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27 juin 2023 2 27 /06 /juin /2023 14:59

Noire mélancolie

  (Sur un texte de Pierre-Henry Sander)

***

 

 [L'écriture en partage. Facebook paraissant avoir pour vocation essentielle de favoriser le partage, le texte ci-après voudrait répondre à cette exigence. Manière d'écriture à 4 mains, d'entrelacement du texte de Pierre-Henry Sander avec le mien. Ecriture que prolonge une autre écriture dont nous souhaiterions que le lecteur s'empare afin de continuer la tâche entreprise.

Le texte en gras est le texte originel de son Auteur. Celui en graphies normales est mon apport personnel dont je souhaiterais qu'il soit perçu dans un prolongement tissé d'affinités avec cela qui fait sens et autorise ainsi la poursuite d'une mince tâche herméneutique.]

 

*

 "Fatigué.. journée crépusculaire passée dans la stupeur.. chute mortelle au bord de flammes.. il me reste si peu de temps.. je me raccroche à mon passé comme à la vie.. Il me semble avoir assez vécu pour passer le reste de mon existence dans les rêveries, tisser les songes en forme de mots, rythmes et couleurs.. je sens et je m’accroche, l’œil délirant, tête enflée des sagesses accumulées à la recherche des reliques enfuies .. détails banals de bois piètrement sculpté.. vert.. gris.. triste.. et sans amour.."

***

   "Fatigué.. journée crépusculaire passée dans la stupeur.. rien ne fait signe qui pourrait me distraire de moi, me disposer à une saine activité, une promenade dans les bois, une lecture, un dessin sous la lampe blanche. Mais pourquoi ces ombres funestes, ce tourment permanent, ces immolations dans un temps de cendre et de lave ? Une pure perte de la conscience, un reniement de l'existence à venir. Plus d'horizon, plus de projet, sinon celui d'une sombre rumination. Parfois, au détour de mes pensées closes, alors que mon regard plane sur quelque objet insignifiant, je m'imagine arbre au tronc verdi, racine perdue dans les tumultes de la glaise, cheveux de rhizomes ne se reconnaissant même plus parmi la touffeur du limon. Le regard s'est aboli, a regagné une manière d'ombilic primitif, genre de graine refermée sur une impossible germination..

.. chute mortelle au bord de flammes.. car c'est de cela dont il s'agit, de combustion et de nulle autre chose. Vous aurez compris que ce feu dévorant n'est que la métaphore de l'âme en proie à ses convulsions. Mais, alors, y aurait-il, dissimulée sous cette image ignée, quelque remords, la connaissance d'un péché qui me hanterait depuis la nuit des temps, faisant ses mille voltes, rongeant mon corps à l'acide, attaquant la moindre parcelle de mon esprit ? Mes idées sont bien lentes, ces temps-ci, comme retenues en arrière, encagées, devant rendre des comptes. Cotonneuses, fibreuses, genre d'étoupe s'éteignant dans ses propres mailles, dans ses intimes complications..

  .. il me reste si peu de temps.. avant que je ne sombre dans un ennui définitif, une mélancolie sans fond. Oui, le vide, la porte ouverte sur le néant et le souffle froid du questionnement sans fin. Mais quel silence, mais quelle vastitude livrée à l'effroi, mais quelle désolation ! Le refuge de l'Ermite, à côté de mon existence sans relief, sans aspérité, serait l'image d'une pure félicité. Parfois, je me prends à rêver, placé en haut d'un météore, tout près du ciel lisse et bleu, planant dans l'azur, délivré de cette pesanteur terrestre qui attache continuellement à mes chevilles le boulet des incertitudes..

.. je me raccroche à mon passé comme à la vie.. bien disposé à ne plus me situer dans ce présent empesé, à la statuaire glabre, froide, marmoréenne qui fige mon sang, soude mes larmes, étrille la moindre de mes pensées. Et, du reste, suis-je encore disponible à des pensées, cela gire tellement autour de moi, pareillement à un sinistre vol de corbeaux et, écrivant ceci, me voici soudainement au milieu des volatiles endeuillés, vous savez, ceux de Vincent, aux alentours d'Arles, funeste présage de ce qui, à proprement parler, serait innommable, je veux dire la Mort. Car c'est bien de cela dont il s'agit, n'est-ce pas, l'existence n'est que cette perpétuelle marche sur place : attente; attente de l'attente et ainsi de suite, en abyme jusqu'à ce que..

   .. Il me semble avoir assez vécu pour passer le reste de mon existence dans les rêveries, tisser les songes en forme de mots, rythmes et couleurs.. et, au demeurant, que me restera-t-il à expérimenter que je n'aurais déjà vécu ?, puisque le passé seul me parle encore, manière de lointain sémaphore clignotant faiblement, agitant dans la brume ses bras pathétiques. Il ne reste plus que de cette sourde dérision qu'aura été mon existence, que quelques vocables épars, quelques sons dysharmoniques, quelques couleurs s'effaçant dans les mailles de l'oubli. Si atténuées, les couleurs, dans des pertes de rouille, de plomb, de reflets de zinc en chute sur quelque toit tutoyé d'incompréhension. Du noir, surtout, du noir dense, compact, lourd, tissu serré comme celui d'antiques momies. Du noir strié, scarifié, du noir lumineux, pareil à une lame, aux piquants d'une herse, aux tranchants des yatagans. De "l'Outre-Noir", vous savez, cette fameuse teinte métaphysique inventée par Soulages dans ses merveilleux polyptiques. Les regardant, nous ne sommes plus à nous-mêmes, nous ne sommes plus au monde, nous voguons déjà vers quelque Léthé mystérieux alors que l'Hadès est si proche avec ses flammes blanches..

  .. je sens et je m’accroche, l’œil délirant, tête enflée des sagesses accumulées à la recherche des reliques enfuies .. et je doute que ces sagesses aient contribué en quelque façon à me rendre à moi-même dans une inclination à m'entendre avec le monde. Mais c'est bien plutôt le contraire qui a été ma réalité. A trop fréquenter Villon, Erasme, Rutebeuf  je n'en ai été que leur disciple en tragédie, la marionnette livrée à l'univers de leur déraison, le fou agitant ses clochettes et faisant sa gigue mortelle sur les scènes d'une vie avec ses oripeaux colorés qui, jour après jour, perdaient leur teintes bariolées jusqu'à devenir hautement illisibles. Ma vie ou bien ce qui en tient lieu, une usure du texte jusqu'à sa perte palimpseste, un chromatisme fou se réfugiant dans des catacombes cloîtrées, des sons si lointains qu'on les dirait de brume. Je suis dans la crypte existentielle étroite, cela ressemble à l'intérieur d'une très vieille église qui n'aurait plus ses officiants, livrée à une longue dérive, perdue à elle-même, dans des .. détails banals de bois piètrement sculpté.. on y reconnaît, vaguement, dans un triste clair-obscur une piéta éplorée, le corps du Christ lacéré, gouttes de sang accrochées au linge qui entoure ses flancs, visage griffé des ronces de sa jeune perdition, côtes saillantes sous la dernière respiration et comme un reflet de mon propre égarement, un écho à ma détresse constitutionnelle, mon image reflétée dans le tain piqueté du miroir .. .. vert.. gris.. triste.. et sans amour.."

 

 

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28 avril 2023 5 28 /04 /avril /2023 10:13
La chaise en ton absence.

Septembre 2014© Nadège Costa

Tous droits réservés

***

   "Elle te dira certainement En murmures du soir L’affolement de ses yeux Soudain d’être sans miroir Puis te confiera bien fragile Que si son homme est au loin Demain en aube naissante Elle sait qu’il lui reviendra Et la nuit se pose si belle En ses épaules nues encore Et le temps s’émeut du soir Qui l’emporte songeuse au loin" "La femme assise".

Thierry Crépin-Leblond

*

   La chaise est là, au contre-jour du voile, la chaise est là en ton absence. C'est à peine le jour et pourtant déjà la nuit. Il fait si froid soudain et les ombres tressaillent et les ombres se blottissent. Qui donc a prononcé les lèvres du jour ? Qui donc a posté le doute à l'angle de ton front ? Les pierres dérivent dans le silence. Les rues sont éteintes. Les réverbères pleurent. Auras-tu au moins une larme à poser sur le seuil de la porte ? Car, je le sais, tu vas revenir, comme les nuages glissent dans le ciel, comme l'eau coule de la source.

   La chaise est là, au contre-jour du voile, en attente de toi. De tes jambes longues, de ton assise de reine. De ta cambrure d'acier. Oui, d'acier car tu dures plus que le temps lui-même. Tes cheveux sont des vrilles qui disent la beauté. Tes hanches le reposoir où accueillir ma tête. Ton bassin le recueil de la volupté. Ton ombilic une perle. Mais qui donc pourrait, mieux que moi, dire ton poème ? Qui mieux, dire l'azur de ton souffle ? Qui, dire les lianes de tes mains ? Et la musique qui coule de ton sexe, et le rythme souple de tes reins ? Qui ? La chaise est seule qui dit ton absence. De toi, d'abord. De moi, du monde. Car ton assise est ici, au plein de la lumière, dans les plis de l'aube. Cela tu le sais, mais tu t'obstines. Ta volonté est une boule de mercure. Qui, incessamment roule ses billes. Qui rutilent sur ton front de princesse. Tu le sais, mais tu t'obstines. A faire l'enfant. A déplier le rouleau des caprices. A faire attendre la nuit.

   La chaise est là, au contre-jour du voile. La vois-tu depuis ta retraite ? Depuis le calice ouvert de ta chair. Car, je le sais, tu es épanouie, vacante, disponible à la caresse du vent. Le zéphyr a bien de la chance. De te visiter en cet antre des plaisirs. Des douleurs aussi. Tu enfantes toujours l'isthme de tes douleurs. Tu fécondes la souffrance. Tu en plantes le pieu chauffé à blanc. En ton centre. Oui, en ton centre rubescent. C'est le volcan qui t'habite, cette rouge passion, le cerne de tes yeux, la pliure de ton sexe. La chaise est là, absente de toi, attendant ta braise. Au moins, as-tu vu son désarroi ? Son inclination à la mélancolie. Elle est désertée de toi. Son assise orpheline. Ses barreaux et ses pieds. Sans toi. Qu'ont-ils à dire sinon à proférer dans le silence ? A endurer leur peine de bois.

   Mais le voile a bougé. Mais le jour arrive. Sur la pointe des pieds. Mais tu le précèdes et le feu de ta cigarette brille dans le gris. Je savais l'heure de ton retour. C'est toujours ainsi, tes longues escapades. Puis la lassitude. Puis la chute. Toujours en chute de toi. Oui, je te vois. Ta tête est encore dans l'ombre. Ton buste incliné comme pour une prière. Tes bras bien droits. Tes poignets en col de cygne. Tes doigts ruisselant vers le sol. A peine une cendre sur l'assise et tes jambes qui coulent vers l'aval de la pièce. C'est si émouvant de te deviner dans l'approche du jour. De te savoir si proche, alors que tu demeures sur un mont éloigné. Y a-t-il du brouillard, là-haut ? Y a-t-il le vol d'écume des oiseaux ? Le chant d'amour des libellules ? C'est si troublant. Non, ne bouge pas. Reste là dans la demi-présence. Dans le cerne de l'exister. C'est ainsi que tu es la plus belle. Insaisissable. Hors de portée. Mon simple contact te brûlerait. Tu serais pluie, puis brume, puis … plus rien ! Demeure là, collée contre ton ombre. Tu n'as pas d'autre lieu où naître à toi.

