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24 avril 2024 3 24 /04 /avril /2024 07:38
Affligée de nudité

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Elle avait compté sur son âme, en avait sondé la profondeur, mais c’était pure vacuité qui s’était présentée à elle, comme si son âme n’avait jamais été qu’un mot, un concept vide, une voile flottant dans l’air sidéré, au milieu des tourbillons du Rien. Certes, ces pures évanescences étaient appréciables au plus haut degré pour des Saints, des Savants en méditation, des Artistes convoqués au jeu raffiné avec la transcendance, mais pour Elle…

   Elle avait compté sur son esprit, en avait attisé les ressources polyphoniques, avait appelé à son chevet les Poètes, les Écrivains, les Philosophes mais, à mesure qu’elle mettait sur le métier, odes sublimes, anthologies précieuses, philosophèmes subtils, tout se détissait, tout se dispersait en lambeaux et ses mains nues n’étreignaient que du Négatif, de l’Indicible, du Mouvant. Certes cette tripartition du réel selon la mesure de l’Inaccessible était remarquable pour des Êtres aériens, diaphanes, doués d’une vivace ubiquité, mais pour Elle…

   Elle avait compté sur son corps en dernier ressort, sur l’assurance de son anatomie, sur la solidité de la chair, sur l’écran immarcescible de sa peau, mais ce n’étaient qu’entier dénuement, savane d’herbe illisible, hauts plateaux traversés du cri aigu des rapaces, sommets couronnés de neige en leur inaccessible éclat. Certes, ces géographies hauturières avaient pénétrante valeur pour la race des Explorateurs, le peuple des Aventuriers, l’étoffe des Héros, mais pour Elle…

   Elle n’était qu’Elle, sans autre assise patronymique. Nul, pas même, ses Pourvoyeurs de vie, n’avaient réussi à la nommer. C’était de l’ordre de l’impossibilité, cela avait la consistance gluante d’une confondante aporie, cela sonnait faux, à la manière d’un violon mal accordé, d’un tocsin à l’airain fêlé, d’une voix dysphonique, mal assurée de l’étendue de sa tessiture, de la portée presque nulle qu’elle aurait manifestée à l’encontre de tout Autre. Elle n’était Elle qu’à être ce pronom impersonnel sans quelque prédicat qui se fût affairé à préciser les contours de son être. Peut-être même, n’était-elle « être » que par défaut, pareille à la diatomée dans sa cellule de verre, à la méduse transparente, au papillon Greta oto aux ailes translucides.

    Autrement dit, elle n’était que sa propre nudité, dépourvue de quelque banlieue, fût-elle prise dans les mailles grises des lieux amorphes, indéterminés. Or, cette hésitation à être se lisait, comme on interprète un cliché radiologique, à même les nervures qui la soutenaient avec quelque difficulté, à peine plus haut que sa propre ligne de flottaison. Et cette inclination à la contradiction, à l’énoncé sophistique, à l’exercice du contresens, la plaçait dans une énigmatique posture qui tenait, à la fois, de l’androgyne, de l’hermaphrodite, de la substance monoïque peinant à trouver sa voie parmi la pluralité sexuée d’un Monde indistinct, nébuleux, inarticulé en quelque sorte, une manière de doute originaire non encore dépassé.

   Et pourtant, il fallait bien vivre, sortir, certes avec difficulté, de la tunique de sa chrysalide, s’essayer à rayonner, un tant soit peu, tel le brillant imago, oh, à l’évidence, dans la modestie, le sourd éclat crépusculaire, la faible lumière aurorale, l’hésitation d’un clair-obscur. Vivre à demi, sur la pointe des pieds, telle la timide Ballerine qui n’ose encore exercer son talent, cintrée dans son corset étroit qui la confond, la contraint, bien plutôt que de la faire se déployer tout contre la palette polychrome de l’exister. Vivre entre deux portes. Vivre dans l’intervalle entre deux notes. Vivre dans la zone interlope qui anticipe toute relation, tout contact, tout essai de paraître au grand jour alors que la pupille des yeux s’ourle de cataracte. Vivre avant même la parole, dans cette feuille de silence qui cloue les Amants les plus impétueux sur la planche d’entomologie de leur passion. Vivre à la limite du goût, juste sur le bord d’une sapidité, ni dans le sucré, le salé, l’acide, seulement dans le geste devançant toute sensation, avant toute idée de fumet, de piment, de bouquet. Vivre à l’orée des gestes, en suspens, imiter la marche immobile des Mimes et grimer son visage de blanc, annuler sa progression vers l’avant, annihiler tout projet, faire du Soi un signe avant son émission, le faire rétrocéder dans la touffeur des limbes amniotiques. Vivre et s’immoler dans l’abîme existentiel. Voilà, à peu près où Elle en était de sa progression vers Soi. Elle face à sa Vie : vol stationnaire du colibri, nectar qui ruisselle à portée de bec, mais dans le retrait, dans le fanal du pollen qui meurt à même sa profération. Certes, l’on pourra trouver belle, admirable même, cette insertion dans l’à peine vivre, cette disposition à n’être pas, ce refuge dans la nacre de la coquille existentielle. Mais, toujours, « il y a loin de la coupe aux lèvres ». Toujours il y a faille entre l’Idée et l’Acte ; entre le Rêve et la Réalité. Endurer cette non-venue à Soi : castration de Soi, pliure du Soi sur son germe inaccompli, ablation du Soi jusqu’au « risque de se perdre », pour parodier le beau titre du roman de Kathryn Hulme.

   Son corps était de solitude. Son corps était de courte venue. L’esprit le devançait, ce corps amorphe, ce corps pareil au suif blafard d’une bougie. Å peine la consistance d’une eau savonneuse dans le jour avare d’une blanchisserie, d’une laverie usant le monotone des jours, le réduisant à l’état d’une cendre volatile. Mais était-ce vraiment un corps de tissus, de nerfs, d’aponévroses, un corps de sang et de lymphe ? N’était-ce simplement un corps chimérique, illusoire, un mirage se levant au contre-jour du croissant des barkhanes ? Une triste lagune habitée d’êtres tous plus étiques les uns que les autres ? Nul n’aurait pu prononcer quelque chose à son sujet qu’à se fourvoyer dans les fosses insondables de l’absurde. Était-elle au moins inscriptible dans le contour de quelque figure vraisemblable ? Certes, pour donner corps au récit, force nous est imposée, sur le mode de l’approche, de l’approximation, de traduire en des mots de peu de densité, ceci même qui vient à nous dans le silence et la pure étrangeté.

   Le charbon des cheveux, de simples lianes qui encagent le triangle aigu du visage. Des mèches, plus violentées que rebelles, tombent dans une manière d’à-pic vertigineux. Le regard (mais s’agit-il de regard ou bien de la vision torturée d’une Égarée ?), le regard est perdu au loin de Soi, explorant la vastitude des espaces infinis. Un regard de comète avec la tresse brillante des cheveux à sa suite, une vive lumière qui, bientôt, devient simple sillage indistinct dans la haute bannière du temps. Le visage, le masque du visage est issu de quelque tragédie antique dont les Personnages sont absents, gommés par la vacance de leur archéologie biffée, réduite à quelques mots fragiles absorbés par le livide de la page blanche. La bouche prononcerait-elle le début de quelques syllabes, qu’un bleu de vitriol en réduirait à néant la prétention à paraître. Le corps (oui, il faut bien l’appeler ainsi), se confond avec ce qui l’enserre, une toile de neige seulement délimitée par de flexueuses et hésitantes lignes. Ce corps, pesé au trébuchet de l’esthétique, n’est rien de moins qu’une esquisse se maintenant en soi, n’ayant nulle postérité qui la conduirait à l’œuvre achevée, synthèse des moments qui la précèdent. Ce corps porte, en sa consternante biffure, les stigmates manifestes de sa propre finitude. Il ne tient à l’intérieur de ses frontières qu’à se constituer en ce fond qui l’absorbe et le reprend en lui comme sa provende quasi-métaphysique. Oui, Elle aux bras croisés devant le trou de l’ombilic, oui, Elle dont le sexe est occlus par le pli des jambes, oui, Elle dont la chute des reins est écho de sa propre chute, ne vit qu’à trouver abri provisoire dans le corridor étroit de notre matière grise que l’on suppute pensante. Mais l’est-elle vraiment ? Nous avons tellement de motifs de nous absenter des obligations de notre essence !

   Mais, ici, nous avons assez dit, dans le genre négatif, le positif se donnant sous la forme d’un mince filet d’eau bientôt repris par la faille d’une diaclase. La fente d’une brisure. Oui, Elle est sans espoir. Elle correspond à nos jours de tristesse, au chanvre resserré de notre mélancolie, au lien étroit qui serre nos poignets lorsque, vaincus par quelque menace, tout geste nous est ôté, toute initiative amputée de son possible avenir. Elle est la résurgence de notre angoisse fondamentale. Elle est notre nuit, l’assise au bord de la couche avec les mains qui tremblent et le moite au front. Elle est notre vision qui, parfois, se recourbant, se penche sur la jarre vide que nous sommes où ne résonne que le son de notre voix blanche. Silence sur silence qui efface le sens et nous reconduit en-deçà de notre être en d’inconnus territoires, genres de voiles exsangues qui faseyent longuement le long de rivages se perdant dans les brumes d’un non-savoir.

   C’est ceci, le terrible : interroger le Monde et n’avoir pour réponse que cette affligeante impéritie, cette absence de compréhension qui font de nous de simples esquifs ballotés en tous sens par un océan en furie. Jamais nous ne voulons être de simples pronoms personnels indéfinis. C’est le défini, le strictement limité, le stable, le dicible, le nommable, l’accompli dont nos mains, notre corps, notre esprit veulent se saisir. Hormis ceci, l’horizon est vide et l’univers privé de parole ! « Affligée de nudité », nous la voulons vêtue des emblèmes singuliers, infiniment présents, qui feront d’Elle, peut-être une Pénélope, une Eurydice, une Virginie, une Odette de Crécy, ces si belles figures féminines en quête de leur Ulysse, Orphée, Paul, Charles Swann. Oui car à chaque âme il faut sa concordance, son analogie, son écho.

 

Faute de ceci :

 Seul le Vide !

 

 

 

 

  

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21 avril 2024 7 21 /04 /avril /2024 08:20
Å hauteur de roseaux

Back to black

La roselière...

Vendres...

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Avant même de se porter en direction de la Roselière de Vendres, convient-il de prendre de la hauteur, au sens propre, de gagner ce magnifique Massif des Albères d’où re révèle un étonnant panorama semi-circulaire, un peu comme si la vaste Plaine du Roussillon vous appartenait en entier, sans partage. Une manière de point de vue macroscopique, en lequel, par une sorte d’écho, se réverbèrera le singulier biotope microscopique du Peuple des Roseaux. Il faut quitter Collioures, serpenter au milieu des vignes en terrasses et, par une côte en lacets étroits, gagner la crête sur laquelle se détache, sorte d’hiératique figure, la haute Tour de la Massane. Cette tour à signaux du XIII° siècle est belle dans son austérité, elle s’affirme à la proue du massif, circulaire, taillée dans de gros moellons de pierre grise, avec ses étroites meurtrières à la base, ses trous dans la bâtisse, son sommet dentelé, vestige d’une ancienne splendeur. Longtemps il faut apprivoiser son regard à la dimension de la vastitude, accommoder et plisser ses yeux afin que la brume à l’horizon consente enfin à délivrer ses richesses. Loin, là-bas, le tapis immobile de la « Grande Bleue ». Loin, là-bas, la chute des Albères en direction de la Péninsule, vers Cerbère, puis Llança, El Port de la Selva, Cadaquès, la fabuleuse Espagne.

   Loin, là-bas, dans une espèce de fourmillement, le troupeau des maisons blanches de Vendres ; loin là-bas, genre de répondant de l’écrin singulier des Albères, un genre de clapotis couleur de terre, troué de mares d’eau, miroitement d’un lac et le frémissement presque inaperçu de la végétation des Roselières. Pur bonheur que de rencontrer tout ceci dans un espace si resserré, si assemblé, que sa variété n’est que le reflet de son unité, du don qu’elle nous fait, qui nous rassure et nous émeut. Tout, ici, est si naturel, si immédiatement donné ! Il faut gagner la zone marécageuse en passant près du vestige d’une villa Romaine, dite « Temple de Vénus » dont les « murs en petit appareil de calcaire coquiller local, liés au mortier de chaux et matériaux d’importance signent le luxe de la décoration. »  Aujourd’hui, il ne demeure, de la magnificence passée, que quelques murs ruinés de pierre blanche, le chapiteau d’une colonne, quelques minces fûts de calcaire, tout juste de quoi alimenter le phosphore de l’imaginaire.

   Mais rien ne nous sera plus précieux, dans cette découverte, que de commenter cette belle photographie en noir et blanc, due, comme toujours, à l’art du paysage d’Hervé Baïs. Le ciel est si peu un ciel, un genre de lagune, avec ses courants lents, ses méandres paresseux, ses remous à peine affirmés, ses semis d’euphorbes claires, le brouillard jaune et vert de ses luzernes, les corolles blanches de ses cakiliers. Les roseaux sont si peu marins, avec leur allure de Tramontane, leurs bourgeonnements de nuages lenticulaires, la dentelle de leurs cirrus, les boules de leurs cumulus. Ce que veulent exprimer ces rapides métaphores, la fluence d’un élément en l’autre, l’amitié des choses, les « affinités électives » qui assemblent en un seul lieu, en un seul instant, des peuples que l’on croirait différents, alors qu’ils ne sont, à l’évidence, que la simple phénoménalité d’une Nature qui, elle est Unique, profondément Unique. Mais il faut reprendre l’évocation et la porter plus avant, au risque de diviser l’indivisible, de fragmenter ce qui ne peut l’être, de réduire selon les catégories la belle harmonie ontologique.

   Le ciel est cette mince bande, ce passage discret (souhaite-t-il se faire oublier ?), cette à peine énonciation dont, seuls les Poètes, ont à connaître. De fins nuages en sont les passagers clandestins, ils ne s’attardent guère, leur voyage est au long cours. Au milieu d’eux, la lumière se fraie un chemin tissé de silence, elle tutoie ce beau gris Souris, lui dont le secret est la pure élégance. Et la ligne d’horizon est ce mince fil noir qui court d’un bord à l’autre sans alerter qui que ce soit. Il paraît être là de toute éternité, assuré de son destin, lui qui est le médiateur des choses célestes et des choses terrestres. Il est une pointe avancée, un élément de liaison, un intervalle entre deux mots d’où naît l’incomparable nature du Sens.

 

Signifier : voici la tâche assemblante de l’Horizon,

voici la tâche essentielle et immémoriale de l’Homme.

 

   C’est bien en quête de significations vers quoi pointe l’interrogation de notre conscience, sans doute n’y a-t-il de secret si aisément accessible.

    Et les Roseaux, le Peuple admirable des Roseaux, il faut lui ménager une place de choix, dire le visible et, aussi bien l’invisible qu’il recèle en lui afin que, connaissant l’avers et le revers de sa nature, nous puissions en sonder la profondeur. Ils sont là, dans la claire et discrète effusion de leur être. Ils sont traversés de vent, comme les Hommes et les Femmes sont traversés d’amour. Ils sont doucement inclinés et leur fin tropisme semble vouloir indiquer le lieu même de leur provenance, cette mesure strictement orientale, nette, sans équivoque, qui s’oppose au versant brumeux, opaque de leur chute hespérique. Une Vérité s’allume, loin là-bas, qu’un mensonge (nous en sommes coutumiers) rabat dans les fosses carolines des approximations, des dissimulations, des compromissions.

   Ce Peuple est beau, lui qui fait ses taches de lumière parmi la simple agitation de la sansouïre, on dirait des lacs communiquant entre eux, nullement dans l’exposition, seulement de façon racinaire, rhizomatique, comme si tout ne pouvait signifier qu’à l’aune du retrait, de la discrétion. C’est ainsi, le Peuple des Marais est un peuple libre de soi, allant à l’aventure, d’un côté ou de l’autre, intimement mêlé au milieu qui l’accueille, près du ciel léger, près du remuement presque inaperçu des massettes, que l’on nomme aussi, poétiquement, « roseau-de-la-passion », métaphore qui ferait craindre l’éparpillement, la vivacité, la turgescence incontrôlée. Or, il n’en est rien, les roseaux sont de nature modeste, intimement réservés, habitués qu’ils sont aux clartés lagunaires de plomb et d’étain. En leur constant et doux balancement, se laisse deviner la modestie de la Pie-grièche à poitrine rose, se laisse entendre le son mystérieux de la corne de brume du butor étoilé. C’est, parfois, le cri de gorge du Blongios nain qui sourd d’entre les tiges assemblées. Parfois l’envol blanc de l’aigrette garzette au-dessus des nuages des massettes brunes. Parfois le cri suraigu, manière de scie musicale, du sterne pierregarin.

   Oui, les roseaux chantent au rythme des oiseaux migrateurs, cigognes et canards, mais aussi sous la caresse amicale et salée du vent Marin ou bien sous les coups de boutoir de la rapide et tranchante Tramontane. Et, comment ne pas deviner, sous la surface argentée du Lac, au milieu de l’enchevêtrement des tiges, le long glissement des anguilles noires, on les dirait de simples métamorphoses du limon qui tapisse le fond, un prolongement, si l’on veut. Et puis, perçoit-on, auprès de ces arbres mincement levés de la houle de la roselière, toute cette multitude inapparente, ce foisonnement discret, la disposition en étoiles des minuscules archées, l’agitation vert-Menthe de la bette maritime, est-on touché de la vacillation souple des algues, genres de cerfs-volants aquatiques ? Ce que nous laisse deviner cette belle photographie, dans la profondeur de ses sels d’argent, une géographie de mangrove dans la belle complexité qui anime la luxuriance de ses invisibles profondeurs.

