Photographie : Blanc-Seing
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"La rose est sans pourquoi,
elle fleurit parce qu'elle fleurit,
elle ne se soucie pas d'elle-même,
elle ne se demande pas si on la voit. "
(Angelus Silesius, Livre I, 289)
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[ Essai d'entente du poème
à partir d'un texte de Nathalie Bardou. ]
"jamais loin"
"Nous ne sommes jamais loin du bruit de ferraille qui alourdit les élans de nos terres.
Jamais loin du vertige, de la haute falaise dont le flanc est martelé par les vents.
Il nous faut donc l’attention de l’arrière-regard, de l’œil doré.
L’attention à la parole du souffle, charriée chaque nuit en pleine clarté.
L’arrière-regard fouilleur, cet arrière-regard sachant au sein d’un linge humide que tout sens potentiel d’une heure tient au plus juste dans ce qui pourrait trembler d’insignifiance.
L’œil doré que jamais nous ne voyons mais que nous entendons, telle pulsation mangeuse de soleil qui s’en vient tirer de la forge un sceau invisible.
Et le souffle, ce bleu de souffle criant depuis le remous des siècles portés aux chevilles.
Le souffle qui Nous attend.
Il Nous faut l’attention .
Cette attention soutenue par les épaules, les os, la charpente, le sous-cheveux, la couleur sortie des tubes, les mines noires et le sépia d’un corps.
Indissociable mot-vie cherchant à ne jamais s’oublier, ne jamais se noyer, l’appel comme loup seul sous la lune mangeuse de noir.
L’attention
Rempart à l’ombre-corps, la silhouette troublée, aperçue au détour des rêves, chemins, routes et sillons rouges.
Nous ne sommes jamais loin non plus de l’oubli impérieux, du détachement salutaire, de la corolle d’une fleur de papier, d’une étamine aux pollens orange, d’un couloir aux fenêtres déguisées, d’une lettre ou d’un mot , d’une phrase ou d’un manuscrit, d’un coffret de carton ou d’un coffre de béton.
Jamais loin de ce moment
De celui qui bruisse de douceur, qui gémit dans l’étonnement du velours, qui anoblit la vie dans son creuset d’amour.
Mais
Que vont nous dire ou nous crier nos mémoires ?
Sont-elles à ce jour libérées du froid qui crochetait les quatre coins d’une chambre, du temps, dont la chute dans un océan sans répit, a porté aussi entre ses bras la sombre musique de l’attente , après qu’il a connu la majesté du silence accueilli ?
En quelle glaise se sont-elles posées ?
Pouvons-nous les dérober à leurs moules, les poser sur un chevet étoilé, les ériger neuves encore, encore plus vierges qu’au premier frisson partagé ?
Que nous feront-elles vivre lorsque nous marcherons encore vers la minute…
La rose dans son soliflore a laissé échapper à l’instant deux pétales…
Son cœur est plein et rond….
Peut être est ce dans la chute silencieuse de ces deux pétales qu’est la réponse…"
*
Nathalie BARDOU
Juillet 2014
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Ce texte, il faut le lire comme on boirait un alcool rare, on humerait une fragrance subtile, on caresserait l'onctueux d'une peau. Et, surtout, ne jamais se laisser aller à l'ultime erreur qui consisterait à en connaître les ingrédients, la règle d'assemblage, l'architectonique en structurant le corps. Car il ne s'agit nullement d'un corps ordinaire dont on pourrait s'emparer, fût-ce pour la plus somptueuse des noces. Car, ici, il s'agit d'un corps subtil, d'une pure évanescence, d'une essence ne pouvant, ni ne voulant dire son nom. Jamais le poème n'a à dire son nom, à proférer le mystère par lequel il apparaît. Il ne peut que demeurer dans cette frange incompressible qui le fait s'élever dans un soi jouissif et y demeurer. Le poème est un déploiement de corolle inconscient de son surgissement au plein jour. Sa parution au monde étant fondement en même temps que finalité. Le poème décline son harmonie, pétale après pétale, dans la rosée de l'aube, y compris en l'absence de l'homme. Ce qui veut dire hors de toute conscience qui pourrait le viser et en déduire le mécanisme de son exister, en assembler les fragments constitutifs, en dresser les conditions d'apparition. Le poème vit de