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7 avril 2025 1 07 /04 /avril /2025 17:12
Mille corps en UN.

Photographie : Blanc-Seing

 

 

 

 

  

   Présent.

 

   C’était étonnant tout de même cette vision confuse des choses. C’était comme si le regard, soudain, avait migré dans la boule pléthorique du Cyclope. Une grotesque représentation du monde, une aberration fondamentale de tout ce qui existait ici et là. Tout se focalisait en une seule image dans laquelle se superposaient des corps anonymes, s’emmêlaient les lianes pendantes des bras, progressait une forêt de jambes, surgissaient des maelstroms vestimentaires. On avait peine à suivre cette foule bariolée, indifférenciée, à se saisir d’une scène qui pût refléter une logique, à percevoir autre chose que cette sourde rumeur qui montait des êtres pareille au spectacle échevelé d’une fête foraine avec ses scenic-railways, ses montagnes russes, ses labyrinthes de verre, ses châteaux hantés où vous poursuivaient des monstres de carton-pâte et des araignées au ventre dodu hérissé de poils. C’était une sorte de Luna Park, de Tivoli avec ses carrousels, ses manèges volants, ses grottes ombreuses, ses dédales de verdure où l’on se perdait dans la touffeur des charmilles et les entrecroisements  végétaux.

 

   Passé.

 

   On avait perdu l’image du passé, les antiques palimpsestes étaient usés jusqu’à la trame, les manuscrits illisibles, les cartes et portulans avaient brouillé leurs lignes et il n’en demeurait plus que des amas de couleurs, des confluences de lignes, des percussions de signes. Du temps d’autrefois, du moins ce que « l’oublieuse mémoire » en conservait, c’étaient quelques fugaces impressions liées au concept de modernité. Il y a peu encore, sous l’irrésistible poussée de l’autonomie, l’individualisme avait produit ses gerbes irisées, avait jeté ses feux de Bengale dans l’espace des hommes jusqu’à les atomiser, les diviser, les placer dans des cellules étroites identiques à des geôles, leur vue devenue ombilicale ne percevant plus que leur propre anatomie que décoraient les fleurs vénéneuses des tatouages, que trouait l’acier des piercings, que lustraient les lotions du luxe à fleur de peau. Chacun vivait à part de l’autre dans les couloirs étroits de sa termitière. Son miellat on le gardait précieusement pour soi, uniquement pour soi, on le mettait en sécurité dans un coffre-fort de tôle verte, à la rigueur on aurait pu, à longueur de journée, lustrer ses mandibules sur cette thésaurisation sans différer de soi, de sa possession si précieuse.

  

   D’étranges boîtes.

 

   Dans les tunnels de boue et de brindilles des habitats insecticoles, pareils aux boyaux du métropolitain, on rivait ses yeux à d’étranges lueurs venues de non moins étranges boîtes sur lesquelles on pianotait la journée durant, la nuit venue et jusqu’aux premières décolorations de l’aube. Sur les feuilles charnues des oreilles on posait l’écrin d’un casque avec ses deux tiges noires qui faisaient penser à quelque insecte saisi d’une brusque mutation. On ne le voyait nullement mais on imaginait l’interminable train d’ondes qui forait le peuple gris du cortex, emmaillotait les blanches amygdales, ligaturait les plis du cervelet, corsetait les pendeloques du chiasma optique.

  

   Tant d’urgence à être soi.

 

   Dans les ornières des rues on progressait à la manière des somnambules, yeux révulsés sur soi, massif de la tête sans doute plié dans un songe creux. Les Termites adjacentes on ne s’en occupait guère. On ne les regardait pas, ne les saluait pas. Il y avait tant d’urgence à être soi jusqu’au vertige, jusqu’à l’ivresse. On était soi et l’ambroisie qui portait le soi à sa propre incandescence. On avait renoncé aux drogues de toutes sortes, aux alcools alambiqués, à toutes ces simagrées qui, somme toute, étaient extérieures, étrangères, manière de peuple diasporique perdu dans l’immensité du réel.

  

   Comme fin en SOI.

 

   A soi, on était tout à la fois son peyotl et son LSD, son haschich et sa Noire Idole, son absinthe et sa liqueur anisée. On voulait le goût de soi sans partage. On voulait l’intime conviction de son être. On voulait la monade celée sur son propre secret. On voulait l’ego comme seul principe, comme seule prémisse de l’exister, comme fin en SOI. On était début et fin dans un même geste de la pensée. On s’embrassait à même sa propre étreinte. On était le microcosme et le macrocosme, la totalité faite ultime projet de l’être.

 

 

   Futur.

 

   Mais voilà, c’est toujours pareil avec la condition humaine. Vérité un jour, fausseté le lendemain. Ainsi naissent et disparaissent, telles des comètes, les brillantes civilisations qui avaient essaimé sur l’entièreté du globe. Donc la logique était respectée qui retournait sa calotte et portait au plein jour ses viscères purpurins, ses grises aponévroses, ses glaires qui filaient le long de l’hébétude du monde. Voici que l’on était arrivés, sans coup férir, d’un bond d’un seul, dans l’éclatante galaxie de la postmodernité. Le problème avec les mouvements de l’histoire c’est qu’ils portent toujours en eux le tissu urticant de leur révolution, qu’ils secrètent l’invisible filière qui les aliène et les fait partir en sens inverse comme si le futur contenait toujours, en filigrane, les empreintes du passé.

  

   Le SOI aux orties.

 

   Donc on avait jeté le Soi aux orties, voué aux gémonies les petites manies individuelles, ligaturé les trompes du désir narcissique, aboli toute liturgie personnelle. Maintenant les Termites étaient au grand jour, antennes déployées, corps annelés disposés dans la pléthore d’un sens uniquement collectif. On avait banni les messes basses, on avait condamné les rituels solitaires, relégué les amours clandestines au fin fond d’une fondrière de la pensée, dans les rets d’un boudoir inaccessible. Jamais de Termite seule à la terrasse d’un café, dans les travées lumineuses des Grands Magasins, jamais de solitude, jamais d’individualité dont on aurait brandi l’oriflamme à titre de glorieux emblème. Jamais de présence ineffable dans la fuite d’une insaisissable esquisse, le grisé d’une estompe, la transparence d’un glacis.

  

   Mille corps en UN.

 

   On voulait du compact, de la masse, on voulait mille corps en un, mille esprits dans une même glaciation, mille âmes soudées dans une identique congère. On émettait une idée et elle se transmettait à l’ensemble du grand corps vivant, tel un tremblement de gélatine qui aurait parcouru l’épiderme d’une sensibilité unique. Voulait-on aimer et les copulations étaient libres et les vibrations de la pléthore sentimentale s’épanchaient ici et là en mares intensément volubiles.

  

   Singularité dans l’universel.

 

   Enfin le grand égarement anthropologique avait trouvé le lieu de son rassemblement. Enfin le monde parlait d’une seule voix, mettant à mal l’essai de profération multiple de la faune babélienne. Enfin l’antique et très chrétienne notion d’agapè, d’oblativité, de don de soi sans limite se lovait à merveille dans le site parfait de son actualisation. Plus de débats sans fin, de polémiques stériles, de diatribes contre l’autre. Un identique parcours qui fondait la singularité dans l’universel.

  

   On était SOI et L’AUTRE.

 

   C’était comme la confluence de mille ruisseaux qui s’étalaient en larges rivières, se multipliaient en fleuves, se dispersaient à l’infini dans le vaste delta des espaces infinis. Nul ne sentait plus son corps enserré dans des limites, cerné des liens de l’impossible, contraint dans d’iniques et incompréhensibles frontières. On était soi et l’autre, l’autre et le monde. Certes on avait l’apparence du chaos, l’aspect de l’emmêlement, de l’enchevêtrement  mais tout ceci n’était qu’aberration de la vision et projections de l’intellect à l’aune d’anciennes habitudes, de simples réflexes, d’attitudes rémanentes qui, ici et là, poussaient leurs inauthentiques efflorescences.

  

   Un immédiat et inépuisable bonheur.

 

   Toute autre était la réalité qui s’habillait des vêtures de nouveaux prédicats : harmonie, fusion, osmose, convergence des affinités électives, assemblage dans un même moule de métaux liquides, de liqueurs séminales, de fragrances associées. Empathie coulée dans l’empathie. Plénitude enroulée dans la plénitude. Effusion de soi dans l’autre, de l’autre en soi. Depuis des millénaires des générations de savants fous, de cosmographes éthérés, de mages étranges, de prédicateurs volubiles, de géomanciens avisés, d’astronomes étoilés, de philosophes intègres, d’alchimistes alambiqués s’étaient abîmés dans d’épuisantes recherches d’un immédiat et inépuisable bonheur.

  

   La pierre philosophale.

 

   Eh bien, voici, la pierre philosophale était maintenant à portée de main, la gemme précieuse avait été extraite des ténèbres terrestres, une comète brillait en plein ciel avec sa queue resplendissante et ses lueurs d’aurore boréale. L’impossible avait enfin montré l’envers de son visage et les virtualités s’ouvraient telles des grenades, les puissances dispensaient leur rayonnement, les ressources l’inépuisable validité de leurs prodigieuses prodigalités. Ainsi tout paraissait se dérouler « dans le meilleur des mondes possibles » et l’humanité était assurée d’un riche devenir au sein de cette boule compacte où il n’y avait plus de différence, où un homme égalait une femme qui valait un enfant qui équivalait à une personne âgée qui pouvait vivre le restant de ses jours dans une allégresse réjouie d’elle-même dans une équanimité d’âme que nul n’avait plus connu depuis la sagesse immémoriale des anciens Grecs.

 

   Ce qu’on voyait.

 

   Ainsi déambulaient, dans les rues des villes, des amas de chenilles processionnaires, des grappes de moules soudées à leur bouchot, des compagnies d’étourneaux dont nul n’aurait pu altérer la joie souveraine, entamer l’optimisme, scinder l’admirable unité. On devinait dans cette joyeuse résille quelques phénomènes d’antan, un body noir à bretelles sur un corsaire bleu, l’éclair d’un bustier blanc jouant avec la discrétion d’un jean délavé, une toile claire d’été, un short puis une forêt de jambes multiples qui faisait penser à une progression de quelque cloporte dans le secret velouté d’une ombre. Mais l’impression globale était surtout celle d’un seul organisme vivant habité par une cohorte d’individus tous assemblés dans l’exécution d’une cause commune, image soudée de révolutionnaires pacifiques portant à eux tous le poids d’une tâche commune. En réalité, plutôt que de percevoir un agrégat de formes et de matières diverses, la vue s’accommodait d’un flou élégant qui synthétisait l’image en lui donnant une valeur de système accompli dont nul ne se serait hasardé à rompre la belle communion.

 

   Epilogue.

 

   Voici, des temps ont passé, des quantités de temps non quantifiables, peut-être des siècles sous les meutes solaires, les gelures d’hiver, le basculement des arbres dans la rouille automnale, puis le renouveau printanier avec sa sève bleue, ses subtiles germinations, ses fleurs qui font des déflagrations roses à la cime des pêchers. Et voici que ceci qui était à craindre est survenu d’une manière si sournoise que même les esprits les plus avisés n’auraient pu en cartographier la confondante réalité.

 

   Les convulsions blanches de l’éther.

 

   Il y a eu au fin fond de la galaxie humaine un bruit sourd, un genre de big-bang qui a secoué la membrane de la terre, l’a retournée, ne laissant que ses racines apparentes, ses tapis de rhizome exsangues, ses radicelles convulsives et nues. Que voit-on en fragments, en éclisses, en copeaux disséminés, en bigarrures, en éparpillement polychromes, en dispersions archipélagiques, en ilots semés au hasard des océans bleus, en freux divisés au sein des courants aériens, en moutonnements d’altocumulus, bref en perdition d’eux, en miettes pléthoriques, en puzzles déconstruits, en feuillets aux signes éparpillés dans  l’immensité de l’espace avec une promesse de désorientation infinie, d’exode sans but, de migration privée d’amer, d’errance multiple, polyphonique avec des meutes de cris qui se perdent dans les convulsions blanches de l’éther ?

 

   Nul ne reconnaît ni Soi, ni L’Autre.

 

   Que voit-on sinon la longue procession d’un peuple insensé qui a perdu jusqu’à l’empreinte de sa propre identité. Nul ne se reconnaît plus en soi, ni ne reconnaît l’autre, le vis-à-vis, celui qui fait face, autrement dit qui offre visage et, au gré de son épiphanie,  parvient à sa propre présence alors même qu’il déplie la nôtre comme l’exigence d’être ce qu’elle est jusqu’à une compréhension complète de ce passage ici et maintenant, sur les chemins de poussière, sous la courbe nécessaire du ciel. Que voit-on sinon ces doryphores casqués environnés d’une bogue de silence, ces mantes aux crochets arboricoles qui fauchent l’air pour n’avoir rien saisi des beautés du monde pourtant à portée de la main ?

 

   Archive dévastée des têtes ?

 

   Que voit-on sinon ces oryx à la cuirasse luisante, corne furieusement dressée dans l’épaisseur du temps afin qu’aucune onde ne leur échappe de la rumeur mondaine, que pas une image ne fasse défaut dans l’archive dévastée de leur tête ? Que voit-on sinon ces étiques chrysalides embobinées dans leur tunique de soie qui n’écoutent que leur propre fugue à jamais privée d’un sens plus haut que le sien propre ? Que voit-on sinon la pose hiératique de momies millénaires enduites de l’ennui du quotidien et des tissages de bandelettes si étroites que le jour ne parvient même plus à proférer sous la dalle occluse du sarcophage de pierre ?

  

   L’hymne du sens retrouvé.

 

   Que voit-on sinon une longue désolation dans l’irrémédiable éparpillement des choses ? Mais où est donc passée la joyeuse foule bariolée qui, il y a un instant, comblait notre vue du luxe d’une incroyable apparition ? Où sont ces formes pleines de vie qui chantaient l’hymne du sens retrouvé, qui entonnaient le seul refrain audible, celui de la rencontre, celui de la fête de l’altérité, du regard de celui, celle qui viennent à vous avec le feu de l’espoir arrimé au milieu du corps ? Où sont-ils donc ces phares qui clignotent dans la nuit? Où sont-elles donc ces hautes lumières qui balaient l’horizon de leur faisceau rassurant, ces langages qui disent l’homme en son incommensurable présence ?  Où donc ? Je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas ? Elle existe bien encore la meute initiale, la fraternité canine, museau enduit de lait nourricier tout contre le ventre chaud de la mère ? Dites, elle existe bien ? Une réponse, vite, sinon tout ceci, cette existence, n’aura servi à rien et le monde sera désert. Oui, DESERT.