   Nous ne sommes, nous les Voyeurs, nullement immobiles, passifs devant cette beauté à « fleurets mouchetés » et ondoyante de la Roselière, loin s’en faut. Cela bouge en nous, cela chante en nous, cela fait sa forêt de sombres palétuviers, sa litière de feuilles mortes, ses sinuosités d’eau verdâtre, ses courants ascendants et descendants, son lent bruissement de joncs sous la ligne de flottaison de notre regard. C’est ceci, une photographie juste, une image énoncée en vérité, elle nous prend au centre du corps, et vrille en nous mille impressions jusqu’ici inexprimées, latentes, lesquelles ne demandaient qu’à être mobilisées.

   Regarder cette image, c’est être Soi et gagner de la profondeur, être scirpe, échasse blanche, héron pourpré, jonc, salicorne. C’est se placer à l’exact milieu de la faveur unique de la sansouïre et y demeurer, loin encore du temps de la première sensation, y tisser ces minces filaments qui, de l’autre de l’image à qui nous sommes en notre for intérieur, font se tendre ce fil d’Ariane ininterrompu garant d’une joie qui demeure et, toujours se réactive à l’endroit singulier de sa source plénière. La Roselière est à nous ce qu’est le pollen au Printemps, une annonce, un mystère, le début d’une aventure qui n’aura nulle fin si, inquiets du destin des Choses, nous savons correctement en interroger la pulpe intime, la mince effectuation, nous frayer un chemin en direction de leur attente. Oui car nous sommes attendus, tout conne nous attendons. La vie est une conque habitée des multiples échos qui nous ont traversés, de ceux qui verront bientôt le jour. Toute Chose est là qui ne souhaite qu’être saisie !

 

 

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20 avril 2024 6 20 /04 /avril /2024 17:22
Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

" Dans la baie de Wissant ".

Photographie : Alain Beauvois.

« Un soir, la Baie de Wissant,

entre Cap Blanc Nez et Cap Gris Nez,

entre le clair et l'obscur,

comme divinement illuminée... » A.B.

 

      Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Nous croyons sentir et nous ne sentons pas. Nous croyons vivre et nous ne vivons pas. Nous pensons toujours être au bord d’une révélation et nous sommes à la périphérie de notre propre corps que, rarement, nous habitons adéquatement. Nos yeux sont des globes de porcelaine sur lesquels ricoche la lumière. Nos mains des sarments qui griffent l’air de leur inutile gesticulation. Nos ventres des désirs de plénitude que le vide anéantit. Nos sexes des emblèmes livides évanouis avant même que d’être comblés. Nos jambes des pieux hémiplégiques. Nos pieds des ventouses collées aporétiquement au sol de poussière. Nous croyons avancer et nous demeurons. Nous croyons exister et nous avons peine à seulement respirer. Nous vivons trop à l’heure de midi et les trombes zénithales nous clouent à notre solitude de chair. La nécessité entre en nous et nous sommes au supplice. Corps lourd sous les coups de gong du jour. Sang pourpre qui n’en finit pas de faire ses lacs inutiles et ses stases abortives. Partout le jaillissement de la blancheur ossuaire, les éclats de phosphore, les cryptes fermées du doute. Les nerfs sont enroulés en pelotes grises. Les éclairs fusent sur les fils des axones, la lumière crépite dans les pièges des dendrites, les gangues de myéline fouettent l’air vide comme de pathétiques flagelles. Cage d’os de la tête parcourue du réseau étroit des idées élimées. Bassin lourd d’être sidéré de la chute de la verticale clarté. Partout est la folie qui enchaîne et pousse ses mors acérés. Boulets des genoux pareils à des gueuses de fonte. Mollets arborescents que soudent les réseaux de lierre, les complexités illisibles des lianes végétales. Bruit de crécelle des métacarpiens et des calcanéums sur le sol poncé de chaleur. L’heure de midi, l’heure de la quotidienneté plonge son glaive dans le mitan de la pierrerie charnelle et les existants font du surplace à la manière des mimes, talon-pointe, talon-pointe et les vagues de la locomotion figées dans la glu du réel et le tragique en gelée qui métamorphose en cierge apatride.

  Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Le proche est dans l’obscur comme si une langue de nuit s’emparait déjà de la terre. On est là, dans la réserve, le retrait, la contemplation de ce qui va paraître avant que toute chose ne retourne dans la densité d’un oubli originel. On respire si peu, juste ce qu’il faut pour maintenir la veilleuse allumée. Modeste lumignon de la vie attentive, simple étincelle de l’esprit en quête d’ouverture. Les hommes sont loin, là-bas, dans le crépuscule qui frémit, au-delà de la plaine d’eau qui se colore d’or, une poudre si légère, une poussière, une à peine insistance dont le ciel est le messager discret. L’heure crépusculaire, tout comme l’aurorale, est ceci qui dit en mode discret le temps de l’évanescence, de la légèreté, du souffle aérien, du glacis des étoiles, de l’échelle céleste reliant au lointain cosmos, de la souplesse des tiges florales, des fils d’Ariane qui tiennent le monde en suspens, de la courbe grise de l’oiseau, du tube de roseau où glisse l’air léger des Andes, de la résille du silence, du chant lors de ses premières trilles, juste un tintement ; c’est l’heure où tout est sur le point d’éclore sur le bord de la lueur matinale ou bien de s’évanouir dans l’étoffe nocturne, c’est l’heure du bercement sans fin de l’imaginaire, l’heure de l’innocence pareille au sourire de l’enfant visité par la palme du rêve. C’est l’heure du poème qui fait dire à Jules Supervielle dans « Gravitations » :

 

« Alentour naissaient mille bruits

Mais si pleins encor de silence

Que l’oreille croyait ouïr

Le chant de sa propre innocence.

Tout vivait en se regardant,

Miroir était le voisinage,

Où chaque chose allait rêvant

A l’éclosion de son âge. »

Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

« Impression, soleil levant ».

Claude Monet.

Source : Wikipédia.

   

   « Impression, soleil levant » tout comme l’on dirait « Impression, soleil couchant ». Impression d’impression qui susurrerait la justesse des choses, l’accomplissement sans fin de l’intuition, l’éclosion de la chair prolixe du monde, là, tout contre notre joue, dans le cercle étroit de l’ombilic, dans le golfe de l’oreille où se joue la symphonie d’être, là dans l’angle de la conscience, cette dimension qui nous place au-devant de nous et nous dépose sur la rive accueillante de ce qui ne paraît qu’à être révélé, porté à son acmé, chauffé jusqu’à l’incandescence. Nous n’avons d’autre lieu où nous manifester qu’ici et maintenant face à ce ciel de corail, au bleu des nuages, au disque rouge du soleil, à sa trace hésitante dans l’eau, tout près de cette barque d’ombre avec laquelle se confondent deux silhouettes, peut-être celle du peintre, peut-être la nôtre.

Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

William Turner.

« Les plages de Calais ».

Source Wikipédia.

   

   « Impression, soleil couchant ». Nous sommes sur cette plage de Calais que l’or illumine de son étonnant ruissellement. Nous sommes ces personnages penchés dans la cueillette d’eux-mêmes, nous sommes le ciel, son marécage traversé d’agitations colorées, ce frémissement du nuage gris, cette encre légère bleu-cendrée, ce mince fil d’horizon qui unit les mondes plutôt qu’il ne les divise, cette eau à la teinte de tournesol qui nage vers nous avec ce bruit de métal en fusion. Nous sommes tout cela ou bien nous ne sommes rien car, jamais, nous ne nous absentons du monde. Nous sommes le monde.

   Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Chacun à sa façon, Alain Beauvois avec sa belle photographie « divinement illuminée », Monet avec la vibration de sa peinture impressionniste, Turner avec le tremblement si caractéristique de son pinceau, tous nous disent la beauté du monde, tous nous invitent à la contemplation de cette lumière aurorale-crépusculaire par laquelle nous sommes au monde poétiquement, cette lumière qui se lève au bord de l’épiderme et fait ses efflorescences jusque dans cette « chair du milieu » dont nous sommes tissés mais que trop souvent nous oublions ! Nous voulons être cela. Que cela !

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17 avril 2024 3 17 /04 /avril /2024 07:48
Décision de Retrait

Photographie : Léa Ciari

 

***

 

   Partout, dans le vaste Monde, sont les éclats, les déflagrations de la lumière, les scènes où rutile la mesure largement ouverte des choses. Partout des spectacles, des étals et la luxuriance de leurs provendes multicolores, partout la scansion syncopée des barres de néons, partout les Carnavals, leur amusants déhanchements, partout les Fêtes Foraines, leurs étincelantes Montagnes Russes, le flamboiement de leurs Scenic Raylways. Partout l’exhibition des visages exigés par les étonnants « selfies », partout l’ostention des vêtures à la mode, les tréteaux constamment dressés de la Commedia Dell’arte, partout les proscéniums où parade la « multiple splendeur » des Acteurs et Actrices grimés, ils disparaissent à même la lourde pellicule de leurs fards. Eh bien oui, notre contemporaine Société ne se donne qu’à l’aune d’une constante représentation comme si, faire phénomène à partir de son simple et modeste Soi, devenait imposture, trahison, exposition impudique d’une naturalité n’appelant que dissimulation, abri dans quelque grotte prise de nuit. Nul, aujourd’hui, dans ses échanges, n’appelle de sincérité, d’authenticité, bien plutôt un vague facsimilé de ce que serait sa propre Vérité, si, par extraordinaire, traversant le derme du réel, elle figurait telle une eau de source limpide, translucide, ne nécessitant nulle herméneutique avant même d’être déchiffrée. L’Artificiel en lieu et place du Naturel. Mais nous avons déjà trop dit sur l’irrationnel de ce surgissement, mieux vaut fouler un sol de plus exacte texture, un sol de glaise et de limon, un sol originaire, lequel ne se dérobera nullement à l’exigence de notre regard.

   Ici, maintenant, nous voulons faire quelques remarques sur l’Art de Léa Ciari, dont chacun, chacune aura compris qu’il est l’exact inverse de ce qui a été évoqué plus haut. Une simple description phénoménologique de quelques unes de ses œuvres suffira à en établir la singularité en même temps que l’évident intérêt. Son travail multiforme nécessiterait de longs développements.  Ici, il ne s’agira que d’une synthèse, d’une approche dans ses grandes lignes. Parfois, le traitement de l’image est si réduit à l’essentiel, qu’il en résulte une manière d’abstraction. Or, selon nous, l’Abstraction est l’Art porté à sa plus haute manifestation.  Art de l’effleurement s’il en est, art de l’évocation, art du « peu et du rien », lequel se retourne en chiasme pour nous offrir la chair intime, vibrante, luxuriante de ce qui vient à nous sur le mode du retrait, qui n’est jamais que la trace d’une lumière ouvrante : celle de notre esprit au contact de la matière et, ici, nous en appellerons à l’excellente formule reverdienne « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité. » Cette expression tirée du « Gant de crin », prétend rendre compte des images poétiques, tels ces cristaux bourgeonnant au contact du réel. La formule n’est pas seulement belle, elle insiste élégamment sur ce point de rencontre invisible entre notre âme et la métaphore lorsque celle-ci, portée à sa plus haute incandescence, supprime l’intervalle entre le Sujet que nous sommes et l’Objet qui nous atteint en notre fond le plus réceptif. Il y a union, il y a fusion et c’est donc un geste de nature transcendante qui, nous arrachant à nous-mêmes, nous dépose là où le sens s’accomplit en son entièreté.

  

Décision de Retrait

Ces gris, d’Ardoise soutenu, de Souris presque inapparent, de Bitume à la limite, ces teintes donc constituent le fond doucement armorié sur lequel « Silhouette » se donne telle qu’en elle-même, offrande aussitôt nous dessaisissant du don qu’elle paraît nous attribuer, venue et migration vers un en-deçà de qui elle est, comme si, existante, elle ne pouvait l’être, nullement dans la captation, mais dans une manière de refuge en Soi, lequel est sa marque, son indéfectible sceau. Cette donation/retrait est d’une extrême efficacité sémantique. Appel qui s’éteint aussitôt dans d’énigmatiques volutes de cendre, la voix est devenue mince filet d’eau absorbé par les lèvres jointives du Néant. Nous sommes tenus en un étrange suspens, ne rêvant que d’ôter les voiles qui dissimulent « Silhouette », tout en nous retenant de le faire, conscients que nous sommes que le charme, aussitôt, s’éclipserait, que la nudité-vérité n’a nul droit de sourdre de son essence pour se donner comme existence. Il est des « choses » que l’on ne peut approcher que nuitamment, sur la pointe des pieds, se retenant de respirer, de parler, car toute effusion de Soi nuirait à la guise sauvegardante de l’apparaître. La palette des tons, extrêmement retenue, un Blanc à peine plus haut que les Gris ; la grande économie de moyens, juste une forme demeurant dans l’ébauche, l’esquisse, tout ceci détermine un lexique formel si restreint que notre regard de Voyeurs s’enclot nécessairement dans ces limites et tend à y demeurer car rien n’y fait obstacle, nulle couleur ne se lève à l’horizon, nul cri ne provient du long repos de la toile.

Décision de Retrait

   Et ce « Jeu de piste » pictural trouve son naturel prolongement dans l’œuvre suivante où le propos demeure humble, pudique, réservé dans ces teintes sépia, teintes du souvenir, de la douce réminiscence s’il en est, colorations proustiennes, manière de Combray photographique où se dessinent les entrelacs de personnages flous, peut-être même un peu falots, mais cette inconsistance, cet à peine achèvement contribuent à leur attribuer une grâce infinie, celle que l’on destine, habituellement, aux êtres de passage, aux êtres des lisières, aux êtres des seuils et des zones interlopes. Curieux, tout de même, cet Autoportrait qui, plutôt que de dire son nom, se cloître dans le silence ! Curieux qu’un Personnage autre que celui de l’Artiste fasse phénomène dans le reflet du miroir, genre de piste brouillée, d’énigme satisfaite de son verbe équivoque, un balbutiement à l’orée de l’heure ! S’affirmer tout en se dissimulant, voici qui « donne à penser », peut-être à penser plus grandement qu’à être confronté immédiatement à l’ordre des évidences.

Décision de Retrait

   Et cette posture quasiment amniotique, cette façon de se ressourcer à sa native origine, n’est-elle le processus par lequel, notre âme convoquée au paraître, fait écho avec ce temps primitif, archaïque, certes hors de portée mais qui hante les coursives de notre foncière inquiétude ? Ici encore le chromatisme est mince, de feuille morte à peine nervurée par les morsures du temps, un genre de longue éternité si l’on veut. Cette image est empreinte de tant de quiétude qu’elle nous invite, nous-mêmes à cette halte en Soi, à cette ferveur muette, à cette considération bienveillante qui, plutôt que d’être lustration de l’ego narcissique est retour vers des terres fondatrices se dissolvant dans la trame complexe des jours. L’on comprendra aisément que cette physionomie plastique, loin d’être attaque à la pointe sèche, agression au burin, morsure à l’acide, est entièrement dédiée au motif de la taille douce, là où les choses, laissées en repos, dévoilent leur être avec une pure générosité, une exacte simplicité.

Décision de Retrait

Et il nous faut en venir à cette merveilleuse image située à l’incipit de ces quelques mots. Cette chorégraphie saisie en plein vol, ce mouvement suspendu, ce flou subtil, ce geste équivoque qui disent une fois l’envol, une fois le repos, comment n’en pas sentir, à l’intérieur de Soi, la « lénifiante urgence ». Non, cet oxymore osé ne se donne nullement gratuitement, à la manière d’une représentation, d’une allégeance à quelque mode, il veut simplement exprimer, à l’aune de sa brusque césure, cette mi-distance qu’il installe en nous, du cri qui hurle à l’intérieur, du silence qui y fait suite. C’est toujours dans le suspens spatio-temporel que se donne, dans l’intervalle du Sujet à l’Objet, la dimension exacte du réel. En soi, le réel n’est ni généreux, ni privatif, ces prédicats, il ne les profère qu’à l’ombre portée de notre subjectivité qui colore les phénomènes selon l’obscurité ou la lumière, selon la grâce ou la défaveur, selon encore le beau ou le déplaisant. C’est peut-être dans la trêve, le répit, la pause, que notre esprit libre de soi se rapproche le plus de cette Vérité toujours en fuite dont on n’aperçoit guère, telle la queue de la comète, qu’un sillage se diluant dans la vastitude du ciel.

   Figeant qui-elle-est dans cette résine intemporelle, l’Artiste nous invite à la recevoir telle qu’elle souhaite figurer, dans cette indécision, ce doute de Soi configurateurs du destin. L’ambiguïté, la nébulosité, le sibyllin dessinent toujours la ligne flexueuse, insaisissable, de l’aura humaine. Postulant ceci, le jeu, l’intervalle, l’abîme, elle nous requiert en tant que Voyeurs décidant de notre volonté oculaire et, partant, de notre choix éthique. C’est Nous et seulement Nous qui sommes conviés à faire de l’œuvre ce qu’elle est en son essence, à savoir l’ouverture d’un pouvoir qui ne peut être que le nôtre car c’est bien l’entièreté de notre être qui est mobilisée en regard de l’énonciation esthétique. L’œuvre Nous fait, en même temps que Nous la faisons. C’est cette coalescence des puissances existentielles qui est belle à penser, laquelle désopercule, pour Nous, le champ total des possibles. Nul ne pourrait le refermer qu’au risque de Se perdre, de perdre l’Art lui-même à sa dimension de déploiement du Sens.

    Merci donc à Léa Ciari de tremper ainsi sa brosse dans cette profonde texture ontologique selon laquelle l’être n’apparaît jamais qu’à être provoqué, poussé dans ses derniers retranchements, occulté toujours, c’est bien là son aventure essentielle.