lui-même, comme le chant de la source, le pépiement de l'oiseau, les lames de vent dans l'aire libre du ciel. Le nuage, on l'explique, par quantité de métamorphoses physiques, la convection, l'évaporation, la condensation, la sustentation dans une masse gazeuse attendant de se donner en pluie, en brume. (En songe si l'on est poète). Mais, ce même nuage, sa beauté, son inclination à nous faire rêver, son invite à produire de l'imaginaire, ceci qui, toujours, demeure insaisissable, ne s'affilie jamais à une démonstration. Le nuage, dans sa pure vibrance esthétique, est simplement nuage, enclos en lui-même, se confondant avec l'autarcie qui le porte au-devant de nos yeux étonnés. Nuage incliné vers le miroir de son propre narcissisme. Le nuage ne se déduit pas d'autre chose qui lui serait extérieur, ou bien plus haut dans la hiérarchie des valeurs, ce qui aurait pour conséquence de le faire apparaître comme simple hypostase d'un ordre supérieur. Tout comme la rose d'Angelus Silesius, le nuage, le poème sont, avant tout, nuage, poème et c'est à nous, regardeurs du monde, de nous en saisir avec le regard opportun. Car, ici, rien ne sert de disserter, de tirer des plans sur la comète, d'élaborer de brillantes thèses, de se livrer à une exégèse savante de ce qui pourrait s'y dissimuler dans les profondeurs d'une pensée. Non une pensée, non de possibles prémices à une connaissance, non une théorie littéraire se traduisant par la production d'habiles ruses intellectuelles. Dans le poème, bien plutôt que de se confier à cette hérétique "raison raisonnante" (laissons ceci aux sciences exactes), apprêtons-nous, dans la plus évidente des sérénités qui soit à vibrer au rythme des mots, à éprouver la pulpe de leur chair, à jouir du vent du langage qui est parce qu'il est. Sans doute faut-il dépasser, d'emblée, le risque de prendre la formule "qui est parce qu'il est" pour une fantaisie, une simple tautologie avouant son échec à en dire plus. Mais, devant la pure beauté, par exemple "La Joconde" (peinte ou bien femme de chair), y a-t-il place pour la raison et ses infinies ratiocinations ? Y a-t-il prétexte à questionner, à déduire, à inférer, à s'en remettre à la rigueur d'une logique ? Non, nous sentons bien qu'à demeurer dans cette posture formelle, nous tombons hors du poème, dans sa métrique, dans ce qu'il ne saurait être, à savoir une variable numérique, le point de jonction de coordonnées spatiales ou temporelles. Abordant le poème, c'est de nous-mêmes, d'abord dont il s'agit, de notre liberté afin que de cette aire ouverte le poème puisse s'élancer et frémir. Comme la feuille dans la brise, l'oiseau dans la pliure du vent, l'amant dans l'amour de l'aimée. L'essence du poème est la passion, jamais la raison. Car, alors, comment pourrions-nous faire nôtre et demeurer en joie, lisant le merveilleux sonnet des voyelles de Rimbaud, si n'intervenait cette sublime alchimie personnelle entrant en résonance avec l'auteur des "Illuminations" ? Bien sûr, on peut toujours gloser à l'infini sur le chromatisme des voyelles, le symbolisme qui leur est associé, la relation des lettres avec l'alphabet grec, sur les associations lexicales, les rapprochements phonétiques, sur les allitérations, les diérèses, les rimes léonines et que sais-je encore, l'on n'aura, ce faisant, qu'approché le poème sur sa face externe, l'on ne se sera livré qu'à une lecture exotérique, à une étonnante danse de Saint Guy, telles ces mouches "Qui bombinent autour des puanteurs cruelles" à défaut d'en percevoir "l'attirante répulsion". Bien évidemment, ici, l'oxymore est volontaire, voulant indiquer la vive tension, la dialectique aride, lesquelles se présentent toujours dès l'instant où une poésie dresse à notre encontre la figure de l'hermétisme. Aimantation à deux pôles, attrait et répulsion mêlés, alors que, tentant de percer l'opercule, l'opacité règne toujours qui nous fait désespérer de nous saisir de l'ambiguë ambroisie que le poète porte à nos yeux et dont, en définitive, il ne nous dit rien, nous laissant sur le rivage d'une cruelle incompréhension.
