à la manière d’une réalité, d’une chose tangible-préhensible. On est là sans y être et l’on se pose l’étrange question :

 

« Pourquoi y a-t-il Rien,

plutôt que quelque chose ? »

 

   Et, dans les travées libres de la matière grise, dans la bizarre complexité des neurones, dans les fines dentelles des dendrites, dans les réseaux blancs d’axones, dans la moindre fibre s’allume et s’éteint, en cadence, cet étonnant feu de Bengale qui, une fois exulte dans l’approche d’une vérité, tantôt s’étiole dans la forme du mensonge.

 

« Pourquoi y a-t-il Rien ? »

 

   et l’écho, le cruel écho renvoie la réponse néantisante, clouant le Soi au pilori :

 

« Pourquoi y a-t-il l’Absence, la Perte,

 le Manque, la Vacuité,

l’Horizon dévasté ? »

  

   Le Soi se cabre, se révolte, essaie de s’assembler autour de ce qui lui reste de réalité : une pellicule, un léger grésil, un expir avant même qu’un respir soit possible qui donnerait l’espoir d’un nouveau cycle, d’une re-naissance à Soi, d’une palingénésie promise depuis l’aurore des Temps. Soi face à Soi comme le pire des Destins qui se puisse imaginer,

 

donation-retrait,

offrande-lacune,

faveur-préjudice,

 

   comme si exister n’était qu’une absurde dialectique, le second terme annulant le premier, sans espoir de retour, sans attente de quelque rétribution. Soi-aux-mains-vides qui ne parvient même plus à s’étreindre lui-même, à reconnaître son épiphanie dans le miroir, Narcisse-oblitéré, Orphée privé de son Eurydice, Esquisse s’estompant à même chaque acte, chaque figuration sur la scène vide du Monde.

  

   Ce qui d’avance est perdu, le Soi en son intégrité. Le Soi comme sens pour Soi. Le Soi comme certitude de Soi. Alors, quel recours afin de retrouver son Soi, si ce n’est de le quitter, de se projeter loin vers l’avant, en ce lieu de curieuses hypothèses, peut-être l’une d’entre elles se donnera-t-elle comme espace de possibilité et d’actuation, de re-nouvellement, une Nouveauté surgissant du Rien qui donnerait appui au Soi, le projetterait dans la dimension de l’à-venir, de ce qui, n’ayant encore eu lieu, s’ouvre telle une Corne d’Abondance où plonger ses mains et badigeonner son corps d’un baume, sinon de félicité, du moins oindre sa peau d’une touche lénifiante, émolliente. Recoudre son épiderme, repriser son âme, donner un nouvel essor à l’esprit. Ce qui, d’avance est perdu, le Tout du Monde si le Soi fait défaut, si le Soi s’annule et s’écroule sous le poids même de son manque-à-être. Que reste-t-il à faire, sinon jouer de son Soi, y ménager des respirations, y creuser des lumières, y inclure des meurtrières par où s’infiltreront de neuves significations, se déploieront des golfes, se multiplieront ces criques propices à l’abri, au ressourcement, à la lustration d’un corps qui n’était promis qu’aux ténébreux abysses ?

  

   Toutes ces hypothèses, on les bâtit à l’intérieur de Soi, mais hâtivement, mais impatiemment, telle une Tour de Babel branlante, une Tour lézardée des mille langues qui en traversent les murs de glaise et de pisé. Et, cherchant à accomplir un pas en avant, c’est-à-dire à annuler nos doutes les plus fonciers, les plus irréductibles, on avance, cependant dans l’inassurance de qui-l’on-est, dans l’incertitude, le pessimisme, le tremblement et les frissons qui s’enroulent, tels des lierres envahissant les rameaux des jambes. Que fait-on afin de sortir du gouffre, afin de s’extraire de sa tunique de lourde écorce, afin de porter son propre aubier à l’éclat du jour, à offrir son limbe au luxe inouï du Monde ? On se poste sur la margelle de Soi, figure avancée de Sentinelle et l’on observe le Différent (qui, le plus souvent est un différend, une polémique, une lutte intestine), et l’on scrute ce qui nous est Étranger, et l’on s’essaie à déchiffrer le sourd et têtu hiéroglyphe du Monde, ses étonnantes gesticulations, parfois ses mimiques de Mime, ses sauts de Polichinelle.

  

   On est là, au bord le plus périlleux de ses yeux, sur la frontière de sa peau, au sein même de cette aura invisible qui n’est que notre Soi en partage, la partie de nous en commerce avec ce qui n’est nullement nous. L’air est gris-bleu, un air de dragée et de glace, de banquise. Un air qui nous hèle et, en quelque sorte, nous pétrifie. Inconsistant, perdu d’avance, nous n’avancerons guère dans notre effort pour en définir les contours. On est là, sur la fièvre de Soi, on est là, happé par l’en-dehors, frappé du flamboiement de cuivre d’une Chevelure Inconnue, un ruissellement frappant nos rétines, une illumination se cognant aux parois de notre Être, s’exonérant de lui appartenir jamais. Une illusion. Un simple feu follet. Un dépliement mystérieux d’écharpe boréale. L’étincelle d’un arc électrique. Un éclair entre deux électrodes. Un ciel d’orage zébré de lianes bleues.

  

   Perdus d’avance, tout, ce ruisseau de cuivre et Celle, la Précieuse, qui le dérobe à notre naturelle curiosité, l’ôte à notre vibrant et tellurique désir. Dérive des Continents. Dérive immense. Écartèlement violent de la Pangée, en naissent deux fragments, le Gondwana et la Laurasia, qui ne sont eux-mêmes qu’à être séparés, qu’à s’exiler de la Pangée originaire. Architectonique métaphorique de l’Exister, tout, déjà au départ, est divisé, tout déjà au départ est éparpillé, disséminé, émietté. Nous ne nous possédons qu’à être perdus, identité dérobée, singularité plurielle, antinomie de nos principes fondateurs.  

  

   Un bouquet d’arbres au milieu de la banquise. Il est Lui, à défaut d’être Nous. Et pourtant nous voudrions tant ne faire qu’un avec lui, couler dans ses veines de bois, devenir simple trajet de sève dans ses ramures, nous diviser en mille ruisselets-frères dans l’estompe sans nom qui en reçoit la subtile donation. Tout ceci, cette fusion dans l’Autre est perdue pour Nous, perdue pour Lui, le végétal échevelé qui ne connaît plus ses limites, mixte d’air et de brume, mixte d’Aigue-Marine et de Fumée, de Menthe et de Jade. Le pluriel a gommé l’unique, le divers a aboli le rassemblé, a effacé l’ajointement, a dissous l’attache, a raturé la suture.  

  

   Et l’eau cette masse liquide informe (des bulles, des écharpes, des gazes en traversent l’illisible matière), elle n’est là qu’à être Elle, à s’approfondir en son essence retirée, à poser devant le globe sourd de nos yeux cette énigme bleu-Céleste dont nous eussions voulu qu’elle nous libérât de nos chaînes terrestres ; ce bleu-Charrette, bleu qui nous eût emportés loin de nos soucis nocturnes ; ce bleu-Pervenche, la caresse appliquée de ses pétales veloutés nous eût réconcilés avec nous-mêmes. Mais dans cette disjonction des Bleus, dans ce flux qui, une fois nous assure de son être, une fois s’en absente, nous sentons la totalité de notre corps vaciller, nous éprouvons, avec douleur, l’arrachement des choses, leur perpétuel charivari, leur infini glissement qui n’est, à bien y regarder, que le miroir du nôtre.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout est tellement traversé de finitude !

Tout est tellement empreint

du grésil du non-retour !

  

   Et cette bande de terre jaune, de sable couleur de deuil et de longue tristesse (la vêture noire de l’Inconnue en est le répons le plus sûr !), nous sentons bien, dans le bourbier de notre chair, son acide prurit, son invagination en nous, comme si son destin n’était que de nous réduire à l’immobilité d’Hommes et de Femmes de sable. Et ce sable que nos mains convoquent à des fins de saisissement (entendons, saisir en son acte de préhension, mais aussi bien, et sans doute plus, cette commotion de l’esprit, cet ébranlement de l’être, cette stupéfaction d’être-au-monde avec sa charge de dénuement), eh bien, en leur conque, parmi nos doigts tentaculaires, juste un peu de pierre résiduelle, à peine une trace, comme si ces témoins aveugles, nous les avions tirés de notre imaginaire comme on tire l’eau noire et muette de l’étroite gorge d’un puits.

  

   Nous regardons l’image comme elle nous regarde et, dans cette vision double, s’inscrit un étonnant flottement, l’exact contraire d’une affinité, la bouche d’un écart, la faille d’un intervalle, la rupture d’un éloignement et, pour parler en toute vérité, la dimension trouble, délirante de l’égarement, « action de se perdre », selon sa valeur étymologique.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Tout comme les mots de cette fable.

Tout comme ses phrases, simples

somnambules à l’orée du Monde.

Comme ce texte qui, une fois lu

(mais l’est-il réellement ?)

retourne dans les limbes

dont il provient

et meurt de n’être

plus fécondé.

Autrement dit

compris

et métabolisé.

 

Tout, d’avance, est perdu !

 

Rien ne subsiste que du

non-être plaqué sur de l’être

 ou, plutôt, de l’avoir-été.

 

Plus rien !

 

 

 

 

 

 

 

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7 janvier 2025 2 07 /01 /janvier /2025 17:19
Å la mémoire du songe

***

 

[Du Poème et de la Métaphysique dont, ici,

il se veut le porte-parole ou, plutôt,

le porte-silence.

  

   Y a-t-il grand sens à confier au Poème le soin de parler de la Métaphysique ? Et puis, au reste, peut-on parler de la Métaphysique ? Étymologiquement parlant, celle-ci, située « en dehors de la Physique » comment pouvons-nous l’atteindre ? Par des mots, des idées, des concepts, de l’intuition, de l’imagination ? Le problème est vaste, nous le percevons d’emblée. Cependant, nous prendrons ici « Métaphysique » au sens défini par l’existentialisme de « Recherche du sens, des fins de l'existence. » Ainsi, pourrait-on dire, cette notion prendra du « corps » et nous n’aurons plus guère à nous interroger afin de savoir si l’esprit est du corps subtil, si le corps est de l’esprit réifié. Comme toujours la « vérité » est le plus souvent à mi-chemin, nullement statique cependant, bien plutôt dynamique car le Sens est toujours relation, trajet d’un signifiant à un autre.