 

 

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14 avril 2024 7 14 /04 /avril /2024 08:36
Une bouteille à la mer

Source : Image du Net

 

***

 

Depuis mon pays de pierres blanches, ce Jeudi 11Avril

 

 

              Å toi qui vis si près des aurores boréales,

 

   Décidemment, Solveig, je ne te laisserai nul repos. Est-ce un effet de l’âge ? Une nouvelle manie qui s’installerait sournoisement ? Un subit pincement au cœur que, seule, tu serais en mesure d’apaiser ? Peu importe l’origine, l’essentiel, ce mince fil d’Ariane, cette buée invisible qui nous mettent en relation, à l’abri des regards du Monde. Je ne sais si l’idée que je vais maintenant t’exposer est née du hasard, si elle résulte de quelque songe nébuleux, si elle est simple réalisation d’un vœu d’enfance. C’est égal, rien ne me laissera en repos tant que je n’aurai résolu de donner corps à cette « bouteille à la mer », lui trouver forme et contenu. Tout comme moi, tu sais que de vivants archétypes, suspendus au-dessus de nos têtes, dictent les pas de notre destin à notre insu et ceci est précieux. En serait-on conscients et notre esprit, encombré de ces décisions de l’exister, ne ferait que s’égarer, divaguer, perdre la trace d’un chemin dont, depuis toujours, nous pensions que nous étions les seuls à en tracer le futur. Au regard de tout ceci, nous sommes bien peu de choses et, bien sûr, se pose à nouveaux frais la question de notre liberté. Mais cessons d’épiloguer. Notre cible est ailleurs qui attend dans l’impatience.

   Donc, cette antienne en tête, je n’ai eu de cesse, depuis que l’aube a pâli, de me mettre en quête de cette fameuse bouteille, afin que, lui correspondant enfin, quelque chose de concret, de palpable vînt se loger, tel l’iceberg, dans la partie émergée de mon imaginaire. Dans l’une de mes remises, éclairée par la lumière mesurée d’un clair-obscur, j’ai fini par deviner, à l’ombre de son faible éclat, cette présence qui n’attendait que d’être découverte. Saisissant la bouteille dont je n’avais plus nul souvenir, je sus immédiatement qu’elle était le site d’un événement rare puisque, aussi bien, je devais te la destiner selon un impératif auquel échapper aurait été simple forfaiture. Tu vois, mes décisions les plus ordinaires sont pesées au trébuchet de la raison et je crains bien que mes multiples préventions ne te laissent dans l’indécision de qui-je-suis. Toujours, pour l’Autre, nous sommes pur mystère, à commencer par nous-mêmes qui ne nous sondons qu’à demi, enveloppés que nous sommes dans une résille de ténèbres. Pour aujourd’hui, la tâche d’introspection demeurera sur le seuil d’une réponse.

   Dieu sait si le thème déjà très ancien de « la bouteille à la mer » a connu diverses fortunes, pas toujours des meilleures, il faut bien l’avouer. Dès qu’un concept, une notion, une image tombent « dans le domaine public », il y a fort à parier que leur sens soit non seulement euphémisé (ce serait là moindre mal), mais que la perversion, l’artifice aidant, il ne demeure de l’origine qu’un bien pâle reflet, sinon une farce digne de figurer sur la scène d’un comique troupier. Et figure-toi que j’ai bien failli me laisser prendre au jeu des contingences, aux miroitements de la mode, aux mille inventions dont notre société est prodigue pour nous métamorphoser en moutons de Panurge. Tourner cent fois son stylo dans sa main avent de poser, sur la page blanche, ces petits signes noirs qui nous possèdent plus que nous ne les possédons. Donc, en toute bonne foi, je m’apprêtais à jeter sur de petits morceaux de papier, quelques unes de mes affinités (qui sont aussi les tiennes), de mes inclinations d’âme (tu leur corresponds, le plus souvent), et, connaissant ton goût pour la géographie, je t’aurais invitée à voyager parmi les hauteurs de l’Altiplano andain, par exemple au-dessus du magique Salar d’Uyuni, posant, par l’imagination, la plante de tes pieds dans ces cellules géométriques qui le nervurent si élégamment. Invitée à voyager tout près du miroitement des rizières en terrasse du Sichuan, cette alliance parfaite de l’Homme et de la Nature. Invitée encore à voyager au milieu des hautes steppes mongoles, à croiser les Nomades dans leurs yourtes blanches, à traverser un troupeau de yacks hirsutes.

   Tout ceci, j’aurais pu t’en faire l’offrande, naviguant de concert avec toi, mais, prenant un peu de recul, je m’aperçois qu’ainsi je t’aurais placée, à ton corps défendant, dans ce fameux « village mondial » dont je sais qu’il te désespère, tout comme il me pose la plus urgente des questions : vers quels cieux obscurs, laineux, opaques, se dirige notre Humanité ? Existe-t-il encore une place pour la sincérité, la recherche de l’origine, existe-t-il, quelque part, une singularité qui n’ait été atteinte par ce déferlement médiatique qui moissonne les traditions, gomme les rituels, confond les langues, cloue au pilori les coutumes locales, condamne les langues vernaculaires à faire silence ? Existe-t-il, sur Terre, un sol qui ne soit défriché, une source intime à la pure beauté,  un sentier qui serpente parmi les frondaisons de chênes antiques et de pierres usées par le long polissage du temps ? Ceci, cette mémoire immémoriale, n’est-elle en voie de dissolution rapide, je t’interroge, Sol, connaissant par avance la sévérité de ta réponse : partout, l’Homme est responsable de ce qui lui arrive et sans doute me citerais-tu la belle assertion de Sartre :

 

« L’homme est condamné à être libre. »

 

Ici se pose, comme jamais, l’interrogation fondamentale :

 

 L’Être ou le Néant » ?

  

   Mais, je suis sûr que tu as repéré dans mes mots, la faille, la chute volontairement ouverte, la manière de gouffre vertigineux qui se creusent entre le nomadisme mondial et les ressources encore intactes d’un terroir pour qui sait le voir, pour qui s’y attache avec suffisamment d’attention. (J’allais dire : « de considération »). Ce que je veux t’offrir aujourd’hui, dans mon message « marin », n’est rien de moins que ce que je nommais plus haut sous la formule :

 

« les frondaisons de chênes antiques et

de pierres usées par le long polissage du temps ».

 

   Je te sais assez perspicace pour avoir repéré, dans mes propos, que les minces papillotes qui viendront à toi par bouteille interposée, ne parleront que de modestie, de retrait en quelque belle clairière, de hautes falaises blanches creusées de trous, de larges dépressions de dolines à la forme parfaite, d’aiguilles de genévriers contre lesquelles frotter la douceur de ses chevilles, de « cayrous », ces tas de pierre uniques en leur genre, ils portent encore la marque de ceux qui les ont façonnés. Oui, c’est ceci que j’ai à t’offrir, nullement l’espace d’une tablette ou abîmer tes yeux (au sens de l’abîme) et te perdre pour ne jamais te retrouver ; l’image, son continuel déferlement, sa déflagration insolente détruisent le merveilleux Langage, comme s’il n’était plus qu’une valeur de second rang à archiver dans les tiroirs poussiéreux de l’Histoire. Mais avancer dans cette aporie n’aurait pour immédiat effet que de nous désespérer davantage, nous pousser dans les derniers retranchements, là où plus rien ne serait touché par la lumière.

   Å partir d’ici, oubliant tous les dépliants touristiques, biffant toutes les Venise, les Florence, les Dubrovnik (ces pures merveilles !), empruntant des itinéraires solitaires, ces manières de neiges immaculées, nous orienterons notre regard commun en direction de ces riens si authentiques, de ces paysages modestes de chez moi qui, pour mon plus grand bonheur, demeurent encore des terres du lointain, des refuges discrets pour qui a le souci de découvrir, en son exacte dimension, le dissimulé, le voilé, ce qui, de soi se dérobe au regard des Curieux. Bien évidemment, tu auras reconnu sous ces quelques digressions, le visage du Quercy Blanc, ce territoire dont encore je puis dire qu’il est mien, que nous dialoguons, qu’un lien coule de source de lui à moi, que sa conformité à mon attente est sa pure vérité, autant que la mienne, il va de soi.

   Et maintenant, voici ce que j’imagine : matin de bonne heure. Tout est calme. Je quitte mon nid d’aigle. Å ma main droite, cette bouteille que je te destine. Elle contient, entre ses flancs fragiles, mille petits bouts de papier sur lesquels j’ai posé de modestes descriptions des lieux qui me sont familiers dont je voudrais, avec toi, partager l’intime bonheur. La combe est encore dans l’ombre, une ombre d’encre marine que ne dilue encore qu’une mince lueur venant d’un ciel diffus. Le Ruisseau des Hulottes brille à peine dans sa parure d’étain. Je franchis un petit pont (il pourrait figurer dans un album pour enfants), parmi quelques touffes de cresson, l’eau cascade sur des pierres et fait son ébruitement léger. C’est bien là la Nature qui me parle, m’interroge, me tient en suspens sur le bord d’un étonnement : comment mes Frères Humains peuvent-ils être insensibles à la diction de ce poème bucolique, lui qui ramène à une joyeuse Arcadie, à la laine bise de ses troupeaux de mouton, à ses vergers semés de pommes odorantes ? Je m’accroupis, dépose la bouteille maintenant traversée des reflets d’acier poli du ruisseau. Lentement, avec de jolis tressauts qui font penser à des frissons, la bouteille commence son long voyage. Ai-je alors un pincement au cœur ? Suis-je triste ou bien ravi que ma missive te parvienne au gré d’un impossible miracle, Toi-la-Lointaine dont l’image m’habite bien plus que tu ne pourrais le soupçonner ? Je ne sais. Sans doute ma missive de verre et de papier échouera-t-elle quelque part sur une plage de sable, non loin de chez moi. Tant pis, seul pour moi le symbole comptera.

   Bien des semaines, des mois et, peut-être des années plus tard. Tu as quitté ta Suède natale pour rejoindre les rivages de la Baltique afin d’y prendre un repos bien mérité, d’y écrire, d’y méditer longuement sur tes chers livres. Tu as loué un minuscule chalet de bois au toit de chaume gris, tu y accèdes au moyen d’une passerelle tortueuse qui s’avance dans le marais semé des tiges des quenouilles, du fouillis des alismas, de la prolifération des feuilles plissées et dentées des bouleaux blancs. Chaque jour qui passe te voit cheminer songeusement le long de ces hautes falaises blanches qui sont l’écho des miennes, ici, dans ce Quercy si singulier, si attachant. Le plus souvent, pieds nus dans l’eau mousseuse et froide, tu te baisses pour ramasser ces merveilleux galets gris poncés par l’eau, plus tard ils seront la mémoire du lieu. Un jour parmi d’autres (pour moi marqué d’une pierre blanche), parmi le peuple des galets, un éclat attire ton œil. Cet objet recouvert partiellement de minces algues, de mousse, tu l’identifies telle cette bouteille à la mer qui, au premier regard, t’apparaît comme une légende, un conte pour enfants, un divertissement pour doux Rêveurs.  Du plat de la main, tu lisses sa surface, le limon s’écarte, dans ses intervalles tu devines ces papillotes enroulées, attachés par un simple fil. Tu dois t’y prendre à deux ou trois reprises pour dévisser le bouchon durci par le sel. Å l’aide d’une tige échouée sur le rivage, tu entreprends d’extraire ces bouts de papier qui t’intriguent. Y reconnaîtras-tu mon écrire serrée, nerveuse, rapide (autrefois on la qualifiait « d’écriture de chat »), y devineras-tu cette mélancolie latente qui est ma marque, y repéreras-tu mes thèmes de prédilection ? ils sont quasiment obsessionnels.

   1° papillotte : la Blancheur torturée – Voici la Combe de Lizérac, une mince vallée s’ouvrant entre deux lèvres de calcaire, ces merveilleux « pechs », plateaux horizontaux que coiffe de sa teinte vert-de-gris, le peuple des chênes rouvres. Peu de Marcheurs ici, peu d’Amateurs de pur dépouillement et ceci en fait tout particulièrement le charme. Bientôt un étroit chemin serpente qui gagne le haut de la combe, puis le plateau. De chaque côté, des taillis de noisetiers aux tiges si droites, des alisiers avec leurs grappes de baies brun-rougeâtres prisées des passereaux, des aubépines qui éclatent de fleurs blanches au printemps. Les bois sont clairsemés en raison des pierres qui, partout, jonchent le sol. Å mi-distance du sommet, une sorte de clairière s’ouvre d’où l’on découvre un horizon certes restreint, une miniature, un résumé du Causse alentour. Le plus remarquable ici, ces chênes tors dont les branches dessinent dans l’air d’étonnantes arabesques, tantôt montant rapidement en direction du ciel, tantôt obliquant de façon fort étrange dans telle ou telle direction, menaçant parfois de devenir simples racines rejoignant le sol dont elles sont originairement issues. On a la soudaine impression d’avoir rejoint une lointaine période géologique, premiers remuements d’un végétal presque minéral, ayant du mal à s’extraire de sa gangue de pierre, si bien que, les observant, l’on hésite entre la turgescence de la stalagmite, la fossilisation du bois. Oui, c’est bien ceci qui vous saisit, cette impression antédiluvienne identique à un retour à l’Origine.

   2° papilloteBlancheur du chaotique. Le tour de Lanzac. Ici, peu connaissent ce que je me plais à nommer « le tour de Lanzac », un si simple et discret itinéraire parmi l’insignifiant et l’ôté à la vue. Tu sais, comme moi, Solveig, tout l’intérêt de ces lieux encore indéchiffrés, si proche d’une Nature sauvage, indemnes des longues caravanes des Pressés et des Curieux. Il faut emprunter un chemin creusant son tunnel parmi les frondaisons claires des arbres. Tout en haut, le paysage s’ouvre soudain et il faut porter les mains devant ses yeux pour ne risquer l’éblouissement. Une plantation de chênes verts se dresse au milieu d’un plateau uniquement minéral, sec, sans concession aucune à une mode qui serait « dans le vent ». Puis un sentier étroit pris entre deux hauts murets de pierres. Une dépression se creuse sur le flanc gauche qui recueille d’anciens ceps de vigne, des rouleaux de fil de fer rouillés, quelques vieilles bassines émaillées, écaillées en maints endroits.

   Puis, tout au bout du plateau, une manière de paysage minuscule, on pourrait l’enclore sous ces chromos d’autrefois, si touchants avec leur verre bombé, leur cadre doré et, partout, les reflets sur lesquels butent les yeux à la recherche d’un paradis perdu. Une cabane façonnée de gros moellons du Causse, elle sert d’abri à quelques outils agricoles. Combien de fois, Sol, bien des années en arrière, ai-je songé m’installer ici, avec mes livres et écrire à la faible lueur d’une fenêtre étroite, jetant parfois un œil rapide tout autour, dans ce qui me constitue et me fait avancer chaque jour un peu plus. Rêve d’enfant, certes, mais qui, aujourd’hui n’a nullement perdu de sa saveur. Sur la partie arrière, une mare ovale qui, invariablement, me fait penser à « La mare au Diable » de Georges Sand. Son fond est tapissé de larges dalles claires, son eau est translucide. Quelques plantes aquatiques y croissent et il n’est pas rare que des têtards en traversent la miniature, poussant de leur mince flagelle l’amusante boule ronde de leur tête.    

   Puis, à nouveau, un sentier qui amorce un virage en direction de la combe. Bientôt, il débouche sur un chaos de roches blanches au milieu desquelles quelques maigres genévriers affirment modestement leur droit à exister. Ici, tout est de calcaire et de géologie. Ici, le végétal n’a guère droit de cité et c’est quasiment un paysage lunaire qui se donne à voir avec ses cratères dentelés, ses crevasses et ses failles. Scène tout droit sortie d’une mémoire si ancienne, érodée en quelque sorte, témoignage des premiers soubresauts de la Terre, de ses premières convulsions dans les mystérieux fonds océaniques du Crétacé ou du Jurassique, il n’en demeure aujourd’hui qu’une immobile fossilisation du temps. Puis le tour de la découverte, puisqu’il y a tour, se termine dans le Hameau de Lanzac, quelques vieilles bâtisses qui se fondent, tout comme leurs rares Occupants, dans l’air gris du Causse.

   3° papilloteBlancheur à perte de vue – Les hauteurs du Pech Alabert – Å quelque distance de chez moi, mais tout se donne dans l’unité, la continuité, ce Pech qui, par sa position dominante, offre une vision totalement circulaire. Un peu à l’écart de la route, un chemin de poudre blanche perce sa voie parmi les éboulis de l’érosion. Le calcaire se délite, devient boue argileuse et des chaussures de randonnée sont conseillées. Au sommet d’une petite butte, quelques maigres arbres battus par le vent, ils sont identiques à des épouvantails. En direction du Sud, la vue est vite comblée, saturée de blancheur à l’infini. Ce ne sont que succession de pechs horizontaux entre lesquels s’érigent des collines, pour la plupart dénudées. C’est en automne que la vue se donne avec le plus de générosité, mais aussi d’exactitude. Il y a correspondance entre les teintes douces des chênes et le moutonnement opalin de la terre, elle qui hésite encore entre la texture dure du calcaire et la souplesse de la marne. Rares sont les terres cultivées, mais toujours dans le respect du lieu, les minces sillons font remonter l’esprit du sol et c’est un peu comme si un passé depuis longtemps oublié voulait manifester sa présence, faire phénomène sur le mode silencieux, pudique, délicat. On n’a de cesse de girer sur soi-même, d’apercevoir, au Nord, la brume blanchâtre des hameaux, à l’Est les larges entailles des carrières, à l’Ouest le quadrillage des vignes clairsemées, attentives à ne rien déranger. Là est le Causse dans toute sa dimension ouvrante. Le contraire d’un spectacle, l’opposé d’une exhibition, l’inverse d’une image d’une mode conformiste sans grande valeur.