   La chaise est là, au contre-jour du voile et je t'attend … La chaise est là, au contre-jour du voile.

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14 juillet 2021 3 14 /07 /juillet /2021 16:46
Le passé infini

   "Nous nous sommes assis sur le talus.  Je me suis tenu tout près de toi, fée de mon adolescence et, comme au premier jour, j'étais ravi, transporté, avec tout l'émoi et la tendresse de l'évidence première. Mûri par la souffrance et les épreuves de la vie, et c'est à cet instant, sous le soir tiède, parfumé, chargé d'étoiles, que j'ai savouré ce gout d’Éternité."

Sur un texte de

Pierre-Henry Sander

 

***

  [L'écriture en partage. Facebook paraissant avoir pour vocation essentielle de favoriser le partage, le texte ci-après voudrait répondre à cette exigence. Manière d'écriture à 4 mains, entrelacement du texte de Pierre-Henry Sander avec le mien. Ecriture que prolonge une autre écriture dont nous souhaiterions que le lecteur s'emparât afin de continuer la tâche entreprise.        NB : Le texte en italiques « entre guillemets », est le texte originel de son Auteur. Celui en graphies normales est mon apport personnel dont je souhaiterais qu'il soit perçu dans un prolongement tissé d'affinités avec cela qui fait sens et autorise ainsi la poursuite d'une mince tâche interprétative.]

*

   « Nous nous sommes assis sur le talus », tout près du miroir de l'eau. L'heure était à la méditation, empreinte de douceur. Nous étions à la dérive, nos yeux égarés parmi la lueur du crépuscule. Cette césure si éphémère avant que la nuit n'étale son lac d'ombre, sa tache d'encre, écriture permissive avant la perte, le sommeil. La teinte assourdie du jour était une note à peine cuivrée, un genre de grésillement, un parfum d'ivoire que traversait l'écume blanche des cygnes, leurs becs noirs tendus vers un possible destin. Je te devinais, si près de moi, pareille à une cariatide dressée à mi-ciel, le visage nimbé de lumière, la dune de tes épaules caressée de clarté, les plis de ta tunique plongeant dans l'étoupe proche de la terre, pareillement à une disparition qui, à chaque instant, pouvait survenir. C'était donc cela, le bonheur d'exister, cette vibration inaperçue qui s'installait entre nous comme pour nous dire l'urgence à coïncider avec nos propres effigies.

   « Je me suis tenu tout près de toi, fée de mon adolescence », dans ce lieu qui semblait nous avoir été prescrit de tout temps afin que nous nous disposions à quelque événement. Seulement nous n'étions guère conscients de ce qui en serait la révélation. Penchés au bord de la métamorphose sans en connaître la suite, cette merveilleuse mue imaginale qui, selon les hasards, pouvait être Argus bleu ou bien Goutte de sang. Le tragique, sous les tumultes de la passion. Mais avions-nous cette démesure des sentiments ou inclinions-nous vers une simple amitié, amour que le temps aurait gommé, le laissant au seuil du vraisemblable, du toujours en mesure de nous étreindre ? Nous étions dans cette incertitude et flottions au gré de nos égarements. Le doute entretenait cette flamme blanche qui, un jour lointain de notre jeunesse, nous avait épinglés l'un à l'autre sur le liège de l’immédiat amour. Mes rêves d'alors te voyaient Uranie, Hespérie, papillon butinant pollen et autres étamines. Genre d'allégorie du déploiement, de l'éphémère aussi, du passé infini qui, inévitablement au fil des ans, deviendrait le seul lieu possible de notre habitation commune.

   « et, comme au premier jour, j'étais ravi, transporté, » ouvrant aux nuages mes yeux incrédules, y cherchant une probable éternité. Te savoir là, à mes côtés, suffisait à ma félicité. Qu'aurions-nous eu besoin d'aller au-delà de cette présence onirique, de ce flottement entre deux eaux ? Sans doute le baiser du silence - nous parlions si peu -, nous eût-il réunis mieux que la fougue charnelle, le corps à corps, le tumulte de la chair. Nous étions comme deux céladons fragiles posés sur la courbure des choses, lissés de lumière. Une trop vive clarté, une exaltation nous eussent ternis avant même que notre accord ne fût scellé. Il fallait demeurer dans cette mutité, fermer nos yeux à la clameur du monde.

   « avec tout l'émoi et la tendresse de l'évidence première » et avoir la force, sinon la démesure de ne rien transgresser. Nous savions la pente fatale de ces évidences à nous entraîner dans des abîmes dont jamais nous ne serions ressortis. Combien le réel nous enserrait dans sa gangue de plomb, mettait en danger cette liberté que nous avions appris à faire nôtre depuis que nos yeux s'étaient croisés. Il fallait, funambules, rester sur le fil tendu au-dessus de nos existences et éviter les faux-pas, les tentations montant du sol mondain, les murmures d'effroi.

   « Mûri par la souffrance et les épreuves de la vie », j'avais gagné quelques rides sous la meute des difficultés et ne cherchais nullement à m'enfermer dans la glu des préoccupations, le réseau dense des apories. Chaque jour suffisait à entretenir le feu sourd de l'angoisse, le crépitement des questions, l'avancée dolente vers l'inévitable finitude. Au bord de cette eau sereine, si près des ondulations souples de la glaise, alors que le ciel virait doucement dans des teintes plombées, secrètes, je me laissais envahir de langueur, le temps glissait infiniment pareil à une eau lagunaire qui serait venue du plus loin, apercevant, comme dans un rêve, cette vive braise adolescente, tes yeux au bord d'une révélation, la courbure de tes lèvres, ta jeune poitrine soulevée par la rumeur du jour, tes jambes à l'effusion de lianes, la plénitude de ton bassin, l'amphore étroite de tes hanches, la lyre de ton ombilic, la fièvre arc-boutée de ton désir, « et c'est à cet instant, sous le soir tiède, parfumé, chargé d'étoiles que j'ai savouré ce gout d’Éternité."

 

 

 

 

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24 juin 2021 4 24 /06 /juin /2021 15:46
L'éternelle fuite du différent

Source : edensky.net.

 

*

 

    "Beau temps, mais à la façon d’août finissant.. le froid du matin est piquant.. la chaleur de l'après-midi mauvaise et sèche.. maladive.. Lumière du soir riche, colorée aux nuances vieillies.. au fond de la vallée, les panaches des peupliers ont commencé à jaunir.. parfois même à se dépouiller de leur masse foliaire.. et je les regarde frissonner sous le vent.. Chacun de nous est pareil à l’une quelconque de leurs feuilles.. Jeunesse.. ardeur pour conquérir un surcroît de sève et de lumière.. vie brève secouée par les tempêtes.. et puis, soudain, le détachement et la mort.."

                                                                         

Texte de Pierre-Henry Sander

  

 

     Pour consoner avec le texte

 

   La chaleur de l'été peu à peu se décolore, le feu s'assourdit, les tempes se libèrent d'une pression continue, la peau s'étoile de brume, le matin dès l'aurore, le soir au crépuscule. Les étoiles, la nuit, sont à nouveau visibles, faisant leur picotement d'insectes. On les entend chanter jusque sous les toits, au creux des mansardes. Tout décline lentement vers une silencieuse parole, tout s'amenuise vers la clarté d'une source. Les crues de l'été sont loin déjà, qui noyaient paysages et hommes dans une même indistinction. Dans les chambres alanguies les corps sont livrés à l'opalescence des nuits claires. Partout les ruissellements, les filets souples, les longues translations de l'air et les plaines des corps s'abandonnent comme les champs de blé agités sous de lentes ondulations. On dérive parmi le temps sans même s'en apercevoir.

  Le glissement vers l'hiver a ceci de particulier qu'il dispose les Existants à un abandon, une confiance, à la recherche attentive d'une vérité. Ce que la chaleur décuple, amplifie, dilate, l'apparition de l'automne le ramène à de plus modestes proportions, les choses deviennent assurées d'elles-mêmes, moins tentées de disparaître sous les masques habituels du doute, de l'ambiguïté. Les lignes s'éclairent, les nervures apparaissent, les formes se détourent de dessins exacts, alors que les corps repus de clarté se réfugient dans l'ombre souveraine. Il y a tant de choses à voir, de menus événements à comprendre. 

  Au plein de l'été, alors que l'étoile blanche diffuse dans l'éther ses millions de phosphènes éblouissants, que la garrigue brûle sous les assauts des rayons ignés, que les pierres de calcaire se dilatent et éclatent, que les pignes libèrent leurs milliers de graines huileuses, que l'écorce des pins se distend, que les élytres des cigales poussent devant elles leurs cymbalisations aiguës, les hommes se terrent dans leurs étroites termitières, replient leurs mandibules, éploient leurs pattes étiques afin de trouver un peu de repos. Les huttes de terre blanche, serrées en grappes compactes sur les collines de pierres, au-dessus de la mer, renvoient les éclats mortifères et les criques s'allument de sourdes réverbérations, et les galets des grèves se gonflent de chaleur. C'est l'heure de la pause méridienne, du bleu décoloré du ciel, de l'élongation des fissures de terre, du bouillonnement de l'eau, de l'abandon de toutes choses à leur destin cloué, scellé. Alors les consciences s'abîment dans le gel compact du temps, les pensées végètent, pareilles à des gemmes, des perles de résine soudées à leur propre viscosité, engluées dans les mailles serrées du sec et du tendu, espace étréci voué à la mesure étroite.

  C'est ainsi, plus le corps se dilate, plus l'esprit étrécit ; plus le soleil s'affirme, plus les pensées s'étiolent, peau de chagrin, cortex pareil à une noix antique, synapses soudées, sidérées, myéline en lambeaux. Idées de luciole à la lueur indécise avant que l'étincelle ne s'éteigne. Le déchaînement de Dionysos est de telle nature, que les bacchanales qui s'ensuivent vendangent les grappes de lucidité avant qu'elles ne soient arrivées à pleine maturité. Car alors, poussé par le Dieu viticole, il y a urgence à boire la vie jusqu'à la lie, à orner son front des pampres de la vigne, à lutiner les Nymphes à même le tonneau, à dégorger tout son jus afin de dire au monde, de sa voix mâle, l'impérieux amour sacrificiel, la nécessite de fouetter le sang des passions, d'éjaculer sa puissance parmi les égarements de la nature.

   C'est cela, l'été, cette folie qui s'empare de l'homme et, le privant de son libre arbitre - on peut le perdre pour si peu, le vol d'un papillon, la corolle blanche d'une jupe, la courbe prometteuse d'un sein -, donc, cette folie bienheureuse, avec ses vêtures de couleur, son bonnet à clochettes, sa gigue polyphonique, le place, l'homme, dans sa condition archaïque, primitive, manière d'épicurisme heureux, dont, plus tard, lorsque la fête ne battra plus son plein, il se remettra. Mais, d'abord, il faut cette ivresse, ce laisser-aller au profane, à l'immédiatement perceptible, cette manducation de la chair à pleine dents afin que tout s'inscrive dans une fastueuse arche de plaisir, de désir sans entraves.