   Ici, le signifiant est, sinon la Poésie, du moins le « poétiser » dont la forme verbale indique le motif mouvant, la mobilité continue du champ de la Métaphysique (cet inaccessible) en direction de cet accessible, la Physique, autrement dit la Nature en sa composante que j’ai souhaitée florale puisque c’est une Fleur qui la symbolise, en même temps qu’elle fait signe vers un indicible dont ses pétales de soie sont l’illustration la plus patente. Est-ce la pure fragrance de la fleur, ce vecteur si près d’une note de musique, d’une émotion esthétique qui autorise qu’il soit recouru à sa forme pour en faire la médiatrice de l’être au non-être ? Sans doute. Il y a bien des significations qui courent en filigrane sous le couvert des choses, dont nous supputons la réalité à défaut d’en appréhender la subtile texture. C’est toujours le recours à l’intuition qui nous permet d’en poser l’approche comme un possible.

   Si la Métaphysique en sa définition la plus verticale est bien cet intervalle qui se creuse entre la Vie et la Mort, alors je crois que l’essence florale en son principe quintessentiel la désigne telle « l’absente de tous les bouquets », assertion mallarméenne au plus proche de ce que l’inconcevable peut surgir à la conscience au motif du Langage, cet autre nom de la Métaphysique. Nous ne sommes des êtres de Chair qu’à posséder le Verbe. Et ceci n’est nullement antinomique. Une Chair sans Verbe ne saurait être une Chair, simplement un égarement parmi la multitude des choses mondaines. Il ne pourrait y avoir, selon moi, d’autre vérité, autrement dit de moyen de croire que nous existons avec un peu plus d’insistance que la course du vent. Les mots ci-après se voudraient telle la mise en paroles de ce doute qui toujours nous assaille, nous tenaille et nous fait Hommes, Femmes, bien plus haut que nous ne pourrions jamais le penser. Merci à Celles et Ceux qui liront. Ils tiendront, à leur insu ou de manière consciente le « Langage de la Fleur ». Et ceci se nommera « pure beauté ».]

 

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Partout, dans le vaste monde

Les hiatus, les hoquets

Les failles et les abîmes.

Rien n’est décidé

Qui serait définitif.

Tout passe et les yeux

 Ont du mal à voir

Å distinguer le vrai du faux.

Alors je ferme les yeux.

Alors je teinte

Mon chiasma de suie.

Alors je flotte dans les

Coursives de ma cécité.

 

Il y a, tout au fond de moi

Comme un tohu-bohu

Originaire.

Le Noir habille les

Murs d’une grotte.

Le Noir rayonne

Et phagocyte

La moindre flamme

Éteint la velléité

De toute étincelle.

 

Le Noir dit l’absence

De toute chose

« l’Absente de tous les bouquets »

Mais y a-t-il

 Au moins une Idée ?

Au moins un Sens

Qui nous soient donnés ?

Le Noir est le signe

D’avant la Parole.

Mais le Noir n’est

Nullement silence.

Il rugit du plus profond

De son mystère.

Le Noir est la forme même

De mon Inconscient.

En ses plis s’abrite

 Plus d’un monstre

En ses nœuds

Plus d’une couleuvrine

 Tendue sur un

Possible meurtre.

De qui ?

Du Jour.

De la Beauté.

Ceci est le plus tragique

Qui se puisse imaginer.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Dans les lianes

D’ombre se meut

Å la façon d’une pieuvre

L’Absence Majuscule

Souffle le froid à nul

Autre pareil du Néant.

Ô, la Vie serait-elle

Cette dentelle identique

Å un bitume ?

 Les fils sont Noirs.

Les intervalles entre

Les fils sont Noirs.

Noir sur Noir ne dit rien :

Mille fois en ai-je tracé

De la plume

La cruelle vérité

Dans la pulpe de la feuille

Et la feuille pleurait

Des larmes de papier.

Pourquoi faut-il que

Nous les Hommes

Émergions à peine

De cette Nuit ?

Pourquoi ce chaudron

Et sa visqueuse poix ?

Nous vivons ou plutôt

Nous mourrons

D’y être englués.

 Nous ne paraissons qu’au titre

De mouches prises au piège

Nous agitons faiblement nos ailes

Mais la colle du ruban est plus forte

Mais la Mort sourit et

Déjà, nous manduque.

 Il ne demeure, ici et là

Que des fragments d’une vie

 Une à peine palpitation

La roideur des pattes

Le buccinateur en proie

Å son dernier souffle

Au dernier mot articulé

Tout juste quelques

Lettres éparses qui

Jamais plus ne trouveront

Le lieu de leur exhalaison.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Mais qui est-elle cette fleur

Dont je ne reconnais ni la forme

Ni ne perçois l’odeur ?

Existe-t-elle au moins ?

L’ai-je déjà rencontrée ?

Dissimule-t-elle sous

Ses pétales de soie

Le visage aimable

D’une ancienne Amante ?

Ou plutôt, ne tracerait-elle

 Les contours

D’une Veuve Noire ?

Ce venin qui s’amasse

Dans l’obscur et pourrait

M’atteindre en pleine face

Volonté purement arachnide

 De me détruire, de me reconduire

Dans ce Rien dont je proviens

Dont je ne suis, visiblement

Que le faible, le pâle écho.

Mais, un seul Vivant

Sur Terre a-t-il déjà éprouvé

Dans le tissu ajouré de sa chair

- cette illusion -,

 Le sentiment que

Quelque chose se passait

Qu’exister n'est seulement

L’invention d’un démiurge fou ?

A moins que ce soit Nous

                                           -Tissages du Rien -

 Dont la folle hubris

Nous aurait trompés

Au point de nous faire accroire

Qu’il y a des choses, des gens

Enfin une réalité palpable

Enfin des Êtres en quelque manière.

 

Non, voyez-vous,

Depuis ma réserve d’invisibilité

Je lance mon regard vers l’avant

Certes privé du fol espoir

Que ne s’inscrive dans son champ

Quelque représentation que ce soit.

Alors, imaginez ceci.

 Les lianes de mon regard s’agitent

Pareilles à des fouets

Les longs flagelles de mes yeux sondent

Le soi-disant Univers avec insistance

Mais rien ne se donne

Qu’un confondant éther

Semé de Noir et les lianes de mes yeux

Je les ramène au centre

Du Vide que je suis

- Ou de qui je crois être -

Et de leurs filaments ne s’écoulent

Guère que des larmes de poussière

Témoins d’un temps absent

D’un espace ôté.

Car, pouvez-vous en faire l’épreuve

Il n’y a Rien que le Rien

Pas même Vous qui pourriez

 Le regarder

Le donner comme réel.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

Mais y a-t-il un présent au moins,

Y a-t-il un Je qui puisse dire Je ?

Un Moi qui soit un Moi ?

Une Présence qui ne soit

Pure Absence ?

 

Ce présent qui n’a guère

Plus de consistance

Que le souffle qui pourrait

Le porter au-devant du monde.

Ce monde sans Visage.

Ce monde sans Parole.

 Ce monde sans Âme.

 

C’est ceci qui éclot dans mes rêves,

une fleur sort du gris

et vient nervurer le présent.

 

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1 janvier 2025 3 01 /01 /janvier /2025 08:50
Saison 4 : Hiver

 

‘Paysage d'hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux’

Pieter Brueghel l'Ancien

Wikipédia

 

***

 

                                                         Du Nord en ce jour de Solstice d’Hiver 2020

 

 

          Très cher du Sud,

 

      Comme tu peux t’en douter, ici le temps est gris et froid. Le mercure oscille entre deux petits degrés et le plus souvent moins dix. Devant mon chalet rouge, les rives du Roxen sont blanches de givre et à l’endroit où les eaux sont peu profondes, la glace est reine. Aussi, souvent, il m’arrive de patiner pendant plus d’une heure, mon bonnet couvert d’une fine pellicule de rosée, elles font comme des perles de verre. Dans la journée je vois peu de monde. Parfois des Marcheurs qui font le tour du Lac, des Cyclistes engoncés dans d’épaisses fourrures. Combien cette évocation du Nord doit te sembler austère ! Il faut être de la race des ascètes pour vivre dans cette solitude blanche, perdue au loin du monde, là où ne parviennent guère que les trilles des bergeronnettes, la fuite blanche des lagopèdes parmi le poudroiement du jour. Sais-tu, c’est si reposant de vivre au-delà du cercle des hommes, d’avoir la Nature pour compagne, de méditer longuement devant un feu de cheminée ou bien de lire ces Romantiques français dont je fis ma spécialité à l’Université. Ils hantent toujours mes rêves, ils emplissent ma conscience. Ils ont été mes Amants, Senancour le mélancolique solitaire ; Hugo le Génie à la haute stature ; Chateaubriand l’Enchanteur ; Nerval, le rêveur en attente de sa folie.

   Tout comme toi, je crois que j’ai fait vœu de célibat au motif de conserver mon entière liberté, de me consacrer entièrement à cette passion de la littérature dans ta si belle langue, nuancée, profonde, si prompte à évoquer les grandes pensées aussi bien que les états d’âme. Ou bien mon amour réel s’est-il contenté de notre brève rencontre d’un été si lointain, il se confond avec l’épaisseur du temps. Ce que tu as destiné à ton travail d’écriture, d’une manière identique, comme en écho, je l’ai consacré à mes cours, à mes traductions, à mes lectures. En ce moment je relis quelques pages des ‘Mémoires d’Outre-tombe’. Je vais t’en offrir un fragment, je te sais, toi aussi, fervent romantique. Certes ce penchant détone dans notre société livrée au mythe de la consommation, seulement attentive aux sirènes de la mode, n’inscrivant dans son comportement que les us et coutumes de la communauté. Enfin…

   « Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un bouleau. A l'instant, ce son magique fit renaître à mes yeux le domaine paternel ; j'oubliai les catastrophes dont je venais d'être le témoin et transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui mais cette première tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les bois de Combourg m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. »

   Tu seras indulgent à mon égard pour cette longue parenthèse. Mais peut-on mieux que Chateaubriand dire la fuite irrémédiable du temps, les belles réminiscences qui surgissent du saisissement des sens en un instant déterminé, la valeur inestimable de la Nature comme refuge et ressourcement, la climatique désabusée des Mémoires qui tâchent de faire revivre les instants de bonheur de jadis ? « J'ai fait le tour de la vie ; » Jacques, nous aussi avons fait le tour de notre vie. Alors, comment nommer cet âge qui nous affecte aujourd’hui ? Je gommerai volontiers le mot de ‘vieillesse’, si péjoratif qui, en une brève énonciation, paraît effacer tout ce qui a existé pour le réduire à un simple détail de notre histoire personnelle, un ris de vent dont la suite des jours aurait usé l’être jusqu’à la trame. J’utiliserai une périphrase ‘ce qui, de notre jeunesse, s’est éloigné’, ainsi je ramène à l’espace ce qui appartenait au temps en sa cruelle dimension.