   Oui, Solveig, tout comme chez toi, sur les bords immaculés du Lac Roxen, ici ce qui vient à Soi nécessite respect et recueillement. Tout est si net, entièrement déterminé par une conformité à une loi ancienne qui prescrit de ne nullement s’égarer dans des approximations, de demeurer en sa constance, d’adopter une immuable ligne de conduite, la seule capable de s’énoncer selon la belle exigence d’authenticité. Je sais que, dans ces mots, tu discerneras cette volonté de coïncider avec l’être des choses et, partant, avec Soi, dans la lumière droite d’une Idéalité sans concession. Oui, Sol, seul le regard droit, à l’abri de toute compromission, pourra nous remettre à notre tâche éminemment humaine : préserver la source, sa fraîcheur, sa clarté, sa blancheur, elles seules sont garantes de notre propre vérité, de notre accomplissement dans un futur qui, il faut le souhaiter, sera éclairé encore de quelque lueur d’espoir.

   Voilà ce que contient cette bouteille à la mer qui est venue s’échouer sur le rivage d’une Baltique certes hallucinée, mais si réelle au seul motif de ta présence.

 

Tu l’auras compris, la Blancheur est le signe singulier du Causse :

 

Blancheur torturée ,

Blancheur chaotique,

Blancheur à perte de vue,

 

   trois déclinaisons d’une source originaire qui fait résurgence parmi les chênes tors, près de la Cabane de pierres, à l’orée du vaste horizon du Pech. Seuls, nous les Humains sommes garants de ceci : entretenir la flamme, admettre sa vacillation, jamais son extinction.

 

De la blancheur de mon ciel à la diaphanéité du tien

 

Que longue soit notre route au sein de ces cairns levés vers l’Infini !

 

Celui que le hasard t’a destiné afin qu’un écho se rende visible.

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10 avril 2024 3 10 /04 /avril /2024 08:09
Ton écho en moi

Source : Image du Net

 

***

 

                                               Depuis les hauteurs de mon Causse, ce Samedi 6 Avril

 

 

                                    Ma chère Sol,

 

   Rien ne t’étonnera venant de ma lointaine fantaisie. Je ne sais plus quel est le jour dédié à ta fête, pas plus que la date de ton anniversaire ne s’est gravée dans ma mémoire. Pour autant, je ne suis nullement un être qui papillonne et oublie au fur et à mesure de son vol la corolle qu’il vient de quitter. C’est bien plutôt ce que je nomme « ma chrono-déficience » qui creuse en moi des avens sans fond, je suis toujours en décalage avec le temps, ne sachant jamais quel jour précède l’autre, quelle heure anticipe la suivante. Mais je ne parlerai plus longtemps de moi. J’ai eu, ce matin, en cette belle humeur printanière, le soudain désir de tracer ton portrait, cependant sans complaisance, une œuvre à la pointe sèche préférée au flou d’un pastel où à l’irisation d’un fin glacis. Å ma correspondance, je joins cette photographie d’une jolie femme agissant dans le milieu culturel suédois. Je la souhaite tel ton emblème, certes nullement présent, mais comme l’image de qui tu étais, il y a de ceci de très longues années, lors de notre rencontre dans ce merveilleux comté d’Östergötland qui fut témoin de notre amour passager, le temps de cette Midsommar qui, dans votre pays, désigne le Solstice d'été. Partout des feux brasillent qui montent jusqu’aux étoiles dans le ciel du Septentrion. Un éclair entre nous, de rapides étreintes puis le long fleuve du temps et l’âge qui, maintenant, creuse d’identiques sillons sur nos visages séparés par la distance et la longue cohorte des jours. La liaison qui s’en est suivie : cette correspondance assidue, quelques clichés et, surtout, les invisibles liens d’une affinité qui, jamais, ne s’est démentie.

   Certes il est difficile de parler de Soi et encore plus risqué de s’aventurer dans l’intimité de l’Autre car, en ce mystérieux endroit, se déclinent d’infinis hiéroglyphes semblables à ces palimpsestes usés qui nous racontent leur vie tout en en voilant la profonde substance, celle, précisément, dont nous voudrions atteindre la fluence, y puisant ces significations indispensables à une compréhension de ce qui ne nous est donné que sur le mode du retrait. Se contenter de cet effleurement est déjà beaucoup. Je vais donc avancer sur une fragilité de cristal, poser mon empreinte sur cette illisible soie si douce au toucher qu’on la penserait invention de notre imaginaire, fantaisie d’un simple rêve éveillé. Mais, plutôt que de me livrer à quelque pompeux dithyrambe, à une creuse flatterie, à une adulation un peu surfaite, je vais choisir de décrire l’une de tes journées, elle parlera, bien mieux que je ne pourrais le faire, de Celle-que-tu-es en ton fond, une personne estimable qui court en filigrane, le plus souvent, ombre invisible doublant chacun de mes pas sur les longs sentiers blancs de mes collines Quercynoises.

   Donc, voici le jour que j’offre à ta méditation. Aujourd’hui, Samedi, tu es au bord du Lac Roxen, cette sorte de mer intérieure sur laquelle se reflète le ciel couleur ardoise de ces hautes latitudes. Le jour est encore lent à se lever, il a peine à sortir de sa torpeur hivernale. Dans la petite pièce à vivre, le poêle ronronne doucement, lançant dans l’espace sa mince lueur boréale. Tu prends ton petit déjeuner, toujours frugal car tu as la délicatesse du colibri faisant son vol stationnaire devant la corolle emplie de nectar. Tu mâches silencieusement cette Pink Lady, cette pomme rouge acidulée, craquante, à l’arôme subtil. Chaque bouchée est un événement que tu relies à d’autres sensations du même genre, saveur d’un adagio, douce chair d’une œuvre Romantique, sensualité d’un nu à la Modigliani. Tu sais, ces fameuses « correspondances » dont parlait Baudelaire dans « Les Fleurs du mal » : 

 

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »

 

   Oui, c’est bien ceci, tu es une hyperesthésique, chaque stimulus résonne longuement en toi, un peu comme le feraient de lentes gouttes d’eau s’écoulant dans la gorge d’un puits, semant leur clair écho sur la lentille d’eau pareille à un métal luisant. C’est pur bonheur pour toi, de te sentir en harmonie avec le Vaste Monde, avec ses rythmes, ses balancements, ses étranges messages que perçoivent, comme toi, les Poètes, les Rêveurs, les Magiciens, les Saltimbanques, les Faiseurs de miracles. Sur la surface ovale de ton krisproll, tu étends une mince couche de lingonsylt, cette confiture d’airelles dont la teinte est à mi-distance du Vermeil, du Rosso Corsa, comme un éclat solaire à la pointe de l’heure. C’est tout de même étonnant, cette attention que tu portes à la polychromie, aimant aussi bien les couleurs d’argile de la terre que celle limpide du ciel, que celle invisible de l’air, que celle, passionnée du feu. Tu es au centre exact de l’élémental, pareille à la feuille portée par le vent, au nuage bercé par les doux alizés. C’est heureux d’avoir une telle nature, Sol, et, souvent, je dois avouer que j’envie ta naturelle inclination à te laisser féconder par tout ce qui fait sens pour toi.

   Puis, ton petit déjeuner pris, rien ne vient te distraire de cette longue promenade matinale qui se signale comme lueur aurorale, origine sans fondement, mais ouverture, ô combien, à la pure oblativité du jour. Oui, Solveig, le jour est une offrande pour qui sait en saisir la matière si translucide, à peine le voile d’une buée sur l’étroite géographie d’une vitre. Tu longes les berges du Lac Roxen, tout comme un enfant le ferait, suivant le sillage d’un papillon d’argent. L’air est encore un peu vif, il commence à se défroisser à la manière d’une tulle tout juste sortie d’un coffre. Tu respires lentement, longuement et ce sont tous les effluves, toutes les fragrances des bois et de l’eau qui se mettent à couler en toi, merveilleuse source dépliant les harmoniques subtils de l’existence.

   Å l’endroit où le Roxen amorce une courbe, tu fais une pause, c’est l’un de tes lieux favoris. Ta manière d’être, le plus souvent, se calque sur le motif des affinités : ceci te plaît, tu l’accueilles en toi ; cela t’indiffère, tu n’y prêtes guère attention. Oui, je crois que cette manière intuitive de considérer le réel est la bonne. Å quoi te servirait donc de t’encombrer de choses qui, pour toi, sont sans importance ? Déjà ménager une place pour la joie est une tâche qui se suffit à elle-même, qui occupe l’esprit jusqu’à le combler entièrement. Les arbres sont tes amis, tous les arbres et singulièrement ceux qui croissent ici, qui sont comme tes répondants. Tu aimes les épinettes, leur écorce brun rougeâtre qui, prenant de l’âge, deviennent grises, on dirait de la cendre. Tu aimes leurs aiguilles ébouriffées, et surtout leurs grappes de cônes à la belle couleur entre Ocre et Feuille morte. Tu aimes les hauts fûts des pins sylvestres, leurs frondaisons d’aiguilles balaient le ciel sous la poussée d’un léger zéphyr. Tu aimes le peuple des bouleaux pubescents, leurs dentelles de feuilles, la pure blancheur de leur écorce, comme s’ils étaient des arbres originels ayant survécu aux atteintes mortelles du temps. Il n’est pas rare, qu’au hasard des rencontres, tu ne cueilles une mousse étoilée, un lichen vert-de-gris, un fragment de branche que tu disposeras sur la tablette de ta cheminée, ils seront les témoins discrets de tes plus intimes émotions. Le plus souvent, lorsqu’un ris de vent ride la surface du Lac, te déchaussant, tu prends plaisir à tremper tes pieds dans l’eau froide, une longue théorie de bulles claires vient y dessiner le bonheur des félicités simples, immédiates. D’autres fois, plus rares, davantage marquées au sceau de la chance, il t’arrive d’apercevoir, fuyant parmi les taillis, le pelage clair d’un élan ou bien la toison grise d’un renne au sortir de l’hiver. Ces empreintes sont inoubliables, tu en cultives la rareté au sein de tes digressions songeuses, lesquelles, parfois, poussent leurs longs tentacules au sein de tes nuits, les illuminant de ces étranges et rapides apparitions.

   Ton chemin du retour, pur inventaire de celui de l’aller, est pareil au redoublement d’une félicité. Heureuse nature qu’un rien confirme en son être, que le vol d’un oiseau dans le gris du ciel saisit jusqu’au plus profond de l’âme. Aussitôt rentrée, tu attises les braises, le froid est encore vif ici et il n’est pas rare que le givre ne dessine sur les carreaux les parures du frimas, les belles dentelles de Noël. Ton déjeuner, réplique du repas matinal, est le plus sobre qui se puisse imaginer. Une salade composée de ton invention, quelques morceaux de fromage (parfois les accompagnes-tu d’un petit verre de vin rouge), et toujours, au dessert, ces pommes royales, quelques noix, une tablette de chocolat noir. Ces minces provendes suffisent à ton bonheur. Puis tu t’assieds sur une simple chaise de paille devant ton chalet de bois rouge. Rien, cependant, qui soit extraordinaire. Juste un repos, un calme, une paix. Tu laisses longuement errer ta vue au-dessus du Roxen. Le ciel est lisse, sans une ride, sans un nuage. Un ciel libre de soi tel que tu les aimes. Les nuages, les beaux nuages ne te dérangent pas, ils festonnent l’espace, ils dessinent des formes humaines, animales, fantastiques. Mais eux décident pour toi et, en quelque manière, t’imposent leur fantasmagorie, leur illusion, un genre de mystification. Å ceci tu préfères le libre mouvement de ton esprit, tantôt attentif à une émotion ancienne, tantôt captif d’une idée surgissant à l’instant, tantôt encore brodant en arrière de la falaise du front quelque poème, anticipant une peinture, hallucinant une prochaine lecture.

   Puis, lorsque le mince fil de l’horizon, la surface étale de l’eau, les roseaux du Lac, l’imagerie mentale commencent à tarir, tu rentres dans ton logis, il est ce creux douillet qui te réconforte, en lequel tu trouves ton plus bel accomplissement. Parmi les ouvrages sous lesquels croulent tes étagères, d’une main sûre et habile, tu portes ton choix, parfois sinon souvent, sur ce volume déjà ancien dont il me plaît, au motif de ton seul plaisir, de réaliser un rapide inventaire. Voici : la couverture est de maroquin fauve, nervurée. La lumière y dépose cette caresse, cette douceur dont seule une bibliothèque a le secret. Pages de garde en papier marbré à la belle teinte Terre de Sienne avec des filets minces, bleu Acier, de minuscules bulles piquetées de noir en leur centre. En haut, à gauche, une petite étiquette ovale porte la mention :

 

 Librairie, Reliure

OUVRARD

Fontenay-le-Comte.

 

Page d’avant-texte :

 

OBERMANN,

PAR DE SENANCOUR

Nouvelle édition, Revue et corrigée

Avec une préface

Par GEORGES SAND

PARIS,

Charpentier, Libraire-Éditeur,

29, Rue de Seine

 

***

 

1840.

 

 

    Tu passes longuement tes doigts sur la peau de la couverture, tu feuilletes les premières pages avec gourmandise, tu aimes ce papier ancien qui chante sous l’affectueuse pression, tu supputes que s’il brûlait (cruel autodafé !), il dégagerait cette odeur singulière du Papier d’Arménie, benjoin et vanille mêlés. En toi, au point le plus précis de tes motivations, brûle une sorte de phosphore au sein duquel (vertige infini !), les incunables précieux, mais aussi « les gros bouquins », les modestes « Livres de Poche », les tout petits formats (camées pour l’esprit), tout ce qui, de près ou de loin a rapport avec l’imprimé, les feuillets in-quarto, les facsimilés de brouillons d’Écrivains, les dessins au café de Victor Hugo (cet intarissable Génie !), tout ce en quoi se reflète le Livre te chamboule plus qu’il n’est de raison.  C’est comme une religion avec ses rituels, ses chrêmes, ses sacristies en clair-obscur, ses tabernacles où règne le plus délicieux des soupçons : cette pure joie durera-t-elle au moins le temps que tu vivras ? Il y a tant de danger aujourd’hui que ces immenses motifs de satisfaction ne connaissent leur fin proche. Ce serait comme de mettre le feu aux bibliothèques, de détruire les tablettes mésopotamiennes, de faire s’écrouler le prodige de la Tour de Babel.

   Mais voici que d’une façon sûre, dictée par quelque instinct mystérieux, la pulpe de tes doigts tressaillant au contact du Vergé, tu fasses paraître ce qui, en réalité te ressemble, ces quelques sublimes phrases qui sont l’écho de qui-tu-es, indivisible, foncièrement déterminée par tes choix, une personne rare si ta modestie accepte ce compliment. En lecture intérieure, voici ce qui illumine la clairière de ta tête, te porte en avant de ton propre mystère :

 

 

LETTRE XXIV.

 

                                                                                         Fontainebleau, 28 octobre, II.

 

  

    « Lorsque les frimas s’éloignent, je m’en aperçois à peine : le printemps passe, et ne m’a pas attaché ; l’été passe, je ne le regrette point. Mais je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers beaux jours, dans la forêt dépouillée.

 

[…]

  

   Le printemps est plus beau dans la nature ; mais l’homme a tellement fait, que l’automne est plus doux. La verdure qui naît, l’oiseau qui chante, la fleur qui s’ouvre ; et ce feu qui revient affermir la vie, ces ombrages qui protègent d’obscurs asiles ; et ces herbes fécondes, ces fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l’indépendance ! Saison du bonheur ! je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je trouve plus de repos vers le soir de l’année : la saison où tout paraît finir est la seule où je dorme en paix sur la terre de l’homme. »

 

   Ton amour immodéré des « feuilles tombées » (qui en étonne plus d’un !), ton attrait pour la « forêt dépouillée », ne riment-ils avec ton goût pour la simplicité, le dénuement, la presque pauvreté ? « L’automne est plus doux », oui, tu en éprouves, avec un certain frémissement, la belle couleur de rouille, la discrétion de l’aube, la pente du crépuscule dans ces teintes de cuivre qui te ravissent, elles constituent les prémisses de « ces nuits faciles » qui sont le contrepoint de ta naturelle inquiétude. Et puis, la « verdure », « l’oiseau », « la fleur », « le feu », ne s’agit-il là des orients que tu convoques afin d’avancer dans cette existence parfois si opaque, si ténébreuse ? « Les obscurs asiles » que Senancour fait paraître sous la figure contrastée de l’oxymore, ne préfigurent-ils la pente de ton être à ne vivre qu’au rythme singulier de cette dialectique (une fois Jour, une fois Nuit ; une fois Lumière, une fois Ombre), dont tu penses qu’elle est la scansion même de ton intime temporalité ? Oh, tu sais, mais ce ne sera qu’un demi-aveu, tant ta perspicacité est évidente, nous sommes deux natures qui confluent et tout ce que tu vis à des lieues d’infinie distance, j’en ressens la nécessité intérieure : ton écho en moi !

   Ainsi passe ta journée, à la lisière de la littérature, cette littérature française que tu as enseignée à des générations d’Étudiants et d’Étudiantes, elle coule en toi, elle fait ses étranges clignotements, ses résurgences partout où une phrase, un poème peuvent rencontrer tes émotions face à un paysage, dans la rencontre fortuite d’un animal sauvage, dans ce rayon de soleil pareil à un miel qui vient frapper la pellicule de ta rétine. Je crois vraiment que je t’envie, tout à ton contact paraît si facile, comme si les choses, depuis longtemps retenues, n’attendaient qu’un battement de tes cils pour surgir et faire sens. Oui, tu es attente, puis approbation du Monde qui vient à toi sans quelque calcul préalable qui en altérerait la vérité. Alors que dire de plus, alors que, tout près de chez moi, les bourgeons s’impatientent d’éclore, que mille sentiers blancs attendent le passage du renard, que le cœur des pierres se réchauffe lentement ; que dire qui ne serait simple répétition puisque les jours succédant aux jours, les heures et minutes égrenant leur chapelet dans une manière de monotonie, rien ne saurait se donner que sur le mode d’un « éternel retour » ?