 

 

 

 

 

 

 

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28 mars 2025 5 28 /03 /mars /2025 18:34
Un monde flottant.

                                                        LA CIME DE L'EST.

                                   Œuvre de Livia Alessandrini.

                                            Villeneuve 2013.

 

 

 

 

   Nul ne pouvait plus voir.

 

  Le problème, car il y avait problème, c’est que nul ne pouvait plus voir cette scène de désolation. Sauf Voyante à la proue de son vaisseau de pierres, Sirène hautement tendue vers le ciel de l’improbable. Mais, d’abord, il faut parler de ceux qui sont absents, les Distraits, les Errants, tous les pauvres hères qui, tout au long de leur existence avaient fourbi les armes de leur étonnante destruction. C’est ainsi, les Vivants sont toujours en quête de leur propre mort comme s’ils voulaient hâter leur finitude et savourer les délices du Néant à même leur lourde inconséquence.

 

   Leur inextinguible curiosité.

 

  Ce qu’avait été leur cheminement sur Terre, voici : dès la pointe du jour alors que les herbes bleues s’éveillaient à la beauté du monde, que les biches buvaient l’eau limpide des sources, que l’épaule des collines frissonnait sous le premier vent, ils n’avaient de cesse de se répandre sur l’ensemble des territoires qui s’offraient à leur inextinguible curiosité. On les retrouvait partout. Tout au fond des vallées en longues caravanes pressées. Dans les nasses des villes, agglutinés tels des essaims de guêpes. Sur les plages de sable doré, corps mitraillés de soleil, vitre noires des lunettes pareilles à d’étincelants névés. Aux terrasses des cafés derrière des verres oblongs où dansait un soleil anisé. Dans les galeries marchandes et les Grands Magasins, à la queue-leu-leu, accrochés aux tapis roulants, telle une immense chenille processionnaire qui n’aurait même pas été consciente du nombre infini de ses pattes.

 

   Les éclats du paraître.

 

   « Inconscience », le grand mot était lâché, le sésame qui ouvrait à la compréhension de la condition humaine en son aveugle procession. Car vaquer à ses occupations, flâner le long des vitrines, être un chaland assidu à suivre le flot mouvant d’une rue, à se faufiler dans la foule dense des agoras, à mettre ses pas dans celui qui vous précède pour aller ici et là où se trouvent les éclats du paraître, ceci n’a rien en soi de répréhensible, à une condition, toutefois, que la conscience soit le moteur lucide des événements, non un simple accident parmi le flot agité d’une multitude.

 

  L’ébruitement léger d’une fontaine.

 

   Quelques esprits avisés avaient, à maintes reprises, tiré la sonnette d’alarme, montré le danger du moutonnement obséquieux, de la déraison singulière laquelle consistait à perdre sa singularité au milieu des confluences mondaines. Mais il y avait pire que cette simple divagation désordonnée. Oui, bien pire, toutes ces allés et venues les Humains les avaient accomplies en dehors du bon sens, semant ici une carcasse automobile rouillée, bâtissant là un viaduc enjambant l’écoulement du réel, abattant arbres et décimant terres pour y édifier les temples de la gloire consumériste. Sur Terre il ne demeurait plus un seul pouce carré qu’une herbe pouvait s’approprier, plus le moindre lieu capable d’accueillir l’ébruitement léger d’une fontaine.

 

   Partout le monde se fissurait.

 

   Cela a commencé une nuit dans le lourd sommeil des hommes. Comme un bruit d’orage, un roulement continu, le fracas d’un torrent sur l’étrave du rocher. De longues déflagrations qui faisaient leurs coups de gong jusqu’au centre bouillonnant de la lave. Parfois des hululements, des feulements pareils au supplice d’animaux entourés de feu dans les herbes jaunes de la savane. Dans les hautes maisons de ciment gris, dans les coursives des couloirs, dans les caves feutrées, le long du zinc gris des mansardes, sur les spires moquettées de rouge des escaliers, partout le monde se fissurait. Longues lézardes imprimant leur furie dans la matière torturée.

 

   Une invisible Conscience.

 

   C’était comme si une invisible Conscience s’était levée quelque part à l’horizon des hommes pour les ramener à la raison. Mais d’abord, il fallait le coup de semonce, la vigoureuse houle qui emportait avec elle la vanité, garrotait l’égoïsme, scindait la fierté, ligaturait la démesure, la folie expansive de ce peuple qui semblait privé de boussole et de sextant, livré aux gémonies d’une marche de guingois dans les ornières étroites d’une incompréhension généralisée. Oui, car errer de la sorte ne pouvait conduire qu’à l’éclatement, à l’éviscération, à la diaspora, membres épars sur l’ensemble de la termitière qui gisaient, maintenant, parmi les gravats et les éboulis de toutes sortes.

 

    Ramure en plein ciel.

 

   Mais ce paysage de désolation, ces scories de l’Ancien Monde, ces pierres richement sculptées en train de rendre un dernier soupir, ces portiques démantelés, ces échelles suspendues dans le vide, ces réseaux de fenêtres vides, cette ramure d’arbre en plein ciel, telle une plainte, ce clocher médusé tendant son cône esseulé en direction d’un dieu invisible, cette conflagration du réel, tout ceci était certes tragique, moins cependant que la mesure anthropologique décimée à l’aune d’une vision inadéquate de ce qui, pourtant, s’annonçait comme refuge et abri, possibilité de progrès et de ressourcement. On ne scie jamais mieux la branche sur laquelle on est posé qu’à la mesure du confort qu’elle nous offre, du luxe dont elle pare notre assise. Mais cette constatation n’arrive qu’à l’issue de la crise. Il est rare qu’elle la précède.

 

   L’exténuation des choses.

 

   Le jour vient de se lever. Le premier jour après le Déluge. Voyante est tendue à la proue de son navire hauturier. Les vagues sont de pierre. Le ciel de cendres. Le lointain de boue et d’argile. Autrement dit un genre « d’extase matérielle » qui cherche la voie de sa prochaine profération, le chemin d’un langage qui devienne compréhensible. Surgir de l’exténuation des choses, prodiguer une ouverture, entailler la densité de ce qui est afin qu’une voie soit possible qui dise l’incomparable présence de l’être.

 

   Le lieu de leur vérité.

 

  Loin, très loin, un triangle de pierre, une étrange météorite qui brille de ses facettes de mercure, de ses aplats de nickel, de ses arêtes de chrome. Un monde immensément métallique troué de cratères où se laisse entendre la voix du mérite des hommes car, ici, sur le rocher échoué en plein ciel qui vient de les accueillir, les Invisibles, les Silencieux ont gagné le domaine de leur exacte parution, soit le lieu de leur vérité.

 

    Sublime poésie blanche.

 

   Ils habitent mers et océans. Mer des Nuées, des Pluies. Ils n’ont cure d’eux-mêmes, seulement du temps qui passe en fin brouillard, en minces nébulosités. Mer de la fécondité. Féconds en leur esprit qui se suffit du luxe de penser. Océan de la Tranquillité. Nulle agitation, seule la palme d’une méditation, l’efflorescence d’une contemplation et la moindre fleur aperçue, la moindre corolle en son épanouissement sont des sources inépuisables de beauté. Mer de la Sérénité. Ils sont au centre de l’écume radieuse du lotus, ils en sont le dépliement, la sublime poésie blanche qui chasse la démesure de l’ombre. Sont enfin parvenus à la pointe avancée de leur être et leur regard s’ouvre immensément sur l’infini spectacle des phénomènes.

 

   Ecouter son chant intérieur.

 

   Existent-ils vraiment ? Ou bien est-ce simplement le peuple de notre imaginaire projeté sur l’écran du cosmos ? Est-ce la vertu du regard de Voyante qui les a fait s’accomplir là dans la dérive de la galaxie cependant que la Terre dort dans son linceul de pierres, dans son tumulus de gravats ? Est-ce … ? Mais rien n’épuiserait la question car le mystère de l’être est trop grand qui interroge celui du monde. Alors il faut demeurer en soi et écouter son propre chant intérieur comme le premier venu, celui qui nous guide dans cet univers flottant dont nous supputons l’existence mais que nous ne pouvons déduire de rien d’autre que de notre propre sentiment d’exister. Mais écoutons la belle parole de l’ukiyo-e nous dire en mode subtil ce qui nous hante à la manière d’un ineffable visage du temps, d’une impermanence qui, tantôt nous trouve ici sur Terre, tantôt là-bas sur ce Monde inouï qui nous questionne de son étrange présence :

 

« Vivre uniquement le moment présent,

se livrer tout entier à la contemplation

de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier

et de la feuille d'érable... ne pas se laisser abattre

par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître

sur son visage, mais dériver comme une calebasse

sur la rivière, c'est ce qui s'appelle ukiyo ».

 

***

 

   Vivre, est-ce simplement cela, dériver au fil de l’eau dans l’attention à soi, à la fleur, à la feuille, devenir calebasse que le courant emporte pour une étrange planète. Est-ce cela ?

 

 

 

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26 mars 2025 3 26 /03 /mars /2025 11:46
Vivre selon soi

                                                            Archeologia dell'anima.

                                                                          Vivere

                                                                Livia Alessandrini

                                                                    Roma 1998

                                                                         coll.pr.

 

 

 

 

                                                               Le 3 Mars 2018

 

 

 

 

               Toi, venue du passé.

 

 

   Que je te dise, malgré l’épaisseur du temps, la faible distance de toi à moi. La géographie n’est rien, l’éloignement si peu, les sentiments beaucoup. C’est comme si hier était là, venu au présent avec sa belle cohorte de souvenirs. Sans doute les êtres ont-ils besoin d’avoir recours au labyrinthe de la mémoire, à la fuite des événements, au flou d’anciennes sensations afin que, séparés, ils en viennent à appeler l’autre comme le fragment dont ils sont, depuis toujours, démunis. Rien ne remplace ceci. Vois donc : des amis ne se sont vus depuis de longues années. Ils conviennent d’un rendez-vous. D’abord une belle émotion les étreint, le rose monte aux joues, les cœurs battent à l’unisson, mais plus vite, plus ardemment. Voici qu’ils échangent, dans une sorte de fièvre, plein de menus faits qu’ils possèdent en commun. Ils devisent autour d’un vin rare, ils dégustent des mets précieux, ils SE racontent chacun leur tour. Leurs yeux sont brillants, leurs lèvres humides, leurs mains émues de s’être serrées. Quelques heures passent. Des nuages glissent dans le ciel. Des mouvements dans la rue proche. Des nouvelles à la radio. Des courses faites en ville dans la gémellité retrouvée.

   Deux ou trois jours ont passé. Bien des propos échangés. Parfois, entre deux confidences, le souffle blanc du silence. Une nostalgie fuit que, bientôt, recouvre un ennui. Des flux de spleen, des tons fondamentaux qui se diluent, des enthousiasmes qui se posent, des spontanéités qui s’émoussent. Bientôt des banalités : le temps qu’il fait, la politique, les modes, la dernière lubie consumériste. Vois-tu, Sol, combien il est difficile de maintenir le cap, de cingler vers la haute mer, de hisser haut le pavillon de la liberté, de faire du foc cette toile tirant à soi la proue du bateau. Oui, tout s’épuise, tout lasse et s’enfuit dont il ne reste jamais que quelques traces sur le tissu lâche de l’exister. C’est bien là l’usure de toute rencontre après que son point d’orgue a été atteint. Le quotidien abrase tout de sa récurrente lame et, parfois, ne s’informe plus qu’une esquisse dont on ne sait si elle pourra durer.

   Au-delà des vitres, de lourdes caravanes de nuages blancs. Leurs ventres érodent les pierres sèches des murs qui courent sur le large plateau du Causse. Parfois même, je croirais entendre leur éboulis, un genre d’écho se perdant dans l’arrondi d’une doline. Ici, sais-tu, il y a si peu de bruit, si peu de mouvement. Des moutons paissent, là-bas, au loin. Je devine le glissement du vent dans la toison de leurs boucles grises. Rien que de bien ordinaire. Rien que de l’infiniment reproductible parmi les mailles serrées du temps. Alors, dans cette souple monotonie, souvent convient-il d’introduire le coin d’une petite fantaisie, le sursaut d’une rencontre, d’y agrandir l’heure au moyen de l’imaginaire. Une œuvre récemment découverte - je vais t’en préciser bientôt les tonalités -, sera le prétexte à ma correspondance. Peut-être t’ai-je déjà entretenu de cela, je suis depuis toujours fasciné par les lieux d’utopie, leur paysage inattendu, la magie qui en émane, le curieux sentiment de liberté attaché à ceci qui, selon de singulières inventions, peut prendre l’aspect du caméléon, à savoir se vêtir du prodige des métamorphoses. Alors prends garde à ceci, la peinture qui va nous occuper, j’en fais mon unique et inentamable possession. Combien ce rapt est étrange. L’artiste est nu. Je suis vêtu. Regarder une œuvre en son fond, en éprouver la douceur de soie, s’y sentir à demeure et il n’y a plus l’épaisseur d’un cil. Je suis l’œuvre tout comme elle est ma propre identité. Fusion et le monde alentour n’existe plus.

   Donc voici la texture de ce « non-lieu » puisque ce qui va apparaître est pure décision de ma conscience, source ineffable de ma rêverie. Evoque simplement un édifice pyramidal à l’étonnante texture : mélange de terre et d’écume, de poudre de lave et de stuc, enfin une matière si étrange qu’elle semblerait venir d’une autre planète. Sa couleur pourrait évoquer celle, métallique, d’une météorite que son entrée dans l’atmosphère terrestre aurait brûlée, dans le genre d’une croûte de pain. A la base, pareille à l’entrée d’une grotte ou d’un abri sous roche, une ouverture en arc donne accès à un monde si secret que nul ne pourrait y entrer sans avoir été, au préalable, initié. A l’utopie il faut cette démesure, cet écart à défaut desquels elle ne serait qu’un site ordinaire, autrement dit une pochette-surprise sans surprise.

   Ce que l’on ne saurait définir avec précision, cette structure extérieure à l’aspect de pierre ponce, c’est ce qui semble ressortir au naturel, à l’artificiel, ce qui est architecture voulue, ce qui est hasard géologique qui en aurait édifié le cône à la manière d’un volcan. Je t’en ai déjà souvent entretenu, l’une de mes anciennes vocations, dont il reste quelque empreinte aujourd’hui, un vif attrait pour la roche sous toutes ses formes, le visqueux d’un magma, les éruptions qui incendient le ciel, les fleuves de feu qui se précipitent dans l’océan en grondant, toute cette sublime activité tellurique qui fait confluer les puissances célestes et chtoniennes dans une même énergie décuplée. Oui, tu reconnaîtras mon éternel lyrisme, ce romantisme mâtiné de sublime, teinté de lueurs mythologiques, animé en son fond de l’éclat des braises fauves de l’inconscient. Une nature volcanique sous des aspects certes policés. Ne sommes-nous pas, nous tous les Terriens, des êtres frappés au sceau d’une belle complexité, une pincée de glaise, une touche de granit, une efflorescence de feu et de soufre, un manteau de glace qui vient en atténuer la rigueur ?