  Puis voilà l'automne et alors, soudain, tout semble basculer dans le calme, la mesure, la tempérance apollinienne. Partout les feuilles mortes qui semblent témoigner d'un repliement de la nature sur son germe initial. Temps de repos, de ressourcement, d'intériorité. Temps de nostalgie et de réminiscence. Si le printemps était naissance, l'été maturité, voici venus les jours où la sève regagne l'enclos des branches, la lumière rentre dans de mystérieuses cryptes, les mouvements rétrocèdent vers une perte racinaire, un enfouissement. Métaphore facile, évidente, de l'âge dernier avant que les choses ne s'effacent du champ de vision. Cependant, ces feux ultimes brillent d'un singulier éclat. La pensée se pose, l'esprit s'ouvre en conque devant la connaissance, les affects se déplient, les percepts s'ordonnent à ce qui voudrait bien se montrer avant que la rétine devienne opaque, la méditation fait ses efflorescences, la contemplation s'ouvre à l'aune d'une longue patience.

  Les couleurs de l'automne sont si belles, chatoyantes, genre d'ode de la nature à la vie, appel de "l'éternel retour du même" dont le balancement du nycthémère, le rythme des saisons, l'enchaînement des années sont les déclinaisons les plus visibles. L'Existant, inclus dans ce rythme cosmique qui le traverse de part en part, microcosme inséré dans le macrocosme, fait avancer ses pas comme le font les laborieuses fourmis, poussant leurs brindilles devant elles sans bien connaître la finalité de leur longue procession. En prendraient-elles conscience avec acuité que les innocentes brindilles se métamorphoseraient aussitôt en rocher poussé par Sisyphe. Autrement dit la figure de l'absurde. Heureusement, pour nous, Marcheurs de l'infini, la beauté de cette saison finissante soustrait à nos yeux cette image tragique dont toute existence, par essence, est affectée.

  Car, en définitive, "l'éternel retour du même", s'il est avant tout un concept philosophique, nous le soupçonnons de cultiver, en sourdine, une singulière et confondante rhapsodie que nous pourrions nommer ainsi : "L'éternelle fuite du différent." Car tout procède de cette fuite en avant, mortifère, impérieuse, sans faille et l'on a beau tendre ses mains sur le silence, essayer de saisir les ombres, d'agripper les derniers feux de lumière, rien n'y fait, rien ne s'ouvre plus en définitive, rien ne parle plus. Mutité, cécité, morphologie tubéreuse, racinaire, rhizomatique, comme la tentation d'une ramure, d'une feuillaison voulant dire au monde des Vivants sa sève ultime, son bourgeonnement, sa possible éclosion et déjà l'écorce cède et déjà les termites et les insectes xylophages commencent leur patient travail de nettoyage. Car tout retourne à l'origine. Inéluctablement. Ceci, nous le savons, mais cette route fuyant dans la brume, alors que les arbres effeuillent leurs corolles de rouille et de feu, nous la poursuivons, tout entourés d'une ineffable beauté. Mais le silence s'impose car nous ne saurions mieux dire que la nature elle-même dans l'éblouissant spectacle dont elle nous fait constamment l'offrande. Nous sommes au monde comme le monde est à nous, le temps d'une parenthèse. Entre ses rives en forme de révérence, il est toujours temps d'exister. Cela nous le pouvons, fût-ce dans une dernière gloire de lumière. 

 

Car l'automne est une belle métaphore existentielle

qui s'habille de couleurs chatoyantes

avant que l'hiver ne vienne

la dépouiller.

Il est encore

temps.

 

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21 juin 2021 1 21 /06 /juin /2021 16:37
 Le poème est éternité.

Le cheval "chinois" - Grotte de Lascaux

Source : Arts du Monde

*

(Les premières représentations de la fable humaine)

   

   A l'orée de cette si belle poésie, il ne nous paraissait pas possible de lire et de laisser dans l'ombre ce qui, de soi, brille de l'éclat du silex. Toute œuvre de langage aboutie entraîne aussitôt dans son sillage une manière d'écume qu'il convient de ne pas laisser retomber. Le langage féconde le langage comme les gouttes font avancer la rivière. C'est de la source dont il faut partir, puis cheminer longuement de concert avec ce qui est promesse de beauté. Tout alors flamboie d'une singulière vie intérieure. Bientôt sera l'estuaire, mais rien n'aura été perdu, l'eau aura été fécondée et portée à son accomplissement. C'est de cette manière qu'il convient de cheminer à côté des œuvres, en ouvrant un dialogue avec elles, plutôt que de demeurer dans le silence ou l'accompagnement distrait. Écoutons donc ce que ce poème, entre les lignes, a à nous dire :

[NB : le court texte ci-dessous n'est pas à lire comme commentaire du poème,

mais seulement comme fable jouant en écho avec ce qui s'y dévoile et conduit

le lecteur dans une contrée où il n'y a plus de repères logiquement assignables.]

*

'Enfantée d'éternité'

 

"Lorsque je te vois

Attentif

A l’orée de ta forêt,

Tu portes en ta veste de feuilles

Des fragments de rouleaux verts,

Et au poignet

Cette liane de pervenches.

Je ne sais d’où tu surgis

Toi qui désarticules

Les marionnettes de la mémoire.

Je t’entends faire trembler la porte de la chapelle,

Allumer une à une les bougies

Aux yeux étincelants.

Tu prépares un coin de sol,

Un tapis de sable

Et

Ce que tu me tends à boire,

Dans ta paume ouverte,

A la couleur de l’ambre fondue.

Je m’y brûle les lèvres

Dans la fraîcheur de tes yeux de nacre.

Nous parlons

Le langage du silence

Car

Ni ta voix

Ni la mienne

Ne peuvent se trouver.

Et de ces paroles

Qui s’échangent sans syllabes

Naissent

L’or et le pourpre

D’une chorale d’ oiseaux invisibles.

Après

Que nos tempes se soient

Adoucies l’une à l’autre

Que ma main

Redevienne fragile

Je me relève,

Etrangère au monde

Enfantée d’Eternité."

 

Nathalie Bardou

"Enfantée d’Eternité"

*

(Quelques variations sur cela qui s'énonce dans la rareté.)

   

   Voilà ce à quoi nous conduit le poème. Nous nous absentons du monde. De nous-mêmes aussi. Comment dire cette étrangeté qui s'empare de nous et nous dévoile un rayon d'infini ? Car, sur la terre, tout s'évanouit dans un lumineux poudroiement. Car, dans le ciel, tout se déploie et s'élance bien au-delà du vibrant arc-en-ciel. Car l'eau frissonne de milliers d'yeux qui sont comme de rapides comètes. Car le feu inonde les regards et se répand en nappes rubescentes partout où une once d'esprit se dérobe à la curiosité mondaine. Car nous sommes nous-mêmes en même temps que nous ne le sommes plus ou bien ne le sommes encore. Car tout s'étoile et signifie jusqu'aux limites de l'absolu.

   Les mots ne sont plus des mots qu'à retourner l'écran de notre peau de manière à en faire une voile tendue au souffle de la déraison. Notre vue se brouille, notre vue se rétracte, l'étrave de notre chiasma, bombardée de millions de phosphènes, rutile dans le blanc. Nos dendrites dansent dans les gangues de grise myéline, notre aire occipitale ploie sous les meutes d'images polychromes. Et notre cochlée, somptueux limaçon empli de toutes les rumeurs du monde, jongle avec les spirales des sons multiples.

   Nous sommes au creux même de notre ressourcement, nous sommes redevenus ce que nous n'avons cessé d'être, de simples remuements aquatiques abrités sous l'arche polychrome. Notre fontanelle souple, ludique, translucide, tutoie le merveilleux dôme par lequel, bientôt, nous serons au monde, dans le plus complet éblouissement. Cela fuse, cela fait ses paysages oniriques, cela déplie les infinis fragments du kaléidoscope interne. Traits, pointillés, courbes, parenthèses du jour, orbe abritant de la nuit, nuages d'ébène, soie de la peau d'amour, lèvres ourlées du carmin désir, froissements d'eau, enlacements de doigts, pliure du poème en ses tintements d'abeilles, ruche dorée par où s'écoule le miel de la pure donation, vibrance du nectar, élancements du pollen dans toutes les dimensions de l'espace.

   Nous sommes visités, nous voyons l'invisible, le sublime peyotl allume ne nous sa dimension artaudienne, nous volons au-dessus du pays rouge des Tarahumaras, nous entrons dans les cercles labyrinthiques da la pensée, nous nichons au creux de la termitière du langage parmi les grappes d'œufs et les multiples galeries des songes habités. Nous nous saisissons d'une brindille et, sur les murs de bave et de terre, nous dessinons les dessins d'ocre et de sanguine des peuples pariétaux, nous gravons les signes des hordes primitives, les flèches, les pointes, les cercles, les glaives, les vulves, les femmes aux seins pléthoriques, leur laitance est notre essentielle nourriture, nous nous roulons à terre, le corps possédé d'argile rouge, des lianes entourent nos chevilles, nous dressons notre étui pénien vers le dieu-fécondant, le dieu de la pluie, celui qui nous dit en larmes claires la fable de notre présence dans les ornières ouvertes du sens.

   Nous fumons le chanvre, nous buvons le kava, nous enduisons notre tunique de peau de cendre, nous mangeons les braises, nous sommes volcans, nous sommes rivières bondissant sur le bronze poli du basalte; nous sommes vent sifflant sur les cimaises de la canopée, nous sommes ruisseau sous les fuites vertes de la forêt primitive. Nous sommes les primitifs, les vrais hommes. Notre marche est langage. Nos gestes sont langage : ils disent la cueillette du fruit sauvage, la hâte de la manducation, le saut hors de la mort; ils disent l'aurochs à abattre, ils disent le feu à allumer, ils disent le sexe à posséder, le glaive enduit de résine dans la lézarde du néant, car nous ne savons plus qui nous sommes parmi le rut et le jaillissement par lequel nous échappons aux griffes de l'inconnaissance.

   Nos gestes équarrissent le monde, le sculptent à coups de haine, à coups de boutoir. Notre sommeil est lourd comme les nuages qui pèsent sur nous de tout leur poids d'inconséquence. Notre faim est immense dont nous ne savons ni le commencement, ni la fin. Depuis toujours nous voulons posséder ce qui nous fait face : la femme aux hanches en amphores, la vallée et son foisonnement d'arbres, le renne aux bois s dressés, la montagne où se cache l'éclair, la terre et ses vases cuisant dans le feu. Nous voulons tout ce que nos yeux dévoilent, tout ce que nos mains touchent, tout ce que nos oreilles entendent. Nous voulons ce qui n'est pas nous, qui nous résiste, nous oppose sa volonté. Nous voulons l'eau pour étancher notre soif, le feu pour aiguiser nos pieux, le limon pour faire pousser nos graines. Nous voulons tout ce qui n'est pas nous.

   Mais il y a une chose que nous ne pouvons pas vouloir, chose qui, elle, nous veut comme sa possession la plus intime : le langage. Le langage est partout. Dans les zébrures du ciel, dans la marche de la gazelle, dans le bondissement de la source, dans la brume qui plane au-dessus de l'étang. Le langage, nous ne le voulons pas puisqu'il est ce que nous sommes en propre. Le langage et nous : deux gouttes d'eau; deux vibrations qui se font face, deux miroirs reflétant une identique image. Dites "Homme" , et vous avez le langage. Dites "Femme", et vous avez encore le langage. Dites "Langage" et vous avez l'infini poème du monde, la course circulaire des étoiles, la nuit d'obsidienne, le silence des yeux, le dépliement de la crosse de fougère.