   Vois-tu, je suis à court d’idées pour brosser ton portrait plus avant. Pour autant, il m’est facile d’envisager la suite de ta journée :  un repas du soir en tête à tête avec un feu de cheminée et ton regard se perd dans ses étincelles, cependant nulle mélancolie dans cette solitude. Je te devine attentive au moindre bruit, au passage d’un animal en maraude, au glissement du vent le long des planches de ton chalet, aux craquements de ton logis qui, comme toi, est vivant. Comme moi tu crois à l’âme des choses, à leur libre disposition à être selon leur « bon vouloir », cette façon de penser oblige l’orgueil humain à faire amende honorable. Maintenant la nuit est installée, clouée aux rives du Lac. Tu perçois ses clapotis, ses flux et reflux, peut-être même, depuis ta fenêtre, observes-tu son miroir étincelant que lustre une Lune gibbeuse. Depuis mon Causse, je m’immisce en tes rêves, j’en sens l’unique et belle faveur. Je suis un songe qui ne songe qu’à toi.

 

Celui du Sud se confondant avec Celle du Nord

 

Avec le pur bonheur de la réminiscence

  

 

 

 

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5 avril 2024 5 05 /04 /avril /2024 07:55
Adieu Tristesse

Source : Image du Net

 

***

 

                          

                        Depuis mon Causse en ce 4 Avril

 

 

                                                                           Å toi, ma Grande du Nord,

 

 

   Ce matin, ouvrant toute grande la porte qui donne sur mon jardin, quelle surprise de te voir, là, souriante, tenant en tes mains, telle une offrande, cette belle photographie qui m’était destinée dont je vais tâcher de faire quelque commentaire. Mais, plutôt que d’aller plus avant dans mon écriture, tu l’auras compris, c’est uniquement la matière d’un songe dont j’ai pu étreindre les voiles de soie. Alors s’ouvre à moi le jeu infini des questions : le songe a-t-il autant de valeur que le réel ? Que puis-je en faire qui ne soit pure gratuité ? Å quoi le relier de tangible, à un autre songe, à une rêverie éveillée, à un fantasme qui habiteraient les coursives de ma mémoire ? Mais tu comprendras que mes interrogations sont inutiles, mes hypothèses gratuites, mon imaginaire trop fertile qui s’emballe tel l’alezan au galop. Peu importe, il suffit que le rêve t’ait amenée jusqu’ici, Toi la Lointaine, plus de 2000 kilomètres nous séparent, cependant la pensée nous réunit bien mieux que ne l’auraient jamais fait une proximité et des rencontres s’usant en raison du simple jeu existentiel.

   Je ressens aisément ce que, pour toi, doit être cette sortie du long hiver boréal. En mars, chez toi, le soleil ne te visite pas plus de cinq heures par jour, les températures sont négatives et la nuit tombe très tôt. Ici, dans le sud de la France, le climat est moins rigoureux, les journées plus longues, la lumière plus présente. Alors, vois-tu, je me pose une question sans doute naïve : est-on plus tristes en Suède, dans ce beau comté d’Östergötland qu’ici, dans ce Quercy Blanc où, depuis des lustres je regarde le moutonnement monotone des collines de calcaire, les amas de cayrous, ces tas de pierres grises parcourus des ombres lentes des nuages ? La mélancolie est-elle liée au manque de clarté, à la latitude, à la nature des paysages ? Le chagrin s’ordonne-t-il à la couleur d’une culture ?  L’ennui résulte-t-il de gestes du quotidien toujours répétés, dont le rythme est propice à instiller ce vague à l’âme que l’on attribue souvent au Peuple Slave ? Il paraît que, chez ce dernier, la consommation de miel est un « baume au cœur » qui l’a toujours consolé de son inclination au spleen. Mais, sans doute, ne suis-je à la recherche d’une raison, d’une explication de l’angoisse fondamentale humaine qu’à mieux m’exonérer des troubles subits qui, d’un jour à l’autre, pourraient m’assaillir et métamorphoser mon Causse Blanc en Causse Gris, cette teinte indéfinissable, identique à celle que l’on trouve dans les plaintes d’un adagio.

   Peut-être vaut-il mieux, ma presque Lapone, que je brosse un rapide portrait de mes jours ordinaires, lesquels, comme les tiens je présume, ne sont qu’une suite d’étonnants clignotements : un jour lumineux engendrant à sa suite un jour ombreux où les silhouettes se confondent et se croisent sans même se reconnaître. Y a-t-il là lieu à la perte d’une mesure strictement humaine et alors, courbant l’échine contre le vent, protégeant nos yeux de la pluie, nous prendrions l’allure de l’hyène à l’échine basse, du chardon battu par les vents dont la tête ébouriffée menace de se confondre avec le sol de boue ? Tu vois, il existe nombre de motifs d’inquiétude et c’est presque miracle que nous nous en échappions, que nous ressortions indemnes de notre aventure parmi les égarements flous des heures et le trille infini des secondes.

   Mais je te raconte mes pérégrinations des jours derniers. Je me déplace peu mais, parfois, sous l’heureuse poussée de quelque nostalgie (bien évidemment elle a à voir avec la tristesse), je prends ma voiture et flâne de longues heures sur des routes de moindre importance.  Aux routes des vallées, impersonnelles et agitées, je préfère les routes des plateaux, plus calmes, là où la vue découvre de larges horizons. Donc me voici au présent. Avril vient tout juste d’éclore et après une éternité de jours de pluie, une soudaine chaleur a fait éclore les bourgeons. les haies sont piquetées de mille fleurs blanches, les tulipiers sont à la fête, inondés qu’ils sont de corolles roses et rouges, les genêts éclairent de leur jaune solaire les clairières et les sous-bois. J’ai partiellement descendu les vitres et c’est un air tiède qui me visite, fardé des fragrances du jour. Tu sais, cela fait un bien fou de sortir de sa chrysalide hivernale, de soudain devenir cet imago ivre de lumière, bourdonnant de joie intérieure et c’est une âme d’enfant qui fait sa douce résurgence et ce sont les essaims de projets qui sillonnent les allées de cendre du cerveau. C’est un peu comme si, sortant de lourds sentiers de glaise, c’était le sable léger des dunes qui faisait à vos pieds des sandales d’Hermès et il vous semble pouvoir entreprendre, dans l’instant, de longs périples hauturiers semblant n’avoir nulle fin.

   Je remonte la Vallée du Lot, cette étroite gorge encadrée de hautes falaises couleur de pain. Peu de monde en cette avant-saison. Quelques Cyclistes en maraude, parfois un antique tracteur et les villages que je traverse ne sont habités que de brumes légères. Å ma droite, tout en haut de son éperon rocheux, Saint-Cirq-Lapopie et son église identique à un Guetteur surveillant la vallée, ses maisons médiévales qui escaladent la pente et, tout autour, cette forêt de chênes pubescents qui fait comme un écrin. Je passe seulement et ne fait aucunement halte. En haute saison, ce village est envahi de Touristes et, de chaque côté de la rue, des échoppes de terres cuites, de savons odorants, de sacs de cuir, de miniatures censées représenter « l’âme du lieu ». Å cette vitrine trop bien organisée, à cette touchante image d’Épinal, je préfère la rusticité, la simplicité de Cajarc, son air « bonhomme » si tu préfères, la circularité de son plan, ses grappes de maisons serrées autour de la minuscule place, son « Boulevard du Tour de Ville » planté de luxuriants platanes, ses impasses où vieillissent, en toute tranquillité, des pierres sans âge. Maintenant je flâne longuement dans ces rues qui me sont familières et, tu le supputeras, Sol, je ne suis nullement triste mais bien plutôt rempli d’un sentiment de complétude comme si chaque moellon de pierre grise participait à bâtir qui-je-suis, ici, au centre même d’une pure joie. Je regarde quelques œuvres exposées dans la vitrine de la Galerie « l’Arcadie », créations d’Artistes locaux qui cherchent leur public, ici sur cette Place de l’Église si modeste. Puis, invariablement, je dirige mes pas vers la Maison des Arts Georges Pompidou. Je suis un familier des lieux. Je me souviens y avoir vu, au titre d’une exposition hors les murs (le Centre Pompidou à Beaubourg était fermé pour de longs travaux de restauration autour des années 2000), y avoir vu donc de très nombreuses œuvres de Pierre Alechinsky, ce « rescapé » du Mouvement Cobra qui verra sa consécration s’affirmer au fil des ans pour devenir pure célébrité.

   Cajarc, Terre des Arts ? me demanderas-tu avec raison. Oui, terre des Arts et de la Culture puisque c’est vers la Littérature que je veux t’entraîner maintenant en évoquant la haute figure de Françoise Sagan, née Quoirez, ici, le 21 juin 1935, qui connaîtra un succès fulgurant dès son premier livre publié, elle n’avait que 18 ans alors. Nous voici donc au cœur du sujet avec ce « Bonjour tristesse » qui fit, dans le ciel de l’écriture, comme une large déchirure, un coup de tonnerre si tu préfères. Quant au pseudonyme « Sagan », il fait signe en direction de la Princesse de Sagan dans « La recherche du temps perdu », c’est dire la hauteur, à la fois de la référence proustienne, à la fois le niveau de revendication littéraire de Françoise. Mais, plutôt que d’épiloguer longuement sur cette étonnante biographie et te sachant férue de cette belle Littérature française que tu as enseignée en son temps en Suède, je ne ferai que citer le début plus que prometteur de cet ovni traversant le ciel des années cinquante :

  

    « Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l'ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. »

  

   Nul besoin d’entrer plus avant dans la lecture pour reconnaître cette pâte d’écrivain au titre duquel beaucoup prétendent sans toujours pouvoir y parvenir. Alors, que me reste-t-il maintenant, sinon de méditer un peu sur cette manière d’être qui varie du chagrin au souci en passant par les écorchures de l’amertume ? Je sais que tu consonneras avec moi, une connaissance de longue date m’ayant livré ton être bien plus, peut-être, qu’il ne s’est dévoilé à Toi-la-Nordique. C’est tout de même curieux, parfois l’on rejoint l’Autre bien mieux que soi-même, on en fait le tour, on l’examine à la loupe, le Soi propre est trop près, trop nébuleux pour que, se penchant dessus, l’on puisse en déchiffrer la sombre énigme. Mais je reprends, le corpus saganien, cette belle phrase qui me semble contenir l’entièreté de ce qu’est la tristesse en son essence :

 

   « Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. »

 

   Oui, Sagan était séparée des Autres, sans doute par son génie littéraire, sans doute en raison de sa personnalité hautement subversive. Je crois, en effet que ce sentiment flou est de nature impressionniste, une manière de pointillisme à la Seurat, on regarde la tableau, fascinés, on en devine l’inouïe fluence (« comme une soie énervante et douce »), et l’on reste en-deçà d’une compréhension de ce qui est exposé à nos yeux, qui, toujours, se refuse à dire son être. C’est cette irisation, cette diffusion de la tristesse, cette aura qui détoure le corps qui la rendent si attirante (Sagan parle de « douceur »), la tristesse, si insaisissable aussi. Tout comme moi, tu le sais, un sentiment n’est profond qu’à n’être jamais défloré, seulement effleuré, comme si l’on voulait cueillir un pollen sans altérer, pervertir la corolle de la fleur, en évoquer la singularité.

   C’est tout ceci que semble nous dire cette photographie que tu as posée au creux de mon rêve. Elle, Songeuse, se détache sur ce fond de mer qui paraît éloigné, inaccessible. La cascade de cheveux auburn semble nous dire le désarroi « léger » qui l’affecte, plus qu’une affliction superficielle, moins qu’un tourment plus violent qui l’habiteraient. Le visage est de pure grâce, tissé de rose-thé, pareil à la suavité d’un céladon sous l’affect d’une poussée de lumière grise, un reflet de galet si tu vois ce frôlement que j’évoque, cette légèreté que je convoque afin que, devant nous, s’écartent les voiles noirs d’une angoisse constitutive de l’être. Dire la tristesse ne se peut qu’en délicatesse, en finesse, un vol de colibri face à la fleur qui l’attire et, parfois, le désespère de ne pouvoir cueillir la promesse entière de ce nectar qui l’éblouit. Et ce bras droit sur lequel la tête repose comme en un berceau, il ne faut nullement l’interpréter tel un lourd fardeau qui accablerait Celle-qui-médite. Non, ce geste est simple recueillement sur Soi, repliement sur cette tristesse que l’on veut à Soi, rien que pour Soi. Comprends-tu, ma chère Solveig (toi dont le prénom signifie « Chemin de soleil), combien mon approche de ce sentiment tout intérieur s’accomplit à l’ombre douce d’un genre de félicité. Oui, je crois que les personnages de Sagan, à l’instar de Sagan elle-même, en écho à nos propres inclinations à une façon de désenchantement, tout ceci constitue le sol, le fondement sur lesquels bâtir une « réenchantement du Monde ». Oui, nous avons besoin de porter devant nos yeux cette féerie, de la faire se cristalliser au plein de notre chair, de ne nullement dissocier notre bonheur de cet étonnant vague à l’âme qui en est le subtil écho. Pierre Corneille ne faisait-il dire au Vieil Horace, dans la pièce éponyme :

 

« Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse »

 

   Bien évidemment, Sol, je n’aurai l’impudence de rejouter aux propos de Corneille. Je terminerai ma missive sur un écho que j’ai donné au titre de ma lettre « Adieu Tristesse », n’oubliant cependant d’en convoquer la douceur de « soie » lorsque, en ces temps troublés par une violence endémique, seule cette tristesse bien comprise paraît constituer l’antidote naturel de tous les débordements, de tous les excès.

 

        Je t’embrasse donc avec toute la tristesse requise, quelque part elle est joie pour ceux et celles qui savent lire au travers. Au travers de cette réalité têtue qui s’obstine à réitérer en permanence ces apories qui nous condamnent à périr.

 

Ton impénitent diariste

 

  

 

 

 

 

 

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30 mars 2024 6 30 /03 /mars /2024 08:39
Don et contre-don

Source : Image du Net

 

***

 

Ce texte est dédié à Nathalie Gauvin

 en remerciement de qui elle est

 

*

 

   Ce texte, intitulé « Don et contre-don » reprend, dans ses grandes lignes, le concept initié par l’Anthropologue Marcel Maus, concept selon lequel ces deux notions s’articulent « autour de la triple obligation de « donner-recevoir-rendre », forme de contrat social basé sur la réciprocité et créant un état de dépendance qui autorise la recréation permanente du lien social », d’après la définition qu’en donne Wikipédia. Oui, ceci est une nécessité à la fois morale et logique dont, aujourd’hui, il semble qu’on ait oublié les prémisses au motif qu’une existence pressée, polychrome, polymorphe, dissout l’idée même de remerciement ou d’accusé de réception des faveurs que vous adressent l’Ami, le Frère, mais aussi bien « l’Inconnu » croisé au hasard des rencontres sur les Réseaux dits « sociaux » qui, en réalité, ont bien plus l’allure du réseau opaque que de l’obligation relationnelle, ouverte, que suppose tout échange avec quelque Existant ou Existante que ce soit.

  

   Certes, Facebook et autres « salons » contemporains sont des espaces où l’on picore, où l’on butine, sans autre conséquence que ce vol de surface qui a la consistance d’une fumée vite dissipée dans le ciel des affairements et diverses occupations. Dit d’une manière kundérienne, « l’insoutenable légèreté de l’être ». Cependant, lorsque des affinités se nouent, que des amitiés naissent, que des centres d’intérêts communs se manifestent, il arrive parfois, mais de manière très rare, qu’un vrai contact s’établisse tout comme il se donne dans la « vie ordinaire », autrement dit, il s’agit du passage du virtuel au réel avec tout ce que comporte, comme profonde signification, la rencontre de deux individualités dont rien ne disait le possible lien.

   Il y a quelques années de cela, j’ai eu l’occasion d’accueillir chez moi, ce grand Artiste suisse M.D. (ma naturelle pudeur taira ici les noms de ceux ou de celles qui seront cités, ils ou elles se reconnaîtront), au cours d’un séjour inoubliable, riche de spéculations convergentes.

 

Don : j’avais écrit de très nombreux articles sur l’œuvre de M.D.

Contre-Don : M.D. m’offrait un bronze qu’il avait réalisé quelques années auparavant.

 

   Voilà, je crois qu’il n’est guère utile d’insister plus avant sur la richesse d’un tel événement. Et ce que j’écris là, concernant le don s’est réalisé à de nombreuses reprises avec différents Artistes que je remercie ici en pensée. Il va de soi que les actuelles remarques ne sont nullement la quête de « cadeaux » en échange de ma prose. Seulement un souci de précision.

   Mais, avant d’en venir au sujet précis de ce texte (à savoir le beau retour de Nathalie Gauvin sur l’un de mes écrits), je souhaite encore apporter quelques témoignages des belles rencontres que j’ai faites sur le Réseau Social, dans la perspective du don et du contre-don. Beaucoup se plaignent, selon la couleur de leur tempérament, parfois avec vigueur, parfois se retirant dans un long silence, de l’absence de contre-don, d’une nullité de retour à la suite de leurs publications, toutes les tentatives de figurer autrement que dans un lourd anonymat se soldant par une sorte de versement dans un tonneau des Danaïdes, dont chacun sait que, n’ayant nul fond, il ne saurait retenir le breuvage qu’on lui destine, fût-il un cru rare.

  

   J’avais également écrit de nombreux articles sur les photographies d’un Artiste professionnel de grand talent, G.M., lequel nous livrait avec enthousiasme, sur le thème de l’Arbre, des clichés d’une grande beauté réalisés avec du matériel d’exception. Selon le concept spinoziste, il a cherché courageusement à « persister dans son être », mais devant la triste réalité (de vulgaires selfies, témoignages s’il en est, le plus souvent, d’une démesure impudique de l’ego) obtenaient bien plus de « J’aime » (mais quelle est leur valeur réelle ?) que ses travaux réalisés avec un souci extrême. Il a fini par « jeter l’éponge », seule cette formule contingente convient. Plusieurs fois il s’était ouvert, par message privé, de cette immense déception qui était la sienne. Å dire vrai, le réel nous livre bien plus de Cigales rêveuses que de Fourmis affairées, ceci semble inscrit dans le derme même de la condition humaine. « Tristes tropiques » eût dit en son temps le très avisé Claude Lévi-Strauss.