    Ecrivant ceci, regardant au travers de ma fenêtre tout cet univers silencieux, le tremblement léger des bouleaux dans l’air limpide, l’immobile surface du lac, l’autre rive pareille à une esquisse sur le blanc d’une toile, je ressens, au plus profond de qui je suis, cette lame de bonheur indescriptible qui s’augmente d’une longue expérience, se dilate au contact de l’univers immense des souvenirs. Mais pourquoi donc nous désolerions-nous, renoncerions-nous à vivre au prétexte que nos mains sont moins habiles, nos corps moins flexibles, nos esprits plus lents à saisir des pensées ? Je crois qu’il nous faut faire l’éloge de la lenteur, mais aussi celui de l’épanouissement, de la plénitude, d’une singulière joie de l’âge.

   Ce que nous avons perdu en spontanéité, nous l’avons gagné en mûre réflexion. Les paysages que nous regardons ont certes pris la teinte floue qu’ils présentent derrière la vitre des antiques chromos. Mais combien ce verre qui les protège joue à la manière d’une loupe amplificatrice, généreuse ! Une manière de corne d’abondance.  Nous y voyons plein de choses que le jeune âge ignore sous l’impulsion d’une existence à boulotter avec la plus vive impatience. Jamais quiconque ne peut réunir, dans le même instant, la hâte à déguster le fruit et la longue satiété qui en apprécie chaque saveur, en perce jusqu’à la plus intime sensation.

    Sur ma table de travail, comme une correspondance à cette avancée de l’âge, l’image du ‘Paysage d’hiver’ de Brueghel. Je crois qu’elle est l’exacte illustration de mes propos. Le ciel est lisse, apaisé, d’une belle teinte d’ivoire qui évoque nos plus beaux rêves lorsqu’ils reflètent notre enfance semée de pollen et ivre du premier nectar de l’existence. Tout est dans la pureté, dans le virginal comme s’il s’agissait du premier matin du monde. C’est étrange tout de même cette percée d’une naissance alors que la saison hivernale symbolise le grand âge ! Serait-ce là l’allégorie d’une palingénésie qui dirait le terme de notre vie à la façon d’un éternel recommencement ? Toujours notre chemin est devant nous qui nous appelle et nous invite à une possible félicité. Tu vois, un peu à la manière de Spinoza qui définissait la joie en tant que « passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection ». Oui, avançant en âge, de plus en plus conscients des enjeux de la vie, si du moins nous sommes suffisamment lucides et appliqués à nous comprendre nous-mêmes, nous montons de degré en degré pour aboutir à une sorte de sommet d’où nous pouvons apercevoir la totalité de qui nous avons été, de qui nous sommes, de qui nous serons. Autrement dit, nous aurons œuvré à notre accomplissement qui est la seule règle éthique qui vaille, la traditionnelle morale fait pâle figure en regard de ceci. Comme le précisait le Philosophe, nous sommes des êtres de désir qui ne peuvent rayonner qu’à coïncider avec leur être profond, en harmonie avec les Autres, bien évidemment.

   Mon cher Jacques, tu excuseras mon travers qui consiste, la plupart du temps, à tout interpréter à l’aune du concept. Sans doute mes si nombreuses années d’enseignement expliquent-elles ceci. En guise de conclusion, cette poésie hivernale de Jules Breton dans ‘Les champs et la mer’ :

« Et la neige scintille, et sa blancheur de lis

Se teinte sous le flux enflammé qui l’arrose.

L’ombre de ses replis a des pâleurs d’iris,

Et, comme si neigeaient tous les avrils fleuris,

Sourit la plaine immense ineffablement rose. »

 

Je t’adresse tous mes « avrils fleuris »,

le Printemps couve sous l’Hiver.

 

Ton ‘Lis’ du Nord.

Sol

 

 

 

 

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31 décembre 2024 2 31 /12 /décembre /2024 08:53
Ecrire, pour qui ? pour quoi ?

Jean-Paul Sartre, La Nausée

 Manuscrit autographe, 1932-1938

Source : BnF

 

***

 

 

« Ecrire, si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça : à témoigner. A laisser ses souvenirs inscrits, à déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront. »

 

J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »

 

*

 

   Bien des actes de la vie sont dépourvus du moindre sens, ainsi cette promenade au bord de l’eau, une errance, un lieu sans finalité, sans possible justification. Ainsi cette cigarette fumée sans le moindre désir, plutôt un tic qu’une libre décision de la volonté. Ainsi ce bout de bois que grave la pointe d’un canif : pure diversion, inscription de son propre signe dans la matière, passage du temps en son écoulement parfois si long qu’on ne penserait plus en connaître les rives, en éprouver le sens intime. Questionner, questionner sans relâche, voici sûrement le motif au gré duquel se livre tout acte d’écriture.

   A quoi pensait donc Jean-Paul Sartre, écrivant ses milliers de lignes sur la table de café du « Flore » ou des « « Deux magots » ? Au sens « existentiel » de l’existentialisme, si je puis me permettre ce genre de tautologie ? A la qualité de son engagement ? A l’impossible liberté que, cependant, il postulait et revendiquait pour chaque homme, bien plus loin que son essence puisque celle-ci n’était que position secondaire par rapport à la tâche de vivre ? A la contingence, la cendre de sa « Boyard » stigmatisant cette insaisissable pâte du trajet humain qui, toujours s’effrite et, au bout du compte, ne signifie guère plus que ces brins de tabac qui partent en fumée ? Songeait-il à son amour paradoxal avec Simone de Beauvoir, peut-être plus philosophique, littéraire que sentimental, que recueilli dans la pliure de la chair ? Méditait-il sur la figure du Garçon de café qui était « en situation » de Garçon de café, alors que lui, « l’Ecriveur impénitent », ne faisait que jouer son propre rôle social, celui de témoigner, que les Autres lui prêtaient comme sa vêture la plus vraisemblable ?

   Disserter sur l’écriture est toujours se confronter, en une certaine manière, à son propre abîme. C’est lui, l’abîme, qui pointe entre les mots, dans les moments de silence et de doute, dans le suspens qui est le tissu véritable où gît l’angoisse, où elle se développe et lance ses assauts. Peut-être n’écrit-on que pour fournir une nourriture au souci, faire en sorte qu’il diffère ses attaques, modère ses prétentions à nous réduire à néant. « L’Etre et le Néant », l’assertion sartrienne est sans merci dans le titre même de son volumineux essai qui se donne simultanément comme l’acte du paraître, de faire phénomène, qu’annule aussitôt la présence du « et », cette mince conjonction qui nous met au péril de disparaître à même notre confondante présence.

   A chaque instant nous éprouvons cet étrange clignotement, nous sentons en notre intime lieu humain, cette dialectique abrupte qui opère notre césure, clive notre réalité.

Inspir : nous vivons. Expir : nous mourons.

Jour : nous vivons. Nuit : nous mourons.

Amour : nous vivons. Haine : nous mourons.

   Et la liste de nos successives textures existentielles, passant du nadir au zénith, de la plénitude au retrait, de l’exhaussement au déclin pourrait être exhaustive, c'est-à-dire infinie dont, jamais, nous ne pourrions épuiser le derme prolixe, toujours une faille succédant à une élévation, toujours un aven creusant son vide dans le plateau de roches calcaires.

   Ecrivant, nous témoignons nous dit Le Clézio et, sans doute, a-t-il raison. Chacun de nos gestes, chacun de nos actes témoignent en effet de notre parcours, impriment nos propres stigmates dans l’argile ductile du réel. C’est, vraisemblablement, la notion de « style » qui nous détermine le mieux, nous fait surgir en propre du sein de l’être qui nous anime et nous porte au-devant, tel Celui, Celle que nous sommes. S’il y a une essence qui nous singularise originairement, c’est bien celle qui trace en nous nos lignes de force, libère notre énergie, nous livre au monde de telle manière qui est unique, non reproductible.

   Pourrait-on mieux dire le style qu’au travers d’une page de Proust, cette inimitable prose, reconnaissable entre toutes, frappée au coin de la réminiscence et de la méditation sur la condition humaine en ses aspects les plus sensibles, en ses profondeurs les plus insoupçonnées ? Il est évident que l’être-de-Proust est entièrement contenu dans son écriture. Aussi pourrait-on dire : Proust EST son écriture. Proust ne serait nullement Proust en dehors de ses manuscrits fiévreux, de ce tellurisme de la pensée qui l’animait jour et nuit afin que, connaissant tous les personnages de ses fictions, il puisse, enfin, avoir accès à son propre mystère.

   Connaître son être ne diffère nullement de ceci : percer son propre secret. Certes mais tout secret, par définition, se dissimule, aussi une véritable volonté est-elle requise pour accéder à son chiffre et en connaître l’exception. Je crois que l’acte d’écrire n’est que cette tension vers soi, cette quête incessante de SENS, à commencer par le nôtre, toute altérité ne faisant office que de miroir, de chambre d’écho, de registre où archiver nos états d’âme afin qu’ils nous reviennent, fécondés par l’Autre, multipliés par son regard, amplifiés par sa conscience. Or ceci n’est nullement à mettre sur une démesure de l’ego de celui qui écrit. Pas plus que de celui qui lit, qui voudrait se conformer à une particularité, à une originalité.

   Tous, nous sommes soumis à cette règle strictement ontologique, notre exister ne peut que s’accroître de l’exister de l’Autre et réciproquement car, avant tout, nous sommes des « animaux sociaux » et avons besoin, afin d’assurer notre complétude, de manifester un instinct grégaire, de nous fondre dans le « troupeau », quitte, par la suite, à poursuivre notre chemin en solitaire. De toutes les façons notre propre parcours est poinçonné à l’aune de la solitude.