   Le langage est totalité qui rassemble tout dans un même creuset. Ôtez le langage et alors, vous n'avez plus ni pensée, ni mots pour dire l'amour, ni mots pour dire la haine. Plus rien qu'une plaine livide parcourue de blizzard. C'est pour cette raison qu'Hommes, Femmes, nous parlons sans arrêt, depuis notre premier souffle jusqu'au dernier. Nous parlons le jour, disant la générosité du ciel éclairé par l'étoile blanche dispensatrice de beauté. Nous parlons la nuit sur l'immense agora de nos rêves. Nous parlons dans le silence les mots de la méditation, de la prière, du recueillement, de la supplique d'amour. Cela parle en nous à notre insu, depuis nos rivières de sang, nos chutes de larmes, nos éclaboussures de rires, nos liqueurs intimes, le crissement de nos aponévroses, la petite musique de nos ligaments, la plainte suppliciée de nos sexes.

   Nous jouissons et nous parlons. Nous souffrons et nous parlons. Nous désirons et nous parlons. Nous ne sommes que cela, des machines parlantes-désirantes qui jetons dans l'espace les longs rhizomes de l'exister. Cependant, parfois, nous peignons, dessinons, faisons de la course à pied, taillons un bout de bois. Mais jamais dans le silence. Toujours un bruit de fond qui coule en sourdine et fait son bruit de crécelle. Comme les lépreux, nous avançons sur terre en faisant tourner notre petit tourniquet bavard afin de signaler notre présence, afin de prouver notre être, de tendre au-devant de nous nos mains en forme de suppliques. Infinie beauté du langage qui n'a besoin rien pour se dire alors que nous, les hommes, avons besoin de lui pour continuer à tracer notre chemin. Il nous reste la voie du poème pour nous retrouver nous-mêmes. Il n'y a guère d'autre vérité à dévoiler que celle-ci. Que ceux, celles qui ne le croiraient pas commencent à renoncer au langage. Ils feront alors l'épreuve de l'immédiate finitude. Sans doute nul ne le souhaite !

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8 octobre 2020 4 08 /10 /octobre /2020 08:32

 

L’Île Muséale.

 

l-im1.JPG 

Photographie : Christopher Broadbent. 

 

 

(Libre méditation sur un propos de

Milou Margot).

 

 

 « Avant toi, tout était sans couleur.

Soleil ! Soleil ! Fleur sans ombre dans cet ailleurs immobile, lumière de frissons, fluide gravité transparente, lanterne qui nous éclaire dans la traversée de ce jour terne, braise du jour consumé. Dans cette fine pénombre tiède, tu es la stupeur de cet espace solitaire que nous portions sans espoir.
Au musée, nous reviendrons ! »          

                                                                                                           MM.

                                          

 

  Franchir le seuil, c’est toujours aller au-devant de soi, comme si une clarté naissait des choses pour venir à notre encontre. C’est-à-dire pour que nous puissions surgir dans un espace de révélation. Lumière fécondée par le territoire singulier qui nous ouvre son site, lumière nous atteignant au plein même de l’intériorité. Dans la densité de la  chair, les ombres s’espacent, jouent dans une manière de demi-jour, les tissus relâchent leur maille, les fibres libèrent leur tropisme étroit, le sang se charge de bulles cristallines. Tout se rassemble, tout se médiatise dans un avant-langage, dans un pressentiment de l’œuvre à paraître. Il y a un silence accordé aux choses, à l’air, au sol où s’atténue la couleur, Gris dominant tout de sa stature permissive - le blanc est à venir, le noir est repoussé jusqu’à la limite de sa disparition -, Gris intimement immergé dans un silence fondateur. Métaphore du Gris, ce Médiateur - jamais on ne le dira assez -, qui tient dans l’espacement de son signe, aussi bien la lumière bourgeonnante que l’obscurité régnante. C’est de cette tension que naît tout dialogue, donc toute œuvre. Donc tout signe. La couleur est toujours de surcroît, identique à une aberration de la vision. Les couleurs mentent toujours qui magnifient le réel, le portant à sa parution dans un genre de gloire. Trois valeurs seulement jouant dans l’espace dialogique. Le Noir disant la fermeture, l’encre néantisante de la ténèbre. Le Blanc ouvrant les rémiges d’ombre afin de les porter à la claire lecture de ce qui veut bien proférer. Le Gris s’installant dans l’abîme entre les deux parois tendant toujours à se rejoindre dans une confondante occlusion.

  S’il n’y avait le Gris, alors tout s’effacerait et nous n’aurions plus de territoire où dresser nos urticantes questions, où faire bourdonner la scansion de la vie. Rien de lisible sans la discrète présence d’une pénombre, sans le clair-obscur vibrant dans les toiles de Rembrandt, sans le sfumato brumeux de Léonard - ce qui rend énigmatique le troublant sourire de La Joconde -, sans cette glaçure d’outre-noir qui sourd des bitumes de Soulages avec une étrange persistance à être. Que l’on comprenne ceci : le Gris est la respiration de l’œuvre. C’est par lui que le vase en raku obtient le gonflement qui le fait s’arquer autour de son vide, lequel est son expansion, son rayonnement, sa courbure contre le visage du monde. Le Gris est le souffle du poème, cette même absence entre les mots qui les installe dans la signification. Supprimez, par la pensée, ce rythme du noir et du blanc des signes et vous n’obtiendrez que le vertige de « l’in-signifié », autrement dit vous aurez remplacé un cosmos par un chaos. Le Gris est le rythme de la musique, le pas de deux ménageant la rencontre des danseurs, la distance ouverte par la flèche de l’archer en direction de la cible.

  Une fréquente perception des choses prête allégeance d’abord au réel, ensuite au temps. Comme si ces deux principes suffisaient à accorder à la totalité de l’existence les deux seules jambes requises pour la marche. Mais aussi bien le réel que le temps ne sauraient parvenir à leur être sans le recours à cet espace qui d’abord les sépare, ensuite les relie dans une indispensable sémantique. Le réel est toujours spatialisé, faute de quoi sa densité naturelle finirait par se confondre dans une nuit infinie. Le temps est, lui aussi, criblé d’espace, sinon il n’apparaîtrait qu’à la manière d’un jour sans limite, d’une clarté jamais refermée et l’on ne peut longtemps regarder une trop vive clarté. Donc, l’ayant reconnu pour sa valeur fondatrice, nous sommes dans ce Gris qui fait reculer aussi bien le temps que la réalité bien au-delà de l’enceinte des murs, du seuil que nous n’avons franchi que pour mieux nous en affranchir. Nous sommes dans le lieu à lui-même alloué comme sa signification ultime. Rien n’existe hors de cela qui nous  fascine et nous exonère de notre corps en même temps qu’il nous y ramène comme dans le premier espace, la conque originelle faisant sens avant même que notre cri primal n’ait surgi dans la densité mondaine. Le cri est un espace, de même que l’œuvre qui nous intime l’ordre d’une révolte intérieure. Révolte qui, bien évidemment peut aussi bien s’annoncer sous l’espèce d’une plénitude. Car toute plénitude est, par définition, excès. Mais ici n’est pas le lieu pour l’exercice d’un quelconque pathos. Il suffit seulement de se laisser aller à cette primordiale affinité qui nous attache à la nomination d’un site chargé de sens.

  Mais délaissons ce discours abstrait pour gagner les rives de la photographie et tâchons de voir ce qui y fait phénomène. Observant l’immense toile qui fait fond et aussitôt nous sommes dans l’évidence du gris. La religiosité qui s’y dévoile est éminent espace de médiation. Du séculier en direction du Transcendant. Les Pénitents blancs sont en prière alors que les ombres alentour - ce sont des personnes, mais qui ont valeur allégorique -, disent la toujours possible perte dans les séductions de l’exister. Cendres peccamineuses qui, souvent, entraînent l’homme dans l’aventure d’une chair oublieuse de sa dette. Car la chair, son impérieuse densité font oublier la lumière divine qui, seule, doit indiquer le chemin. Ici, dans le lexique de l’œuvre, dans ce site de recueillement, a lieu la confrontation de deux arts : celui en direction du Divin, celui dédié aux œuvres des Hommes. Vérité contre vérité. Car jamais nous ne saurons quel chemin conduit à un éclairement.

  Ici, dans la toile, tout joue en s’opposant, en se différenciant : l’Exil et la Grâce ; l’Angélique et le Démoniaque. Violente dialectique du Blanc et du Noir. Rythme immémorial du nycthémère, balancement du jour et de la nuit dont l’aube et le crépuscule - ces « griseries » - sont les points d’équilibre, les clés ouvrant la compréhension, les symboles portant bien plus de sens que leur caractère éphémère ne voudrait le laisser supposer. Mais l’affrontement est également de l’ordre d’une altercation entre vie intérieure et vie mondaine, entre essentiel et inessentiel. Mais la fable ne s’arrête pas là. Elle a son contrepoint dans les Voyeurs de l’œuvre. Qu’indique donc ce Magister que ses disciples  ne veulent pas voir ? Le geste est identique à celui de Platon dans le tableau de Raphaël et c’est pourquoi il faut procéder par analogie sémantique.

 

lilm2.JPG 

Raphaël.

La vérité rationnelle ou l’école d’Athènes.

Source : transmettre et réfléchirO. Jullien.

 

  Dans la fresque, Platon tient dans sa main gauche le « Timée », lequel met en scène le mythe cosmique exposant l’origine de l’univers, alors que son index de la main droite fait signe vers le ciel, tandis qu’Aristote portant « L’éthique » indique la direction d’une voie terrestre.  Voie qu’à l’évidence semblent préférer les Petits Canotiers, ainsi que les deux Visiteuses qui préfèrent  emprunter d’autres voies que celles du Seigneur. Les regards, clairement orientés vers la lumière, s’excluent de la scène religieuse par l’effet d’une pure délibération. Mais, l’objet de leur distraction étant hors-champ, le jeu des supputations demeure ouvert. Nous pouvons supposer des préoccupations rien moins que contingentes alors que tout incline à la piété, au recueillement et, à tout le moins, à une observation attentive de ce qui se donne à voir. Ici se manifeste, d’une manière métaphorique, ce que le concept laissait entrevoir, à savoir cette spatialité en bascule qui tantôt appelle la lumière, tantôt l’ombre alors que le juste point d’équilibre du fléau est cet équilibre du Gris, de la médiation, du passage d’une réalité à une autre, d’une vérité à une autre si l’on veut situer le débat dans le champ philosophique. C’est en tout cas toujours d’espace dont il a été question, de cet espace singulier auquel nous avons affecté le prédicat « d’Île Muséale », tant il est vrai que, l’habitant, nous sommes des Îliens entourés d’infini alors que la terre sur laquelle nous marchons nous relie au siècle, l’éloignant seulement le temps d’un ravissement. Pour cette raison, nous pouvons faire nôtre la parole du Poète qui dit en poésie ce que nous disons en prose, le Poète,  cette « lanterne qui nous éclaire dans la traversée de ce jour terne » avant que n’arrive la Nuit, son domaine, celui où, s’accouplant à la Muse, il nous délivre de notre sort inquiet. Nous buvons ses paroles !  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

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17 avril 2020 5 17 /04 /avril /2020 08:07

 

L'encritude.

encritude

                                                                        Jane March - "L'Amant" - Marguerite Duras.

 

Sur un texte d'Eléa Manell :

"Un morceau de papier, une encre et une idée".