  

   Et, ici, comment ne pas citer le merveilleux travail de M.P.F, sur ses auteurs élus, dans des ouvrages d’une fort belle tenue ? Mais je laisse la parole à ses commentateurs :

   « M.P.F.  parachève une trilogie intime sous le titre amusé et tendre de Rousseau, un ours dans le salon des Lumières. Rousseau, en écrivain moderne, met en musique ses émotions : confessions, jugement, rêveries... Pas de perruque ni de poudre pour masquer un philosophe engagé dans l'aventure humaine. »  (Source : L’Harmattan)

   Et encore :

   « Mais qu’en est-il de la relation que Sade entretenait réellement avec les femmes ? C’est ce qu’a voulu savoir M.P.F, en travaillant sur sa biographie et surtout son journal et sa correspondance. Elle nous révèle un homme inattendu. Sade se montre le plus souvent affectueux et tendre envers sa propre femme Renée-Pélagie, mais aussi envers ses différentes amies, dont Millie Rousset, une spirituelle jeune provençale. »  (Source : Le Divan)

   J’ai lu ces deux livres d’une grande profondeur, spirituels, au style inimitable. J’en suis ressorti pourvu d’une nouvelle vision sur ces deux écrivains. Cependant, plus d’un, sur Facebook, s’est alarmé de telles publications au motif de « l’immoralité » de Rousseau, père de famille indigne abandonnant ses propres enfants à « l’assistance publique », « « Oui, Madame, j'ai mis mes enfants aux Enfants-Trouvés » ; d’autres se sont insurgés contre le fait d’écrire sur le « sulfureux » Sade. Ces remarques ne sont rien moins qu’insuffisantes, seulement dictées à l’aune d’une mauvaise foi ou en fonction d’un dogme préétabli. Ces polémistes eussent mieux été inspirés de lire ces deux ouvrages remarquables avant de les clouer au pilori et ceci s’inscrit dans l’ordre des idées toutes faites, et ceci suit à la trace le canevas du prêt à penser, lorsqu’il ne s’agit, seulement, de diffuser de fausses informations. Malheureusement ce régime délétère d’une « pensée » qui n’en est pas une, loin s’en faut, essaime ses noires nuées sur l’ensemble de la sphère médiatique. Certes, les Cigales s’en amuseront, les Fourmis s’en offusqueront. Je ne précise plus avant de quel côté penchent mes naturelles inclinations.

  

   Ensuite, comment ne pas adhérer aux soudains « coups de sang », aux indignations légitimes d’un P.G.Y, lequel remet vigoureusement en question la pente de la société actuelle en direction de sa chute, ne s’ouvrant plus qu’au bellicisme, se ruant dans des guerres sans fin, cédant aux incantations du terrorisme, privilégiant la consommation au détriment de la poésie, de la littérature, de la musique. Cet infatigable créateur (qui fait écho aux étonnantes chorégraphies de sa Compagne L.C), tantôt Musicien, Poète, Peintre, ce bel Humaniste ouvre sans cesse son cœur aux vertus les plus nobles de l’Amour, de l’Amitié, de l’Entente entre les peuples. Mais, parfois, il semblerait que les cris qu’il pousse n’aient pour seul avenir que la perte dans quelque sable ou mirage du Désert. Et cet Ami véritable sait combien je suis en accord avec ses idées profondes, avec ses saltos et ses sauts de carpe (pour consonner avec L.C), avec son espoir de voir un jour se réaliser les conditions d’une vie heureuse et simple, seulement dictée par l’exercice d’une Vérité.

  

   Et encore il me faut citer les très beaux textes autobiographiques publiés, chaque jour qui passe, par N.L, cette admirable diariste versée dans le décryptage de Soi (l’exercice le plus difficile, le plus exigeant qui se puisse imaginer !), sans fausse pudeur, sans compromission, avec cet accent d’authenticité qui, de nos jours, ne résonne plus que du lointain de quelque réminiscence usée, devenue incompréhensible. C’est comme une fleur s’ouvrant au cœur de l’hiver, comme u rayon de soleil illuminant la grisaille des jours.

 

   Et comment omettre de parler de J.M, ce « Candide » lettré qui, volontiers, nous ferait « prendre des vessies pour des lanternes », qui pérorerait avec facilité sur Baudelaire, Rimbaud, Aragon et quelques autres, feignant de n’y rien comprendre, nous prenant à témoin de son désarroi, sans doute « riant sous cape » de notre docilité à nous laisser entraîner dans une manière de vindicte auto-sacrificielle dont il joue à merveille pour sa joie intime, pour notre étonnement quant à ses aveux de « faiblesse ». Mais il faut être rudement fort pour se flageller à longueur de journée, pour rejoindre le coin de la salle de classe et y arborer le bonnet d’âne, il faut être assuré de son être pour le « rabaisser », le « rouler dans la farine », le travestir en Pierrot, lui donner le plus mauvais des rôles dans la quotidienne commedia dell’arte que l’on se plaît à jouer devant des Spectateurs médusés.

   Vous n’aurez pas été sans remarquer l’usage de lieux communs déguisés en proverbes facétieux, ils n’ont d’utilité qu’à mettre en perspective un dénuement supposé et une rare élégance car c’est bien de ceci dont il s’agit dans ce déshabillage total qui menacerait d’être vulgaire s’il ne faisait constamment         appel au second degré, une façon habile de dire « je me flagelle donc j’existe », inventant pour l’occasion un cogito singulier auquel même le bon Descartes n’aurait nullement pensé du haut de son génie. Il est réjouissant, au milieu de cette faune médiatique, seulement occupée de faire briller son ego, de rencontrer ce Personnage si sympathique, haut en couleurs, qui n’a de cesse de déconstruire ce que les Autres, fébrilement, mettent des siècles à construire.

   Spécialiste de la poudre à gratter, du fluide glacial, du sucre qui saute au visage, force m’est de penser qu’il « rit sous cape » du bon tour qu’il nous joue, qu’il se joue pareillement car l’on n’est jamais mieux au centre de Soi qu’à s’en éloigner, à se placer sous la lentille du microscope et à s’examiner comme le ferait d’une diatomée quelque Professeur Tournesol s’ingéniant à trouver dans ce corps translucide, peut-être une image de son être, peut-être un miroir où s’apercevoir tel le ciron de Pascal face aux « deux infinis ». Je ne serais nullement étonné que notre Homme, repus après un repas nourricier, la tête face aux étoiles, se mette à méditer, l’air gravement réjoui, ces belles paroles de l’Auteur des « Provinciales » :

 

   « Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est ; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? »

  

   Oui, je le crois capable d’un tel « forfait », cœur grand ouvert à la contemplation du Monde, effeuillant ses souvenirs comme on le fait d’une marguerite, évoquant ici un dessin à la cire, là de mystérieux signes sur une planche de bois, là encore quelque ancienne Maîtresse dont il doute qu’elle n’ait jamais existé (car il lui faut bien manier l’humour dans cet Univers rempli de tristesse !) et encore bien d’autres essais de se prendre au sérieux en détricotant ce réel manifestement têtu, parfois hostile. Oui, de ceci et de bien d’autres choses, je le crois capable ! Il est ce que l’on nomme communément, avec respect : « un Personnage ». Oui, assurément, c’est ceci qu’il faut être pour tenir « contre vents et marées » ! Oui, ceci !

   Un commentaire de dernière heure du très attentif et poète ES me rappelle à l’ordre comme pour réparer une étourderie et, certes, c’est pour le moins une étourderie au motif que ce presque Voisin (nous projetons de nous rencontrer dans la « vraie vie » avant même que le réchauffement climatique n’ait produit des forfaits inévitables). Au fil des jours, figurent, dans mon Groupe Écriture & Cie, ce que j’ai habitude de nommer « petites gemmes », « minces pépites », nullement au sens réducteur mais pour la simple raison que cet Artiste des mots, jour après jour, infatigablement, distille ses dentelles langagières sous forme elliptique mais non moins superbement réjouissantes. Plusieurs fois, il m’est arrivé de décrire la tonalité de ses vers selon la mesure acoustique-esthétique d’une « petite musique », fugue ou parfois adagio ou parfois encore cavatine, simple bruissement cristallin qui fait vibrer la corde de l’âme en laquelle elle s’instille telle la petite et entêtante ritournelle qui, de la journée, ne vous lâchera nullement, même aux heures les plus fortes de l’Amour, cette divine dimension de la rencontre humaine. Mais bien plutôt que de pérorer longuement et pour inscrire une manière de halte dans cette prosopopée, je vous livre un de ses bijoux, dont je ne sais s’il est « indiscret » et vous incite à rêver longuement au rythme de ses heureux mots :

« Poème des pluies incessantes

Dont l’écho se noie

Par trop d’averses ne répond plus

Le soleil serait-il né d’inadvertance

Ô combien me brûle l’eau silencieuse

De mes incantations

Nihil-Nihil

E. Szwed

29-III-24

Silencieuse »

 

   Familier de l’anaphore, un mot enjambant son nom, comme une incantation qui voudrait retentir silencieusement dans l’âme du Lecteur, de la Lectrice, il plante en notre inconscient un jalon pareil à une braise, une façon d’être au-delà des mots. Et, certes, il est !

   Enfin, après ce long préambule, il est temps d’aborder le cœur du sujet, laissant la parole à Nathalie Gauvin, tout ému de prendre en compte avec exactitude le contenu de son commentaire sur un fragment de mon écriture :

 

« Perspective Existentielle sur une Photographie d’Hervé Baïs »

  

   « Quelle analyse magistrale mon ami ! C'est à couper le souffle ! Tant d'érudition et les mots pour le dire ! Tu as cette vision si juste, si pertinemment intelligente du sens profond des choses, de l'acte de dire qui se ramifie de tant de facettes bigarrées au gré de la plume de ces orfèvres du verbe que sont les grands poètes de l'histoire et qui prend en vos mots mon ami, toutes les nuances subtiles de la sublime lumière dont vous les éclairez...toujours un bonheur suave que celui de vous lire ! »

  

   Bien entendu je n’aurai l’impudence de faire à mon tour un commentaire sur celui-ci. Infinis remerciements pour une telle réception. Alors ici vient à propos une méditation sur le geste du don, sur la logique du contre-don qui lui est coextensif, nul ne saurait en nier la valeur de confirmation de qui-l’on-est en direction de qui-l’on-devient. Parvenus à ce point de notre réflexion commune, comment pourrions nous faire l’économie de la pensée hégélienne du Soi et de l’Altérité qui trouve de nombreux et abyssaux développements dans « La phénoménologie de l’esprit », dont Jean Hyppolite nous restitue ici toute la pleine teneur :

   

    « …car chacune des consciences de soi est aussi une chose vivante pour l’autre et une certitude absolue de soi pour soi-même ; et chacune ne peut trouver sa vérité qu'en se faisant reconnaître par l'autre comme elle est pour soi, en se manifestant au dehors comme elle est au dedans. Mais dans cette manifestation de soi, elle doit découvrir une égale manifestation chez l'autre. « Le mouvement est donc uniquement le mouvement de deux consciences de soi. »

  

   Les choses sont énoncées avec suffisamment de clarté pour qu’elles ne nécessitent que de brèves remarques d’ordre logique, résumées de cette manière :

 

Je ne suis moi que par l’Autre

(versant de la parentalité et de son devenir) ;

je ne suis moi que pour l’Autre

(versant de la conjugalité, de l’amitié, de la rencontre).

Hors ceci, nulle réalité.

Donc, nulle existence.

 

   Å ces quelques remarques, je crois nécessaire d’ajouter la belle réflexion de Philippe Lacoue-Labarthe extrait de « Tradition et vérité, à partir de la philosophie », mettant en lumière l’essence réelle de tout don :

  

   « La question, dans sa plus grande généralité, est donc la suivante : peut-il y avoir un rapport quelconque – impliquant un objet, une chose, mais aussi bien le « corps propre », ou la parole, ou l’âme, etc -, une absence pure de sollicitation de réciprocité, une pure dépense sans espoir de bénéfice secondaire, d’épargne à terme ou de retour, un pur désintéressement ? En général, y a-t-il une fracture possible de l’économique ? Peut-il être (dé)livré quelque chose en pure perte ? Peut-il y avoir dépropriation sans conscience de dépropriation, c’est-à-dire, d’une manière ou d’une autre, sans calcul, ou espoir de réappropriation ? Ou si l’on préfère encore : un geste quel qu’il soit, envers autrui, peut-il être sans finalité, radicalement a-téléologique ? »

  

   Le problème est excellement thématisé et expliqué par le Philosophe. A ceci, l’explication me paraît simple, limpide. Ou bien nous nous situons au niveau de la théorie, « « science qui traite de la contemplation »et le rapport à l’Autre est an-économique, a-téléologique, aucune fin n’étant envisagée de telle ou de telle manière.

   Ou bien le rapport à l’Autre est réel, concret, incarné et alors surgit la dimension de l’économique, du téléologique. Nul ne souhaite être « payé en monnaie de singe ». Ce que le conscient montre comme pur geste de gratuité, l’inconscient le reprend en seconde main, réclamant son dû, son obole, sa juste rétribution.

  

   Certes « l’art pour l’art » et son naturel pendant « l’écriture pour l’écriture » (je me réclame le plus souvent de cette seconde option), l’inestimable valeur du geste d’écriture, « tout le reste étant de surcroît », publication, édition (certains s’y reconnaîtront), retours de commentaires gratifiants, bien évidemment cette charge positive ne saurait être évacuée sans dommages collatéraux. Nul ne saurait faire abstraction de ces gratifications qui, lorsqu’elles s’affirment avec une telle générosité, Nathalie vous l’aurez compris, sont loin de laisser les choses en repos. Ici le contre-don a rejoint le don, le circuit économique, sinon logique s’est refermé, toutes choses prenant sens dans cette dimension d’altérité reconnaissante. Comment mieux dire la gratitude lorsqu’elle rencontre une beauté de l’âme pleine et entière ?

  

   Mais, heureux de l’occasion que vous me donnez de diffuser une once de mes sentiments, qu’il me soit encore accordé, de préciser quelques éléments qui, pour n’être essentiels, constituent cependant la toile de fond d’une rumeur qui court à bas bruit sous la ligne de flottaison de la conscience. D’abord, je citerai l’expérience que j’ai de mon Blog, jean-paul-vialard.fr, sur lequel je publie, depuis une quinzaine d’années, la plupart de mes articles. Très multiples dons au cours de quelques 2720 articles publiés, lesquels n’ont reçu, en matière de contre-dons, que quelques notations strictement numériques dont la valeur est d’un vide abyssal. Å titre d’exemple, aujourd’hui même, voici le visage quantitatif du Blog :

 

Mois : 3 articles – 356 visites – 453 pages vues

 

   Les données sont si étiques qu’il n’y a strictement rien à tirer de telles informations.  Quant aux commentaires, ils sont de nature homéopathique et, parfois, sont le fait d’esprits dont je ne pourrai qualifier le contenu, surréalistes en tout cas, assurément hermétiques, frisant le délire. Sans doute vaut-il mieux s’en amuser ! Å titre de simple ironie, je publie ci-dessous, le fragment d’un commentaire portant sur un texte intitulé « Les Ombres et le Néant », texte dans lequel je tâchais d’analyser, par peuple Mongol interposé, la dialectique de la Tradition et de la Modernité. Voici donc cette « petite perle » au sujet de laquelle je ne ferai nul commentaire, l’évidence éclate d’elle-même, tout au bord du sublime canular :

  

   « 24h…il me faudra 24h pour tout refuser, 24h pour tout accepter…cette Terre ou le Soleil m’exhorte de m’effeuiller - de porter jupons et sandales de cuir - de m’invectiver contre les séquences Fruit du Dragon & Mangue du Jardin…une Mère presque hystérique, transformée par le chagrin qui déifie une enfant de 18 mois…

   Petit Oh petite étincelle - toi le Coeur de ma Vie, je n’existe que par la projection et l’Ego…quel gâchis…lorsqu’on pleure dans la chaumières, funeste « vie personnelle » versus «  solaire professionnel »…sortes « les napkin’s » ça va pleurer dans les chaumières…de ce grand et large espace Khmère très peu d’objets sont vraiment visible…autrement dit ces « grandes acrobaties » ces « clowns élégants » sont presque muet dans l’Absence, le néant…oui, ou est & qui est l’Absent? Maître Bandol, dont les cendres reposent juste de l’autre côté du Muret…ou bien est-ce le manque de Sens dans l’Existence…je répète souvent cette réforme, ou bien ce refrain…je ne sais plus quel est l’idiot-M exactement…oui je me répète que l’absence des uns fait place au Vide de l’Autre - du Soi Intérieur qui n’est ni un enfant ni un décorateur amateur des Moulins à Vent… »

 

   Je laisserai les « Moulins à Vent » broyer leurs subtiles graines et semer leurs farines à tous vents, poursuivrai mon chemin sans en être réellement affecté, amusé seulement.

  

   Autre expérience : Il y a de cela quelques années, j’avais publié de très nombreux articles sur un Site Littéraire « Exigence : Littérature ». Pratiquement nul retour. Le seul consistant provenait d’une Administratrice du Site qui critiquait vertement le contenu d’un texte publié à propos de « Soumission » de Michel Houellebecq. Autant vous dire que notre collaboration s’est arrêtée là, devant tant d’intolérance manifeste. Ce Site semble avoir disparu de la sphère Internet.