   Ce qu’il te faut discerner maintenant, quelque chose comme un chemin de ronde escaladant sous la forme d’une spirale cette masse alvéolée, trouée en maints endroits. Sans doute est-elle le poumon grâce auquel l’intérieur communique avec le vaste cosmos. A intervalles réguliers mais, pour autant non systématiques, des ouvertures en plein cintre que quadrillent des ferrures, tout en légèreté. Ici et là quelques autres portes se laissent deviner. Des volées d’escaliers relient les espaces escarpés les uns aux autres. Ce qui est ici en tous points remarquable, c’est la belle impression d’unité qui se dégage de l’ensemble. Teintes et volumes se fondent dans une harmonie qui paraît en être l’un des caractères essentiels.

   Et parmi les sentes et les stries d’ombre, comme par l’effet d’une simple distraction, des formes humaines, elles me font penser à ces peintures rupestres du Tassili, ces élancements de sanguine s’enlevant sur les grès rouges du Sahara. Rien de plus beau que cette rencontre de l’homme et de l’environnement qui l’accueille et l’abrite. Ici, dans cette vivante archéologie, tout s’anime et se vivifie dans la simple donation des choses. Tout semble naître de tout. Rien n’excède ce qui est dans le voisinage. Tout semble s’engendrer sous l’effet de la confluence des affinités. Alors c’est une grande satisfaction pour les yeux, un comblement de l’âme que d’être le témoin d’un genre de civilisation apaisée, seulement affairée au luxe d’exister comme si un immédiat bonheur sourdait de la pierre même, se communiquait  à ses hôtes, les imprégnait d’une invisible parole partout répandue, genre d’hymne dont ils seraient les notes inaperçues mais combien présentes à même leur destin, ouvert, lumineux, poudroiement avec lequel ils n’auraient jamais fini d’être en relation.

   Mais, attentive Solveig, combien je te sens inclinée à forer les choses de l’intérieur, à tâcher d’en deviner la pulpe nourricière, à en extraire la moindre ambroisie. Il y a tant de beauté vacante, partout, sur la corolle de la fleur, la joue aimée, la goutte de rosée appelant à elle depuis le grain de sa modestie. L’inventaire n’est nullement terminé. L’utopie est sans limite, ce qui fait son attrait en même temps que sa constante évanescence. Comment en décrire la richesse alors que tout, continûment, se réaménage dans une manière de fable sans fin ? Tu me rejoindras : l’utopie en son essence est fugacité, transition, impression furtive. Faute de ceci elle ne serait que le réel en son opacité. Que pourrions-nous en tirer d’autre qu’un destin commun qui s’effacerait à même sa feuillaison ?

   Fais le vœu, seulement un instant, d’être cette silhouette presque confondue avec la falaise qui se dresse vers le ciel. Quelle serait alors ta sensation sinon celle d’être confrontée à la vastitude ? - les lointains feraient leur étonnant vacillement, là-bas, à la limite d’une brume solaire -, d’illisibles vestiges surgiraient du sol, équilibres de pierres, frontons armoriés, arcs de calcaire, voûtes romanes, ogives gothiques, cirques aux gradins usés, empilements de colonnes doriques, bas-reliefs faisant rouler dans la poussière leurs héros de plâtre. Comment pourrait-il en être autrement ? Utopie est cette démesure ou n’est rien. Alors il faut dilater ses yeux, y engranger ces mille visions qui feront du corps un théâtre antique avec ses chœurs, ses haillons, ses couronnes d’or, ses péplos bariolés, ses guenilles, ses défroques, ses cothurnes de bois qui poinçonnent le sol et l’air, soudain, s’emplit de l’écho de la tragédie, ses masques de terre cuite de Tanagra aux boules des yeux dilatées, immensément énigmatiques. Tu aperçois, Sol, combien il est nécessaire de forcer un peu sa nature, de la convoquer devant le mystérieux, de la confronter à l’ouvert en son illimité. Sortir de soi, autrement dit, pour mieux se retrouver en soi mais avec la dilatation qu’opère une connaissance nouvelle.

   Alors, habitée de ces impressions dont tu ignorais jusqu’à l’existence, tu n’auras de cesse de progresser vers ce sommet qui t’appelle et t’effraie à la fois. Quel vent y souffle-t-il ? Les dieux en toisent-ils la pointe acérée ? La foudre en frappe-t-elle l’éperon ? Y dépose-t-on les condamnés afin que leurs yeux soient dépecés par le bec de quelque rapace ? L’éclair y précipite-t-il son éclatante lumière ? Oui, toutes ces interrogations sont bien vaines. Puisque c’est toi qui décide de la forme de ton utopie - utopie est liberté -, sans doute en feras-tu, sinon « Le Jardin des délices », réplique du Paradis, du moins un espace à ta convenance.

   Pour moi, parvenu au sommet, laisse-moi te dessiner le chemin de ma progression. Eh bien cette étrange Tour de Babel - tu en avais reconnu la sobre élégance -, non seulement bruit de milliers de vocables étranges mais c’est bien son architecture intérieure qui est la plus déroutante en même temps que fascinante. Sans doute rien ne sera plus approchant que la structure d’une termitière avec ses galeries tracées au sein de ce curieux amas d’argile rouge, de sable, de lignite, tous ces matériaux liés  de salive solidifiée. Une impression de légèreté en même temps que d’abri sûr, de demeure intime. Donc me voici tout en haut d’une cheminée verticale qui traverse de part en part cet édifice, avec ses diverticules axiaux (on se croirait au cœur même de la grotte de Lascaux avec son riche bestiaire ornant les parois), des tunnels droits ou bien en pente, des carrefours où l’on se croise en silence, des vestibules à la lumière purpurine, des corridors, des antichambres, des salles aux hauts plafonds, des stalactites en descendent avec leur résille de gouttes claires, parfois de minuscules lacs scintillant dans l’ombre, des barrages de moraine en ralentissent le cours, puis de sourdes cascades progressent vers l’aval dans une manière de glacis translucide comme si le liquide s’était métamorphosé en lent miellat. Bien sûr, tu auras pensé à la vie des fourmis, à celle des termites et, certes, tu n’auras pas tort. Ma première impression a été identique.

   Mais que je te dise, les humanoïdes (j’ai longtemps hésité quant à leur nomination tant leur aspect emprunte à la bête, mais également à l’homme en voie d’accomplissement), ces humanoïdes donc, ont l’allure de scarabées à la tunique luisante, lustrée ; ils progressent debout, leurs mandibules sont en agitation constante comme s’ils méditaient quelque idée profonde en laissant apercevoir seulement une pensée affectée de concrétude, une rumination matérielle, un métabolisme psychophysique de la plus étrange apparence. Les observant longuement, j’ai appris à décrypter leur idiome qui tient de celui du mime, du sourd-muet, de celui des ouvrières dans la ruche tellement leurs parcours itératifs semblent ressortir à un apprentissage, sinon à un pur conditionnement. Savoir ce qu’est cette expérience où la pensée se laisse apercevoir sous les espèces d’une habile mécanique, comment pourrais-je en témoigner ? Une minutieuse horlogerie, un emboîtement de rouages, une symphonie de barillets, une fugue de palettes, un enchaînement de balanciers,  Ceci est tellement sidérant ! Peut-être te suffira-t-il de fixer les mystérieux hiéroglyphes : certains, paraît-il, consentent à chanter, il faut seulement aiguiser le lumignon de sa conscience, le métamorphoser en un dard par la vertu duquel s’opère la désocclusion du secret.

   [Mais, ici, une incise paraît devoir figurer. Sans doute auras-tu perçu la rupture introduite par ce peuple mi-insecte, mi-homme qui habite à l’intérieur, alors qu’à l’extérieur se laissent deviner des formes entièrement humaines. Plus que d’une bizarrerie, il s’agit d’une simple loi d’évolution. Si les humanoïdes à l’intérieur de la « termitière » sont affectés de primitivisme dans leur aspect, dans leur activité, c’est en raison d’une station dans un mode archaïque de développement. Uniquement centrés sur eux-mêmes, entièrement remis à une vie tribale, grégaire, ils ne se dissocient guère encore de la matière qui les entoure, comme s’ils n’en étaient qu’une immédiate sécrétion. Matériellement arrimés ils ne se détachent de leur tunique qu’à en projeter quelques signes graphiques, quelques essais de représentation de la nature qu’ils perçoivent au travers des oculus : animaux dans la savane, humains gravissant les parois après que leur sortie a eu lieu, les projetant dans la sphère anthropologique. Plus ils sont éloignés de l’abri originel, plus leur degré de liberté augmente, plus leur humanité s’affirme.]

   Puisque je parlais d’écriture, autant évoquer la présence, sur toutes les parois, de milliers de calligraphies, d’idéogrammes, de pictogrammes pareils aux tablettes mésopotamiennes, des incisions comme sur les bâtons-messages, de mystérieux signes tels que ceux que l’on trouve qui creusent le calcaire des calendriers d’agriculture. Sans doute me poseras-tu la question de savoir comment ces créatures, mi-insectes, mi-hommes, parvenaient-elles à élaborer un tel alphabet, à l’organiser en des structures nécessairement signifiantes, si ce n’est pour nous, du moins pour elles ? Tu vois, c’est une telle interrogation dont nous sommes saisis à seulement nous confronter à l’impensable. Nous qui pensions l’homme au-dessus de toutes les espèces vivantes, voici qu’il se donne à nous dans ce bizarre métamorphisme, dans cette culture que nous retrouvons inscrite tout le long des galeries. Comment ne pas être émus par cette imagerie d’inspiration préhistorique : profusion de mammouths, bisons, chevaux, cerfs, bouquetins qui s’entremêlent aux représentations humaines, déesses, vulves, hommes en érection, mains positives et négatives ? Bien évidemment, ceci n’est nullement inscrit dans la moindre réalité puisque c’est mon imaginaire qui fabrique, de toutes pièces, ce décor qui pourrait ressembler à une allégorie. Son but ? Peut-être, resituer la place de l’homme dans le concert de l’univers. Lui qui occupe la position centrale, l’obliger à une nécessaire modestie qui le conduira à une posture intermédiaire, à peine dégagée de l’animal, non encore parvenue à sa totale épiphanie, balbutiant, en une certaine manière, s’essayant aux alphabets, à la magie de l’écriture, aux premières projections de l’art sur les parois de sa Babel d’argile et de salive. Une sorte de retour à l’origine, d’immersion dans un état d’innocence dont il ferait le tremplin de ses aventures futures. Ceci, ma passion pour les lettres, les alphabets, les premières manifestations d’une culture, tu en connais la forme obsessionnelle et ne t’étonneras nullement que mon projet utopique en porte la vivante empreinte. Voilà pour les justifications.

   Mon utopie ne pouvait « tenir » qu’à convoquer cet entre-deux, à réaliser ce suspens entre un lointain passé et un futur proche, à initier une origine à partir de laquelle deviner la trame qui s’y dissimule en creux. Ainsi évite-t-on l’aporie d’une génération spontanée. Ainsi pose-t-on un fondement. Je ne souhaitais nullement créer des entités d’extra-terrestres. Pour fonctionner adéquatement, l’imagination, fût-elle fertile, ne saurait s’abstraire d’une généalogie dont nous figurons, aujourd’hui, les figures de proue. Que te préciser encore qui pourrait donner corps à cette cité du songe ? Eh bien, vois-tu, le ventre de cette motte de terre est constitué de dizaines et de dizaines d’alvéoles, toutes semblables, faisant immanquablement penser à des cellules monacales, enduites de blanc, une mince meurtrière laissant percer le jour, n’autorisant cependant nulle distraction, sa taille réduite étant un puits de lumière, non une ouverture commise à l’observation de l’espace environnant. Ainsi chaque cellule est un lieu de méditation, de recueil sur soi, de recherche de ce qui est l’essentiel.

Vivre selon soi

    Tablette pictographique sumérienne

     Source : Dinosoria

 

 

   L’essentiel, ces premiers signes par lesquels l’humain se manifeste en tant que doué de raison : cette main, cet arbre, ce végétal, cette fourche, ces triangles et ces points qui symbolisent, dotent l’intelligence des outils nécessaires à son expansion, son rayonnement. Là et nulle part ailleurs est l’essence insigne de l’homme. Se dire, dire le monde par quelques traces qui deviennent le matériau fondateur du SENS. Oui, Sol, du SENS en Majuscules, tant ceci a de valeur dans le parcours singulier des êtres que nous sommes. Nous disons un seul mot : « Pomme » et le fruit est immédiatement là, disponible, reconnaissable, entouré de prédicats qui le déterminent et lui assignent un lieu dans la vastitude du monde.

   Je dis « Sol » et tu es là près de moi, toi aux yeux où pétille le brun, toi à la peau mate tel le parchemin, toi dont le visage est la parure par laquelle se dit la beauté. Vois-tu, en définitive, tout est histoire d’amour. Non le frelaté, le convenu, le mondain. Non, le vrai, celui qui s’écrit dans des tablettes d’argile, se grave dans les écorces des arbres, s’encre dans la pulpe du papier. Il n’y a pas d’autre vérité. Ecrire, aimer : une seule et même écriture qui dit en un unique élan le lieu de notre être, le lieu de l’altérité qui est notre propre écho, le miroir dont nous procédons afin que notre complétude soit atteinte. Je ne suis moi que par toi qui me donnes acte, qui m’accomplis tel que je suis. Je trace une lettre sur une page et je fais se lever une réalité, la seule qui soit. J’initie un cycle dont le terme sera une efflorescence à partir du rien. Rien n’était présent, tout est présent.