Source : Ipagination.com.

 

  "J’aimerais porter un chapeau. Un chapeau d’homme. Un chapeau qui mettrait de l’ombre à ma lumière.

Je voudrais me tapir dans un coin et pleurer les remords. Les sanglots regrets qui brûlent le visage et savoir les raconter.

Puisque ma bouche reste scellée et que le vernis qu’elle porte n’est jamais rien qu’un porte-baiser, je voudrais que ma plume ne soit plus que ma voix.

Avoir quinze ans encore. Avoir quinze ans et croire que… Je n’ai plus quinze depuis mille ans. Plus de valse qui aurait mis le temps.

On danse avec des fantômes, des rêves en collants. On danse dans la raideur de son corps quand l’esprit divague. Quand on sent le vertige rien qu’en fermant les yeux.

Entendre la musique quand il n’y en a pas.

Entendre la musique quand il n’y en a pas.

Pouvoir écrire ce qui ne se voit pas… Pouvoir poser des mots sur l’indicible. Pouvoir remplir des pages d’un laps de temps aussi minime qu’une seconde.

Décrire une seconde pendant vingt ans.

Je ne veux pas apprendre, ne veux pas qu’on me dise comment je dois écrire. Je ne veux pas qu’on enferme mes mots dans une volière au milieu d’autres. Ils peuvent ne rien vouloir dire, je le leur autorise. Mais je ne veux pas de mots emprisonnés, de mots qu’on abîme ni qu’on méprise parce qu’ils sont inconvenants ou désobéissants.

Je voudrais avoir le regard sombre, moins fatigué et absent. J’aimerais avoir une vision du monde tel qu’il est vraiment. Mais le monde, c’est l’histoire écrite par les Hommes pour les Hommes alors à quoi bon ?

J’aimerais poser ma fatigue sur un bout de papier, tremper l’espoir dans un encrier et parler de ma plume à en crever.

Parler de tout ce que je ne sais pas, des livres que je n’ai pas lus, des philosophes que je n’ai pas côtoyés et me rendre compte au bout de cela que… que j’ai quinze ans et que je porte un chapeau d’homme… Parce que j’ai quinze ans et que la maturité de l’écriture est dans le mensonge qu’on refuse d’écrire, dans la vérité que nos émotions dirigent.

Retenir que l’écriture, même malhabile, même abstraite est toujours hors du temps et qu’elle ne dépend pas de la somme de nos connaissances.

L’écriture, c’est un morceau de papier, une encre et une idée.

 L’écriture, c’est un morceau de papier, une encre et une idée."

 

 

A la suite du texte :

 

 "La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres…"

                                    Mallarmé - Brise marine.

 

 

  On a quinze ans, peut-être plus, mais le moment vient où tous les livres ont été lus. Ils veillent, là, à nos côtés, mais ne peuvent plus rien pour nous. Sur les pages blanches, sur le lisse du papier, courent les petits signes noirs, pareils à une armée de fourmis. Les signes s'égarent, se croisent, se multiplient et nous ne savons plus les voir. Ils ne vivent plus que dans une manière de confusion. Dans la pièce emplie d'ombre, sous le cône de la lampe, se trouve ce qui, inévitablement, devait surgir après le livre, qui rôdait en silence : l'écriture. L'encrier est là, qui nous fixe de son œil trempé dans la densité de l'obsidienne. Tout est si noir dans la pose alanguie du jour, dans le clair-obscur de l'âme. Il n'y a plus de fuite possible. Il n'y a plus de livre. Il n'y a pas encore l'écriture.

  On a quinze ans, peut-être plus, on rêve, on divague, on est comme absente à soi, entre deux eaux : celle des mots qui se retirent, celle des mots qui, encore, ne sont pas. On est comme au bord d'un vertige. C'est si tentant cette page blanche, ces minces caractères à y inscrire, cette esquisse de soi qu'on voudrait immédiate, absolue et, pourtant, quelque chose nous retient. De l'ordre d'une faute que nous pourrions commettre. C'est si intime le langage, c'est si proche de la conscience, c'est si facilement inflammable : de grandes gerbes blanches qui brûlent tout et il ne reste que les cendres pour témoigner. Alors on diffère, alors on tremble, alors les mains deviennent moites, dans l'attente de cela qui ne tarderait à apparaître.

   Alors, comme la Jeune Fille dans la touffeur de la Saigon coloniale, on se met à halluciner ce réel qui enserre et contraint, on se met à créer celui par lequel l'écriture peut advenir : l'Amant. On sait la difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité à établir cette relation avec le Chinois, avec cet homme qui pourrait être le père, dont tout nous sépare, aussi bien l'âge, aussi bien la culture. Mais précisément l'écriture n'est que cela, ce rapport absolu à l'Amant, cette remise totale de son propre destin à celui qui décidera de nous jusqu'à nous immoler dans une existence  qui sépare, écartèle, éviscère.

  On a quinze ans, mais déjà on sait le prix à payer. Comme Duras on connaît la certitude de l'amour total, la perte de la liberté, le sang versé à l'autobiographie qui demande son obole, qui exige le sacrifice. On écrit avec le milieu de sa chair, avec l'eau de ses larmes, avec le sexe oblitéré par la douleur. Il faut aller jusqu'au bout de soi, accepter les orbes de la folie. Il faut, devant la falaise de la page, brûler de passion, fumer beaucoup, boire toujours. Passer la nuit et se réveiller, au petit matin, dans un état proche de l'égarement. C'est comme de tutoyer les griffures hystériques de la mescaline, de ployer sous la tyrannie de l'absinthe.  C'est comme de mourir. Il n'y a pas d'écriture qui puisse s'absenter de la douleur. Le stylo est un scalpel qui taraude l'esprit, un acide qui ronge le corps, un couperet et la tête est sur le billot.

  On voudrait tout dire, tout écrire dans un même geste de la voix, dans le mouvement fou de la danse, dans la musique des mots. On ne veut écrire que pour soi, seulement guidée par la passion. On veut écrire ses propres mots, pas ceux, convenus de la société. C'est bien intime, secret, singulier, le rapport que l'on entretient avec l'Amant. Cela ne se négocie pas, on ne transige pas. C'est soi qu'on livre et les mots bourdonnent alentour avec leur bruissement d'orage  et le monde n'existe plus qu'à la mesure de ce feu, de cet éclair sans lequel on ne serait plus. On veut aller jusqu'au bout de sa propre vérité, on veut dépouiller le réel de sa peau pleine de vergetures, on veut aller jusqu'au tréfonds de sa propre logique, on veut faire apparaître les choses selon leur densité, jusqu'aux nervures, aux coutures, on veut l'essentiel. C'est pourquoi nous voulons le Chinois dans un complet embrasement des sens, dans la possession jusqu'à l'irrationnel, dans l'obsession majuscule.

  On a quinze ans, "un morceau de papier, une encre  et une idée" et l'on ira là où le monde s'ouvre depuis toujours : dans la contrée des amours impossibles, seul lieu de la révélation.

 

  C'est cela que nous dit Eléa Manell dans ce texte élégant, sobre et  passionné. Nul autre langage n'aurait mieux su servir la cause de L'Amant, cette si belle et accomplie métaphore de  l'écriture. 

 

"O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend…"

                      Mallarmé - Brise marine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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15 mars 2020 7 15 /03 /mars /2020 10:35
Jamais loin de l'être-du-poème.

Photographie : Blanc-Seing

***

"La rose est sans pourquoi,

elle fleurit parce qu'elle fleurit,

elle ne se soucie pas d'elle-même,

elle ne se demande pas si on la voit. "

(Angelus Silesius, Livre I, 289)

*

[ Essai d'entente du poème

à partir d'un texte de Nathalie Bardou. ]

"jamais loin"

 

 "Nous ne sommes jamais loin du bruit de ferraille qui alourdit les élans de nos terres.

 Jamais loin du vertige, de la haute falaise dont le flanc est martelé par les vents.

 Il nous faut donc l’attention de l’arrière-regard, de l’œil doré.

 L’attention à la parole du souffle, charriée chaque nuit en pleine clarté.

 L’arrière-regard fouilleur, cet arrière-regard sachant au sein d’un linge humide que tout sens potentiel d’une heure tient au plus juste dans ce qui pourrait trembler d’insignifiance.

 L’œil doré que jamais nous ne voyons mais que nous entendons, telle pulsation mangeuse de soleil qui s’en vient tirer de la forge un sceau invisible.

 Et le souffle, ce bleu de souffle criant depuis le remous des siècles portés aux chevilles.

 Le souffle qui Nous attend.

Il Nous faut l’attention .

Cette attention soutenue par les épaules, les os, la charpente, le sous-cheveux, la couleur sortie des tubes, les mines noires et le sépia d’un corps.

Indissociable mot-vie cherchant à ne jamais s’oublier, ne jamais se noyer, l’appel comme loup seul sous la lune mangeuse de noir.

L’attention

Rempart à l’ombre-corps, la silhouette troublée, aperçue au détour des rêves, chemins, routes et sillons rouges.

Nous ne sommes jamais loin non plus de l’oubli impérieux, du détachement salutaire, de la corolle d’une fleur de papier, d’une étamine aux pollens orange, d’un couloir aux fenêtres déguisées, d’une lettre ou d’un mot , d’une phrase ou d’un manuscrit, d’un coffret de carton ou d’un coffre de béton.

Jamais loin de ce moment

De celui qui bruisse de douceur, qui gémit dans l’étonnement du velours, qui anoblit la vie dans son creuset d’amour.

Mais

Que vont nous dire ou nous crier nos mémoires ?

Sont-elles à ce jour libérées du froid qui crochetait les quatre coins d’une chambre, du temps, dont la chute dans un océan sans répit, a porté aussi entre ses bras la sombre musique de l’attente , après qu’il a connu la majesté du silence accueilli ?

En quelle glaise se sont-elles posées ?

Pouvons-nous les dérober à leurs moules, les poser sur un chevet étoilé, les ériger neuves encore, encore plus vierges qu’au premier frisson partagé ?

Que nous feront-elles vivre lorsque nous marcherons encore vers la minute…

La rose dans son soliflore a laissé échapper à l’instant deux pétales…

Son cœur est plein et rond….