Solitude

de l’amour,

de l’épreuve,

de la maladie,

de la souffrance,

de la mort.

   Tous les grands événements de notre vie sont les essentielles scansions, coups de gong par lesquels nous prenons conscience des choses, devinons la nature profonde de notre condition, analysons avec la lucidité nécessaire qui-nous-sommes à défaut de pouvoir affirmer pourquoi-nous-sommes. Question : qu’en est-il de la solitude ? Réponse : elle se dit avec la plus grande acuité au départ de l’Ami, de l’Aimée car ce départ creuse un vide que, seul, nous ne parviendrons nullement à combler. Nous sommes irrémédiablement des êtres en partage, nous sommes le résultat d’une étrange alchimie qui se fonde sur deux principes opposés, masculin/féminin et cette réalité, cette dichotomie nous traversent en permanence, que nous y soyons sensibles ou non.

   Mais ici, il faut entrer dans le réel, tâcher de lui donner quelque consistance. Aujourd’hui, 24 Mars 2020, j’écris depuis ce lieu familier, mon bureau qui, le plus souvent, se donne pour ce lieu fictionnel du Causse qui traverse la plupart de mes récits. Mais peu importe la fiction, peut-être ne sommes-nous que des êtres de papier et d’encre, quelques mots disséminés au hasard des pages ! Le silence est grand car le confinement impose de rester chez soi. Etrange impression que cette image d’un monde désincarné qui ne semble plus avoir d’orient. C’est un peu comme si la Terre ne connaissait plus son Soleil, si elle fonçait dans la galaxie sans repère, sans autre raison que de se perdre en direction d’un illisible destin.

   Alors, est-ce que j’écris pour témoigner ? Mais de qui ? De Moi, des Autres, du Monde ? Tout à la fois ? Sur les étagères de ma bibliothèque, parmi l’amoncellement des livres, les 13 tomes de « La chair du milieu » qui regroupent la totalité de mes écrits à ce jour : quelques 10 000 pages que nul ne lira jamais, hormis quelques amis, quelques lecteurs rencontrés ici et là, sur mon Blog, sur Facebook. Autrement dit du confidentiel et, peut-être, est-ce mieux ainsi. De toute façon je n’aimerais pas une large diffusion au travers de laquelle j’aurais l’impression que mon écriture se diluerait, se disséminerait dans un espace dont je ne connaîtrais ni les tenants, ni les aboutissants, seulement une bizarre vibration au large de ma conscience, une insolite rumeur de fond.

   Combien il est heureux d’avoir quelques lecteurs fidèles, en réalité des amis avec lesquels échanger par le biais de nouvelles, d’articles divers qui, sans doute, ne sont que le reflet de mes propres préoccupations. Partager quelques affinités avec quelques Autres qui éprouvent de la même manière est déjà pur bonheur. Combien il est agréable d’écrire et d’y trouver du sens, en pensant à tel Ami ou tel autre à qui on destine en secret sa création, pensant trouver en eux, les lecteurs, une caisse de résonance, un lieu de réception positif, peut-être un identique état d’âme, parfois même une pensée rebelle, une émotion esthétique, une irisation érotique. Parfois, au contraire une critique, un désaccord, une remise en question. Alors, c’est ceci qui perce symboliquement, cet antagonisme masculin/féminin, cette ligne de partage qui ne parvient à trouver le lieu de son unité, seulement cette césure qui est comme une cicatrice zébrant la peau de l’humaine condition.

   Aujourd’hui, Mercredi 25 mars, suite du « journal ». Ecrire, pour qui, pour quoi ? Etrange sentiment de solitude. Mon compte Facebook est mis en quarantaine pour plusieurs jours pour cause d’épuisement de mes codes d’identification à 6 chiffres. Plusieurs tentatives auprès du Réseau Social pour remédier à cette situation mais la « Grande Muette » demeure silencieuse et je pense alors à cette immense « Machination » citée par le Philosophe, à cette civilisation technicienne qui fait fi des humains et s’en remet au concept flou « d’intelligence artificielle » et à ses zélés serviteurs, les Logarithmes qui semblent supplanter, en ce début de III° millénaire, le destin habituel de la conscience humaine. Certes, comme l’affirme l’un de mes Amis, « l’on peut vivre sans Facebook » et nul, ici, ne pourrait contredire cette réflexion de simple bon sens. Le Réseau n’est nullement indispensable mais il constitue cependant l’une des formes d’une novelle socialité que l’on ne saurait biffer d’un trait de plume. L’on fait de belles découvertes sur Facebook : tel Ami qui écrit, mais écrit vraiment, tel autre qui est un bel Artiste à l’œuvre si singulière, et puis des Lecteurs ou Lectrices avec lesquels se tissent les liens d’une réelle affinité. Bonheur, chaque jour, que de les retrouver, le plus souvent à heures fixes, faisant leurs commentaires, apportant leurs états d’âme, traduisant leur humeur du moment au gré d’une plaisanterie, d’un trait d’humour. Tout ceci est précieux et seuls les contempteurs de ces nouveaux médias ne peuvent nullement en éprouver l’aspect positif.

   Mais en ces temps tragiques d’affliction de l’humanité tout entière, il convient de relativiser. La « privation » du Réseau est sans doute l’occasion de faire face à son propre Soi et d’en explorer les multiples facettes, de décrypter les fondements des motivations, de se questionner sur son propre désir au regard de toute altérité. Si un genre « d’abîme » se creuse qui, en réalité, est tout au plus le renoncement temporaire à un confort personnel, il est plus qu’utile d’en exploiter le suspens, d’en comprendre les mobiles dissimulés. Tout événement d’ampleur devrait faire l’objet d’une interrogation quant à notre propre éthique mais nous sommes volontiers apathiques et nullement enclins à porter au jour nos propres vérités, à mettre en lumière nos contradictions constitutives de notre être-au-monde. 

   Alors écrivant momentanément en n’ayant plus pour toile de fond qu’un monde virtuel, je fais nécessairement l’expérience de ce que veut signifier écrire. Foncièrement, c’est d’abord pour soi que l’on trace ligne à ligne la topologie de ses désirs, que l’on inscrit sur l’écran de son ordinateur ses pensées intimes, que l’on livre quelque réflexion sur le monde, que l’on cible cette belle photographie en tâchant de poétiser, que l’on prend intérêt à cette œuvre d’art dont on essaie de tirer plus que la satisfaction d’une vision directe, souvent bien trop rapide. Nous sommes nous-même un monde à l’intérieur d’un autre monde, celui des Autres, lequel est à son tour inclus dans le vaste monde de l’humain. Sur une feuille de papier il faudrait tracer ces cercles successifs qui sont comme des emboîtements d’œufs gigognes dont nous occuperions le centre.

Ecrire, pour qui ? pour quoi ?

   A considérer cette simple symbolique se rattache une signification essentielle, celle qui énonce le Soi relié aux autres Soi, au Soi du monde en son ensemble. Tout est lié alors que la métaphysique de la représentation nous fait croire que nous sommes irrémédiablement, des Sujets faisant face à des Objets. Cette vue arbitraire d’un monde clivé nous encourage à fonctionner à l’intérieur de notre propre cercle, à défaut de connaître les autres, ou bien alors sur le mode du « peut-être », de l’éventualité, de la possible mais non nécessaire rencontre. De cette manière s’énonce la topique puissante de l’ego selon ses habituelles variantes : égoïsme, égocentrisme, égotisme, et l’on pourrait créer des néologismes du type « égomaniaque », « égophile », « égologue », tant cette manifestation d’un Soi exacerbé est manifeste en cette époque fascinée par la mode des selfies et le rayonnement de sa propre image.

   Mais il serait naïf de penser au regard de cette profusion de l’être-en-Soi, que le motif de l’altérité serait facultatif, de surcroît en quelque sorte, que nous pourrions en faire l’économie. Certes notre naturelle paresse nous incline à voir notre ombilic, notre centre avant même d’apercevoir, dans une large perspective, tout cet environnement naturel, social, planétaire qui nous entoure et se donne tels les innombrables prédicats dont notre moi a besoin pour trouver son chemin et les justifications qui lui permettent d’aller au-devant, vers son propre avenir. Du monde nous sommes comptables, de l’Inconnu qui passe dans la rue, de cet Amour ancien reconduit au passé, de cette future Amitié qui sera un guide pour notre conscience.

   Ecrire, pour qui, pour quoi ? Combien cette tâche paraît parfois inutile, lieu d’un plaisir autocentré, loin du réel, désincarné en quelque manière. Oui, mais nous ne pouvons réduire l’activité d’un être à sa seule écriture. Cet individu vit, aime, souffre, se questionne, commerce, voyage, espère, croit, rêve, autrement dit cet individu est humain en son entièreté, cet individu affirme certes son style singulier dans des phrases, dans des textes, au travers de fictions qui sont comme ses paravents, ses fragiles certitudes, sa manière de connaître le monde et de se connaître.

   Jeudi 26 mars 2020. Rien n’a bougé dans le vaste monde si ce n’est l’activité faucheuse de vies du Corona qu’il convient, ici, d’écrire avec une Majuscule. Serait-il une nouvelle figure de l’Être se manifestant à nous à l’aune du tragique, du mortel, renouvelant en nous cette idée de la finitude que le plus souvent nous tenons éloignée à des fins de réassurance, à des fins de vie simplement ? Sait-on jamais ce qu’il en est de cet Être avec une lettre capitale à l’initiale, l’Être historique qui selon les époques se décline sous les traits de l’Idée, de Dieu, de la Nature, de l’Esprit, de l’Eternel retour ? L’Être ne serait-il que l’infinie variante de la tonalité fondamentale des êtres que nous sommes qui pensons, successivement, de manière fort différente, une fois sensibles aux chatoiements de la Matière, une autre fois nous allégeant des contraintes et ne voulant plus connaître que les vertus aériennes de l’Esprit ? Ecrivant, nous questionnons et que pourrions-nous faire d’autre ? Le Monde est si complexe qu’il ne nous montre jamais, à la fois, que quelques unes de ses esquisses, que quelques traits de ses visages familiers. Pour le reste, il nous faut imaginer, créer des hypothèses, se fier en quelque sorte à notre part animale qui se nomme instinct.