Mais là est bien le problème, cherchant à saisir conceptuellement cela qui s'annonce, nous demeurons à la périphérie, nous évoluons sur ce cercle centrifuge qui nous éloigne du centre géométrique à partir duquel entrer dans la vision alchimique. L'on aura compris qu'une visée géométrisante du poème, sa mise en équation, loin de nous l'offrir, ne parvient qu'à le dépouiller de son limbe, ne laissant dans sa feuille que de bien étiques nervures. Ne lisons pas Rimbaud, Lautréamont, Baudelaire comme on le ferait de textes sacrés inféodés à une lecture de la lettre, à une saisie au plus près de cela qui serait supposé s'y révéler en tant que seule vérité. Il y a autant de poèmes que de lecteurs d'un même poème. Lisant "Voyelles" et c'est de notre propre subjectivité dont il est question. Lecture plurielle parce qu'ésotérique, "illuminée", féconde. Pour pénétrer ce poème, il faut devenir derviche tourneur et danser infiniment, faire de ses sensations cette infinie corolle blanche nous portant au seuil d'un vertige. Là seulement les choses s'ouvrent, consentent à nous parler du cœur même de leur intimité. L'être-de-la- poésie est cette vibration que ne perçoivent ceux qui se "font voyants".
"Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences."
Lettre de Rimbaud à Paul Demeny - 15 mai 1871
Seul le génie de Rimbaud pouvait énoncer cette voyance par laquelle le poète s'annonce, par laquelle le lecteur s'inscrit dans ce rythme immémorial du langage, bien antérieur à tout positionnement de l'homme. Le poème, en tant que dire essentiel, résonne au ciel du monde avec la force de la pure lumière. Or, jamais on ne l'accueille, la lumière, sans que l'œil cligne, que l'âme vacille, que le corps ne se dissolve dans une manière de confondante transe. Les derviches sont proches qui virevoltent sur leur arc incandescent ! Avec le poème il faut l'osmose, la fusion, le couple infiniment soudé d'une dyade. Lisant "Voyelles", nécessairement, il nous faut devenir voyelles, passer du noir au bleu et visiter le rouge; il nous faut être mouche et "golfes d'ombre", "frissons d'ombelles", "vibrements divins", "strideurs étranges", il nous faut être nous-mêmes dans la vérité du poème, c'est-à-dire assumer de vivre sans séparation, sans différence, dans la "pâte des choses" pour utiliser la rhétorique sartrienne. Pâte contre pâte, tout comme, dans l'acte d'amour, chair contre chair dans cette union sacrée qui nous emporte au-delà de nous-mêmes. Seul cet emportement, cet arrachement à notre propre socle témoigne de la vérité avec laquelle nous avons confié notre destin à cela même qui nous dépasse et, nous dépassant, se nomme altérité. Notre propre unité est à ce prix, de l'association de ce que nous sommes dans l'événement d'exister avec l'évènement qui vient nous combler et nous porte à notre plénitude. L'amour, le poème disent le même, l'atteinte d'un possible absolu le temps d'une immersion, le temps d'une brève finitude. Toujours nous sommes en attente de cela !