Peut être est ce dans la chute silencieuse de ces deux pétales qu’est la réponse…"

*

Nathalie BARDOU

Juillet 2014

***

 Ce texte, il faut le lire comme on boirait un alcool rare, on humerait une fragrance subtile, on caresserait l'onctueux d'une peau. Et, surtout, ne jamais se laisser aller à l'ultime erreur qui consisterait à en connaître les ingrédients, la règle d'assemblage, l'architectonique en structurant le corps. Car il ne s'agit nullement d'un corps ordinaire dont on pourrait s'emparer, fût-ce pour la plus somptueuse des noces. Car, ici, il s'agit d'un corps subtil, d'une pure évanescence, d'une essence ne pouvant, ni ne voulant dire son nom. Jamais le poème n'a à dire son nom, à proférer le mystère par lequel il apparaît. Il ne peut que demeurer dans cette frange incompressible qui le fait s'élever dans un soi jouissif et y demeurer. Le poème est un déploiement de corolle inconscient de son surgissement au plein jour. Sa parution au monde étant fondement en même temps que finalité. Le poème décline son harmonie, pétale après pétale, dans la rosée de l'aube, y compris en l'absence de l'homme. Ce qui veut dire hors de toute conscience qui pourrait le viser et en déduire le mécanisme de son exister, en assembler les fragments constitutifs, en dresser les conditions d'apparition. Le poème vit de lui-même, comme le chant de la source, le pépiement de l'oiseau, les lames de vent dans l'aire libre du ciel. Le nuage, on l'explique, par quantité de métamorphoses physiques, la convection, l'évaporation, la condensation, la sustentation dans une masse gazeuse attendant de se donner en pluie, en brume. (En songe si l'on est poète). Mais, ce même nuage, sa beauté, son inclination à nous faire rêver, son invite à produire de l'imaginaire, ceci qui, toujours, demeure insaisissable, ne s'affilie jamais à une démonstration. Le nuage, dans sa pure vibrance esthétique, est simplement nuage, enclos en lui-même, se confondant avec l'autarcie qui le porte au-devant de nos yeux étonnés. Nuage incliné vers le miroir de son propre narcissisme. Le nuage ne se déduit pas d'autre chose qui lui serait extérieur, ou bien plus haut dans la hiérarchie des valeurs, ce qui aurait pour conséquence de le faire apparaître comme simple hypostase d'un ordre supérieur. Tout comme la rose d'Angelus Silesius, le nuage, le poème sont, avant tout, nuage, poème et c'est à nous, regardeurs du monde, de nous en saisir avec le regard opportun. Car, ici, rien ne sert de disserter, de tirer des plans sur la comète, d'élaborer de brillantes thèses, de se livrer à une exégèse savante de ce qui pourrait s'y dissimuler dans les profondeurs d'une pensée. Non une pensée, non de possibles prémices à une connaissance, non une théorie littéraire se traduisant par la production d'habiles ruses intellectuelles. Dans le poème, bien plutôt que de se confier à cette hérétique "raison raisonnante" (laissons ceci aux sciences exactes), apprêtons-nous, dans la plus évidente des sérénités qui soit à vibrer au rythme des mots, à éprouver la pulpe de leur chair, à jouir du vent du langage qui est parce qu'il est. Sans doute faut-il dépasser, d'emblée, le risque de prendre la formule "qui est parce qu'il est" pour une fantaisie, une simple tautologie avouant son échec à en dire plus. Mais, devant la pure beauté, par exemple "La Joconde" (peinte ou bien femme de chair), y a-t-il place pour la raison et ses infinies ratiocinations ? Y a-t-il prétexte à questionner, à déduire, à inférer, à s'en remettre à la rigueur d'une logique ? Non, nous sentons bien qu'à demeurer dans cette posture formelle, nous tombons hors du poème, dans sa métrique, dans ce qu'il ne saurait être, à savoir une variable numérique, le point de jonction de coordonnées spatiales ou temporelles. Abordant le poème, c'est de nous-mêmes, d'abord dont il s'agit, de notre liberté afin que de cette aire ouverte le poème puisse s'élancer et frémir. Comme la feuille dans la brise, l'oiseau dans la pliure du vent, l'amant dans l'amour de l'aimée. L'essence du poème est la passion, jamais la raison. Car, alors, comment pourrions-nous faire nôtre et demeurer en joie, lisant le merveilleux sonnet des voyelles de Rimbaud, si n'intervenait cette sublime alchimie personnelle entrant en résonance avec l'auteur des "Illuminations" ? Bien sûr, on peut toujours gloser à l'infini sur le chromatisme des voyelles, le symbolisme qui leur est associé, la relation des lettres avec l'alphabet grec, sur les associations lexicales, les rapprochements phonétiques, sur les allitérations, les diérèses, les rimes léonines et que sais-je encore, l'on n'aura, ce faisant, qu'approché le poème sur sa face externe, l'on ne se sera livré qu'à une lecture exotérique, à une étonnante danse de Saint Guy, telles ces mouches "Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" à défaut d'en percevoir "l'attirante répulsion". Bien évidemment, ici, l'oxymore est volontaire, voulant indiquer la vive tension, la dialectique aride, lesquelles se présentent toujours dès l'instant où une poésie dresse à notre encontre la figure de l'hermétisme. Aimantation à deux pôles, attrait et répulsion mêlés, alors que, tentant de percer l'opercule, l'opacité règne toujours qui nous fait désespérer de nous saisir de l'ambiguë ambroisie que le poète porte à nos yeux et dont, en définitive, il ne nous dit rien, nous laissant sur le rivage d'une cruelle incompréhension.

 Mais là est bien le problème, cherchant à saisir conceptuellement cela qui s'annonce, nous demeurons à la périphérie, nous évoluons sur ce cercle centrifuge qui nous éloigne du centre géométrique à partir duquel entrer dans la vision alchimique. L'on aura compris qu'une visée géométrisante du poème, sa mise en équation, loin de nous l'offrir, ne parvient qu'à le dépouiller de son limbe, ne laissant dans sa feuille que de bien étiques nervures. Ne lisons pas Rimbaud, Lautréamont, Baudelaire comme on le ferait de textes sacrés inféodés à une lecture de la lettre, à une saisie au plus près de cela qui serait supposé s'y révéler en tant que seule vérité. Il y a autant de poèmes que de lecteurs d'un même poème. Lisant "Voyelles" et c'est de notre propre subjectivité dont il est question. Lecture plurielle parce qu'ésotérique, "illuminée", féconde. Pour pénétrer ce poème, il faut devenir derviche tourneur et danser infiniment, faire de ses sensations cette infinie corolle blanche nous portant au seuil d'un vertige. Là seulement les choses s'ouvrent, consentent à nous parler du cœur même de leur intimité. L'être-de-la- poésie est cette vibration que ne perçoivent ceux qui se "font voyants".

 "Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences."

Lettre de Rimbaud à Paul Demeny - 15 mai 1871

 Seul le génie de Rimbaud pouvait énoncer cette voyance par laquelle le poète s'annonce, par laquelle le lecteur s'inscrit dans ce rythme immémorial du langage, bien antérieur à tout positionnement de l'homme. Le poème, en tant que dire essentiel, résonne au ciel du monde avec la force de la pure lumière. Or, jamais on ne l'accueille, la lumière, sans que l'œil cligne, que l'âme vacille, que le corps ne se dissolve dans une manière de confondante transe. Les derviches sont proches qui virevoltent sur leur arc incandescent ! Avec le poème il faut l'osmose, la fusion, le couple infiniment soudé d'une dyade. Lisant "Voyelles", nécessairement, il nous faut devenir voyelles, passer du noir au bleu et visiter le rouge; il nous faut être mouche et "golfes d'ombre", "frissons d'ombelles", "vibrements divins", "strideurs étranges", il nous faut être nous-mêmes dans la vérité du poème, c'est-à-dire assumer de vivre sans séparation, sans différence, dans la "pâte des choses" pour utiliser la rhétorique sartrienne. Pâte contre pâte, tout comme, dans l'acte d'amour, chair contre chair dans cette union sacrée qui nous emporte au-delà de nous-mêmes. Seul cet emportement, cet arrachement à notre propre socle témoigne de la vérité avec laquelle nous avons confié notre destin à cela même qui nous dépasse et, nous dépassant, se nomme altérité. Notre propre unité est à ce prix, de l'association de ce que nous sommes dans l'événement d'exister avec l'évènement qui vient nous combler et nous porte à notre plénitude. L'amour, le poème disent le même, l'atteinte d'un possible absolu le temps d'une immersion, le temps d'une brève finitude. Toujours nous sommes en attente de cela !

"jamais loin"

 Encore, il nous faut revenir à ce texte, le prendre entre nos dents, comme nous le ferions d'une grenade et faire juter entre nos lèvres sont goût acide en même temps que sucré. Alors cela descend dans le tube de la gorge, alors cela fait ses minces irisations dans le corridor des poumons, cela dilate le cœur, parle à notre sexe la langue du désir, alors cela infuse dans le pilier de nos jambes cette sève qui fait son bruissement d'insecte, cela recroqueville nos orteils comme la corne du rhinocéros, cela fait sa petite musique de nuit, celle qui coule tout au long de nos rêves. Alors nous sommes oiseaux dans la courbure du vent, poissons dans le flux de la vague, taupes noires glissant dans leurs tubes de glaise, colibris au vol stationnaire et vibrations de lumière, lézards au goitre de bronze, caméléons au chant polyphonique, alors nous sommes ceux, celles qui attendent le poème, veulent boire sa douce ambroisie. Les mots du poème sont un vent qui glisse sur la falaise de nos fronts, une vague inondant nos visages, une fontaine faisant couler son eau que nos lèvres cueillent dans la fraîcheur du jour. Le Poète dit "ce qui pourrait trembler d'insignifiance" et c'est nous qui tremblons dans la signifiance de ce qui nous est amené dans la clarté. Le poète dit "l'œil doré" et la pupille s'éclaire et la mydriase a lieu qui fait ses flammes blanches dans l'aire dévastée de la conscience. Mais dévastée dans l'expérience de la joie. Mais joyeuse dans la découverte de soi. Car c'est bien le point focal de ce que nous sommes, l'être, qui s'ouvre et conquiert son propre déploiement. L'être n'est que ceci, pure disposition à s'accroître vers la transcendance et à y demeurer. Sans souci des collines couchées sous la pluie d’herbes, sans inquiétude du cliquetis des songes, sans angoisse qui tirerait vers les ornières du monde. L'être est pur poème de soi dans les contrées infinies de l'espace. L'être est reconduction vers l'absolu des extases temporelles et éternité trouvant son site. Le Poète dit " Il Nous faut l’attention" et nous sommes dans l'attention de cela qui va survenir, va se produire et nous reconduire à notre propre genèse. Renaissance de soi, de celui, celle qui, dissimulés sous la cendre des nécessités avancent dans le chemin du jour avec le dos courbé et l'âme étroite. Il y aurait danger à continuer, à poursuivre dans cet égarement, à demeurer sourds aux paroles de l'origine. Ces paroles fondamentales nous disant la beauté et la totalité de toutes choses. La phusis ou l'être en sa première apparition, cette Nature des anciens Grecs, ce rayonnement de l'arbre, de la source, de la montagne au sein même de ce qui se présente à nous. L'alètheia ou premier surgissement de la vérité en tant que dévoilement de tout ce qui s'occulte. "La nature aime à se cacher", disait Héraclite. Mais aussi la Moïra conduisant notre destin, forgeant notre histoire. Le logos, cette sublime raison portant l’homme à la cimaise du monde, mais aussi le logos en tant que parole, chant premier, ouverture du poème en son incroyable dispensation. " Il Nous faut l’attention" à ceci qui nous illumine et nous porte au-delà de nous car, sans le jaillissement de l’eau, sans la vérité qui en est la condition de possibilité dans la transparence, sans le destin qui l’inscrit dans notre histoire en même temps que dans l’Histoire des hommes, sans le langage qui porte la source au fleuve, le fleuve à l’estuaire, l’estuaire à la mer, sans cette sublime attention à tout ce qui entre en présence, se révèle à notre conscience, alors la terre serait dévastée, notre propre argile se fissurerait et nous ne serions même plus assurés de notre être, de son accomplissement parmi la multitude.