   En ces temps si dramatiques pour toute conscience humaine, n’est-ce pas alors notre instinct précisément qui resurgit, cette peur ancestrale des hommes de la préhistoire, ceux qui constituent notre origine, cette angoisse sourde comme devant l’éclair qui, en ces temps immémoriaux, zébrait le ciel sans qu’aucune cause apparente pût lui être associée ? L’insuffisance d’une rationalité suffit sans doute à expliquer de telles conduites, le refuge au sein de la grotte protectrice. Si l’intelligence des hommes s’est considérablement développée, si un langage structuré étaye leur pensée, il n’en demeure pas moins qu’un fond limbique, archaïque, toujours ressurgit en ces périodes troubles où nul ne sait se qu’il adviendra de l’humanité. L’inconnu nous assaille et nous contraint à nous replier au sein de notre graine germinative, à demeurer au plus près de soi afin, croyons-nous, d’y trouver les ressources nécessaires en attendant que l’orage ne passe, que le ciel ne redevienne clair et serein.

   Beaucoup de choses pâtissent de la pandémie, à commencer, bien évidemment par ceux qui en sont atteints dans leur chair et il serait indécent de se plaindre au motif que la Messagerie est interrompue, que le Réseau Social tarde à rétablir un compte suspendu pour des motifs techniques. En cette période de grand bouleversement, nous sentons bien combien nous sommes conditionnés par cette Civilisation Technicienne. Nous ne pouvons plus envoyer de mails : nous sommes désemparés. Nous ne pouvons plus surfer sur Facebook : nous avons un sentiment de frustration. L’immense hiatus dans lequel a sombré notre Société du spectacle (Guy Debord) nous désarçonne et les médias qui, hier encore, ne faisaient nullement partie de notre horizon, dont nous nous n’aurions pu penser qu’un jour ils existeraient, voici qu’aujourd’hui notre mise à l’écart non seulement nous chagrine mais que nous éprouvons comme un sentiment d’injustice car nous pensions que tout ceci nous était « naturellement » acquis, à la façon de la terre sous nos pieds, du ciel au-dessus de nos têtes.

   Nous ne pouvons qu’espérer que la crise ouverte par le déferlement du virus nous conduira à réfléchir, à nous poser les bonnes questions, à relativiser, à mettre les choses et les actes en perspective. Alors, combien l’univers de Facebook, YouTube et autres Instagram, nous paraîtront risibles, combien nos besoin de ces médias se montreront en tant que lubies de gamins, coups de tête d’adolescents ou caprices de la maturité, sinon manies de l’âge avancé, tout ceci rapporté ne serait-ce qu’au précieux d’une seule vie, qu’à l’absurde que revêt pour nous cet invisible Ennemi, figure du Mal dont nous pensions qu’elle n’était qu’une fable de Moraliste, un vice crée de toutes pièces par quelque Ascète en quête de spiritualité.

   La suite, bien évidemment nous ne pouvons nullement la savoir, anticiper les effets qu’elle aura sur nos comportements, notre éthique, notre considération de l’Autre, notre respect de la Nature (la pollution est montrée du doigt !), notre intime disposition vis-à-vis de l’exister en son sens le plus fondamental. Si nous regardons « dans le rétroviseur », si nous interrogeons les événements de l’Histoire, nous ne pouvons qu’être pessimistes, aruspices d’une invincible Fatalité qui se déploierait bien au-dessus des consciences humaines, décidant à chaque fois de leurs destins, traçant la ligne inflexible de leurs actes. Ceci voudrait signifier que la liberté n’est qu’une vue de l’esprit, que de grandes tendances traversent le continent anthropologique, l’orientent de telle ou de telle manière sans qu’il ne soit aucunement possible d’en infléchir la terrible volonté. Vue de Cassandre, sans doute, et pourtant.

   A-t-on seulement été libres d’accueillir le Corona, d’ne endiguer le raz-de-marée, d’en atténuer suffisamment les effets afin que les hommes, échappant à cette malédiction, puissent orienter leur vie selon la direction qu’ils souhaitaient, les désirs qu’ils manifestaient. Ceci, souhaits, désirs, ne fait nullement signe en direction d’une marotte, d’un enfantillage devant la vitrine d’un marchand de jouets. Loin de là. Certes toute liberté est relative et n’est absolue que considérée d’un point de vue théorétique. Mais il faut, à l’intérieur de cette relativité, trouver son possible, avancer sans entrave, laisser place à la volonté, poser un socle pour la décision. Bien sûr, beaucoup agissent et de façon totalement admirable, mais la lutte est trop inégale, mais les chances de succès trop conditionnées par les funestes desseins de l’épidémie qui moissonne les vies au hasard, seulement avec pour ultime but de détruire. Si bien que l’on penserait avoir affaire, et je rejoins l’idée évoquée ci-dessus, à la manifestation d’un Être nouvellement apparu, doué d’une farouche volonté de réduire tout à néant.

   Si le propre de tout Être est d’être précisément invisible (Idée, Dieu, Nature, Esprit), Corona remplit toutes les conditions requises à cet effet. Bien évidemment l’erreur serait de le substantiver, de lui octroyer le visage du Diable ou de quelque autre Démon, sa puissance provient entièrement de cette insaisissabilité, de cette indétermination qui en fait le plus redoutable des ennemis qui soit. Mais l’on pourrait épiloguer sans fin sur ce phénomène sans contour ni voix, seulement doté d’un maléfique et inquiétant silence.

   Ici, il convient de revenir au geste de l’écriture, mais lors de la précédente digression nous n’en étions pas sortis et les quelques mots étaient des sortes de témoins du temps qui nous échoit ici et maintenant. Je souhaiterais dans l’instant qui suit faire le commentaire d’un texte tiré de « La recherche du temps perdu » de Proust, dans le chapitre intitulé « La Prisonnière ». Outre que cette page, comme une infinité d’autres de cette œuvre immense, est pur fragment d’anthologie, sommet incontesté de la littérature, bien des choses s’y disent relatives à l’écriture, au sentiment, à la sensibilité, au confinement aussi, lui, Proust, l’éternel exilé, condition essentielle de la mise au jour d’un chef-d’œuvre. Sans doute faut-il aux hautes pensées, ce retrait dans l’ombre et le silence, l’entrée dans la sublime introspection comme on entrerait en religion, un lieu retiré, un lieu d’ascèse au loin des mouvements et des contingences du monde.

   Proust ne pouvait être le Proust-écrivant qu’au prix de ce retirement, de cette sorte d’absolutisation du Soi, du recueil en lui-même de toutes les énergies assemblées dans une vie antérieure hautement mondaine, exposée à toutes les beautés comme à tous les avilissements, les lâchetés, les vices de l’humaine condition. La chambre de Marcel était le laboratoire où, entre deux crises d’asthme, entre deux fatigues, deux affaissements, se révélait dans le plus pur rayonnement de beauté l’exception d’une œuvre hors du commun. Proust en sa belle et singulière entreprise littéraire, assemblait à la fois la vue précieuse de l’esthète, la superbe manie du collectionneur d’art, l’oreille du mélomane, l’esprit acéré du psychanalyste des cœurs et des âmes, la vue amplement ouverte du prophète, l’analyse intelligente de l’historien, l’émotion exacte de l’admirateur du paysage, le méticuleux regard explorant les coursives de la mémoire, le talent enfin d’une dentellière brodant, mot à mot, cet ouvrage d’écriture qui ne connaît ni ne connaîtra son semblable sous aucun autre temps, aucun autre horizon. Car s’il y a bien un prédicat pouvant s’appliquer à l’essence de l’écriture, c’est bien celui de son unicité, de sa singularité, toutes qualités servies par un style parfait, achevé, inégalable. Aux phrases de Proust on ne peut rien ajouter, rien retrancher, il s’agit d’une totalité en soi qui n’a nul besoin d’être amendée, métamorphosée. L’UN se suffit à lui-même.

   Donc le passage où le Narrateur, depuis le lieu confiné de sa chambre, perçoit le monde, les Autres et tout ce qui s’y inscrit en creux, hiéroglyphes interprétés au plus près de leur intime vérité :

   "Si, sortant de mon lit, j'allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce n'était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano, et pour vérifier si, sur le balcon et dans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c'était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice (…). Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, me rendait plus désirables, plus dignes d'être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d'être libre. Que de fois, au moment où la femme inconnue dont j'allais rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l'embrasure de ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel m'attendait l'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ! "

   Certains mots ont été accentués comme les moments essentiels de cette belle dialectique qui met en opposition (mais en complémentarité surtout) le confinement de l’Auteur, les figures extérieures qui en sont les correspondances, qui en constituent le sens le plus profond à la manière d’un furtif bonheur qui prend corps (au sens fort du terme) dans la conscience même de Celui qui regarde et accueille en lui ces formes d’un pur ravissement. C’est par un sublime acte de vision que Proust se réapproprie ces facettes du réel dont sa santé fragile lui a ôté la jouissance, c’est par l’exceptionnelle climatique de sentiments portés à leur plénitude que l’Ecrivain de « La Recherche » recrée un monde à sa propre hauteur, un monde certes imaginaire mais transcendé par la puissance de son génie.

   « Ecrire, pour qui, pour quoi ? ».  Proust écrit en premier lieu pour lui, afin que sa solitude meublée, sa vie devienne enfin fréquentable, signifiante, bordée de rives claires. Pour quoi ? Pour « déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront.», pour reprendre les beaux termes de Le Clézio, cet autre Ecrivain essentiel pour notre époque sujette à la perte des valeurs, à l’oubli du sens d’une manière générale. Oui, les œufs déposés par Proust ont fermenté, ils sont devenus des amers indispensables pour notre conscience le plus souvent dévastée par un insatiable appétit de présent, un comblement de satisfactions immédiates, une impatience constitutionnelle à emplir nos désirs de tout ce qui passe à notre portée sans réel souci d’éclectisme, de saisie de l’élégance, sans inquiétude de saisir cette chair pulpeuse et nacrée du monde qui est tout autant notre propre substance que la sienne, du monde.