   J’écris « S » et déjà se profile « O » dans son bel ovale et déjà se présente « L » à l’exacte géométrie, cette jonction de l’horizontale et de la verticale, rencontre du nadir et du zénith, conjonction de la terre et du ciel. J’écris « SOL » et déjà se dessine « VEIG », afin que les choses soient dites de toi, du monde. J’écris « SOLVEIG » et, dans le même intervalle, j’écris « Chemin de Soleil » : Sol, Soleil, Veig, Chemin. Sais-tu, graver ton nom, et voilà que se lève l’astre du jour, que s’ouvre le chemin grâce auquel tracer la voie d’une joie. Tous les jours nous disons ou écrivons des milliers de mots sans autre souci que de les évoquer puis nous les oublions sitôt prononcés. Faisant ceci, nous nous dérobons à notre condition d’hommes, d’êtres-parlants, nous clouons au silence ce qui est son prolongement car toute parole s’en détache afin de devenir visible, de n’y pas retourner. Toute voix porte avec elle son coefficient d’éternité. Une chose meurt. Jamais le langage ne trouve sa fin. Par destination il est immuable. Dites une fois « Je t’aime » et ceci ne s’effacera jamais. Le corps à qui il est destiné, les yeux qui le reçoivent, les oreilles qui en attestent l’émission sont infiniment corruptibles, nullement le mot qui aura transcendé tout l’espace du réel pour atteindre  la région des illisibles, des invisibles, là où se recueille toute valeur en son unique et indépassable destin. Dante n’est plus, ses mots sont toujours là, présents, infiniment présents dans sa « Divine comédie ». Comment l’enfer, le purgatoire, le paradis (qui sont plus des états d’âme, des ressentis, des projections de l’esprit que de pures effectivités), pourraient-ils voguer vers leurs fins dernières alors même que leur nature est d’être des fils arachnéens dont nous tissons notre mémoire ? Dante et sa Béatrice ne sont plus, leur amour oui, EST.

   Mais revenons à nos humanoïdes dans le clair-obscur de leur chambre. A quoi donc s’occupent-ils à longueur de journée ? Je parlais « d’essentiel », je parlais de langage. Les termes sont interchangeables. Représente-toi ceci, Sol, ces infatigables ouvriers (ils te font penser à la ruche, n’est-ce pas ? Oui, c’est une ruche où se distille le jour durant, un précieux miel, où s’élabore un nectar, où se diffuse cet irremplaçable gelée royale, breuvage des dieux, breuvage des hommes s’ils savent en deviner le précieux, le non-substituable), donc ces ouvriers sont des scribes qui, à menus coups de stylet, à infimes pressions de poinçons impriment dans la glaise les indices de la vie, ses emblèmes, ses traces de feu ou bien ses étoiles de givre. Toute existence, Sol, se décline sous les deux figures de la prose et du poème. Poème les jours fastes. Prose les jours sans gloire. Patiemment, notre aventure terrestre incise en nous les stigmates qui nous font être ce que nous sommes : une joie, une peine, un amour, une création, une surprise, une rencontre. Nous sommes la résultante de ceci. Nous sommes un livre empli de chiffres et de lettres, de caractères multiples, une confluence de pleins et de déliés, un espace comblé de minuscules typographies auxquelles nous n’avons plus accès, eût-on entrepris un patient travail d’archéologue.

   Les scribes  du passé, il leur faut archiver, le long de milliers d’heures, l’émergence de l’humain en son unique tâche, en ce qui devrait être son ultime préoccupation, témoigner de ce passage, tracer son sillage de feu. Comment sortir de l’obscur des espaces infinis, dépasser les trous noirs, être présence au monde hors des signes qui nous constituent ? Il serait bien vain de chercher une autre voie, elle ne tracerait qu’une ligne d’ornières dans le chaos primitif. S’extraire du chaos, donner visage à l’univers, comment cela se ferait-il hors du verbe, de sa puissance de profération, de sa capacité d’éclairement ? Dire un seul mot, c’est trouer la nuit, y allumer une étoile, y inscrire le brillant trajet de la comète. Solveig, « chemin de soleil », imagine ceci : une assemblée d’hommes dans un temple. Ils sont de toute origine, plébéiens, patriciens, descendants d’esclaves. Leurs visages luisent dans la pénombre tels des masques d’étain. Ils sont tous en quête du dieu, ils brûlent de l’intérieur. Ils veulent que leurs voix soient prières, incantations, peut-être sacrifices offerts à ceux de l’Olympe. Ils veulent proférer, chanter, crier, exulter, gonfler leurs poitrines de paroles sacrées au travers desquelles les divins se sentiront honorés.

   Mais rien ne sort de leurs gorges qu’un souffle court, quelques halètements et soupirs, nul son qui initierait le message en direction des célestes. Alors combien le désarroi de ces officiants est patent, palpable à la façon d’une corde qui les enlacerait, les retiendrait dans l’espace étroit d’une geôle. Ne parlant pas, ne pensant pas, ils sont de lourdes colonnes, telles celles du temple, qui soutiennent le portique sans même avoir conscience de leur nature. Ils sont de sourdes matières que nul esprit ne traverse, nulle âme n’anime. Ils sont de simples diversions du temps, des anecdotes de l’espace. Autrement dit, ils n’ont de lieu où reposer leur être puisque celui-ci est privé de sa source originelle, ce murmure qui s’élève des corps avec l’élan de la conscience, traverse de muettes parois puis, soudain, connaît le mystérieux isthme de la glotte, devient vibration humaine, infiniment humaine. Ces hommes ne parleraient-ils pas, leur prière intérieure serait tressée de mots. Pas de pensée sans mots. Pas de présence. Seulement une coquille vide parcourue de l’haleine grise de l’ennui.

   Arrivée à ce point de ma fiction, je le sais, tu auras compris le sens profond de mon discours dont la métaphore constitue la clef de voûte. La termitière est l’édifice qui se montre tel le corps des vivants, avec les fenêtres des yeux, la porte de la bouche, ces effigies humaines qui sont les affleurements de la conscience. Edifice-Babel ou la texture langagière de notre condition. A l’intérieur travaillent les scribes, ce sont les mains ouvrières archivant dans la mémoire les signes de notre présence : mots, voix, paroles, onomatopées, chiffres, signes, cercles et triangles de notre propre architectonique. Ce sont nos nervures, les lignes de force qui nous déterminent, les aimantations, les polarités sans lesquelles nous ne serions que des totons fous, des culbutos privés d’amers.

   Initialement, abyssalement, nous ne sommes destinés qu’à l’errance, vêtus des habits d’Arlequin aux pièces aussi multicolores que les diapreries de la folie. Bien loin d’en faire l’éloge tel Erasme de Rotterdam. Se livrer à ceci, faire de la démence le site d’une joie, il faut avoir dépassé l’opacité de son massif de chair, avoir reconnu dans les grimaces et pitreries de la fantasmagorie un possible signe de salut. On dit, communément, la proximité de la folie et du génie. Certes. Le génie est celui qui a maîtrisé sa propre folie. Le fou celui qui a succombé au poids de son génie. La carnèle est mince qui sépare les deux. Sur son étroit cordon s’inscrit sa légende en toutes lettres, le langage dont elle fait  usage en signe de reconnaissance de sa valeur. On y indiquait autrefois le peuple, la ville, les noms des divinités locales, des magistrats, des rois. Toutes indications chargées de sens dont on faisait une nourriture pour l’intellect afin que, pourvu d’une direction, il ne se dissipât dans d’aventureuses voies. Comprends-tu, jamais on n’excipe de ceci : nous sommes êtres de langage. Toute autre considération serait non seulement inopportune mais travestirait notre essence.

   Maintenant, à bien considérer l’image, à voir se détacher sur un fond noir la pyramide de terre - ce colosse aux pieds d’argile : tout fondement humain repose sur cette évidence -, à y discerner cette pluie de neige compacte qui envahit le ciel, nous devinons que nous parvenons aux limites de l’utopie, que, bientôt, le réel reprendra son droit, qu’aura lieu le réveil, que le rêve tarira pour ne laisser percevoir que des décors de carton-pâte. Certes, utopie est illusion. Certes utopie en son sens étymologique est « non-lieu ». Toute chose créée part nécessairement d’un non-lieu. Aussi bien le vase façonné par le potier, la statue libérée de sa gangue de pierre, la parole s’élevant du silence. Peut-être ce que nous prenons pour un déluge de flocons n’est-il que la mise en musique d’un langage que Babel aurait libéré, l’essaimant dans l’éther afin qu’il connaisse son devenir universel, sa destinée cosmologique. Autant de minces particules que les scribes, mi-insectes, mi-humains (tout est toujours en métamorphose), jettent aux étoiles pour dire la beauté de ce qui est, ici, plus loin, là-bas, au plus profond de l’espace-temps, intime courbure que nous imprimons aux choses. Le monde est un vivant palimpseste où s’inscrivent les strates  de l’être, ces mots qui sont prose, que nous souhaiterions poème. Oui, Sol, le poème dont nous sommes toujours en deuil. A peine l’avons-nous écrit, lu, prononcé et déjà il sonne à la manière d’un cristal et, déjà son diapason n’est plus qu’un illisible.  « Archeologia dell'anima », reprenons-nous en écho avec l’artiste. Oui, toujours revenir aux sources, là est le lieu de la vérité avant que ne s’emparent d’elle les artifices, les déplacements, les altérations. A bien y réfléchir, l’utopie  ne serait-elle le seul lieu dont nous disposons pour arriver à ce qui nous est le plus propre ? Ainsi nommons-nous les « affinités électives ». Elles déterminent notre habitation sur terre.

 

           Je viens d’allumer ma lampe. Le Causse, petit à petit se couvre de brume. Sous peu il fera nuit. Nous rêves se rejoindront-ils par-delà la distance ? Nos rêves d’utopie ? A toi dans l’obscur qui vient. A te lire bientôt.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 février 2025 1 03 /02 /février /2025 21:30
Ces arbres traversés de lumière

     Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

(Petite fantaisie néo-fantastique

A la mémoire du très fabuleux VINCENT)

 

*

 

 

Ces arbres traversés de lumière

quel langage tenaient-ils

à ton âme inquiète ?

Tout le jour tu errais

d’une colline à l’autre

sans même savoir le but de ta quête,

sans même te savoir, toi,

sans t’approcher de qui tu étais en réalité,

dont tu ne te doutais même pas

qu’une présence, un jour, pût exister.

 

Tu cultivais la carte de l’exil

comme d’autres leur jardin

et girais dans la vie

à la recherche de ta propre étoile.

Un signe au ciel qui t’eût rassurée,

qui t’eût dit le chemin

 à emprunter afin que,

lestée d’une possible pesanteur,

tu parvins enfin à assembler

le contour de ton être

et en jouir,

si tout au moins,

ceci était possible.

 

Mais ta complexité était grande

qui ne laissait guère de place

à quelque illusion.

L’on te cherchait ici

et l’on te trouvait là,

dans l’aire ouverte

du VIDE.

 

Dans le district l’on te disait folle.

L’on disait ta silhouette nocturne

qui frappait aux portes des masures

comme le font les chauves-souris,

se heurtant au métal de la nuit

dès que l’ombre tombe

sur leur vol erratique, éparpillé.

 Un tourbillon à jamais

qui ne se nourrit

que de sa propre ivresse.

 

Longtemps, moi aussi,

 j’avais couru

par monts et par vaux,

 espérant que mon étrange

pérégrination

me sauverait de moi

et de mes rêves hallucinés.

Et puis, je dois bien l’avouer,

je cherchais une âme sœur,

une compagne de voyage

dont l’essentielle vertu

eût consisté

à habiter mes jours

de sa propre densité,

cette dernière dissimulant

à mes yeux

les chausse-trappes du temps

qui s’ingéniaient toujours

à me reconduire dans cette manière

de NEANT

qui me persécutait

 et annulait tous mes gestes

 à mesure qu’ils sortaient de moi,

 étranges vols de freux

qui tournoyaient longuement.

 

Parfois, pris d’une soudaine fureur,

 j’en saisissais un vol

que je déchiquetais

avant même

qu’il n’ait pu réaliser

son destin en forme de croix.

Cela m’arrivait souvent

de jouer à ceci :

attraper une lame d’air,

la placer tout contre

le double globe

de mes yeux

et lui poser la question

qui me taraudait l’esprit

depuis la nuit de ma naissance :

Que faisais-je sur terre ?

Quel était donc le but

de mon étrange mission ?

Mon existence, avais-je

à la construire,

pierre à pierre

ou valait-il mieux

qu’une lézarde s’insinuant

entre ses murs,

l’édifice vînt à s’écrouler

tout seul,

ravi enfin que ma perte

consommée,

je pus devenir

 

PERSONNE

 

et renoncer à toute cette comédie

qui ne cessait de m’envoyer

par le fond ?

 

Parfois, les arbres ou bien les haies

chuchotaient à mon oreille

d’avisés et sinistres conseils :

 

« Précipite-toi dans l’abîme

tête la première.

Bois, tel Socrate,

un grand bol de ciguë

et prends ton envol

pour le ciel des Idées.

Pratique, tel le magnifique samouraï,

le seppuku,

entaille ton abdomen

 avec la lame aiguë d’un wakizashi

et regarde avec contentement

ton sang couleur de rubis

qui s’étend en minces filets,

fait sa course puis s’étale

en rhizomes incarnat

jusqu’au delta

de ton propre destin. »

 

Tout.

J’avais tout essayé,

 la corde,

le saut de l’ange,

 la poignée de champignons

 vénéneux

mais l’au-delà

ne voulait de moi

et je demeurais

dans mon linceul de peau

sans que rien ne se passât

que d’ordinaire

et de tristement contingent.

 J’en déduisis qu’il ne me restait plus

qu’à endurer mon sort,

à le rendre aussi étroit

que le fil du rasoir,

à longer les coursives fragiles

de la vie,

à demeurer dans l’ombre

des coulisses

et à ne regarder la pantomime

qui s’agitait sur la scène

que d’un œil vaguement distrait.

 

Finalement, je me serais bien vu

doté d’un destin à la Van Gogh,

vivant de rares subsides,

me sustentant de peu,

tirant de ma pipe

de longs nuages blancs,

faisant de brefs séjours à l’asile,

y recevant des injections

supposées atténuer mon mal,

peignant de l’aube au couchant

 des vols de corbeaux noirs

 essaimant la fureur

de leur condition

 au-dessus de champs de blé

écrasés de soleil.

 

Le soir venu

et jusque tard dans la nuit

je scrutais le pullulement des étoiles,

je buvais leur étrange ambroisie,

écoutais leur entêtante stridulation,

certaines entraient par mes orbites  

et faisaient leur sabbat

dans mes rivières de sang.

 

Un matin, revenant

d’une longue promenade

parmi les broussailles

et les terres grasses,

vêtu d’un coutil bleu élimé

et chaussé de godillots de paysan,

au détour d’une haie,

je t’aperçus,

oui, je te vis toi

la FILLE-TOURNESOL

empêtrée dans la danse

de saint Guy

de ta folie ordinaire.

Tu dansais et hoquetais

parmi le déclin immédiat du monde,

tu brandissais ta crécelle de pestiférée,

étais vêtue d’un habit d’Arlequin,

des pièces manquaient

qui révélaient des pans entiers

de ta nudité,

 

tu les appelais, ces manque-à-être,

 

« les guenilles de la Mort »,

 

tu sentais la Grande Absente,

 ses baisers acides

qui glaçaient ton sang

en même temps que ton corps

se réjouissait

de cet attouchement céleste.