  

   Dernière expérience, qui nous est commune : la participation au Réseau Social Facebook. Deux volets : celui de mon Profil jean-paul vialard sur lequel je publie tous mes nouveaux textes avec images jointes et des « souvenirs », simples extraits de textes antérieurs. Autre volet : mon Groupe d’Écriture « Écriture & Cie » qui compte à ce jour 1300 Membres. Sur ce Groupe, publications diverses d’Auteurs édités, de photographies d’art, de fragments de mon écriture. Ces fragments sans images sont voulus afin de faire droit au texte et au texte uniquement afin que les éventuels « J’Aime » soient clairement délimités. Bien trop de Participants cliquant plus volontiers sur une Image que sur un Texte, lequel nécessite un investissement minimum. Dans ce Groupe qui menace de devenir pléthorique, une vingtaine d’Amis (dont les Auteurs dont j’ai cité précédemment les initiales en lieu et place de leur patronyme réel) qui sont devenus fidèles, avec lesquels d’intéressants échanges sont entretenus. Autrement dit 1280 Membres constituent une majorité silencieuse qui, peut-être, n’en pense pas moins mais le silence est toujours difficile à interpréter et sujet à erreurs multiples. Voici la réalité telle qu’elle se dévoile, qui n’est guère différente de celle que nous connaissons dans notre environnement familier :

 

la qualité est rare,

la quantité foisonne

comme l’eût énoncé ce

bon Monsieur de La Palice.

 

   Il n’y a pas lieu de s’en plaindre même si ce que j’exprime ne se dispense guère d’une critique, peut-être même, parfois, se teinte d’une juste frustration. J’aimerais tant, parfois, que la « monnaie de singe » soit troquée en « espèces trébuchantes et sonnantes » (n’entendez pas une rétribution économique), seulement cette reconnaissance si bien mise en évidence par le génie de Hegel dans la construction de la conscience de Soi.

  

   Ici, après ce long bavardage qui présente le visage de quelque épanchement affectif, vous remerciant encore mille fois pour votre gentillesse et comme contre-don qui clôturera ma parole, je cite ci-après l’un de vos Poèmes qui brille de mille feux et témoigne d’une conscience attentive à une marche éclairée du Monde :

  

   « Et si, pour survivre au-delà de tout, je risquais l’égarement ? Que j’appareillais vers l’inaccessible et mettais voiles au plein sens ? Que trouverais-je au-delà de l’horizon visible ?

Ramènerais-je en mes cales

Quelques trésors si fabuleux

Qu’ils n’attendaient que cette escale

Au périple de mon esquif

Pour me laisser les découvrir ?

Ou sombrerais-je dans les abysses

Tristes et solitaires du rêve

Comme tant de ces barques de lunes

En quête d’aurore boréales

Comme tant de ces bateaux de brume

Survivants de l’imaginaire

Que l’on enfante dans l’éther

Entre l’espoir et l’amertume

Hantant les lueurs vespérales

Des feux Saint-Elme qui se consument

À se dissoudre dans leurs voiles

Évanescentes comme l’écume ?

Comme tant de ces vaisseaux précieux

Aux bois de rose ou de santal

Ceux qu’on incruste d’or massif

Qui cherchent des routes aux étoiles

Qui bravent corsaires et mistral

Pour des louis d’or et des épices

Ou voguent en des eaux d’infortunes

Qu’azurent des soleils excessifs

Sans autres haleines qui les essoufflent

Que vents qui tiennent dans un souffle

Mais qui se condamnent au naufrage

Pour n’avoir su se prémunir

Contre les dangers du voyage

Ni mouiller l’ancre en quelques terres

En quelques havres, quelques rivages

Et qui reposent leurs épaves

Au linceul de toutes les mers

Aux lits desquelles elles s’enclavent

Pour ne laisser de leurs sillages

Que ces lambeaux d’écumes brèves

Aux tombeaux de chaque récif ?

 

   Comment un texte d’une telle tenue pourrait-il se passer, logiquement, rationnellement, mais aussi affectivement d’un évident contre-don ? Et, pourtant, dès que le niveau d’écriture s’élève, que la pensée brille par son ample déploiement, les sentiers se font rares en Marcheurs et Marcheuses prêts à confronter l’abîme toujours ouvert du sens. Que dire après ces mots aux belles facettes de cristal qui n’en obombrerait la subtile luminescence ? Cependant qu’il me soit permis de placer à l’épilogue de mes méditations, cette réflexion qui est vôtre, qui résume excellement ce que j’ai essayé de dire avec tant de laborieuse incertitude et, peut-être, d’amertume et de désillusion face à un Monde bien trop préoccupé de soi, qui n’a de cesse, tel Narcisse, de se mirer dans l’eau qui en reflète le mirage. Mais, énonçant ceci, après une longue considération de mes écrits, ne suis-je, moi-même, ce Narcisse que je récuse ? Mais que la proche altérité de votre parole vienne ici me rejoindre et me porter vers cette entière beauté que vos mots distillent à la façon d’une belle et troublante ambroisie :

 

« Ramènerais-je en mes cales

Quelques trésors si fabuleux »

 

En attente de l’Autre, ne sommes-nous,

faute de nous l’avouer clairement,

uniquement en attente de Nous ?

Don et contre-don

Des deux mains qui s’étreignent ici,

laquelle reçoit l’Autre,

laquelle est reçue ?

Y a-t-il homologie des intentions,

 des émotions, des ressentis ?

L’étreinte partage-t-elle avec équité

le souci de la pure Amitié ?

 

   Ici, nous ne pouvons que questionner et nous poster à l’orée de cette interrogation tant l’exister ne nous assure de rien, nous visite seulement comme l’oiseau fend l’air qui se referme sur lui et ne laisse, dans le trajet du Ciel, qu’une place vide !

 

Oui, le vide est à combler incessamment,

la solitude est immense qui replie autour de nous

 ses ailes de carton et de suie.

Vous voulons de la LUMIÈRE,

rien que de la LUMIÈRE !

 

Merci, Nathalie, de nous en offrir

Ces subtils éclats

Ils vont droit au cœur

 

CORDIALEMENT

 

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23 mars 2024 6 23 /03 /mars /2024 08:55
Heureuse polysémie de la Photographie

Back to black…

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Posant tout juste nos yeux sur cette Photographie, nous savons d’emblée qu’elle nous questionnera bien au-delà des faits ordinaires. Il en va ainsi de toute Chose digne qu’on s’attarde sur son intime vérité. Toujours nous sommes alertés lorsque vient à l’encontre l’exacte beauté. Il y a comme un fil d’Ariane indéfectible qui nous relie à sa matière diaphane, à son langage silencieux, aux gracieuses arabesques qu’elle porte en son sein dont il nous est demandé de saisir le bel ordonnancement, de percevoir, à sa juste valeur, l’insondable harmonie. Ce que nous avons constamment à être dans notre tâche d’Hommes, des Découvreurs de nouveaux continents, des Explorateurs de terres vierges, alors seulement nous pourrons revendiquer une manière d’entièreté, laquelle s’opposera à notre naturelle fragmentation : une idée ici, un acte là, un amour ailleurs, une rencontre plus loin, et nous courons après nous sans jamais pouvoir nous rattraper, nous relier à quelque chose de consistant, de déterminé, de palpable. Cette belle Photographie, nous pouvons nous en approcher selon trois perspectives différentes et complémentaires : photographique, esthétique, existentielle. De cette triple vue doit nécessairement surgir un orient qui nous arrachera, au moins provisoirement, à nos tracas quotidiens, nous distraira de nos multiples et toujours renouvelés égarements.   

    

   Perspective photographique

    

   Il y a là une évidence de la présence. L’écume blanche du Ciel joue en contrepoint de la longue jetée noire, du portique rectangulaire contenant, en son cadre, la silhouette nettement dessinée d’une embarcation de pêche. Le tiers bas de l’image entretient un rapport équilibré avec son correspondant, ces deux tiers hauts qui sont comme son complément, ou plutôt, devrions nous dire, sa « complétude », exprimant en ceci, déjà, la projection existentielle qui viendra au juste moment de son énonciation. Ici, en tant que qualité iconique, c’est le souci géométrique qui se dégage avec netteté et détermine, en quelque sorte, tous les plans secondaires de l’image. Une opposition se donne en tant que nécessaire entre l’opalescence du fond et la venue à eux des autres thèmes de l’image : douce colline à l’horizon, passerelle au premier plan dont il a déjà été parlé. Une remarquable maîtrise de la profondeur de champ nous délivre avec précision tous les détails qui structurent notre vision : tout est net depuis un point zéro, un point d’origine, jusqu’à l’extrême limite de ce qui peut se lire tel un infini.

   L’exactitude est une des lois souveraines qui délimite le champ d’expression de cette mimèsis du réel dont nous sentons bien qu’elle se donne comme mesure idéale de tout ce qui fait sens, immédiatement, à la limite de nos yeux. Nous sommes d’emblée auprès des choses, pour ne pas dire « dans les choses », c’est-à-dire que l’authenticité nous rencontre sans même que nous ayons à en référer à quelque loi spatiale, à quelque concept qui tirerait d’une confusion initiale les prémisses d’une sémantique s’ouvrant à la lumière de la Raison. Il y a évidence. Il y a apodicticité. Nous sommes comblés, saturés de significations dont il n’est nul besoin de préciser les conditions de possibilité. La réponse du Photographe à une exigence éthique monte des profondeurs de l’image sans qu’il nous soit besoin d’en détailler l’itinéraire, d’en tracer les lignes selon lesquelles elle se donne à nous avec une rigueur toute « naturelle ». Mais la perspective photographique ne doit nullement dissimuler l’esthétique, seulement la préparer et constituer un début de révélation.

 

   Perspective esthétique

 

   Le ciel, ce ciel que, toujours l’on convoque au-dessus de nos têtes à la manière d’une eau lustrale, le voici largement déployé dans des teintes si douces, si ouatées, si soyeuses que nos rêves les plus intimes peuvent s’y révéler d’emblée. Å certains endroits un peu indéfinissables, c’est comme une vague traînée de poudre, la pulvérulence d’une cendre, peut-être un doux bourgeonnement de la lumière. Tout est si uni sous une bannière de flottement, une heureuse vacillation, un subtil ondoiement et, déjà, l’on ne s’appartient plus, l’on fait corps avec cette étrange substance et, déjà, notre peau est peau de l’image et, déjà, il n’y a plus de différence, seulement l’allure d’un poème donateur de joie. Alors, par degrés successifs inaperçus, on descend les degrés du ciel, tout entourés de vagues et précieuses nuées, on se dispose à se fondre dans cette ligne d’horizon à peine marquée, un songe venu à l’eau, un mot chuchoté par les lèvres de quelque Ondine inapparente, immense faveur d’être ici, une simple ligne oublieuse de son histoire, clignement de paupières d’un ineffable présent, plus présent que toute chose qui voudrait se dire dans la fierté, dans le tumulte, dans l’affirmation de soi.

Combien la douceur, l’évanescence

de la colline nous touchent,

pareilles à une peau féminine

ensemencée d’amour,

disposée à la caresse, à l’effleurement,

manière de grésil flottant

dans le ciel d’hiver.

Combien l’eau nous accueille

au sein de sa feuille blanche,

signe d’Homme parmi le signe

estompé des autres Hommes.

Il y a un grand calme à être là

et l’on sent cette longue sérénité,

cette ouverture souple du gris

se donnant selon des touches harmoniques

que l’on peine à nommer tellement

cette teinte est éphémère, passagère,

 identique à une pluie boréale :

gris d’Étain presque blanc ;

gris Argile presque Étain ;

blanc Albâtre presque gris ;

blanc Lunaire presque Albâtre,

une aimable confusion qui dit l’échange,

 l’accord, la convenance de se fondre

dans la fraternité du Tout,

à n’être plus qu’une vague

hypothèse à l’orée du Temps,

une présence sur le seuil de l’Heure,

simple surgissement dans la Seconde

qui est notre possession la plus réelle,

l’esquisse la plus affirmée

dans la chute irrémédiable des jours.

  

   Mais, ici, nous sentons bien qu’il y a changement de régime, que l’Esthétique se mue en Existentiel, que la Philosophie se substitue au Langage, que le Concept se donne en lieu et place de l’Émotion face à la Beauté.

 

   Perspective Existentielle

 

   Toute chose, par nature, existe dans la surface (c’est la perspective qu’elle nous offre d’un seul empan du regard), mais, aussi, existe dans la profondeur (ce sont ces signes discrets que nous cherchons à déchiffrer afin d’en détourer l’essence de manière satisfaisante). Donc le photographique et l’esthétique sont la peau de l’image, la chair ne se donnant que dans la perspective existentielle. Regardant à nouveau ce paysage, nous nous doutons bien que des sèmes, ici et là dispersés, sont encore à découvrir, à inventorier, à faire nôtres afin que, saturée, notre soif de connaissance parvienne à satiété. De ce portique haut levé dans le ciel, il faut faire retour amont, comme si le passé, dissimulé sous le voile blanc de la photographie, nous hélait, nous mettait en demeure de comprendre ce qui, ici, se trame et correspond aux fondements de notre Humaine Condition. Une telle invite à une archéologie mémorielle est entièrement contenue dans ces quelques mots :

 

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

   Mais nous nous intéresserons moins aux « Amoutous » qu’à ce fameux Mont Saint-Clair, lequel abrite le plus marin des cimetières, celui où repose le poète Paul Valéry. Alors, ici, comment ne pas évoquer son sublime poème, du moins son incipit, riche de significations multiples :

 

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »

 

   Par essence, le Poète ne vit que par procuration au milieu de ses semblables. En quelque manière le quotidien l’effraie en le destinant aux contingences de tous ordres. Poétiser suppose de se soustraire à sa condition terrestre, à s’élever vers « ce toit tranquille » qu’habite la paix des colombes portant en leur bec, le symbolique rameau d’olivier. « Midi le juste » ne nous fait-il penser à « l’heure du grand midi » nietzschéenne, cette heure du retournement où les hommes éprouveront la pensée en sa puissance affirmée, celle du retour éternel de toutes choses, lequel métamorphosera tout instant en éternité ? Ne serait-ce le même trajet que trace, pour nous, le Poète de Sète, à savoir en appeler au temps infini de « la mer, toujours recommencée », qui, tout bien considéré, est le temps sans temps des dieux, le temps sans temps de la Poésie ? Tout Poème abouti ne possède ni début, ni fin, il existe de toute éternité, ne fait signe qu’en direction de ce Temps Universel dont chacun de ses mots est tissé, pareil à un essaim doré d’abeilles butineuses de l’éther.

   En contrepoint de ce lyrisme poétique de haute volée, modestement et sur le mode gentiment ironique, « l’humble troubadour », Georges Brassens, tresse une couronne de lauriers simplement terrestre, au motif que « le Polisson de la chanson » passera son dernier repos au « cimetière des pauvres », face à l’étang de Thau, laissant à l’Académicien le privilège de hanter de sa haute figure le « cimetière des riches » :

 

« Déférence gardée envers Paul Valéry,

Moi, l'humble troubadour, sur lui je renchéris,

Le bon maître me le pardonne,

Et qu'au moins, si ses vers valent mieux que les miens,

Mon cimetière soit plus marin que le sien… »

 

   C’est, totalement, entièrement, dans cette « dialectique du Riche et du Pauvre », dans cette rencontre d’une poésie populaire, immédiate et d’une poésie intellectuelle que se situe le point de contact singulier de Valéry et de Brassens. Å la superbe de Valéry, à sa déclamation ostentatoire :

 

« J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! »

 

Brassens offre le dénuement de l’Insignifiant, humilité et simplicité réunies :

 

« Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon

Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson

Celles des titis, des grisettes… »

 

   Dans cet intervalle qui pourrait paraître ne jamais devoir être comblé, c’est bien plutôt deux styles « irréconciliables » mais complémentaires, deux facettes d’une même Poésie Universelle qui scintillent et, jamais ne s’effaceront. Car il semble bien qu’il n’y ait nul degré de valeur du Poème, seule la marque d’une vérité à l’œuvre, laquelle diffère bien évidemment selon les tempéraments et les tâches d’écriture des Poètes respectifs. De Prévert à Saint-John Perse, l’on pourra trouver la marche haute, mais la différence n’est pas de fond (la valeur en soi de la Poésie) seulement de forme (le visage singulier selon lequel le Poète façonne les mots afin de les porter au Poème).

 

Nous terminerons sur l’image d’une plume unique, d’une encre unique, trempées aux eaux vives et toujours renouvelées de la Mer, cette eau éternelle qui, jamais ne finit de battre :

 

« Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion

Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion

Et de ta plus belle écriture… »

 

   Le Lecteur, la Lectrice, Poètes eux-mêmes (chacun porte en soi ce prestige des mots), auront pour libre tâche de poursuivre à leur guise les paroles de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète ». Un voyage d’ici jouxtant un voyage outre-monde, premier et dernier lieu d’actualisation de la superbe Poésie. Tout mot s’inscrit, nécessairement, entre deux néants, celui qui nous précède, celui qui nous attend.

 

Hâtons-nous d’être Poètes

en ces temps crépusculaires,

seule la force du Langage

nous sauvera du naufrage.

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

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19 mars 2024 2 19 /03 /mars /2024 08:44
Un premier rayon de soleil

Bastide de Monpazier

Porte rue Saint-Jacques

Foirail Sud

 

***

 

   Depuis des mois, seule l’eau nous avait rencontrés : journées grises, à ras du sol, caravanes de lourds nuages couleur de zinc, écharpes de pluies venues de l’ouest, brume matinale, froid humide qui nous obligeait à nous cantonner dans nos cubes de pierres, à n’en sortir que pour quelques achats en ville. La désespérance était longue qui entourait ses rubans de momies autour de nos âmes en déroute. Même les plus intrépides parmi nous hésitaient à sortir, à braver ce temps d’équinoxe, à s’immiscer entre deux régimes d’averses, à se munir d’un parapluie qu’inévitablement une subite giboulée n’aurait nul mal à retourner, comme se retourne la peau d’un gant. Plus d’un se plaignait de ce déluge permanent, de ces rivières au dos monstrueusement gonflé, de ces caniveaux pareils à des torrents, de ces monticules hissés hystériquement par des brigades de taupes, de ces vers qui venaient s’échouer pour mourir sur les dalles de ciment de nos garages. Nul n’entrevoyait, à l’horizon, la promesse d’une prochaine accalmie. On s’occupait comme on pouvait, en lisant, en griffonnant des lignes sans but sur des bouts de papier, en attisant les braises du poêle, en confectionnant de petits plats. L’ennui était partout qui faisait ses sombres rigoles, ses mares suintantes, ses lacs infinis bornés par une courte perspective. Beaucoup s’interrogeaient sur la nature de ce constant débordement et il n’était pas rare qu’une eau curieuse ne s’infiltrât dans le domaine réservé des Quidams, lesquels, bien évidemment, se plaignaient de cette injustice du sort.   