   Une image d’Epinal très répandue, à laquelle nous adhérons tous d’une manière quasi-inconsciente, lecteurs ou écriveurs, place l’Ecrivain au centre de sa tour d’ivoire, isolé des hommes et du monde dont, pourtant, il est censé, en quelque manière, être un éclaireur de pointe. Une telle lecture du statut de l’Auteur est erronée au motif qu’elle se borne à voir les apparences, à laisser dans l’ombre ce qui, pourtant, brille et illumine les rives sombres de la nuit de l’inconscient. Par nécessité l’Ecrivain est toujours auprès du monde; c’est même la texture la plus visible de son quotidien. La prétendue solitude de Proust, ce court passage de « La Prisonnière » en dément la réalité. Plus même, dans cette écriture, Proust est plus au monde que ne pourraient l’être les Voyageurs distraits qui parcourent la planète en tous sens sans même bien savoir le visage de la Nature, la configuration des lieux, les histoires des gens qu’ils croisent, leur présence sitôt effacée qu’entrevue.

   Combien Marcel est ici présent, intensément présent, à apercevoir les figures féminines de la Blanchisseuse, de la Boulangère, de la Laitière, effigies s’il en est heureuses en son musée personnel, constellations qui girent dans son ciel comme les étoiles sur la voûte illimitée du cosmos. Ces étranges figures ont, en quelque sorte, vocation d’infini, multipliées par la naturelle fécondité d’un esprit qui les agrandit sans cesse, les illumine, les éclaire de l’intérieur, les dépose sur des fonts baptismaux bien plus réels que le réel lui-même. Puissance ici, de l’intuition créatrice conduite à son efficience absolue, myriade d’images de femmes, de paysages, de sentiments qui confluent en un seul et même endroit, au point focal de l’œuvre, tout est ici présent dans la lancée d’une seule et même énonciation, la chambre à coucher de Combray, celle du Grand Hôtel de Balbec, la chambre de Paris et peut-être, toutes celles hallucinés par un esprit que l’imaginaire décuple, ouvre sur l’infini du monde plutôt qu’il n’en ferme l’accès, qu’il n’en étrécit la vision.

   Ecrivant la Blanchisseuse, évoquant l’Institutrice, un gynécée de « femmes impossibles à imaginer a priori », Proust est intimement auprès de ces créatures de rêves, il recrée en quelque sorte une façon de Paradis originel dont il croise les fils au gré du passage infini de la navette de l’écriture. Citant à la suite, dans un agrandissement topologique sans fin, la rue, la ville, le monde, Marcel déploie l’espace nécessaire à sa fiction, en même temps qu’il se donne ce pouvoir d’agissement sur le réel, qu’il le met à sa portée, tout comme le Picasso de la période Cubiste décomposait à l’infini l’image de la femme dont il pouvait user à satiété. L’imaginaire est tressé de cette matière inépuisable qui se renouvelle à même son constant surgissement. Que quelques esprits fâcheux, sinon pointilleux, se mettent en tête de vouloir démontrer la supériorité du réel par rapport à l’écriture, eh bien qu’ils usent à leur gré de la réalité, nous nous satisferons de ce bel imaginaire proustien qui crée mille lieux en un seul lieu, fait venir mille femmes en une seule. De toute manière, dans ce qui constitue le derme polyphonique de l’exister, nulle hiérarchie, tout joue à égalité de présence. Untel trouvera du sens à flâner auprès de la Nature, tel autre auprès d’une œuvre d’Art, tel autre encore auprès de l’image d’une Belle ou se contentant de sa simple évocation.

   « L'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ». Proust, ici, semblerait infirmer ce que nous disions d’une équivalence des termes de l’exister : réel, imaginaire, rêve. Il semble affirmer, en effet, que son état de claustration inflige à son corps (« je souffris que mon corps ne pût suivre »), des contraintes que le réel du dehors aurait comblées au centuple au seul motif que les femmes qu’il regardait avaient aussi un corps et que la confluence, la rencontre de ces derniers ne se pouvait concevoir, la barrière infranchissable de la chambre mettant un terme à tout essai de relation. Mais aussitôt, si l’on peut dire à la façon d’un rattrapage ou bien de l’emplissement d’un désir inassouvi, Proust ajoute « mon regard qui la rattrapait », annulant par cette habileté rhétorique ce que le factuel empêchait, ce que la situation ôtait à sa propre liberté, celle de choisir une compagne de route qui pût le soustraire à ses multiples afflictions.

   Alors, peut-on ici parler d’écriture cathartique, comme si les mots posés sur le blanc de la feuille étaient autant de baumes appliqués sur la meurtrissure d’une chair, colmatant les plaies de l’âme ? Oui, je crois à cette fonction thérapeutique du langage. Oui, je crois à cette vérité de la langue qui n’est nullement inférieure à celle de la réalité, différente cependant, de nature symbolique. Mais qu’est donc le symbole en sa valeur signifiante, sinon cet objet, ce colifichet, cette image dont les contours peuvent être clairement définis tel le signifiant, alors que le signifié en direction duquel agit le symbole est au loin, dans sa marge d’invisibilité, tirant sa puissance, précisément de cette liberté qui lui est octroyée que jamais ne donne ce qui s’étale ci-devant, qui ne pourrait ni changer de forme, ni nous amener autre part qu’au lieu de son immobile présence. L’écriture est liberté !

 

« Ecrire, pour qui? »

Pour Soi

Les Autres

Le Monde

« Ecrire, pour quoi ? »

Pour témoigner

Du Temps qui passe,

Puisque nous ne sommes

Que Temps

…Qui Passe…

 

 

 

 

 

 

 

 

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6 octobre 2024 7 06 /10 /octobre /2024 13:19

 

Le Jour, le lumineux,

 le plus vif que l’argent,

l’éclat du platine,

 tout ceci s’élevait de soi,

gagnait les hautes altitudes,

les couloirs de haute solitude,

les cimes où plus rien ne comptait

que cette diffusion à jamais de la clarté,

cette irradiation des êtres et des joies.

 

Les arbres dressaient

leurs minces flammes blanches

contre la multitude du ciel,

les nuages flottaient

 en de souples bancs d’écume,

les cygnes, en bas,

sur l’ovale du lac,

faisaient leur tache sublime de talc,

les neiges boréales étaient gonflées,

 dilatées à l’extrême

de toute cette lumière

qui les habitait,

les rendait pareilles

 à des ballons dirigeables

 emplis d’un gaz subtil.

 

Rien ne se colorait

sur la face de la Terre,

tout avait la transparence du cristal,

la résonance pure du diapason

répandant ses ondes selon

d’exacts harmoniques,

les sons se fondaient l’un en l’autre,

avec facilité, sans hiatus qui eût pu

en dénaturer le clair projet.

De grands oiseaux blancs

traversaient l’espace de leurs ailes

mouchetées de vent.

Des planeurs initiaient

leur vol à voile

dans un silence de chapelle.

Des papillons aux ailes

de zircon et de topaze

virevoltaient en de gracieuses arabesques.

 

 Le soleil était une grosse boule d’ouate

qui figurait au loin,

œil cyclopéen si doux,

qu’on eût cru avoir affaire

à un ballon que des enfants délicats

auraient posé sur le fil

d’un fragile horizon.

La Lune aussi était présente

dans sa vêture de soie rugueuse,

ses cratères doucement affutés

pour ravir les âmes

des vieux astronomes

aux cheveux teintés

de lis et d’opalin.

Il n’était jusqu’aux songes des dormeurs

qui ne se paraient de perles radieuses

diffusant à l’infini

leur étincellement de comète.

 

Puis ce furent des

Eclairs aveugles

qui se montrèrent,

lacérant la chair du monde,

 la taillant en vifs lambeaux,

en fragments kaléidoscopiques,

en lanières d’effroi,

en sombres cavernes,

en ténébreux abysses

où plus rien ne se donnait

que le corridor labyrinthique

conduisant au domaine d’Érèbe,

ce provenu du Chaos,

cette redoutable figure des Enfers,

époux de Nyx, la Nuit

aux mille charmes,

aux mille dangers.

 

 Il n’y avait plus aucune écharde de clarté,

plus la moindre éclisse sur laquelle

 un rai de lumière se fût arrêté

pour dire, au moins l’espace

d’une brève éternité,

l’irréfragable beauté de l’univers,

son feu à l’infini des yeux.

Partout était la chape

 visqueuse du noir,

l’adhérence du bitumeux,

l’hébétude du refermé,

la herse baissée de la mutité,

la raideur des membres hémiplégiques.

 

Partout était la

splendide stupeur

qui étalait ses marigots

d’eau putride.

De nulle lèvre humaine

ne pouvait sortir

 le joyau de la langue.

Non, une-longue-suite-de-perles-noires,

des mots-encre-de-seiche,

 des phrases-asphalte,

des interrogations-ailes-de-corbeau,

des réponses-veuves-noires,

des exclamations-éclats-de-graphite.

 

Le ciel ?

Il n’y avait plus de ciel,

seulement un immense dais de deuil

courant selon tous les horizons.

La terre ?

Il n‘y avait plus de terre,

 seulement un amoncellement

tragique

de blocs de tourbe.

 Les océans ?

Il n’y avait plus d’océans,

seulement une longue flaque

couleur d’ennui où mouraient

 les yeux des étoiles.

Les hommes ?

Il n’y avait plus d’hommes,

seulement de sibyllins tubercules,

de comiques moignons

qui ne gesticulaient même plus,

genre de clowns tristes,

immobiles,

à demi-enfoncés

dans la chair altérée

de l’humus.

 

 La Nuit, la permanente Nuit

que plus rien ne visitait,

sinon le souffle court

de son propre néant.

La redoutable Mort

entrait dans son domaine,

elle moissonnait toutes les têtes

 et il n’y avait plus

une seule conscience

pour rendre compte de l’Absurde.

Comble du Nihilisme

 en son plus vertical combat !

Le Jour avait ouvert la Nuit

La Nuit avait ruiné le Jour

Il n’y aurait plus

qu’une ombre immense

étendue sur la douleur

des hommes,

qu’une Nuit

au large d’elle-même,

aux rives infinies.

Où allait-elle ?

Le savait-elle au moins ?

Cruel destin

que celui

qui ne se sait point.

 

***

En guise de commentaire

 

« Noir lumineux et blanc obscur »

(David TMX, Le dessinateur)

 

   Peut-être faut-il partir de ce double oxymore, « Noir lumineux et blanc obscur », pour pénétrer toute l’étrangeté de cette belle figure de rhétorique. Rien n’est jamais pur, sauf l’absolu. Le noir pur n’existe pas. Le blanc pur n’existe pas non plus. Jamais la nuit n’est totalement noire. Quelque part le chant des étoiles, la lumière d’une ville, la rumeur d’un amour (ici la métaphore percute l’oxymore). Jamais le jour n’est indemne de tache. Toujours une poussière, le voile d’un nuage, la tristesse d’un deuil. Il n’y aurait que le Ciel des Idées pour garder à l’essence sa souveraine présence indéterminée : un Noir flottant au plus haut de son âme ténébreuse, un Blanc faisant claquer son oriflamme de neige dans l’azur virginal, étincelant.