 

Tu me disais,

lorsque je peignais,

sans relâche,

avec la hâte que seule

la folie peut octroyer,

 ma chambre à Arles,

mon lit de bois clair,

les lattes du plancher

lissées de lumière,

le petit guéridon

avec ses objets de toilette,

sa chaise paillée,

tu me disais :

 

« Vincent, viens

et faisons l’amour,

c’est notre seule chance

de demeurer en vie ».

 

Je te faisais l’amour

comme je le faisais jadis

aux prostituées de Provence,

avec une noire passion

dont je pensais

qu’elle pouvait extraire

de ma tête violentée,

de mon oreille ensanglantée,

la poix qui s’y était accumulée

depuis que le destin

 m’avait fait l’offrande

de ce poison mortel,

de ce violent opium

qui n’arrivait à avoir raison

de mon être,

du moins ce qu’il en demeurait,

ces coups de pinceaux sauvages,

ces coups de brosse funestes

 au gré desquels je criais

la douleur de vivre,

la crucifixion

de chaque respiration,

le coup de dague

dans le vif de ma chair

de chaque seconde

tel le terrifiant coup de gong

avant-coureur

de ma disparition.

 

MOI-LE-FOU de Saint-Rémy

de Provence,

le cloîtré volontaire

de l’Asile Saint-Paul

de Mausole,

le pensionnaire hagard

peignant jour et nuit,

sans relâche

ces iris - les dernières fleurs -,

cette Nuit étoilée - la dernière nuit -,

cet Autoportrait - le dernier Vincent -,

je procédais à ma propre manducation,

 je m’auto-boulottais

car ma folie était patente

et rongeait mon cerveau,

détruisait ma moelle,

 transformait mon corps

en ce champ de déluge

pareil à celui

 de ces oiseaux noirs,

les corbeaux,

qui moissonnaient le blé,

qui détruisaient la vie.

 

Alors, TOI-LA-FOLLE,

que mon esprit incandescent

 a inventée

afin que je puisse trouver

un écho

à ma propre démence,

je t’en supplie,

depuis la tombe

où je repose

- enfin - depuis la modeste stèle

qui orne une modeste terre,

viens donc me rejoindre et,

sur ce minuscule talus,

 

faisons l’amour,

 

fêtons EROS dignement

ce sera notre dernière FOLIE,

celle qui nous sauvera

de la MORT ou nous dispensera

d’en subir le cruel regard.

 

Oui, faisons l’amour :

 

le dernier mot avant

 

le NEANT !

 

 

 

 

 

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16 janvier 2025 4 16 /01 /janvier /2025 21:51
Là où surgit le sublime.

" De la beauté de nos tempêtes... "

 

« Elle souffle depuis bientôt une semaine

et je m'accroche... »

 

Jetée de Calais .

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

   Loin, là-bas, sur la grande plaine d’eau.

 

   D’elle, la tempête, on savait la présence depuis plusieurs jours déjà. Cela avait commencé par une manière de rumeur, de sourd bourdonnement. Comme un essaim de guêpes ou bien une nuée de criquets qui auraient envahi le ciel, loin là-bas où n’habitent pas les hommes. En plein milieu de la désolation. Sur l’immense plaine liquide prise de hoquets et de soubresauts. Parfois une faille s’ouvrait dans l’onde et l’on voyait jusqu’au cœur de l’océan, tout près des abysses et les yeux des poissons aveugles s’illuminaient un instant puis replongeaient dans leur mutité native. De grandes lames d’eau couleur d’améthyste se mêlaient à des cataractes de gouttes blanches, à des tourbillons couleur de lave, aux cheveux des anémones et des algues qui se tordaient sous la meute hurlante.

 

   Puis plus rien n’avait lieu ni temps.

 

   Le vent s’était levé depuis le centre du ciel. Un vent gris aux arêtes tranchantes, un vent acide qui attaquait tout sur son passage. Ses tourbillons fouettaient l’eau tels des squales pris de frénésie. L’eau se mêlait à l’air qui faisait ses geysers, ses longues fumées pareilles à des solfatares. On entendait, parfois, entre deux rafales, des cris qu’on croyait être ceux des grands oiseaux à l’immense voilure, goélands, mouettes rieuses qui disparaissaient dans l’œil du cyclone. Longtemps leur agonie faisait ses remous dans un infini concert de bulles. Puis plus rien n’avait lieu ni temps que ce long hululement proféré à la face du monde, immense défi, intense conflagration des éléments qui semblaient écrire la dernière fable de la manifestation. La terre n’était plus qu’un limon illisible teinté d’effroi. L’eau avait la cruelle densité du plomb, sa forme de destin irrémédiable. L’air était cette dalle compacte qui se fissurait et on entendait ses feulements jusque sur les rivages peuplés de galets. Le feu ? Le feu tombait de l’éther en zigzags sulfureux, en éblouissants kaléidoscopes, en glaives rutilants comme l’acier bleui à la flamme. La surface des flots était parsemée d’une jonchée de racines arrachées au socle de la terre, d’écorces venues d’on ne sait où, de planches et d’éclisses de bois qui s’assemblaient en convois, étranges Radeaux de la Méduse que seule la peur semblait avoir réunis en bizarres liens siamois.

 

   Dans les chambres d’écho.

 

   Et les hommes ? Les Hommes étaient des lianes sombres réfugiées dans leurs nasses étroites. Leurs corps ? Des amas indistincts qu’on aurait pu sans peine rapprocher de l’indistinction des cordes d’anguilles tapissant le fond de quelque marais. Ils avaient si peu de mouvements. Ils n’avaient plus de paroles. Seulement, de loin en loin, des sortes de vagissements, des borborygmes dont on aurait pu supputer qu’ils étaient l’écho affaibli de leur vie amniotique, dans cet océan primitif que mimait l’immémorial balancement des contrées marines. Un désarroi contre l’autre. Destins croisés qui disaient, en termes de Nature, en termes d’Homme la douleur d’exister sous le ciel pris de stupeur. Son irrecevable anatomie on la dissimulait au creux des draps, rassurante toile d’araignée dont on occupait le centre afin qu’un mince fil de soie, un fil d’Ariane pût soustraire à la mortelle condition. On confiait ses membres disjoints à la natte d’ennui sur laquelle on gisait, insectes pris dans la glu incontournable d’un habile prédateur. On n’attendait rien d’autre que la mort. On en sentait le souffle délétère, on en pressentait l’étreinte définitive, le baiser glacé, le rire possesseur de qui était commis à servir ses basses œuvres. Morts ? On l’était déjà. Par les fentes sidérées des volets étaient entrés les mots définitifs qui prononçaient l’oraison funèbre des Vivants, leur dernier jeu sur l’aire ludique, leur ultime pirouette sur le castelet de l’existence. Déjà on démontait la scène. Déjà on pliait les tréteaux. Déjà les marionnettes de bois et de chiffon regagnaient le sombre logis d’un coffre anonyme qui éteignait toute prétention à paraître. Déjà le parc humain était vide de ses esquisses de carton-pâte, de ses épouvantails de chiffon. Déjà !

 

   Hissés du rêve.

 

   Du rêve ? Ou bien du cauchemar ? Dans le profond de leurs casemates de ciment les Curieux frottent leurs yeux desquels coulent des larmes de résine. Le reste des coagulations nocturnes. On s’habille chaudement. On boit un café brûlant. On dissimule ses mains dans des moufles, on cache son visage sous des cagoules de laine. On ouvre la porte avec précaution. Nuée de feuilles, danse des brindilles, gigue de la poussière qui frappe les sclérotiques, y sème une rivière de gouttes. Venues de l’océan, les rafales sont blanches, anguleuses. Elles pénètrent la forteresse de toile, s’insinuent dans les méandres du corps, y dessinent de cruels feux-follets. Cela vibre. Cela infuse jusqu’aux plis du sang devenus des congères bleues, des aiguilles de glace. On pourrait demeurer sur place, rivés à cette démesure qui percute et saisit. Mais non, on avance, pliés contre le barrage de l’air. On sait que tout est à voir, que renoncer à poursuivre sa course folle reviendrait à priver sa conscience d’une ouverture en direction de ce qui se manifeste avec la rareté des choses précieuses. Luttant contre les éléments, on se bat contre soi, on protège son intérieur d’un extérieur menaçant. Mais on sent bien qu’on n’est nullement isolés, que le dehors et le dedans ne sont que les deux faces d’une même médaille, que notre compréhension du monde ne peut faire l’économie d’aucune des deux perspectives. Vivre c’est déjà accepter d’aller au devant des choses. Exister c’est forer la coque du réel, pénétrer dans le dense et l’invisible, chercher à en décrypter le sens. Nulle pause dans cette quête fiévreuse, nulle hésitation qui nous déporterait hors de notre hâte à connaître, à étancher notre soif de savoir. Car nous ne vivons pas uniquement du métabolisme du corps, mais aussi de celui de l’esprit qui est peut-être encore plus exigeant, demandeur, impatient de soulever le voile du réel, mais aussi de l’irréel, de l’imaginaire, du magique, du fantastique.

 

   Ici est la demeure du Sublime.

 

   Fantastique. Bientôt, au milieu des larmes qui inondent les yeux, la Nature telle qu’en son étonnante présence. Toute-puissance qui ne saurait trouver d’équivalent. Le ciron humain face à la mesure immense du ciel, de l’eau, du vent qui envahit tout de son incomparable rage. La plage est lissée, poncée jusqu’à l’âme. Les grains de mica se percutent, s’enroulent les uns aux autres, font leurs écheveaux couleur d’argile qui criblent la digue de leurs milliers de trous d’épingle. Et l’océan ? Le spectacle est si beau de cette folie en acte. Gratuite. Immense. Nulle volonté d’un démiurge qui en armerait les flots. Image de la liberté en son déferlement. Oui, en sa confondante royauté. Ce que doit être toute liberté dès qu’elle atteint au rivage escarpé de l’Absolu. Oui, ici est la demeure du Sublime. Autrement dit de l’indépassable, du sans-référence, de l’incommunicable présence dont on ressent la force aveugle qui transcende tout ce qu’elle touche et nous place dans la position périlleuse de celui qui ne sait plus qui il est, où il est, quel est le sens de son cheminement, ici, tout contre le mystère de ce qui apparaît en son ombre énigmatique. Objet. Réification de notre être comme si la majesté du spectacle nous enjoignait de rejoindre la première immanence venue, simple copeau dont le vent jouerait à sa guise.

 

   Hommes esseulés.

 

   Hommes esseulés. Limités face à l’illimité. Fragments que toise la Totalité du haut de son regard surplombant, aliénant. Car nous ne saurions nous soustraire à son emprise. Nous sommes en sa dépendance. Elle qui décide, qui nous maintient en vie mais qui, au seul motif de quelque caprice, pourrait décider de notre effacement. Vision sublime de ceci qui ne peut être rapporté à aucune forme sensible comme si l’hiatus était infini qui se creusait entre elle et nous. Nous les Modestes qui devons faire acte d’humilité, accepter cette grandeur qui n’est rien moins que celle que nous visons dès que notre projet s’ourle de hauteur, d’anticipations justes, d’exigences reposant sur la précision d’une vérité. Que nous disent ces flots écumeux, ces barres d’eau qui pourraient tout emporter sur leur passage, sinon l’incroyable candeur de notre vanité humaine ? Nous qui nous prenons pour des rois et n’en sommes que les modestes sujets.

 

   Un autre monde est là.

 

   Jamais notre imaginaire, fût-il des plus fertiles, telle figure d’une nature agitée n’eût pu s’inscrire à la cimaise pensante de nos fronts. Or c’est bien parce qu’un tel phénomène est à proprement parler irreprésentable, non symbolisable qu’il nous émeut, nous bouleverse, nous dérobe à nous-mêmes pour nous remettre au bord de l’abîme qu’est tout sublime. Le sublime n’existe nullement en lui-même, telle qu’apparaît la montagne en sa massive évidence. Il n’est que l’histoire de notre rencontre entre notre esprit soumis aux règles habituelles de l’entendement, de la perception, de la sensation et cet inconcevable qui lui fait soudain face en tant qu’ultime limite des réalités terrestres. Incommensurable écart qui se creuse de notre conscience à ce phénomène qui outrepasse nos propres capacités de synthèse. Un autre monde est là qui nous place en situation d’êtres sidérés, sans voix, sans pensée, sans le moindre bourgeonnement qui viendrait manifester notre compréhension de cela qui nous affecte à la manière d’une vision apocalyptique.

 

   Le lieu d’une immense joie.

 

   Le ciel est immense, lavé, étendu. Pareil à la toile située derrière la scène d’un théâtre qui occulte à nos yeux de spectateurs les secrets des acteurs, la nature des intrigues qu’ils développent, le sens en filigrane de toutes ces gesticulations qui pourraient bien n’être que des parodies, de la poudre aux yeux, peut-être une simple hallucination dont nous aurions habillé leurs gestes. La digue est noire qui fait avancer sa proue en direction des flots, symbole d’une étrave destinée à connaître mais que la rumeur liquide recouvre toujours de sa chape lourde, inviolable. Le phare, haute silhouette noire et blanche qui pourrait bien se révéler en tant qu’allégorie de la présence humaine. Position de finistère qui toise l’immensité, s’essaie à scruter l’infini alors que l’absolu fait son continuel roulement de vague lointaine, d’insaisissable hiéroglyphe. Combien ce luxe offert aux Existants, cette confrontation entre ce que nous sommes et ce qui nous dépasse de sa haute stature devient le lieu d’une immense joie ! Le Tout nous serait-il connu et nous disparaîtrions à même sa densité, son mystère. Or un mystère mis à jour est toujours une désolation qui se substitue à une question. Nous voulons questionner ! Nous voulons voir la tempête, son déchaînement, son inaltérable puissance. A défaut de quoi l’ouragan sera en nous qui fera ses creux, ses dépressions et alors nous ne nous appartiendrons plus, comme dévastés par ce qui, de tous temps, s’habille de la vêture de l’inconcevable.

 

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28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 10:43
Elle sortait de mes rêves.

Œuvre : André Maynet.

 

« Le Rêve est une seconde vie.

Je n’ai pu percer sans frémir

ces portes d’ivoire ou de corne

qui nous séparent du monde invisible.»

Gérard de Nerval - Aurélia.