" Que vont nous dire ou nous crier nos mémoires ? " 

si notre être est dispersé aux quatre vents de la déraison, si le présent s’effiloche, si le futur n’est que cette tache incolore sur notre cristallin, si le passé n’a plus d’attache, de racine à enfouir dans le limon ténébreux qui, un jour, nous anima ? Que fournir à la mémoire si les nutriments qui la font exister - la rencontre, l’événement, l’amour, le dialogue, la belle âme, la belle œuvre, le beau corps, le bien, les belles images, les sublimes métaphores -, si les sucs nourriciers la désertent. Rien ne se construit à partir du néant, sinon le néant lui-même, cette manière d’absolu. Tout se construit à partir du silence, cette parole blanche, cette neige immaculée. Dites un mot, un seul, par exemple "chambre" et vous avez troué le silence, vous avez jeté dans l’eau du langage ce caillou qui va faire ses ondes concentriques à l’infini. Dites " chambre " et, en même temps, vous aurez la maison, le paysage qui l’accueille, la colline qui se dresse à l’horizon, les arbres qui l’habitent, le ciel infini, la courbe du soleil, le temps qui passe. Dites " chambre "et vous aurez Van Gogh à Arles, Xavier de Maistre "sous le quarante-cinquième degré de latitude", Tommaso Campanella dans la geôle napolitaine du Castel Nuovo, Casanova à Venise, Roquentin à Bouville, etc … Disant un seul mot que vous aurez enlevé au silence et se sera animé ce qu’il faut simplement nommer "monde ". C’est cela la magie. Il n’y a rien, puis il y a quelque chose, puis il y a la totalité de l’étant qui apparaît et se décline en mille tours de Babel. Dites :

"Que vont nous dire

ou nous crier nos mémoires ?

Sont-elles à ce jour libérées

du froid qui crochetait

les quatre coins d’une chambre,

du temps,

dont la chute dans un océan sans répit,

a porté aussi entre ses bras

la sombre musique de l’attente,

après qu’il a connu

la majesté

du silence accueilli ?"

et vous aurez créé un poème. Et comment peut-on en être assuré ? Mais simplement parce qu’il y a vérité. Parce que le temps de la poésie, pour le poète, en un instant et un lieu singuliers, incommunicables, non-reproductibles, avait reçu telle empreinte du langage et non telle autre. Parce qu’il y avait urgence à dire, dans cette forme-ci et non dans une autre qui eût paru étrange, cette réalité-langage voulant éprouver l’événement en train de surgir. Toute la difficulté pour le lecteur, la lectrice, s’emparant de la poésie, consiste à la lire du-dedans d’elle-même, à savoir dans l’esquisse particulière qui l’anima et la remit au poète avec l’évidence d’une forme à commettre. Ici se détermine, avec ampleur, cette dimension du langage à laquelle le poète s’affilie à défaut d’en être l’origine. Si tout poète regarde les choses avec des yeux de cristal et nous en délivre la pure lumière, il ne le fait qu’en accord avec le langage, sous son autorité. Le langage est la précellence qui habite le monde, le poète son serviteur, le lecteur celui qui reçoit le don et l’accompagne jusqu’à l’éclosion du sens. Comme la fleur ouvre sa corolle et disperse, aux yeux sincères, la plénitude qui l’habite comme une ultime faveur. Il ne saurait y avoir de plus grande beauté. Lisant un poème, lisant ce poème, c’est ceci qu’il faut y déceler : la beauté qui rayonne et qui, rayonnant, ramène tout à elle dans le même mouvement qui la porte à sa propre parution. Nous ne pouvons lire qu’à être immergés dans ce flux dont le poète est le corps consentant - car c’est le corps en son entier qui écrit, comme l’on danse, comme l’on mime, comme l’on aime - donc lire à disparaître dans la vague qui déferle et déplie son écume dans une sorte d’ivresse. Lire le poème c’est le " poser sur un chevet étoilé ", là, au milieu du firmament avec la seule nuit qui en assure la garde, elle qui prête son sein à l’ombre grosse, à la dilatation du songe, à l’arcature de l’imaginaire, à la puissance vacante de l’inconscient, à toute cette démesure qui habite le poète jusqu’à la douleur et trouve sa résolution dans l’incroyable parturition, l’immense délivrance par laquelle les mots s’installent dans l’évidence d’être. Heureuse. Autant de temps nous n’aurons pas compris cette souffrance qui précède la mise en mots, autant de temps nous demeurerons hermétiques aux battements de la poésie, à la nécessaire turgescence qui l’anime, forant la paroi du réel de son dard incandescent. Jamais poème ne saurait être compris au sens ordinaire de le prendre en soi avec la signification dont il est porteur. Un poème n’a pas de sens et, pourtant, il les possède tous. Pour la simple raison que, chaque lecteur qui le féconde à l’aune de son intuition et de son imaginaire, agrandit l’orbe de son déploiement. C’est à cette infinie polysémie qu’il faut se disposer avec la poésie de façon à ce qu’elle ne s’immole pas dans les ornières des énoncés mondains. Il y a encore beaucoup à faire pour parvenir à ce "frisson partagé " que sont les mots portés à leur plénitude. Ne frissonnent que ceux, celles qui, en leur intime, ont accepté de n’être "Jamais loin du vertige ". Tout poète est un funambule. Tout lecteur véritable aussi. Tendons le fil au-dessus de l’abîme et marchons. Il n’y a pas de plus beau péril !

Le dernier mot à Rimbaud :

"A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

A, noir corset velu des mouches éclatantes

Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,

Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,

Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides

Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,

Silences traversés des Mondes et des Anges :

- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! -"

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9 mai 2014 5 09 /05 /mai /2014 14:51

(Réflexion sur les rapports Maître-Élève

et leurs implications émotionnelles profondes

à partir d'un fragment de Pierrette Epsztein).

"La confusion des sentiments " - (Stefan Zweig).

Coupe de Douris.

Source : Wikipédia.

(Bref synopsis : Un Professeur à la retraite sollicitée par une ancienne élève s'apprête à la recevoir chez elle. Cette rencontre suscite chez l'ancienne pédagogue un trouble vif dont la nature ne laisse d'être ambiguë. Le flou volontaire de cette fiction est de nature même à susciter, chez le lecteur, toutes les interprétations imaginaires. C'est ce trouble que j'ai voulu thématiser de manière générale, sans qu'un quelconque a priori soit attaché aux pistes qui s'ensuivent dans le cadre de ce bref article.)

"Le septième jour. Repos. Le chat s’était blotti sur ses genoux. Depuis une semaine, il se sentait délaissé. Laisser remonter les souvenirs avec moins de peur, avec plus d’abandon. Elle n’avait pas toujours été inutile. Elle n’avait pas toujours été malheureuse. Quand elle y réfléchissait, elle avait eu de beaux moments dans sa vie. Des moments riches.
Le huitième jour, elle retourna chez l’esthéticienne. Un maquillage léger. Un teint clair. Dans quelques heures, elle ouvrirait la porte à Soraya.
On sonna à la porte, à l’heure exacte du rendez-vous, ce qui la mit dans de bonnes dispositions. Cela ne l’empêchait pas d’être troublée plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle vit d’abord un énorme bouquet de fleurs colorées qui lui cachait le visage de l’invitée. Quand elle prit le bouquet et qu’elle la vit, elle la reconnut dans l’instant malgré les dix-huit ans passés. Même visage, même peau lisse, même grands yeux écartés des ailes du nez et si sombres. Des yeux qui jugeaient, voulaient percer votre mystère. Un port de tête hautain et timide à la fois. Une poitrine qui avait forci. Une taille cintrée, un pantalon noir moulant, une chevelure noire qui ondulait comme une mer d’orage. Soraya, sa préférée durant deux années, était devant elle. Elle la fit entrer. Elles s’étaient juste serré la main. Maintenant qu’elle était assise sur un fauteuil orangé, elle pouvait l’observer. Elle l’intriguait toujours autant, la séduis
ait toujours autant."

Le septième jour, repos du Seigneur. Enfin la pause réfléchissante, celle qui se tourne vers le passé et le considère avec bienveillance. Ce qu'on a créé l'a été avec le souci de l'Autre. L'Autre que l'on reconnaît comme ayant été modelé, pétri par ses propres mains. On est toujours cette manière de Démiurge auquel le Façonné se remet, attendant sa propre éclosion, sa révélation à la face du monde par la médiation d'un Intercesseur. Le Maître, le Professeur sont des manières d'experts en maïeutique socratique, ils nous accouchent de nous-mêmes, ils nous portent sur l'aire ouverte des fonts baptismaux. Qui donc n'a jamais eu ce Pédagogue auquel il s'est identifié, qu'il a aimé, sans doute, d'un amour filial ou bien même d'une projection plus fantasmatique, "incestueuse" pourrait-on dire si l'on osait être subversif et mettre en pièces quelques tabous aussi tenaces qu'hypocrites. Nos Maîtresses, nous les avons aimées comme des Mères, mais aussi comme des Amantes, nous les avons rêvées, enlacées au creux même de nos sommeils adolescents, parmi les bouillonnements de la testostérone et le remuement blanc des draps. Sublime marée interne qui lève ses vagues d'écume en direction de la vie, cette autre hétaïre exigeante dont le baiser est parfois, est souvent et, en définitive, toujours mortel. Éternel combat d'Éros et de Thanatos, pareil au rythme du jour et de la nuit, au jeu de l'ombre et de la lumière. Cette même ombre que nous portons en nous, dont nous demandons à notre Précepteur de lever l'hypothèque afin de surgir dans la pure clarté.

Mais c'est aller trop vite en besogne - c'est cela être adolescent, la précipitation - et oublier que l'Abritant est aussi envahi de ténèbres que nous le sommes nous-mêmes. Alors le jeu est cette chorégraphie alternée du soleil et du voilement, là, dans l'arène de l'existence où la muleta rouge sang signe la limite au-delà de laquelle nous expérimenterons la métaphysique concrète, faite de larmes et de sécrétions définitives. La dialectique Maître-Élève n'est en rien différente de celle, célèbre, hégélienne, du Maître et de l'Esclave. Le maître vit de son esclave qu'il contraint, l'esclave vit de son maître qui lui accorde destinée et abri provisoire. Mais la finalité dialectique finit par l'emporter : la révolte du soumis renversant l'arrogance de l'oppresseur. La logique est la même dans les joutes verbales, la dialectique platonicienne où il s'agit de retourner l'argument de son contradicteur afin de lui imposer sa propre raison. Parfois l'Histoire aussi est-elle supposée avoir de tels retournements et celui-ci, alors, devient matérialisme dialectique selon la thèse de Marx. Toute existence est soumise, par définition, à ces brusques revirements, surtout les relations dont la nature est d'être fusionnelles, dyadiques. On n'échappe pas à l'osmose par un coup de baguette magique. Il y a douleur, déchirement et, conséquemment questionnement sur le contenu de ce lien qui était si fort qu'il agissait à la manière d'un tsunami.

Ainsi, la relation Maître-Élève ne s'affranchit jamais de ce polemos, de cet affrontement; bien au contraire, il en est la figure exacerbée. Pouvoirs réciproques de fascination et de rejet. Tentations d'être celui qui guide et conduit aux rives de l'éthique alors que les floraisons de l'esthétique travaillent le corps au plus près. La dramaturgie est présente qui met en relation des troubles en miroir, des désirs en écho. Déchirement. Jusqu'où est-on "la bonne mère", la figure charismatique qui apaise et console; à partir de quand l'on devient tentation pour l'autre, désir de l'autre. Les frontières sont si floues qui sont censées délimiter la nature des relations. Où s'arrête l'intérêt altruiste, où commence l'amitié, quels signes sont avant-coureurs de l'amour ? La littérature, la poésie, le cinéma ont dressé les portraits contrastés et troublants de telles situations. Que l'on songe à "Mourir d'aimer" d'André Cayatte.