   Toujours le Noir demande le Blanc, comme la Vertu demande le Péché. Pour la seule raison que, notre vie, à nous les hommes, est totalement relative, que nous nous inscrivons dans le flux du rythme nycthéméral, ce divin balancement qui nous fait connaître, une fois la joie de la lumière, une fois la tristesse de la nuit. Les Amants sont à la confluence de cette réalité-là. Leur amour est pure lumière s’enlevant sur le fond de la nuit. Symboliquement, la chambre d’amour est toujours nocturne, que vient éclairer la pointe acérée du désir : un éclair se lève parmi la touffeur des ténèbres, un éclair jaillit qui sauve les Amants de l’étreinte définitive d’Eros. Paradoxe apparent que celui qui réclame la mesure nocturne pour y faire surgir la clarté d’un amour. Comme si le glaive lumineux du jour devait féconder la nuit en raison même de l’incommensurable distance qui les sépare et les invite à l’intime union au gré de laquelle chacun connaîtra sa vraie naissance, celle d’un imaginaire qui dépasse et transcende le réel. Chaque acte d’amour est un pas de plus vers la mort et, pourtant, qui n’en ressent la force de libération, la puissance d’éclosion à soi ? Vérité oxymorique :

« Je meurs de t’aimer davantage ».

   Comme quoi toute vérité, plutôt que d’être monosémique est naturellement polysémique au motif que, toujours, nous oscillons entre deux pôles opposés, entre deux couples contradictoires : amour/haine ; désir/aversion ; complétude/manque.

   Jamais nous ne pouvons exciper de cette exigence de l’Être qui, tout autant, est Non-Être. Toujours l’Être se donne comme sur le bord du néant, c’est sa néantisation même qui l’autorise à être, ne serait-il néant et alors il serait privé de toute liberté de paraître de telle ou de telle manière. C’est parce que je fais fond sur le néant que je m’en extirpe, que je commence à exister, que je bâtis un projet qui me porte au-delà de ceci qui pourrait m’aliéner si je ne postulais le cadre même de ma liberté. Est libre celui qui fait face au néant. Est esclave celui qui, pensant lui échapper, au contraire lui donne tous les droits. Mon propre ego ne saurait se structurer autour de ce qui existe déjà, pour la simple raison qu’il ne peut y faire sa place. Mon ego se construit autour du néant, tout comme le jour s’extrait de la nuit afin de connaître son propre rayonnement.

    Certes, ces considérations peuvent paraître bien abstraites, mais elles sont le fondement même à partir duquel commencer à se sentir exister. Aucun sentiment ontologique ne peut se lever d’une forme déjà accomplie par d’autres que lui dans l’espace et le temps. C’est du néant dense de la nuit qu’il nous faut extraire les matériaux grâce auxquels édifier notre propre statue. Elle n’existe nullement préalablement à nous, elle est coalescente à notre destinée, elle se modèle en raison de chacune de nos expériences. Or, qu’est-ce qu’une expérience, si ce n’est extraire les phénomènes du néant, leur donner corps et chair afin qu’ils nous apparaissent dans la lumière de leur singularité qui, en même temps, est la nôtre. Cet amour que je découvre lors d’un voyage, il n’existait nullement pour moi avant l’événement décisif de la rencontre, pas plus qu’il n’existait pour l’Aimée. Tous deux, l’Aimée, moi-même, nous extrayons notre amour naissant du néant, nous l’informons, lui donnons sa climatique, ses traits distinctifs, sa couleur propre. Cet amour n’avait nul substrat, nulle histoire, nulle coordonnée spatio-temporelle. Il était pure virtualité suspendue au hasard des heures et des cheminements.

   Cet amour était de nature purement oxymorique, « Je t’aime, moi non plus » pour reprendre la belle formule de Gainsbourg. En effet, le « Je t’aime » est toujours conditionné par le « moi non plus », autrement dit par la charge inévitable de néant qu’il charrie à tout instant. L’amour peut faiblir, s’étioler, devenir simple intérêt, marque d’amitié, c'est-à-dire renoncer à son essence. Or renoncer à son essence est néantiser sa propre ressource, la ramener à l’étiage du non-sens, lui ouvrir les portes de l’absurde. Combien d’amours devenus haines prennent les vêtures de l’inhumain, de la mortification, de la déshérence. Donc nous sommes condamnés à connaître le régime oxymorique existentiel, il est inscrit dans notre condition, de la même façon que nos gènes contiennent la boussole de notre orientation.

   La mission essentielle de l’oxymore est, par le hiatus qu’il crée, entre les deux termes convoqués, de ménager un effet de surprise, sinon d’étonnement ou de saisissement qui renforcent la puissance de l’énoncé. Ainsi quelques oxymores célèbres : « Et dérober au jour une flamme si noire », ou les apories de Phèdre face à sa  passion coupable ; ensuite : « Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie » où, pour Nerval, « le soleil noir », c’est celui de la nuit d’Apocalypse aux Tuileries, celui de la folie qui gangrène le cerveau de Gérard Labrunie, il se pendra bientôt Rue de La Vieille-Lanterne ; et encore, à propos de la mort de Gavroche, cette phrase émouvante de Victor Hugo à son endroit : « Cette petite grande âme venait de s'envoler » - On n’en finirait jamais de citer les oxymores, d’en donner les belles interprétations fournies par les exégètes de la littérature.

   Le texte sous forme de poésie qui vous est aujourd’hui proposé a de bien modestes ambitions, celles, simplement, de mettre en position d’oxymore le Jour et la Nuit, le Blanc et le Noir, la Joie et la Tristesse, manière de rapide évocation de l’exister en ses plus réelles façons de se donner : une fois dans la sublime positivité, une fois dans la terrifiante négativité. Tout destin s’inscrit dans cette parenthèse, toute aventure anthropologique fait sens dans cette pulsation. Je crois que tout ceci a une valeur non seulement symbolique, mais bien plus largement cosmologique, comme si la vie humaine était un genre de parcours sinusoïdal, de vague ascendante/descendante, un rythme binaire, une valse à deux temps, pareille à l’expansion/rétention de l’Univers, pareille au lever/coucher du Soleil, pareille au sablier du temps que l’on retourne indéfiniment afin qu’il nous dise notre temps humain, seulement humain, pareille au balancement de l’acte d’amour par lequel se donne la génération, pareille à la naissance qui appelle la mort, qui appelle la naissance, qui appelle la mort, une pomme chute sur le sol, y disperse ses graines dont un autre pommier naîtra. Basculements sans fin, branles toujours recommencés. Montaigne disait : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse… »

   Rythme immémorial sans début ni fin, le seul qui garantisse notre liberté car si le monde n’a jamais été créé, l’on peut faire l’économie de Dieu et des dieux, des religions, de leurs dogmes. Si le monde a toujours existé, du moins est-ce là mon intuition, nous pouvons aisément concevoir l’Infini, donner figure à l’Absolu, donner sens à l’Histoire et à l’Art. Poussière d’étoiles nous sommes, poussière d’étoiles nous demeurerons parmi le pullulement inouï des galaxies et les pluies de comètes. Nous ne sommes que des oxymores entre Ombre et Lumière, entre Lumière et Ombre.

 

‘Exister’ : sortir du Néant avant d’y retourner

Donc : ‘Exister’ : espace et temps

d’une tragique joie.

 

 

[NB : Dans le poème, tous les couples oxymoriques

se donnent à voir

en graphie différenciée, en italique :

 

Soie rugueuse

Doucement affutés

Aux mille charmes/aux mille dangers

Brève éternité

Infini des yeux

Splendide stupeur

Comiques moignons

Clowns tristes

Rives infinies

 

(il s’agit ici d’oxymores mineurs

Qui se déduisent de l’oxymore majeur

Qui conduit l’ensemble du poème)

 

Donc l’oxymore majeur

 

Eclairs aveugles

 

c’est autour de lui

que le Jour bascule en Nuit

la Lumière en Ombre

la Joie en Tristesse

il constitue le point de basculement

le chiasme qui inverse toutes choses

l’articulation entre

le SENS

et le

NON-SENS

il est la porte ouverte du Néant

ce par quoi nous naissons

ca par quoi nous mourons

ce par quoi nous existons,

dans l’intervalle .]

 

 

 

 

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12 août 2024 1 12 /08 /août /2024 09:45
Êtres des Lisières

« Hommage à Matisse »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   « Êtres des Lisières » à peine nommés et, déjà, nous sommes dans l’énigme, dans l’attente de qui-ils-sont, si, précisément, ils sont, si, quelque part, y compris en un mystérieux endroit du Monde, la trace de leurs pas pourrait, par le plus grand des hasards, être découverte. Tous, tant que nous sommes, avons besoin de ces infinitésimales traces, de ces buées, de ces vapeurs, de ces douces exhalaisons qui montent des choses, comme l’arc-en-ciel place, naturellement, sa touche indigo, sa note vert, bleue, rouge et nous aimons cette invisible présence qui dit une fois la paisible prairie, une fois la vaste étendue océanique, une fois encore la couronne solaire en sa crépusculaire éclipse. Oui, d’eux, nous sommes en attente, ces substances indéfinies, ces étranges allégories, ces secrets aux contours flous, ces illisibles rébus, ils tissent en nous, dans la profondeur même de notre derme, le fil arachnéen du songe, ils font se lever l’espoir à jamais accompli de nos désirs les plus chers. De nos désirs dont nous serions bien en peine d’esquisser le moindre croquis, ils ne sont nullement des mesures formelles, de pures géométries, ils sont en-deçà-au-delà de ces contingentes apparitions, ils tapissent nos humeurs internes d’une manière si légère que, tâchant d’en saisir l’impalpable matière, ils sont déjà loin alors que nous demeurons sur place, muets de ne les avoir point rencontrés, figés de ne les avoir mieux connus.