***

[Note de lecture : Le narrateur, un journaliste, part au bord du lac de Lugano pour y écrire un article sur Gérard de Nerval. Il voyage en compagnie lointaine d’une passagère que, dans son imaginaire, il nomme « Ephémère ». Arrivé à l’hôtel où descend également son « accompagnatrice », il rédige son papier alors que la nuit bascule, que les songes l’envahissent au point qu’il en perd toute notion de réalité, mêlent indistinctement paysages, Aurélia, Ephémère, devenant Gérard Labrunie lui-même que son sort tragique rattrape. Il rejoindra Paris sur l’ordre d’Ephémère qui lui désigne la corde de son destin : pendu Rue de la Vieille-Lanterne en janvier 1855. Ainsi, parfois, le sort des « poètes maudits » est-il de faire s’épancher « le songe dans la vie réelle » au point de lui vouer un culte mortel. NB : en fin de texte se trouve une « écriture à quatre mains » faisant alterner la belle prose de Nerval (en italique) avec la mienne (en graphie normale). Belle lecture en territoire fantastique !]

***

Avril bourgeonnait à peine, l’air commençait à tiédir, avec encore quelques empreintes d’hiver et, déjà, l’amorce du printemps. C’est le Lac de Lugano dans le Tessin que j’avais élu pour y trouver un peu de repos et, je l’espérais, la brume nécessaire, le flou au-dessus du miroir de l’eau m’autorisant à pénétrer le mystère d’Aurélia, le monde si étrange de Nerval. J’avais promis un article à ce sujet à un Journal avec lequel j’entretenais des relations épisodiques. Dans le train qui me conduisait à ce lieu élu à la façon d’une retraite volontaire, je relisais la longue nouvelle de l’auteur de « Pandora » , soulignant ici un morceau de phrase qui me semblait révélateur de l’ambiance romantique … il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies … là la dimension onirique de l’écrit … un être d’une grandeur démesurée - homme ou femme, je ne sais, - voltigeait péniblement au-dessus de l’espace (…) il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie, d’Albrecht Dürer, là encore ce qui me semblait le mieux en résumer l’étonnante singularité … Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle

   Le convoi longeait de hautes et verticales parois, se reflétait parfois dans les eaux vertes d’un lac proche, traversait d’obscurs et humides tunnels qui déposaient sur les vitres leur constant ruissellement comme un fin brouillard inclinant à la plus heureuse des rêveries. Tout ceci tissait les fils d’une étrange toile, participait à un continuel clignotement en tout point semblable à celui qui se glisse entre rêve et sommeil et signe de sa palme discrète le passage de l’état d’inconscience à celui de la lucidité. C’est donc dans cette transition crépusculaire, dans cette lueur d’aube grise que se terminait mon voyage alors que Lugano, maintenant, n’était plus qu’à moins d’une heure de trajet. C’est dans cette ambiance alternée de lectures songeuses, de rapides endormissements, d’alternances d’ombre et de lumière qu’allait prendre fin mon voyage avant de retrouver ce Monte San Giorgio auquel je vouais un genre de culte, tant la vue y était belle, ouverte sur la face lisse de l’eau, la chaîne de montagnes qui, tout au fond, se perdait dans le moutonnement bleu des arbres et l’inconnu du lointain. Lors du déplacement, à plusieurs reprises, celle que j’avais nommée « Ephémère », tant son apparition était aussi fréquente que son évanouissement subit - fumer une cigarette dans le couloir, lire une revue, rehausser son teint pâle d’une touche légère de rose -, « Ephémère » donc laissait tout juste apercevoir un casque de cheveux platine, une frêle anatomie pareille à la pose hiératique de quelque aigrette à contre-jour du ciel, puis c’était, aussitôt, comme si elle n’avait paru que par inadvertance, nuage glissant sur la vitre lisse du ciel. Je ne sais si, alors, dans le parcours terminal, cette jeune femme m’intriguait, me rassurait ou bien se tenait par rapport à ma propre personne dans une position quasiment indifférente, ces constantes éclipses de la voyageuse ne m’avaient guère laissé le soin de l’observer avec suffisamment de pertinence.

Comme à mon habitude, lors de mes séjours alpins, descendu à l’Hôtel « Belles Rives », de ma chambre donnant sur les crêtes, je regarde la face immobile du lac, sa lente plongée dans les eaux nocturnes. Les premières étoiles y dessinent les figures du lointain cosmos avec la même innocence que la main d’un enfant traçant à la règle les esquisses naïves de son organisation du monde. Après un repas léger je me suis installé à ma machine à écrire, commençant l’article sur Nerval. Parfois, cherchant la fraîcheur ou bien l’inspiration - ce qui est la même chose -, je sors fumer une cigarette, air bleu qui se dissipe vite dans l’air qui fraîchit. En contrebas, un étage au-dessous, un mince rougeoiement au milieu duquel je crois deviner la passante du train, toujours aussi ineffable dans la nuit qui vient et l’enveloppe dans son suaire noir comme l’aile du corbeau. Il se fait tard quand je vais me coucher. Les constellations ont giré et il n’y a plus, maintenant, que des milliers d’yeux minuscules regardant la Terre, des milliers de points placés au hasard dans la dérive hauturière de l’infini.

Mon sommeil est constamment traversé de lueurs bleues que de grandes flammes couleur de lave viennent balayer de leur envahissante écume. Comme si mon repos ne pouvait trouver de halte, se site où se recueillir et se mettre à l’abri des songes, peut-être des cauchemars. Curieux maelstrom faisant se percuter les images : du train, de ses vitres où glissent les dentelures des sapins, de visages supposés connus si semblables aux multiples esquisses « d’Ephémère », du portrait de Gérard Labrunie posant devant l’objectif de Nadar, vêtements sombres comme la tragédie qui rôde, regard perdu où pointe déjà le mysticisme, peut-être la supposée folie, puis les portraits superposés, terriblement mêlés, des différentes Aurélia qui illustraient les couvertures de mes livres successifs -j’étais nervalien en diable -, mais, à vrai dire, à qui ressemblait-elle sinon à la démesure d’une absence définitive, à l’image d’une morte puis de la Vierge chrétienne dont Nerval nous livrait les traits hiératiques dans une de ses ultimes illuminations ? Il est si difficile de saisir un personnage tissé de rêves, traversé de symbolisme, dont on ne sait à peu près rien si ce n’est qu’il constitue l’obsession permanente du Poète, genre de mythologie mentale, de cristallisation spirituelle qui le conduira au-delà de ces portes d’ivoire ou de corne qui seront la sortie du réel en direction d’un délire visionnaire, puis encore plus loin, condamné définitivement par la tyrannie d’un imaginaire sans bornes et par celles de la finitude.

Je crois que c’est tard dans la nuit, au moment où commence à se dessiner le fin liseré de l’aube, que mon rêve se déchaîne, saisi de vives hallucinations dans lesquelles se mêlent, sans possibilité de distinction, les personnages de Nerval et surtout celui d’Aurélia qui se métamorphose sans cesse, prenant parfois l’apparence troublante de l’Inconnue du train, en renforçant, en quelque sorte, l’énigme, la posant comme douée de vertus aussi étonnantes que le pouvoir d’ubiquité : une fois dans le compartiment, lisant « Aurélia », précisément, puis s’absorbant dans « Les Filles du feu » , puis dans sa chambre d’hôtel, citant quelques vers de « Fantaisie » : … Puis une dame à sa haute fenêtre,/Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens … Que dans une autre existence, peut-être,/ J’ai déjà vue – et dont je me souviens ! … réitérant la croyance orphique à la métempsychose de Gérard, soulignant le creuset alchimique des rêves, souvenirs et réminiscences des vies antérieures, comme si, jamais, nous ne devions mourir qu’afin de mieux revivre.

   C’était cela même que j’avais écrit dans mon article, juste avant de sombrer dans le sommeil. Autour de moi, les murs bougeaient sans cesse comme sous l’effet d’une marée, la nature venait à ma rencontre alors que j’allais à elle, « Ephémélia » (mélange d’Ephémère et d’Aurélia) entrait chez moi, transportant avec elle …dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetasune longue tige de rose trémière … dont je pensais qu’elle était une offrande à la poésie, … puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière … et je me disais qu’enfin tout ceci trouverait son épilogue, que la Mystérieuse se donnerait à moi pour mettre un terme à ce qui ressemblait à une fiction ou bien à un rêve de dément, … peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements … qui, bientôt chuteraient au sol car, assurément, cette Fille n’était venue là que pour incendier ma tête, y faire s’allumer le plus vigoureux des pandémoniums qui se pût imaginer ; les Poètes sont toujours fragiles qui ont l’âme qui s’embrase et l’esprit qui combure … ses bras imprimaient les contours aux nuages pourprés du ciel. Je pensais qu’elle était l’une de ces Filles du feu, peut-être Sylvie, ma fascination enfantine ou bien Adrienne la séductrice, ou bien Octavie qui me sauva de moi-même et de bien des déboires. C’est si secret une femme, tellement difficile à cerner que, parfois il vaut mieux renoncer. Mais où est-elle celle qui, maintenant, occupe l’entièreté de mon esprit, à tel point que je n’y ai plus de place pour le simple sujet que je suis. Comme si cette Lointaine, cette Ténébreuse avait pris en elle la totalité de mon âme et me guidait, à mon insu, vers mon incontournable destin. … Je la perdais de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je…car la nature meurt avec toi ! »

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces (la nature avait pénétré ma chambre comme ma chambre avait investi la nature), comme pour mieux saisir l’ombre agrandie qui m’échappait (ma raison devenait éphémère à l’aune de ma Visiteuse d’un soir), mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. Et le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien … celui d’Aurélia, ma chère morte qui, jamais, ne devait revenir. Ou bien s’agissait-il de « la Nocturne » de l’hôtel qui m’avait jeté un sort, m’avait attiré ici, au milieu des montagnes pour procéder à ma propre perte ? Ce rêve si heureux à son début, je ne voyais qu’un petit parc, des grappes de raisins, le flottement de la robe de la dame qui m’accompagnait, ce rêve donc me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? C’est alors que quelqu’un frappa à la porte de ma chambre. Je me levai avec quelque difficulté. « Ephémère » était postée devant moi, dans la même vêture que la veille. Sa bouche, largement ouverte, à la manière d’une orbite vide, articula posément, à la manière d’une condamnation ou bien d’un jugement dernier : « Monsieur Labrunie, assez joué. Suivez-moi. Votre heure est enfin arrivée ! » Je ne le savais pas encore mais Rue de la Vieille-Lanterne, près du Châtelet, une corde m’attendait. Je pris le train de Paris. La capitale, en ce matin de janvier 1855, avait un air sinistre. Il faudrait que j’en prenne mon parti. La vie n’était pas éternelle !

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5 janvier 2024 5 05 /01 /janvier /2024 17:55
ONIRIA

Source : Doctissimo

 

***

« Les salamandres habitent la région du feu ;

les sylphes, le vague de l'air ;

les gnomes, l'intérieur de la terre; 

et les ondins ou nymphes, le fond des eaux.

Ces êtres sont composés

des plus pures parties

des éléments qu'ils habitent. »

 

M. Caron, S. Hutin

 « Les Alchimistes »

 

*

 

   Le soir, après avoir accompli nos tâches quotidiennes, après avoir lu des ouvrages, après avoir regardé les images de la Planète Cybernétique, nous regagnons la plaine livide de nos draps dont nous souhaitons qu’un paysage onirique s’en détache, effaçant les images du jour, ou plutôt les synthétisant, ou bien encore, et c’est ce qui est le plus plausible, en inventant de nouvelles, insues, inédites, inouïes, inconcevables en quelque sorte. Car c’est un univers bien étrange qui hante nos rêves, où se mêlent, pêle-mêle, en un genre de tohu-bohu mi-joyeux, mi-tragique, des icones que jamais notre imaginaire, fût-il fertile, n’eût jamais supposées, au motif que c’est notre inconscient qui a la main et n’en fait qu’à sa tête. Et cette formule « en faire à sa tête », n’est nullement gratuite. Que Celui, Celle qui ont déjà guidé leurs rêves, les infléchissant de telle ou de telle manière, y faisant figurer tel ou tel personnage connu (projection de quelque fantasme entretenu à l’état de veille), veuillent bien se signaler, nous en aurons vite réalisé l’inventaire. Car ici est bien l’essence de tout rêve en sa plus juste autonomie, en sa liberté la plus efficiente. Certes, des choses y figurent que nous connaissons, ce qui nous inclinerait à penser qu’il ne s’agit que d’une liberté relative, en réalité attachée à notre existence, manière de queue de cerf-volant flottant à la suite, et non domaine exilé de tout contact avec qui-nous-sommes.

   Et pourtant, je crois qu’il faut faire la thèse soit d’une surréalité, soit d’une méta-réalité qui seraient hors de toute pensée déterminative, un genre de satellite dont l’orbite est si éloignée de sa planète, qu’il lui devient totalement étrangère. Et c’est bien pour ceci que toute activité onirique est fascinante et qu’au sortir d’une nuit agitée le sol terrestre nous semble si paradoxal que notre marche ressemble bien plutôt à celle de quelque automate qu’à la progression d’un individu conscient de ses propres moyens. Loin d’être seulement instinctif, attaché à une fonction symbolique inconsciente possédant des attaches avec le réel, il me semble utile d’attribuer au Songe, en sa plus profonde signification, une abyssalité cosmologique, autrement dit, c’est un Monde Nouveau qui se crée dont nous ne connaissons, ni le mode de fonctionnement, ni les codes secrets, pas plus que le langage crypté qui pourrait se comparer à ces signes sumériens, à ces étranges inscriptions cunéiformes qui ornent les pierres mésopotamiennes, leur conférant une étrange puissance d’aimantation.

 

Être entièrement au Songe est ceci :

métamorphoser son corps,

 en faire une matière souple, ductile,

une sorte d’argile infiniment malléable,

capable des formes les plus diverses,

des pliures les plus étonnantes,

des chorégraphies les plus acrobatiques.