"jamais loin"
Encore, il nous faut revenir à ce texte, le prendre entre nos dents, comme nous le ferions d'une grenade et faire juter entre nos lèvres sont goût acide en même temps que sucré. Alors cela descend dans le tube de la gorge, alors cela fait ses minces irisations dans le corridor des poumons, cela dilate le cœur, parle à notre sexe la langue du désir, alors cela infuse dans le pilier de nos jambes cette sève qui fait son bruissement d'insecte, cela recroqueville nos orteils comme la corne du rhinocéros, cela fait sa petite musique de nuit, celle qui coule tout au long de nos rêves. Alors nous sommes oiseaux dans la courbure du vent, poissons dans le flux de la vague, taupes noires glissant dans leurs tubes de glaise, colibris au vol stationnaire et vibrations de lumière, lézards au goitre de bronze, caméléons au chant polyphonique, alors nous sommes ceux, celles qui attendent le poème, veulent boire sa douce ambroisie. Les mots du poème sont un vent qui glisse sur la falaise de nos fronts, une vague inondant nos visages, une fontaine faisant couler son eau que nos lèvres cueillent dans la fraîcheur du jour. Le Poète dit "ce qui pourrait trembler d'insignifiance" et c'est nous qui tremblons dans la signifiance de ce qui nous est amené dans la clarté. Le poète dit "l'œil doré" et la pupille s'éclaire et la mydriase a lieu qui fait ses flammes blanches dans l'aire dévastée de la conscience. Mais dévastée dans l'expérience de la joie. Mais joyeuse dans la découverte de soi. Car c'est bien le point focal de ce que nous sommes, l'être, qui s'ouvre et conquiert son propre déploiement. L'être n'est que ceci, pure disposition à s'accroître vers la transcendance et à y demeurer. Sans souci des collines couchées sous la pluie d’herbes, sans inquiétude du cliquetis des songes, sans angoisse qui tirerait vers les ornières du monde. L'être est pur poème de soi dans les contrées infinies de l'espace. L'être est reconduction vers l'absolu des extases temporelles et éternité trouvant son site. Le Poète dit " Il Nous faut l’attention" et nous sommes dans l'attention de cela qui va survenir, va se produire et nous reconduire à notre propre genèse. Renaissance de soi, de celui, celle qui, dissimulés sous la cendre des nécessités avancent dans le chemin du jour avec le dos courbé et l'âme étroite. Il y aurait danger à continuer, à poursuivre dans cet égarement, à demeurer sourds aux paroles de l'origine. Ces paroles fondamentales nous disant la beauté et la totalité de toutes choses. La phusis ou l'être en sa première apparition, cette Nature des anciens Grecs, ce rayonnement de l'arbre, de la source, de la montagne au sein même de ce qui se présente à nous. L'alètheia ou premier surgissement de la vérité en tant que dévoilement de tout ce qui s'occulte. "La nature aime à se cacher", disait Héraclite. Mais aussi la Moïra conduisant notre destin, forgeant notre histoire. Le logos, cette sublime raison portant l’homme à la cimaise du monde, mais aussi le logos en tant que parole, chant premier, ouverture du poème en son incroyable dispensation. " Il Nous faut l’attention" à ceci qui nous illumine et nous porte au-delà de nous car, sans le jaillissement de l’eau, sans la vérité qui en est la condition de possibilité dans la transparence, sans le destin qui l’inscrit dans notre histoire en même temps que dans l’Histoire des hommes, sans le langage qui porte la source au fleuve, le fleuve à l’estuaire, l’estuaire à la mer, sans cette sublime attention à tout ce qui entre en présence, se révèle à notre conscience, alors la terre serait dévastée, notre propre argile se fissurerait et nous ne serions même plus assurés de notre être, de son accomplissement parmi la multitude.
" Que vont nous dire ou nous crier nos mémoires ? "
si notre être est dispersé aux quatre vents de la déraison, si le présent s’effiloche, si le futur n’est que cette tache incolore sur notre cristallin, si le passé n’a plus d’attache, de racine à enfouir dans le limon ténébreux qui, un jour, nous anima ? Que fournir à la mémoire si les nutriments qui la font exister - la rencontre, l’événement, l’amour, le dialogue, la belle âme, la belle œuvre, le beau corps, le bien, les belles images, les sublimes métaphores -, si les sucs nourriciers la désertent. Rien ne se construit à partir du néant, sinon le néant lui-même, cette manière d’absolu. Tout se construit à partir du silence, cette parole blanche, cette neige immaculée. Dites un mot, un seul, par exemple "chambre" et vous avez troué le silence, vous avez jeté dans l’eau du langage ce caillou qui va faire ses ondes concentriques à l’infini. Dites " chambre " et, en même temps, vous aurez la maison, le paysage qui l’accueille, la colline qui se dresse à l’horizon, les arbres qui l’habitent, le ciel infini, la courbe du soleil, le temps qui passe. Dites " chambre "et vous aurez Van Gogh à Arles, Xavier de Maistre "sous le quarante-cinquième degré de latitude", Tommaso Campanella dans la geôle napolitaine du Castel Nuovo, Casanova à Venise, Roquentin à Bouville, etc … Disant un seul mot que vous aurez enlevé au silence et se sera animé ce qu’il faut simplement nommer "monde ". C’est cela la magie. Il n’y a rien, puis il y a quelque chose, puis il y a la totalité de l’étant qui apparaît et se décline en mille tours de Babel. Dites :
"Que vont nous dire
ou nous crier nos mémoires ?