  

   Mi-Mars. Une soudaine déchirure de la toile des nuages. Une vive lumière qui oblige à porter des vitres noires devant le globe endormi de ses yeux. Dans les haies, les passereaux en fête n’en finissent de pousser leurs trilles de bonheur, de célébrer le retour de la Nature, la floraison de la vie, le déploiement d’une pure et virginale joie. Les buissons éclatent, lestés de lourdes grappes de fleurs, les amandiers arborent un rose exubérant, les tulipiers déplient largement leurs corolles jaune-orangé à la façon d’un éventail, d’infinis tapis de pâquerettes habitent les vallons, les habillent d’écume ; les soleils des fleurs de pissenlits, partout présents, dardent leurs minuscules rayons dans toutes les directions de l’espace. Les champs ont revêtu leurs habits de fête, les jardinières paradent comme au Carnaval, les berges des ruisseaux bruissent d’une vie nouvelle pleine de promesses, éclatante d’enchantements à venir. Les volets des maisons, jusqu’ici, engourdis dans leurs lames de bois, se sont ouverts, les fenêtres prennent l’air, les intérieurs respirent, déploient leurs alvéoles, une insistante clarté pose sa caresse inattendue sur les boules des oreillers, sur les dentelles des rideaux, fait briller le délicat acajou des meubles anciens.

  

   Le règne exubérant de l’exister a retrouvé sa voie fécondante, a multiplié son miel, a poudré de son nectar toute chose surprise en sa confidence même. La vie, que l’on croyait à trépas, la voici retrouvée pleine et entière, elle nous faits signe, tel l’Ami depuis longtemps perdu de vue qui sourit sur le seuil de notre abri. C’est alors que tout prend sens, que tout se dispose à la fécondation illimitée de ce réel dont nous pensions qu’il nous avait désertés pour une éternité. Félicité subséquente, foisonnement des projets, les langues se délient, les corps roides se redressent, la volupté glisse silencieusement sous la pellicule florale de notre peau. Quel étonnement de sortir de la nuit dense, aveugle, refermée sur elle-même et de se retrouver comme saisis d’un rayonnement intérieur, une source se lève au creux de la chair, une lumière docile irrigue nos vaisseaux, les pelotes de nerfs se dénouent, le diaphragme devient un golfe clair où dansent les étoiles, la plante des pieds est si légère, c’est à peine si elle touche le sol, manière de libellule ivre d’une réminiscence qu’elle croyait impossible à jamais.

  

   J’ai pris ma voiture. Les fenêtres sont mi-ouvertes. Un air sucré flotte tout autour. Traversant des bois de châtaigniers sombres, parfois l’essaim couleur d’or des premières abeilles. Elles butinent la vie, tout comme je la sens en moi faire ses sourdes et lustrales résurgences. Soudain, dans l’heure qui fulgure et vibrionne, l’hiver est oublié, relégué en quelque oubliette sans fond, les soucis se diluent, fondent comme les glaciers qui, peu à peu, perdent leur matière. Je traverse des villages paisibles. Des Hommes sont en vêtements légers qui jouent aux boules, j’entends leur clair tintement d’acier et quelques exclamations qui me font penser à des Spectateurs comblés d’être là, simplement, évidemment vivants. Au sommet d’une butte, telle la vigie, la masse imposante d’un château glisse sous le large déploiement de son oriflamme. Les villages sont presque déserts, surpris de ce gonflement inattendu des bourgeons de l’existence. Il faut un temps d’acclimatation, il faut se disposer à être au sein de la plénitude, il faut délier son corps, le confier au destin largement éployé des choses belles et immédiatement saisissables.

  

   De hauts peupliers encadrent la route de leurs résilles de branches droites, on y devine l’impatience des jeunes feuilles vert amande, on suppute le chemin vertical de la sève, on imagine tout un monde végétal affairé à se réveiller de la longue léthargie, on ne pense qu’à simplement coller sa tête contre le tronc, on percevra un langage secret, une parole fluide qui, bientôt, sera l’écho bienveillant des jours à venir. Maintenant la Bastide apparaît nettement, posée sur son large plateau qui domine des prairies semées de fleurs, tout un peuple impatient de dire sa présence, de manifester la beauté du naïf, du naturel, du sobre, de l’inquiet logé au cœur de tout être, fût-il le plus inapparent, le plus silencieux. J’ai garé ma voiture près d’une des portes d’entrée de la Bastide. Tout est si calme et, pour un peu, je me croirais le seul Habitant de ces hautes demeures médiévales. Å ma gauche, quelques ouvrages dorment dans une Boîte à Livres, oublieux des signes qu’ils renferment.

  

   C’est un peu comme si, archéologue des temps nouveaux, je devais dresser l’inventaire de ces lieux livrés à un repos qui semble éternel. De chaque côté de la rue, de grosses bâtisses aux pierres dorées, leurs volets sont fermés sur des secrets sans doute impénétrables. Dans la perspective de la rue, les arcades en ogive de la Place des Cornières. Un couple de Touristes s’y découpe, la Femme prend une photographie de l’Homme qui pose devant un logis à colombages. Ici est le cœur battant du bourg. Souvent des animations, des consommateurs attablés aux terrasses des cafés, des kermesses, des journées de troc, d’expositions. Aujourd’hui, en cette manière d’aurore du temps, les Existants sont rares. Le Bouquiniste, cheveux blancs, large barbe en éventail, échange quelque nouvelle avec deux Compagnons de route. Un Garçon de café replie les éventails des parasols afin de profiter du soleil. Deux Artisans restaurent la façade d’une maison. Le silence est frappant à cette heure de la journée alors que l’après-midi commence tout juste. Que font donc les Habitants de la Bastide ? Font-ils la sieste ? Sont-ils de simples cocons que la lumière n’aurait encore nullement fécondés ? Il faut dire, dans ce gros bourg, comme dans les bourgs alentour, la population est vieillissante, les Jeunes sont partis à la ville, les Héritiers ont cadenassé leurs portes et les bâtisses semblent assoupies pour toujours.

 

   Sentiment de déambuler dans un temps sans réelle consistance, genre de Conte de Fées dessinant dans les pages d’un livre, des personnages de cendre et de fumée. Et, par effet de simple proximité, ma déambulation devient à peine palpable, lente dérive onirique où le images du rêve, toutes de tulle et de tarlatane, se mêlent et s’enchaînent dans une étrange réverbération à la limite d’une brume, d’un ris de vent qui ne sait nullement la raison de son ineffable présence. J’aime bien ces sonorités assourdies, ces lueurs aurorales, ces effusions à peine plus hautes qu’un sourire d’enfant à l’orée de son existence. C’est tout juste, dans ce décor de cinéma surréaliste, si mes semelles touchent le sol et je glisse sur la pierre lisse des pavés plutôt que je ne marche. Comment, venant de la ville, de ses sombres rumeurs, de ses mouvements désordonnés, ne pas être immédiatement et durablement heureux de cette léthargie qui dessine dans l’air léger ses arabesques diaphanes ? Ressourcement, renaissance à Soi, rencontre de thèmes enfantins, originels, le désir d’une cachette à l’abri des regards, l’immersion dans une grotte, là où seule la félicité peut fleurir et déployer sa corolle.

  

   Je remonte la rue Notre-Dame. Des couvreurs sur un toit, torses nus, posent une dalle en zinc. Quelques oiseaux traversent un ciel de satin.  La Maison du Chapitre arbore son haut pignon au faîte duquel se trouvent les oculi et leur pierre d’envol pour les pigeons. Mais nul pigeon ne s’en échappe plus depuis des lustres, les seuls qui s’ébattent encore sont ceux de la Place des Cornières qui, sans doute, imitent leurs frères de la Place Saint-Marc à Venise, en de plus modestes envols. Au rez-de-chaussée, des vitrines en ogive derrière lesquelles on peut apercevoir de beaux pains dorés, quelques pâtisseries puis une salle de restaurant ayant sacrifié au kitch l’âme de son lieu, hauts tabourets de bois mal équarris, tables circulaires grossières, comme une allusion à la forêt périgordine proche, peut-être une connivence avec la rusticité de Jacquou le Croquant, ici l’on fait appel à la révolte paysanne de l'Ancien régime, il faut bien attirer les Chalands, mais il semble que le charme n’ait nullement opéré et nul, à cette heure pourtant festive, n’est venu déguster ces délicieux gâteaux de noix du Quercy qui sont l’emblème de la maison. Vraiment, la Bastide est lourdement assoupie, ce dont, Solitaire dans l’âme, je ne saurais me plaindre, quelques rares Passants suffisent à mon bonheur.

  

   Je franchis la Porte du Foirail nord. A quelques pas, le célèbre Café où la règle commune est de ne parler qu’en maniant l’imparfait du subjonctif. Une façon de faire un clin d’œil à la « Querelle des Anciens et des Modernes », amplement dépassée de nos jours et qu’il conviendrait de renommer « Querelle du Galimatias et du Javanais », tant notre belle Langue est mise à rude épreuve sous nos latitudes cybernétiques gavées d’Intelligence Artificielle. Certes, ARTIFICIELLE, je me plais à la calligraphier selon la hauteur de lettres Capitales. Mais passons pour des cieux plus sereins, lesquels, parfois, s’obombrent de nuées inquiétantes.  De l’autre côté de l’esplanade, tout au bout d’un trottoir surélevé, la silhouette d’une vieille Dame très coquette qui fête à sa manière l’arrivée impromptue du Printemps. Petites ballerines rouges, pantalon marron au pli parfait, pardessus écossais à fines rayures beige, béret incliné sur une forêt de cheveux gris. Elle me paraît d’emblée si plaisante, tellement porteuse des belles fragrances d’autrefois que je me plais à l’imaginer dotée d’un prénom floral et, je lui attribue, sans hésiter, la belle appellation de Marguerite.

  

   Donc Marguerite avance à pas menus, comme si elle marchait sur un tapis de renoncules ou de fritillaires couronnes, le pas suivant différant si peu du pas précédent. Je m’arrête un instant pour l’observer avec sympathie et bienveillance. Arrivée à l’extrémité du trottoir, la marche est haute qui rejoint le bitume de la rue en contrebas. Elle avance doucement, avec mille précautions, pareille à ces gerridés de cristal qui avancent sur le miroir de l’eau sans presque le toucher. Marguerite s’y prend à plusieurs reprises, avance son pied gauche, puis essaie le droit mais sans plus de succès. Le bitume se refuse à elle avec obstination. Alors j’anticipe la chute au motif que Marguerite titube et ne tient plus l’équilibre que par un fil. Je traverse rapidement l’esplanade, la saisis par son bras gauche, l’aide à descendre. La vieille dame est confuse, un peu de rose lui monte aux joues, elle s’excuse pour elle-même, pour ce soudain manque-à-être que ses jambes lui offrent en guise de maigre et indigent viatique. Elle me dit avec le dépit d’un triste constat : « J’ai failli tomber ! ». Elle ne me remercie nullement, bien trop occupée à rassembler ses idées, à remettre son vieux corps en place. Je lui fais traverser la rue puis continue ma promenade dans la Bastide. Je ne l’ai guère observée longtemps, mais cette femme avait dû être très belle au temps de sa jeunesse, et les vers de Ronsard ont longtemps résonné dans le corridor de la mémoire :

 

« Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,

Assise auprès du feu, dévidant et filant,

Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :

Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »

 

   Å quoi pensait Marguerite après son ébauche de chute ? Å son mari défunt ?  Å ses Petits Enfants ? Å ses Amis ?  Å ses anciens Amants ?  Å elle et seulement à elle dans sa « traversée du désert » ? Qui donc pourrait savoir, la jungle des sentiments, la forêt équatoriale des souvenirs, la vie en sa complexité de mangrove est si difficile à déchiffrer ! Ce dont, malgré tout, je suis sûr, c’est que mon âge également avancé a jeté un pont entre Marguerite et moi, que j’en ai approché la complexité, que j’en ai sondé le désarroi bien mieux que ne l’aurait fait un Jeune Homme dans l’insouciance de l’âge. Et ici, ce qu’il me faut énoncer avec force, ceci : la douloureuse beauté d’avoir longuement avancé dans le siècle. Non, ce n’est simplement la figure de style de l’oxymore qui se laisse percevoir, c’est bien plutôt la lumière d’une vérité et le tissu de contradictions vivantes qu’elle porte en soi. Parvenu au crépuscule de ma vie, d’un seul empan de ma pensée, je parcours rapidement tous les stades existentiels, les minces bonheurs, les consternants vertiges, les espoirs et les craintes, les exaltations et les retraits, les fugues et les symphonies.

  

   Ceci veut simplement signifier, et ceci n’est rien moins que naturel, que ma vue du temps qui passe est ensemencée de bien d’autres visions qu’elle ne peut l’être chez un Jeune Homme dont le clavier des sensations est bien moins étendu et, corrélativement, la compréhension qui lui est coalescente demeure partielle, sinon superficielle, dans cette hâte de vivre, cette boulimie d’essence bien plus instinctuelle qu’intellectuelle.

 

Oui, toute beauté est une douleur

et toute douleur une beauté.

 

   Ce n’est qu’au terme du voyage, après avoir beaucoup expérimenté, connu des succès et des échecs que l’on dispose de l’alphabet nécessaire au décryptage existentiel mais, pour autant, ce dernier présente encore des lacunes, des hiéroglyphes, des traits de morse. Cependant la vue s’est affinée, l’ouïe précisée, le toucher aiguisé.  La meurtrière s’est élargie qui nous dévoile des horizons autrefois insoupçonnés.

  

   Je n’ai rien contre les jeunes générations et, du reste, pourquoi aurais-je, à leur égard, quelque ressentiment que ce soit ? Ce qui, cependant, me paraît de l’ordre d’une simple évidence, c’est le fait suivant : par rapport à leur relation à l’existence en général, les Anciens (nommons-les ainsi) jouent, à la fois, sur la Note Fondamentale et sur les Harmoniques du vivre, alors que les Jeunes expérimentent surtout la Note Fondamentale.

 

La Note Fondamentale ?

 

   Le fait d’être vivant, ici, sur cette terre, en ce lieu, en ce temps. Une sensation d’immédiate présence aux choses. C’est bien le moins que l’existence puisse nous apporter sur l’échelle des tons et des gradients.

 

Les Harmoniques ?

 

    La Note Fondamentale + la multiplicité des choses qui émaillent le déroulé d’une vie dont il a été déjà été question quelques lignes plus haut : les espoirs et les contrariétés, les moments d’extase et d’abattement. C’est essentiellement cette douve largement creusée entre générations, cet abîme vertigineux entre les âges qui expliquent la presque totalité des différences de points de vue, le discord des lignes de conduite, la contradiction quant aux choix fondamentaux qui orientent les vies selon telle ou telle inclination. Partant, inclus dans la logique de son comportement, chacun, Jeune ou Vieux, est sûr de détenir la Vérité et rien n’y pourra changer au motif que tout ceci tient à l’essence de l’Homme, au dépliement de son histoire, aux événements qui jalonnent, au hasard, les parcours individuels. Ainsi vont aussi bien les petites histoires que la Grande Histoire, lesquelles, malgré l’intervalle, ont des parentés proches.

  

   Mais revenons à de plus printanières considérations. Je descends la Rue Saint-Jacques. Cette rue si animée en saison est quasiment déserte. Un restaurant autrefois porteur d’un prestige local a définitivement fermé ses portes. Quelques boutiques sont ouvertes qui prennent l’air mais n’attirent guère le Chaland. Å nouveau la Place des Cornières. Å son extrémité, un Salon de Thé dont c’est le jour de fermeture hebdomadaire. Un couple me suit qui manifeste ouvertement sa contrariété. Morte saison. Cette formule résonne si étrangement dans cette ambiance presque estivale. Ouverture/Fermeture ou la loi des contrastes.

 

Ouverture : Joie.

Fermeture : Ennui.

 

   Oui, c’est bien cela, nous sommes éternellement ballotés entre un sourire et une larme. Loi des écarts : nous ne sommes nous-mêmes qu’écarts entre deux mondes :

 

de Jour et de Nuit ;

d’Ombre et de Lumière.

  

   Je rejoins ma voiture. Sur un terre-plein, des Joueurs de boules, Hommes et Femmes, dont certains font entendre un fort accent étranger. Ici beaucoup d’Anglais possèdent une résidence secondaire, mais aussi, parfois, des résidences principales. Ouverture de l’Europe à l’une de ses missions essentielles : faire communiquer entre eux les Peuples qui la composent. Maintenant la Bastide n’est plus qu’un lointain souvenir, un genre de mirage flottant dans les brumes du passé. Le long du trajet, de nouvelles images effacent les anciennes. Cependant, en toile de fond, la silhouette persistante de Marguerite, ses minces ballerines rouges, son pantalon au pli impeccable, la belle tenue de son manteau écossais, son béret sur ses cheveux grisonnants et cette grâce infiniment fragile de l’âge qui parvient à son terme, le rose aux joues de la confusion, avoir été belle, s’en souvenir et à peine reconnaître son image dans le miroir. Je crois que j’oublierai volontiers les lourdes maisons aux volets clos, le carré parfait de la Place des Cornières, le Café de l’imparfait du subjonctif, mais Marguerite, tel un fanal levé dans la brume, fera son faible scintillement, fil d’Ariane pareil à un cristal qui, jamais, ne cesse de vibrer !

 

 

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