Par essence, l'alchimie des sentiments humains est ambiguë et l'on ne sait jamais si l'on en est au stade du plomb vil ou bien de la subtile matière, à la réalisation de la pierre philosophale. Car tout rapport humain exilé de ses contingences est fusion dans cet absolu où la différenciation n'existe plus, où le sexe s'unifie et se confond dans la pliure étroite de l'androgynie. Il n'y a plus d'espace, plus de temps, une seule arche d'alliance, un creuset où se fondent les affinités, le recentrement du multiple sur la ligne de crête de l'unique, celle qui, neutre et polyphonique, rassemble en un même lieu adret et ubac de l'existence, où la plénitude est socle, fondement, en même temps qu'essor infini.

Jamais rencontre, fût-elle différée dans le temps et l'espace, ne peut effacer les stigmates de la relation primaire, celle par laquelle l'adolescent, l'adolescente ont accompli leur rite de passage les portant de l'enfance sur les pentes de l'âge adulte. Il en va de même pour l'éducateur au sens large qui a pratiqué la circoncision symbolique au cours de laquelle la sexualité de l'enfant a basculé dans la génitalité et, déjà, dans l'amorce d'une possible généalogie. C'est ce réseau complexe, cette confluence au croisement de la psyché, de l'éthique, de l'esthétique dont nous sommes saisis dès l'instant où nous faisons porter notre regard sur ce fragile nœud de verre qui fait ses enroulements entre l'adulte saisi de toute puissance et l'enfant en devenir qui en trace, par procuration, les lignes signifiantes. C'est sans doute cela qu'a voulu mettre en fiction Pierrette Epsztein dans cette belle "Impression soleil levant". Impressionnisme en effet, irisations du réel, tout comme dans "Les nymphéas" de Monet qui nous disent en vibrations colorées ce qu'écriait Stefan Zweig dans sa "Confusion des sentiments", cette belle évocation de la complexité humaine.

Zweig révélait sa fascination, notamment pour l'exubérance de l'époque shakespearienne en ces termes : « […]dans un élan unique, une génération a gravi tous les sommets de la passion, en a fouillé les abîmes, a mis a nu ardemment son âme exubérante et folle. » (Source : Wikiédia).

C'est cette même passion si difficile à mettre en mots que ce beau texte essaie de restituer ici. En cette matière, le langage trouve toujours sa limite, celle de corps nécessairement matériels qui ont leur rhétorique propre et échouent parfois à en restituer les vibrantes lames de fond. Mais c'est de ce relatif "échec" que naît l'art de l'évocation, cet intervalle entre le dire et le faire. Nous y sommes en partie immergés, comme l'iceberg qui ne flotte qu'à recevoir sa poussée de bien étranges profondeurs. Nous ne souhaitons que cela, cet entre-deux dont le balancement est l'allure même de l'exister !

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17 mars 2014 1 17 /03 /mars /2014 09:55

 

Sûrement rien d'autre

 

 

srd'a 

 

 René Magritte

Le visage du génie, 1926-27

Source : about.com

Art history

 

***

(Libre cheminement sur une poésie

de

Nath Coquelicot.)

 

*

  

 "Qu'avez-vous fait de ce visage

Planté aux meurtrissures du miroir

Qu'avez vous fait de son jeune âge

De son papier

De son odeur brûlée.

Je vous le demande encore

Quand je reste aux portes

Des demeures de briques.

 

Où l'avez vous rangée

Cette terre non apprivoisée

Dans quelles poignes

Dans quels ciseaux .

 

Je le vois

Dans son noeud rouge

Pendant autour du cou

Comme un oiseau muet

Sans nid et sans retour.

Je le vois à la fontaine

Après la longue attente

Du cri dernier,

Celui peut être des premiers cieux.

 

Qu'avez vous fait

Dans l'innocence de vos larmes

Dans l'inconscience de vos drames

De ce visage

De ses cernes de plâtre

De sa bouche barbelée

Et de ses yeux bandés.

 

Et que ferai-je de vos réponses

Si un jour vous le saviez

Si un jour vous

Transplantiez dans d'autres jardins

Les graines des serrures fermées.

 

Surement rien d'autre

Qu'une volière ouverte."

 

*

 Nath 16 mars 2014

 

*

 

 Aborder le langage de la poésie à la manière des lumières de la raison, c'est un peu comme de vouloir chausser ses pieds de la grâce des brodequins pour fouler un sol de libellules. Il n'en ressort jamais qu'une perdition à jamais et un obscurcissement de la vue. En réalité, la poésie, quand elle est vraie - et, bien évidemment, si elle ne l'est, elle retombe aussitôt hors d'elle -, ne parle que le langage de la Poésie. Ceci énoncé avec un tel caractère abrupt, sonne, bien évidemment, à la manière d'une tautologie, laquelle userait de l'assertion suivante : La Poésie est Poésie.

  Bien des esprits chagrins et des inclinations positivistes fermeront la porte aussitôt pour se réfugier dans leur tour d'ivoire, au sein de laquelle, c'est bien connu, règne l'exactitude des sphères célestes. Là, dans cet empyrée livré au calcul des étoiles, la métaphore n'a pas sa place et les lunettes astronomiques ne délivrent que des gradients d'espace et des mesures seulement connaissables à l'empan d'années-lumière mathématisables. On aura compris que les étoiles ne tiennent pas le même langage selon qu'elles s'adressent, au Poète ou bien à l'Astronome.

  La poésie, quelle qu'elle soit est toujours énigme. C'est pour faire droit à une telle évidence que nous avons placé à l'incipit de cette poésie, une toile de Magritte intitulée "Le visage du génie". De ce visage, pas plus que de la peinture qui est censée le représenter, nous ne tirerons une connaissance. Pas même approchée. Le génie est une énigme. Au même titre que le poème. Car, si le génie se vit du-dedans afin de livrer au monde, donc à l'altérité, son œuvre en tant que son visage, nous n'en connaissons que cette face externe qui n'est pas sans rappeler "ce visage …ses cernes de plâtre … sa bouche barbelée … ses yeux bandés".

  Bien évidemment, il ne saurait y avoir parfaite homologie, donc totale superposition des mots du poème avec les parties correspondantes de l'œuvre de Magritte. Ce qu'il est important de saisir, c'est que, d'une façon identique, ce sont les mêmes enjeux qui se thématisent dans les deux formes d'expression. Cela veut simplement dire que le génie n'est jamais décryptable que du-dedans de ce qu'il est, de ses propres nervures ontologiques, tout comme la poésie qui ne se laisse entendre qu'à partir de son essence, à savoir du langage lui-même en sa propre densité. Lisant le poème, il nous faut, nous Lecteurs, nous Lectrices, nous incliner à une "conversion du regard", nous glisser parmi le peuple des mots, les accueillir en tant que tels, gemmes luisant de leur bel éclat, concrétions levant dans la nuit leur photophore de silence. Les mots du poème sont des "porte-lumière" auxquels sont accrochées quantités de significations différant selon chaque regard singulier qui s'y applique.  C'est de cette manière, dans le recueil de leur chair, sans les offenser, que les graines du poème consentiront à bien vouloir éclore. Le contact avec la poésie suppose cette lente germination, tout comme le génie s'éprouve longuement depuis sa cosmologie interne pour nous faire l'offrande des météores qui y girent continuellement, que nous pouvons regarder seulement avec des yeux adéquats. Génie et Poésie sont des brûlures, des coruscations d'étoiles, des irisations, des gerbes ignées que jamais l'étude, la patiente recherche ne parviendront à cerner. Il en va d'une autre "logique", celle, infiniment mystérieuse, dépouillée de toute certitude orthogonale, celle ayant renoncé à faire du réel un objet d'observation; il en va d'une disposition au monde de l'inaccompli, du métabolisme en voie de constitution, de la sublime métamorphose qui ne parle jamais d'elle qu'à l'aune de ses passages successifs, de ses translations d'espace, de temps et, en définitive, de ses multiples esquisses d'être.

  Il n'est que de se pencher sur une séquence du poème isolée de son contexte pour s'apercevoir combien le mode de connaissance habituel devient ici totalement indigent. Comment, en effet, d'un point de vue logique strictement langagier, faire entrer du sens dans une telle proposition :

 

Où l'avez vous rangée

Cette terre non apprivoisée

Dans quelles poignes

Dans quels ciseaux 

 

  Là sont les limites imposées à ceux qui veulent posséder les structures de la langue depuis une pure extériorité. Ceci, la "terre non apprivoisée",  son accueil "Dans quelles poignes", "Dans quels ciseaux", comment s'en emparer afin que nous puissions coïncider avec ce qui veut se dire ? Comment ? Et puis, le Poète écrivant, s'il ne le fait qu'en s'inféodant au Principe de Raison et aux articulations logiques de l'énoncé, sort tout naturellement de l'objet dont il pense se saisir pour retomber dans une litanie "mondaine" (entendez cernée de pure quotidienneté). C'est ainsi, certains objets sont, par essence insaisissables : le poème, l'art pictural, le vol de l'oiseau, la courbure du ciel, la couleur des sentiments, l'amour et encore bien des choses impalpables, lesquelles donnent site, précisément, à ce qui, invisible, nous parle depuis son énigme. Et si nous aimons l'art, la poésie, le sublime livré par le génie, c'est seulement parce que, de derrière leur"visage de plâtre" ils ont fait s'essaimer quantité de graines que nous accueillons en nous afin que, les préservant d'une simple divulgation, d'un éparpillement aux quatre vents, nous en assurions la croissance. Dans le seul endroit qui soit recevable, cet intérieur si mystérieux auquel nous n'avons jamais accès nous-mêmes, mais qui, vibrant comme la lame réclame qu'on l'entende. Le poème, il faudrait seulement le chanter, le danser, identiquement aux corolles blanches des Soufis dont les tourbillons éblouis disent la beauté du monde sans qu'il soit besoin de lui dresser quelque cimaise que ce soit. Les vraies cimaises sont intérieures.

  Prenant cette merveilleuse feuillaison dont le Poète nous fait l'offrande, nous sommes des terres prêtes à accueillir ces graines qui, à leur tour, croîtront vers l'extérieur avec leur charge d'énigme et de mystère. La poésie ne se divulgue pas sur les espaces infinis des agoras. Elle a besoin de jardins secrets, là où s'accomplira la fermentation avant que l'épi ne lève. S'ouvrir au sens du poème est toujours une possibilité qui nous est offerte. Il faut en libérer "les serrures" afin qu'un envol se produise. C'est ceci que nous dit la poésie dont nous ferons notre savoir le plus sûr :

Si un jour vous

Transplantiez dans d'autres jardins

Les graines des serrures fermées.

Surement rien d'autre

Qu'une volière ouverte.

 

  "La volière" est toujours image de liberté à condition que les mots se disposent à ne plus y être encagés dans d'étroites certitudes orthogonales, lesquelles  sont le reflet de notre indigence à être dans la plénitude.  Le poème lorsqu'il est accueilli dans ce qui le dispose à l'efflorescence, à savoir l'arche amplement ouverte de la conscience, devient pur phénomène apparaissant de lui-même alors que nous naissons à nous de simplement le confier à notre entente. Nous devons être des Entendeurs de beauté !

 

 

 

 

 

 

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