  

   Car, s’il s’agit bien d’une « représentation de l’esprit », selon la définition canonique, mais il existe en cette formule un vice de naissance au terme duquel nous affirmerons qu’il ne s’agit nullement d’une « re-présentation », autrement dit d’une simple réverbération d’une expérience antérieure (ce qui supposerait la présence d’un lien concret, démontrable à l’aune du principe de raison, entre l’état de veille et l’état de léthargie qui est le nôtre lorsque nous flottons sur les rives aériennes du rêve), alors que rien ne relie le Monde Réel au Monde Halluciné, si ce n’est un soi-disant Inconscient qui, par nature, ne saurait nullement se confondre avec quelque tâche de liaison que ce soit. Si nous pouvons supposer que l’Inconscient « existe », et sans doute existe-t-il à titre de thèse, il ne peut qu’être foncièrement coupé du Réel, faute d’en être partie prenante. Or, en fonction du principe de non-contradiction, une chose ne peut être elle-même et son contraire. Je poserai donc, comme foncièrement non-miscible, Conscient et Inconscient, accordant à la seule dimension cosmologique le pouvoir de pénétrer et animer nos rêves à la façon d’un processus originaire venu du plus loin des âges, se déclinant sous les espèces de l’Archétype, ce « Principe antérieur et supérieur en perfection aux choses, aux êtres qui en dérivent. »

   Car c’est seulement en vertu de son indétermination que l’Archétype sera libre de revêtir toute forme, de s’exprimer selon le langage qu’il aura choisi, de nous imposer les images qui seront les siennes, dont nous serons les Voyeurs éblouis. Là seulement est la souveraineté du Rêve en sa plus parfaite illimitation. Limiter le rêve, c’est lui ôter la partie la plus noble de son essence et donc le ramener à la simple condition d’un faubourg du réel. Posant ceci, nous ne faisons que décrire une autre réalité, à savoir celle du « Rêve éveillé » dont les attaches avec l’empirie est évidente, acte demi-conscient, demi-inconscient. Or, si ceci possède une réelle valeur en matière de thérapie (surtout d’auto-thérapie, la seule qui soit vraiment digne de ce nom), ce pseudo-rêve ne peut entretenir nulle parenté avec le Vrai Rêve, avec le prodige du Songe en sa chimérique substance. Car la valeur du « Vrai rêve », sa vertu, sont bien fondées sur de telles Irréalités. Raison pour laquelle j’adhère totalement aux propos des deux Auteurs des « Alchimistes » lorsqu’ils désignent la réalité élémentale sous les formes visionnaires, hautement fantaisistes, hallucinatoires, de la Salamandre, des Sylphes, des Gnomes, des Ondins et des Nymphes.  Comme si, successivement, le Feu, l’Air, la Terre, l’Eau ne pouvaient trouver à se dire que sous le lexique d’un bestiaire fantastique qui nous plongerait, d’emblée, dans la zone opaque, nébuleuse, fuligineuse d’une troublante Origine dont seulement des feux affaiblis de luciole viendraient jusqu’à nous avec toute leur charge de mystère et de sombre attirance.

   Parvenant sur les rives du Songe, c’est comme si, à la force du soudain, du moment subit, sous le brusque surgissement de l’instantané, de l’exaíphnēs, ἐξαίϕνης platonicien nous nous trouvions « subitement », « hors de », c’est ceci que donne à penser le mot en sa décomposition morphologique. Car ici, nous quittons notre sol habituellement terrestre pour gagner ce que je nommerai, à défaut d’autre vocable, « éthéré », « céleste », non dans une optique religieuse mais simplement dans une dimension ontologique, de changement d’un territoire connu, pour un territoire inconnu. Dans cette Nouvelle Contrée qu’il faudrait définir à l’aune d’un langage renouvelé, plus aucun paradigme antérieur de compréhension n’aura plus cours. Il s’agira au sens le plus immédiat, le plus fort de « dépaysement », un Nouveau Cosmos sera désormais le cadre de nos percepts, de nos affects, de notre intellect. C’est maintenant ce « subitement hors de », que je voudrais essayer d’aborder, ou plutôt d’effleurer, en ayant recours à l’allégorie d’un Songe, uniquement traversé d’imaginaire.

  

Rêve-Songe dans sa plus étrange étrangeté

 

Quiconque s’aventure ici court le danger

de ne nullement se retrouver

 

   La pièce est grande, dans les tons bleutés. Dans les tons, à la fois célestes, à la fois maritimes. Des notes de milieu de gamme, Saphir, que traversent des Bleus Électriques, qu’obombrent des Bleus de Nuit. Des Bleus Spirituels, on les dirait venus de nulle part, n’allant nulle part. Je suis au milieu de la pièce, hors la Pièce. Je suis le Voyeur-Vu. Je suis incarné au-dehors, désincarné au-dedans. Je suis Lumière hors cadre, Ombre dans le cadre. Je suis la pièce qui est moi. Je suis les Figures Féminines présentes et Moi plus que Moi en la conscience attentive de mon Être. Une étrange musique monte de mon corps.

 

Une fugue, de mes doigts.

Un adagio, de mon centre.

Une complainte, d’une zone illisible

de mon anatomie flottante,

uniquement flottante.

  

  Je sens les doigts de l’air qui glissent sur ma peau. Je sens la brûlure de la fièvre qui glace mon âme. Le jour est un jour d’aube qui n’en finit pas de monter de la nuit. Des cris, parfois, des hululements. Sont-ils ma Parole ?  Ou bien la voix du Monde en sa diffuse clarté ? Quatre, oui Quatre, comme la quadrature des Choses. Oui, Quatre taches de chair. Sensuelles, troublantes, plus vraies que vraies. Mes doigts-ventouses s’échappent de moi, forent l’espace, forent les corps des Suppliciées. En chœur, elles gémissent-jouissent et leur souffrance-félicité avive la flamme de ma joie. Serais-je soudain devenu le Maître de ces corps infiniment disponibles ?  Je suis leur Loi, elles sont les Servantes de la Loi.

 

Harem, leur servitude,

Harem ma torture,

mon tourment, ma croix,

 c’est elle qui me fait avancer,

c’est par elle que j’évite de chuter.

 

   Mais je sens que je chute infiniment au creux le plus ténébreux des abysses, je suis l’Aliéné qui ne se relève jamais qu’à mieux retomber. Ce sont les Quatre qui sont les Maîtresses et moi celui qui subis leur Loi.

  

Les Quatre de la Quadrature :

 

   Femme-Compotier aux jambes de bois noir exotique. Yeux grands, ovales, ils fixent le Rien avec une étonnante acuité.

   Femme-Miroir en laquelle mon reflet revient vers Moi et accomplit la partie manquante de qui-je-suis.

   Femme-Sofa aux bras relevés derrière la tête, Femme au compas des jambes ouverts, à la toison pubienne hérissée, pour quel étrange rituel ? Serais-je de la fête, de la Nuptialité ici consommée pour l’Éternité ? Oui, l’Éternité est là en sa Nature la plus réelle, la plus incarnée, le sexe est le centre du brasier. Je m’y abreuve comme à la Source Plurielle.

   Femme-Cariatide, elle tient haut les fruits de ses seins, des perles de résine incarnat en étoilent les aréoles. Le corps est pure argile, donation de soi au plus près de soi, réceptacle de l’Amour et les jambes fécondées, les jambes-nectar coulent doucement vers le sol de planches. Disjointes, éminemment disjointes. Serait-ce le trou du Souffleur par lequel il nous dirait le Rôle Terminal qui nous est imparti de toute éternité ? Parfois, les Quatre de la Quadrature entonnent des chansons de Mortelles et leurs chants résonnent longtemps, montent vers les étoiles, frôlent les dieux absents et regagnent l’horizon incendié de la Terre.  Elles sont les Mortelles-Immortelles au lieu de leur plus haute présence.

   Dans le plein du luxe immémorial, lustres de cristal de Bohème, plafonds de stuc chantournés, armoriés, plancher de chêne poli par les siècles, dans l’immobile du temps, des traversées d’Automates-Humains,

 

le Verbe se fait Chair,

la Chair se fait Verbe,
 

   des trajets de draisiennes en forme de reptile, des visages rieurs s’échappent des portes dorées des coches en bois, ils parlent, ils rient et leurs visages sont troués de leurs rires aigus, Cour des Miracles des Boiteux et des Bouffons, hoquets des calèches aux capotes de cuir noir, elles abritent un Peuple de Gueux, Femme-Cariatide laisse sortir de sa poitrine étroite le long sanglot de la misère Humaine, Des grappes de Quidams aux visages de Néant sont accrochés aux porte-bagages des diligences à vapeur, le jour monte dans les bleus, se décolore,

 

vire en gai Tiffany,

en Sarcelle joyeuse,

les couleurs sont à la fête,

en Givré de banquise,

 

des Joyeux Lurons en goguette

festoient bruyamment

portés par les ailes blanches,

 aériennes des torpédos.

  

   Les corps sont au centre du pandémonium, Je suis les Quatre qui sont Moi. Je métamorphose et m’échange avec qui-je-ne-suis-pas. Les murs sont les Quatre que je suis. Je suis les murs qui sont les Quatre que je suis, tout en ne les étant pas. La pelote de ficelle s’emmêle, se brouille, la fin est le début, le début est le milieu et la fin, le milieu est qui-je-suis et aussi les Quatre, chacune à son tour et, parfois en une seule forme réverbérée par les mille miroirs de l’Âme Infinie du Monde.

 

Ô miroir, féconde qui-je-suis,

fais que je sois Moi en mon unité confondu

et que je sois le Monde en son immensité,

en son illimitation, que je sois,

en une seule et unique mesure,

Femme-Sofa et Femme-Cariatide,

tous les Continents réunis,

tous les Tropiques,

tous les Méridiens,

 

Rêve-Souverain, Songe-Merveilleux,

ôte-moi des mors de la contingence,

porte-moi au plus haut,

que je puisse admirer la Terre,

qui-je-suis-sur-la-Terre,

cet infinitésimal,

cette diatomée perdue parmi

le peuple de cristal

des autres diatomées,

Ô Rêve-Songe,

réunis-toi en un Seul

et sois mon Unique Souci !

Mon Unique !

Mais j’entends une Voix,

je perçois le doux susurrement

de mots de miel.

Serait-ce Toi, Lectrice

qui te pencherais

sur le lieu de mon Rêve ?

Serait-ce Toi, Lecteur

qui t’inclinerais

vers mon Songe ?

Il fait si doux dans

ce monde duveteux !

Ne le crois-tu, Lectrice ?

N’en es-tu pas

convaincu,

Lecteur ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 septembre 2022 2 13 /09 /septembre /2022 08:37
Au milieu de nulle part

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Toutes les conditions sont réunies pour que mon titre « Au milieu de nulle part » soit celui-ci et nullement un autre. Comment ne se serait-il imposé à moi ? Il s’agit bien d’un non-lieu, autrement dit d’une manière d’utopie dressée depuis le site de son improbable parution. Si, parfois, nous hallucinons cet espace sans espace, cette région sans frontière ni coordonnées réelles, bien plutôt le flou d’une surréalité, c’est au motif que notre lieu humain s’est perdu, qu’il s’est dissous quelque part dans un univers imprononçable. Là, en cette aire de forme indéfinissable, il n’est ni parlé, ni agi, pas plus qu’aimé ou bien haï pour la simple raison que le Rien n’est jamais que le Rien et que nul n’en pourra tirer plus qu’il ne peut donner : un sentiment d’infinie vacuité, des orbes de silences girent en tous sens dont on ne peut jamais saisir que le confondant vortex.

   Alors, si mon propos s’adresse à Vous, Celle-de-l’image, comment vous nommer puisque vous vous situez dans cette zone interlope, équivoque, nébuleuse qui ne semblerait appeler un quelconque prédicat. Nomme-t-on ce qui n’a ni espace, ni temps ? Car c’est bien ainsi que vous m’apparaissez, un peu à la façon dont un fin brouillard monte d’un lac dans l’illisible heure de l’aube. Le brouillard n’est pas le brouillard, aussi bien il est aube, fin de nuit, jour dans son hésitation première. Me voici donc devant la difficile tâche de nommer l’innommable. Or, si je vous attribuais un nom, fût-il le plus général, le plus universel qui se puisse imaginer, dans le genre d’Absente, d’Inconnue, de Fictive, déjà je vous aurais attribué un corps que vous n’avez pas, je vous aurais gratifiée d’une présence dont vous ne semblez nullement soutenir l’esquisse. Et, à défaut de vous nommer selon un chiffre clair et déterminé, qu’il me soit au moins permis de vous relier à quelque mystérieux sinogramme. Cette étrangeté qu’il vous confèrera vous rendra étrangère et vous dotera, cependant, d’une forme s’approchant du réel. Voici donc à quoi vous ressemblez au « milieu de nulle part » : 缺席的,ce qu’il me plait de traduire par sa forme grapho-phonétique : Quēxíde, et enfin par sa valeur signifiante : « Absente ». Voyez-vous, 缺席的, combien il est difficile de vous cerner, c’est un peu comme si vous étiez en-deçà, au-delà de Vous en quelque étrange marécage où ne règneraient que la poussière d’une lumière grise, de papillonnantes clartés, par exemple un volètement d’Argus bleu à contre-jour du ciel, tout près de la ligne d’horizon dont on ne sait plus si elle est Ciel, Terre ou bien un Néant s’étirant entre les deux. Oui, je sais combien pour un Lecteur, une Lectrice, mon propos doit être étrange mais est bien plus étrange votre voilement qui n’a de cesse de durer que je n’aie tenté d’en décrypter la matière songeuse, à la limite d’un évanouissement, d’une chute, d’un vertige infinis dans lesquels je pourrais bien sombrer si rien ne se donnait de Vous que cette fuite à jamais.

   Car, ne nullement vous saisir reviendrait, par un simple phénomène d’écho, à ne pas me saisir moi-même et donc à renoncer à décrire qui-vous-êtes, cette substance sans contenu qui jamais ne s’arrête et demeure en une position stable, par exemple telle ou telle femme perceptible « en chair et en os ». Et si je ne veux sombrer en quelque aporie, bien qu’il m’en coûte, je suis mis au défi de vous approcher au gré de mes phrases, de mes mots.

   Vous donc 缺席的 à l’illisible mesure, Vous-la-Fuyante qui désertez les touches de mon clavier, qui vous effacez de ma vue, j’avance dans mon texte comme l’aveugle avance sur le chemin de la vie, mains tendues vers l’avant, si peu assuré de ma progression, à la limite de qui-je-suis, en quelque sorte, mon Destin titubant de concert, les talons de mes chaussures poinçonnant le sol en une manière d’étrange mélopée. Un pas en avant trace Votre silhouette, qu’un autre pas en avant vient contrarier, sinon annuler. Pourrais-je vraiment décrire la scène sur laquelle vous figurez au simple motif d’une fiction ? Déjà elle serait de trop car elle vous rendrait réelle plus que réelle or vous n’êtes que de l’irréel qui feint d’exister.

   Derrière Vous, l’ombre est massive, un bleu-marine virant à une forme « d’outre-noir ». De vagues formes s’y laissent distinguer, mais il faut longuement accommoder au risque que la vue ne se brouille et ne menace de se soustraire à son devoir de vision. Une silhouette noyée dans l’ombre. Ce pourrait être celle d’une automobile dont une portière est restée ouverte, elle me fait penser à l’aile d’un corbeau qui se serait détachée du corps et qui battrait au-dessus du vide. Mais pourquoi cette automobile ?  Elle paraît avoir si peu de lien avec Vous ? Vous 缺席的,Celle qui m’interroge au plus haut point, ce qui risquerait, à terme, de me conduire à la limite des « portes de corne et d’ivoire » de la folie, quel est le motif, j’allais dire de votre « présence », alors qu’objectivement Vous en êtes l’exact opposé, la rumeur d’une Absence qui se dilate à l’aune de sa propre vacuité.