Sont-elles à ce jour libérées
du froid qui crochetait
les quatre coins d’une chambre,
du temps,
dont la chute dans un océan sans répit,
a porté aussi entre ses bras
la sombre musique de l’attente,
après qu’il a connu
la majesté
du silence accueilli ?"
et vous aurez créé un poème. Et comment peut-on en être assuré ? Mais simplement parce qu’il y a vérité. Parce que le temps de la poésie, pour le poète, en un instant et un lieu singuliers, incommunicables, non-reproductibles, avait reçu telle empreinte du langage et non telle autre. Parce qu’il y avait urgence à dire, dans cette forme-ci et non dans une autre qui eût paru étrange, cette réalité-langage voulant éprouver l’événement en train de surgir. Toute la difficulté pour le lecteur, la lectrice, s’emparant de la poésie, consiste à la lire du-dedans d’elle-même, à savoir dans l’esquisse particulière qui l’anima et la remit au poète avec l’évidence d’une forme à commettre. Ici se détermine, avec ampleur, cette dimension du langage à laquelle le poète s’affilie à défaut d’en être l’origine. Si tout poète regarde les choses avec des yeux de cristal et nous en délivre la pure lumière, il ne le fait qu’en accord avec le langage, sous son autorité. Le langage est la précellence qui habite le monde, le poète son serviteur, le lecteur celui qui reçoit le don et l’accompagne jusqu’à l’éclosion du sens. Comme la fleur ouvre sa corolle et disperse, aux yeux sincères, la plénitude qui l’habite comme une ultime faveur. Il ne saurait y avoir de plus grande beauté. Lisant un poème, lisant ce poème, c’est ceci qu’il faut y déceler : la beauté qui rayonne et qui, rayonnant, ramène tout à elle dans le même mouvement qui la porte à sa propre parution. Nous ne pouvons lire qu’à être immergés dans ce flux dont le poète est le corps consentant - car c’est le corps en son entier qui écrit, comme l’on danse, comme l’on mime, comme l’on aime - donc lire à disparaître dans la vague qui déferle et déplie son écume dans une sorte d’ivresse. Lire le poème c’est le " poser sur un chevet étoilé ", là, au milieu du firmament avec la seule nuit qui en assure la garde, elle qui prête son sein à l’ombre grosse, à la dilatation du songe, à l’arcature de l’imaginaire, à la puissance vacante de l’inconscient, à toute cette démesure qui habite le poète jusqu’à la douleur et trouve sa résolution dans l’incroyable parturition, l’immense délivrance par laquelle les mots s’installent dans l’évidence d’être. Heureuse. Autant de temps nous n’aurons pas compris cette souffrance qui précède la mise en mots, autant de temps nous demeurerons hermétiques aux battements de la poésie, à la nécessaire turgescence qui l’anime, forant la paroi du réel de son dard incandescent. Jamais poème ne saurait être compris au sens ordinaire de le prendre en soi avec la signification dont il est porteur. Un poème n’a pas de sens et, pourtant, il les possède tous. Pour la simple raison que, chaque lecteur qui le féconde à l’aune de son intuition et de son imaginaire, agrandit l’orbe de son déploiement. C’est à cette infinie polysémie qu’il faut se disposer avec la poésie de façon à ce qu’elle ne s’immole pas dans les ornières des énoncés mondains. Il y a encore beaucoup à faire pour parvenir à ce "frisson partagé " que sont les mots portés à leur plénitude. Ne frissonnent que ceux, celles qui, en leur intime, ont accepté de n’être "Jamais loin du vertige ". Tout poète est un funambule. Tout lecteur véritable aussi. Tendons le fil au-dessus de l’abîme et marchons. Il n’y a pas de plus beau péril !
Le dernier mot à Rimbaud :
"A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! -"