   Les ayant « innommés » à la faveur de qui-ils-sont, nous les avons amenés, ces désirs, au point d’incandescence même qui est leur essence la plus effective. Poudrant notre propre désir d’un pur frimas, nous les avons conduits, en dehors de toute conscience, au lieu même de leur sombre rutilance. De leur obscure phosphorescence. « Êtres des Lisières », sont-ils le désir lui-même qui aurait trouvé le site de son étonnante actualisation ? Le désir est-il sujet à évocation en dehors de l’horizon même où, murmurant d’indéchiffrables signes, il n’est que signe lui-même, autrement dit, en son essentielle manifestation étymologique : « miracle », ce qui ne peut paraître qu’à l’aune d’une vaste et productive « irraison » : miracle, « chose digne d'admiration, merveille ». D’une étymologie l’autre : l’inépuisable vastitude de ce qui, soustrait à notre raison, dit plus et autre chose que cette raison même. Alors les mots éprouvent, en leur en-soi, le vertige de ce qui se soustrait à leur puissance, de ce qui, sur le mode du silence, apparaît comme leur contour, comme leur aura et participe à leur merveilleux pouvoir de désignation du réel, venue des choses en leur plus étonnante manifestation, PRÉSENCE sur fond, toujours, d’Absence. Immense vertu dialectique de ce qui vient à nous. Immense grâce de ce qui-se-réserve, se tient-en-retrait, se dissimule aux yeux des Curieux et de Ceux qui, avides de trouver des choses immédiates, se dispensent d’en percer le fascinant et hermétique opercule.

    Ces hiéroglyphiques entités, pourrons-nous, sans reste, les confondre avec la résille du désir et nous serions quittes d’une recherche plus avancée ? Nullement, le désir est simplement un orient, une manière d’amer sur lequel fixer, pour un temps, la braise de notre fiévreuse attente. « Êtres des lisières » ne sauraient avoir nul désir. En auraient-ils et, déjà, la lisière serait abandonnée pour le plein feu du jour, ce dont ils ne feraient la douloureuse expérience qu’à biffer la nature même de qui-ils-sont ou de qui-ils-prétendent-être. En admettant, de façon très approximative, que ces Êtres puissent avoir le désir en ligne de mire, ils ne le pourraient qu’à ne nullement se hisser à sa crête, entretenant en eux, au plus intime, sa basse note continue en lieu et place d’une clameur qui les rabattrait dans la sourde matière d’un irrémissible chaos.

   « Êtres des Lisières », nous ne pouvons les faire apparaître qu’en usant de comparaisons, d’homologies signifiantes, de pures intuitions. Tout concept échoue sur la rive même du roc de la Raison, il est trop amarré aux certitudes terrestres, il est trop soumis à la mesure rigide des causes et des conséquences. Afin de décrire ces pures intelligences si proches de l’éther chérubinique, c’est la figure du principe quintessentiel, le visage allusif du mythe qu’il nous faudrait convoquer et demeurer à cette position vierge tout le temps de notre méditation. Alors à défaut d’user d’une ontologie négative qui nous dirait, en l’être, le défaut d’être, nous nous contenterons d’approcher quelques lignes flexueuses, d’en décrire les traits ou, plutôt, les pointillés car c’est bien sur le mode de la rupture, du suspens, de la parenthèse, de l’intervalle que ces Êtres nous appellent à les deviner bien plutôt que d’en confectionner la base solide et définitive. Donc les homologies :  

  

« Être des Lisières », telle la ligne souple

qui ondule au sommet des dunes,

 trace l’empreinte

des barkhanes au sein du désert.

« Être des Lisières », telle l’aura blanche

de la Lune dans le profond du ciel.

« Être des Lisières », tel le clair lacet de la clairière

parmi la touffeur des ramures.

« Être des Lisières », tel le délicat clair-obscur

d’où émerge le pavé dans le sombre de la ruelle.

« Être des Lisières », tel ce simple reflet

qui rebondit sur les eaux lisses de la lagune.

« Être des Lisières », tel le recueil en soi

du zéphyr avant qu’il ne parcoure le ciel.

« Être des Lisières », telle l’aube

 hésitant sur le cercle du Monde.

« Être des Lisières », telle la lame verte

du palmier caressant l’azur.

« Être des Lisières », tel l’attouchement

du nectar dont le colibri a le secret.

« Être des Lisières », tel l’art

de l’escrime à fleurets moucheté.

« Être des Lisières », telle la yole effilée

 sur le miroir de l’eau.

 

   Il ne vous aura nullement échappé que tous les « tel » et « telle », jouent sur le mode du paysage, donc sur ce réel qui nous rencontre, dont nos yeux ne peuvent s’abstraire qu’à renoncer à saisir l’immédiatement donné. Maintenant, sous peine de focaliser notre regard sur l’une des nombreuses déclinaisons de la Nature, convient-il que nous regardions, avec le plus vif intérêt, ce que ces « lisières » supposent dans la belle sphère des sentiments humains, singulièrement ceux qui, exposés dans les œuvres d’art, portent à l’excellence la mesure anthropologique.  

 

« Être des Lisières », telle cette danse extatique des Sandawe,

 peinture rupestre aux si fines figurations humaines.

« Êtres des Lisières », tels que conduits à la présence

dans le touchant tableau de cet « Homme et femme enlacés »,

pierre et plâtre du Musée d’Irak.

« Être des Lisières », telle la paternelle attitude de Silène

portant le jeune Bacchus, marbre du Vatican.

« Être des Lisières », telle cette « Ombre du soir »,

 bronze anonyme, effigie féminine à la taille infinie.

« Être des Lisières », tel ce sourire de pure intelligence

de Denis Diderot représenté dans le portrait réalisé

par Charles-André, dit Carle Vanloo.

« Être des Lisières » telle la subtile et épanouie volupté

flottant sur le « Nu couché » d’Amedeo Modigliani.

« Êtres des Lisières », telles ces mains croisées

de la Joconde, pure grâce semblant tenir en elles,

dans la modestie, l’essence même de l’Art.

 

   Certes, il faut en convenir, cette lisière, principe même de l’homme en son fond le plus abyssal, n’est tissé que d’évanescence, manière de fil d’Ariane s’introduisant dans le sombre réduit du labyrinthe, sans en bien connaître le contenu. Toujours un doute eu égard à ces « êtres » qui, peut-être, uniquement sécrétés par notre imaginaire dans le but d’interposer, entre le réel et nous, l’espace d’une médiation, ce réel puisse enfin nous visiter sous l’angle adouci  d’une ouverture à une signification positive.  Nous penchant avec attention aussi bien

 

sur la fuite de l’aura blanche de la Lune,

sur la retenue de l’aube en son hésitation,

 sur l’éphémère de « L’Ombre du Soir »,

 sur l’éthérée « subtile et épanouie volupté »

 

   nous ne faisons qu’osciller, tel un balancier entre ce-qui-est-réellement et ce qui-pourrait-être, dont nous sentons bien l’étrange ressource sur notre propre lisière. Cette lisière serait-elle notre contour tout comme elle semble se donner dans l’esquisse de Barbara Kroll ? En une certaine manière notre peau selon laquelle se délimitent deux territoires : l’extérieur de l’altérité, l’intérieur de notre singulière ipséité. Certes, il y a de cela mais donner notre peau comme clé du mystère, chacun, chacune en mesurera la constitutive insuffisance. Il nous faut regarder plus loin, il nous faut sonder plus profond.  

   Par rapport à l’aura, à l’aube, à l’ombre, à la volupté, comment nous situons-nous ? Si nous faisons la thèse de l’approche strictement consciente, c’est la texture même de la volupté qui s’efface. Si, a contrario, nous postulons dans notre recherche le seul recours à l’inconscient, nous ne faisons, volontairement, que la reconduire au pur néant, cette surprenante volupté. Donc il nous faut admettre, tout comme la vérité s’abreuvant au milieu des choses, que cette lisière de consistance essentiellement floue ne peut provenir que du partage de deux essences : du conscient, de l’inconscient, prenant à l’une ce que l’autre lui soustrait. C’est au sein même de ce jeu, au plein de cette invisible dialectique que se lève, d’une façon entièrement intuitive, la substance même, l’étrangeté, la familiarité adverse de la lisière, que se « montre » sa foncière ambiguïté, sa mesure strictement élusive. L’exclusive de qui-elle-est dont tous, toutes, nous attendons quelque révélation.

 

Révélation de Soi au contact des choses,

révélation de Soi en relation avec ce rien,

telle que la lisière fait phénomène

dans sa clairière en clair-obscur.

  

   Ce qui, sans dommage, peut être dit de la lisière, nullement son réel, bien évidemment, uniquement ses postures théoriques, seulement ses modes, genre d’a priori ne pouvant recevoir que les prédicats anticipateurs de la signification, à savoir sa « mesure » traduite par les préfixes « pré », « anté » aux valeurs respectives de « avant » ; « auparavant », « devant », « en tête ». Tout ceci nous dit la précession de la manifestation, comme une dimension prédictive de ce qui va advenir.  Ce qui va advenir :

 

de « l’aura blanche de la Lune »,

le sentiment romantique de sa présence ;

de « l’aube hésitant », l’étonnant

surgissement du jour en pleine lumière ;

de « l’ombre du soir », la plénitude

soyeuse de la nuit ;

de « la subtile et épanouie volupté »,

l’arche éblouissante de la jouissance.

 

Ce qui peut se synthétiser de la façon suivante :

 

c’est du mystère insondable

de l’inconscient (aura - aube - ombre - volupté)

que peut s’actualiser la puissance plénière

du conscient (sentiment romantique - énergie inépuisable du jour -

recueil maternel de la nuit - don multiple de la jouissance).

 

Or, que sommes-nous, nous les Existants,

sinon ceux par qui, médiation aidant,

l’ombre de l’inconscient se métamorphose,

toujours, en lumière du conscient ?

  

   Nous croyons que c’est ceci même qui peut se hisser de cet « Hommage à Matisse », Artiste totalement visionnaire qui extrayait de la nuit de son inconscient, ces touches lumineuses, ces fragments colorés, ce flamboyant kaléidoscope. C’est ceci croyons-nous et sans doute bien d’autres choses qui, encore, ne sont nullement parvenues au site de leur éclosion.

 

C’est pour cette raison, qu’inlassablement,

minutieusement, il nous faut chercher

ce qui, sous la physique, relève de cette belle

et inouïe métaphysique, en elle

les inépuisables significations

de ce qui se tient en retrait

et s’impatiente de faire forme,

de faire figure, de donner sens

et orientation à notre solitaire marche.

 

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