   Derrière Vous, à votre gauche, au point le plus éloigné de la scène, la figure baroque de la guérite d’une sentinelle sur laquelle est apposée une croix, dont je crois plutôt qu’il s’agit d’un catafalque levé dont on ne sait la raison de sa venue, dont on ne connaît nullement le corps qui l’habite ou bien le corps qu’il attend : le Vôtre 缺席的 ? Ce catafalque qui semble vous guetter se reflète-t-il dans le mystérieux chiffre du sinogramme, ainsi :

 

, comme deux formes humaines en partance pour plus loin que soi ?

, comme un étrange gibet qui ne peut que vous tendre le motif léthal de sa corde ?

, comme deux entités non-miscibles, l’une refermée alors que l’autre s’ouvre, figure d’une impossible parution ?

 

   Voyez-vous, combien vous me mettez dans l’embarras, obligé de me commettre dans une tâche herméneutique sans issue ? Comment, en effet, interpréter ce qui n’a nul sens, ce qui toujours se dérobe et ne veut nullement livrer le secret de son être ? Aussi bien aurais-je pu vous représenter sous la forme suivante 秘密 (prononcez : [Mìmì]) dont la traduction est « Secrète », et, à l’évidence, vous n’auriez été que le reflet d’une véritable complexité pour ne pas dire d’un chaos, d’une sourde confusion.

   Le savez-vous, depuis le puits profond qui vous accueille, nommer l’Autre, le dire en termes autrement disposés que dans la banalité mondaine, ceci est toujours une réelle épreuve sinon un projet impossible, une visée simplement absurde. Pour autant, renoncer serait encore pire pour la simple raison que, laissé en son immobilité, plié au sein de sa nébuleuse chair, le motif de l’Autre serait une menace à jamais.

 

Ne point connaître est non-être.

Connaître est être.

 

   Donc je poursuis mon laborieux cheminement. Vous, 缺席的-秘密 Absente-Secrète, Vous que j’ai affublée d’un double nom, que faites-vous posée sur cette flaque de lumière couleur d’argile ? Votre visage est indéchiffrable, un genre d’hiéroglyphe. Votre corps est long et silencieux. Vos jambes sont deux bâtons jaunes fichés dans le sol, vos pieds sont nus. Dans l’angle de vos bras semi-pliés, une chose rouge à l’imprécise identité. On dirait la guenille d’une  poupée de petite fille. A moins qu’il ne s’agisse d’un bout de muleta arrachée des mains sanglantes du toréador ? A moins que ce ne soit une toile de braise tout droit venue de l’Enfer ? Voyez-vous, nous nous approchons de la mystique de Dante et je ne sais quel sera notre lot : Enfer ? Purgatoire ? Paradis ? J’ai de fortes craintes et pencherais plutôt pour la première hypothèse, celle du Tartare avec ses brûlantes réjouissances.

   Vous voir m’a introduit dans une complexité dont les liens se resserrent à mesure que j’essaie de percer les arcanes dont votre figuration est tissée. Et votre ombre, cette simple ligne plaquée au sol avec la violence d’une brusque décision, comment ne me ferait-elle penser à ce gnomon antique avec lequel nos lointains ancêtres mesuraient la hauteur de la lune ou du soleil au-dessus de l’horizon ? La mesure du Destin si vous préférez, la mince empreinte que les Hommes et les Femmes déposent à la surface de la Terre, le vif instant de leur temporalité. Oui, à y bien réfléchir, je crois que vous êtes cette tragique mesure du Destin. Tout en témoigne. Mais, ici, je ne bâtirai guère de fiction, ce qui serait facile aux simples images que votre toile livre à mes yeux. Mais quelle que soit la source de votre détresse, c’est cette dernière en son essence irréductible qui est à retenir. Vous êtes, Vous qui vous détachez à peine du versant nocturne du Monde, qui surgissez au jour dans une manière de verticale hébétude, vous êtes la Figure avancée des apories multiples de notre Condition. Que chacun en médite, en Soi, les lignes de force. Quant à moi, permettez que je me retire sur la pointe des pieds, emportant cependant avec moi la vénéneuse ambroisie de votre Présence-Absence. De Vous, je ne garderai que le souvenir que ces deux signes inscrits sur le blanc de mon écran :

 

缺席的

 

秘密

  

   Ils vous disent en mode d’énigme, bien mieux que ne saurait le faire mon langage « humain trop humain ». Cependant, que je Vous avoue, afin que vous ne désespériez, vous voir, pour moi, a été pure joie. Puisse-t-elle, en Vous, semer les spores de quelque espérance !

 

 

 

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5 juin 2021 6 05 /06 /juin /2021 16:28
Nous suivrons Lucia partout où elle ira.

Œuvre : André Maynet

***

   Sur Terre cela allait vraiment de mal en pis. Les hommes n’étaient plus les hommes que par défaut. Les femmes faisaient semblant d’être femmes. Les enfants étaient déjà de petits vieux s’agitant sur leurs balancelles d’osier en opinant du bonnet. Enfin, rien n’allait plus que dans la chute et le chaos. Les miroirs ne renvoyaient que des reflets troubles. Les visages étaient racinaires, les torses pliés comme des ceps de vigne, les jambes arquées si bien qu’il fallait le soutien d’une canne afin de ne pas chuter dans le premier caniveau venu. C’était vraiment une aberration que d’exister. Le grand fleuve de la vie était arrivé à son étiage, on ne voyait plus que des bancs de gravier bitumeux qu’enserraient de longues lianes au sein de leurs doigts roturiers. Partout où les foules s’amassaient, on aurait dit de gros paquets de goémon échoués sur quelque crique perdue. Partout était le non-sens. Partout l’étrave du doute entaillait les consciences dont on voyait de longs filaments blanchâtres s’écouler dans les marigots des villes. Les gémissements des humains sortaient de leurs goitres en fusant comme mille solfatares. Les sanglots, les perles des larmes, s’assemblaient en de longs chapelets que buvait l’argile en d’étranges chuchotements comme si la planète nourricière, éconduite par ses enfants, maltraitée, ignorée, avait soudain voulu prendre sa revanche. De gluants caillots faisaient leurs collines pourpres, des giclées d’hémoglobine surgissaient au coin des rues et il fallait s’abriter derrière sa dentelle de peau de manière à ne pas périr dans une rivière pourpre. Ce qui était choquant, c’était de voir les résilles de l’intelligence perdre peu à peu leur consistance, laisser fuir la belle lumière qui l’habitait autrefois. Ce qui était affligeant, assister au dépérissement du feu de l’intellect qui ne brasillait plus qu’à la mesure de pitoyables étincelles. Et le goût, la capacité esthétique à distinguer le beau du laid, voici que tout se mêlait dans un maelstrom dont le moins que l’on pouvait dire était qu’il se voyait reconduit à sa portion congrue, si bien qu’on préférait les colifichets et les mirlitons des fêtes foraines plutôt qu’un tableau de Matisse ou bien de la Renaissance italienne. C’est vous dire dans quel état infiniment délabré la civilisation avait chuté et l’on entendait derrière son paravent orné de colonnes doriques et de chapiteaux armoriés le bruit des armes, les dernières explosions de l’amour qui faisaient inévitablement penser aux bulles crevant dans le mystère des tourbières et la densité des noires mangroves.

Mais je parlais, tout juste, d’art, cette sublime ambroisie par laquelle être au monde dans le ravissement et un toujours possible saut vers la transcendance. C’est justement en m’appuyant sur l’art et ses œuvres que je vais tâcher, maintenant, de vous conter comment la condition humaine avait dépéri au point de ne plus se reconnaître elle-même, si ce n’est dans la plus verticale déraison et une manière d’aporie définitive qui confinait à ce que pourrait être le cul-de-sac de l’absurde si, un jour, il nous arrivait de gésir sous son mortel étranglement. Oh, ç’avait été progressif, ç’avait rampé à bas bruit comme un phlegmon qui se tapit dans l’épaisseur du derme de façon à mieux vous attaquer. Certes, il y avait eu quelques coups de semonce, l’abandon d’une idée ici, la perte d’un idéal là, le renoncement à la morale un peu plus loin, le reniement des valeurs, là-bas à l’horizon, le dédain de la philosophie et le refus d’écouter les discours des hautes consciences, l’aveuglement aux leçons de l’Histoire, l’esprit bafoué au nom d’un matérialisme rampant, la perte du sens civique, le refus conscient ou bien inconscient des libertés et la plongée, tête la première, dans toutes sortes d’aliénations dont la société était si prodigue que la plupart n’en percevaient même pas les confondantes faucilles qui moissonnaient les bustes à hauteur du visage. Oui, ici, le recours à l’art devient inévitable afin de rendre perceptible ce qui ne l’est jamais, puisque tout mouvement de fond d’une communauté humaine s’enlise toujours dans le terreau qui la soutient et concourt à sa croissance. Jamais un enfant ne se sent grandir et pourtant, bientôt, il sera plus grand que son père, sans même s’apercevoir de ce curieux métabolisme qui le porte, de cette sève qui court en lui et gonfle la voile de son destin.

A des fins d’explication et de manière à rendre visible ce qui avait affecté l’humanité, l’amenant au bord du gouffre, maintenant je procéderai par analogie avec l’œuvre de cet artiste majeur du XX° siècle au travers duquel peuvent se percevoir quelques phénomènes et lames de fond qui ont mené le monde à son insu, le déposant là où il est présentement, c'est-à-dire dans le questionnement auquel aucune réponse ne fait plus écho. Picasso sera donc notre cicérone, comme si son œuvre était le reflet de cette civilisation promise toujours, depuis le mot de Paul Valéry, à renoncer aux cimaises qu’elle a élevées dans l’ordre de l’art, de la culture, de la langue : nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles . Et cette mort, cette insupportable finitude, voici qu’elle transparaissait, comme en filigrane, dans l’œuvre du Maître de Malaga, dans ses sublimes toiles dont, parfois, la tension était franchement insoutenable.

Mais voici donc comme les événements s’étaient déroulés. Partant d’une lumière, d’un bel éclat, les choses, progressivement s’étaient obscurcies, s’achevant dans un gouffre ontologique sans issue. D’abord les hommes avaient vécu dans la période bleue, ce genre de plénitude, de ressourcement, d’immersion dans cette couleur tissée de mer et de ciel, qui s’ouvrait sur quelque geste aussi simple qu’essentiel du quotidien, par exemple la toilette d’une jeune femme dans la douceur d’une chambre avec des gestes si alanguis, une attitude si sereine qu’on aurait cru avoir affaire à l’une des premières aubes du monde. Ensuite il y avait eu comme un doux glissement, une translation imperceptible en direction de ce rose pastellisé dont la douceur même convenait si bien à cette Femme en chemise au regard empreint d’une douce quiétude. Puis, soudain, il y avait eu comme une déflagration, un long tellurisme qui avait fait osciller les choses aussi bien que les êtres, un genre de fêlure, de sourde reptation glissant dans les veines de glaise, déchaussant les racines anthropologiques, soulevant les destins en une lame de fond dont on ne savait plus de quelle manière on pourrait lui échapper et retrouver son immémoriale innocence. Car tout girait, car tout se vrillait et l’on sentait cette terrible torsion à l’intérieur même de son corps, tout contre les arêtes vives de l’esprit, dans le feu ardent de la conscience. Cela troublait, cela inversait les perspectives, c’était un défi aux lois de la représentation, un remuement de l’espace, un basculement de la temporalité et l’on ne savait plus où était le présent, s’il avait un rapport avec le passé, si l’avenir surgirait un jour et sous quelle forme. Cela se résumait sous la vision étrange de la Danseuse d’Avignon avec son immense visage, ses yeux pareils à des avens sans fond, l’architecture anguleuse de sa morphologie, ses complexités anatomiques, la révolution de ses membres dont on ne percevait même plus la logique qui les assemblait, la mesure rationnelle qui, par nature, devait présider à leur mise en ordre. Oh, oui, combien l’on était désemparés en ce temps d’insurrection picturale, combien l’on se sentait orphelins des formes renaissantes dans leur belle carnation humaine ! Et encore, on le pressentait dans les rumeurs sourdes d’un orage à l’horizon, le pire semblait à venir qui finirait par clore nos bouches, sceller nos oreilles, faire de notre langue une sorte de limaçon visqueux incapable de proférer quoi que ce soit de juste qui inclinât vers quelque sérénité. Voici qu’à portée des sclérotiques se présentait le paysage de l’épiphanie humaine tel qu’encore personne ne l’avait envisagé. Sans doute s’agissait-il de la présence de l’homme, mais sous quels attributs ! Si peu reconnaissable celui qui se nommait Ambroise Vollard dont le portrait se décomposait en milliers de facettes saisies de lumière, en milliers de fragments animés identiquement aux images emboîtées des kaléidoscopes, aux émiettements d’une corporéité dont l’espace assurait la confondante polémique, comme si la matière, soudain, se fût livrée selon quantité d’esquisses possibles. On regardait la face et, en même temps, on avait le dos, le profil, la vue de dessus, celle de dessous, myriade d’apparitions qui donnaient le vertige et faisaient douter de la réalité. Jamais, jusqu’alors, on n’avait vu de cette manière analytique, inquisitrice, jamais l’on n’avait saisi une figure humaine de telle façon que, la soumettant à l’empire de sa volonté, on l’offrît aux Voyeurs dans la fantaisiste pliure d’un origami dont on ne pouvait déceler ni le début, ni la fin, ni la subtilité architectonique qui présidait à son étrange parution. Certes le regard s’était inversé, le regard avait subi une révolution et le phénomène ne se limitait pas à un simple procès de la vision selon le mode de la physiologie, cela allait infiniment plus loin, cela bouleversait l’intelligence et bousculait les concepts, cela forait loin dans l’émotivité et remuait l’âme dans son tréfonds et les vagues de pathos n’en finissaient pas de crouler sous le poids d’une nouvelle nécessité. Mais l’humain n’était pas au bout de ses peines - le tragique n’a pas de limites, c’est pour cette raison qu’il est tragique -, et surgirait, bientôt, comme un diable se levant de sa boîte, une représentation si étonnante qu’elle paraissait venir en droite ligne du laboratoire d’un savant fou, d’un alchimiste ayant mélangé dans l’ardeur de ses cornues de verre des principes antagonistes, si bien que les femmes, les jeunes filles étaient devenues méconnaissables, insaisissables, par exemple ce Grand nu au fauteuil rouge, aux formes si étrangement alambiquées, imbriquées selon toute illogique, genre d’excroissance charnelle se débattant dans les mailles mêmes de l’inextricable, de l’innommable car les mots devenaient impuissants à proférer, à dire quelque chose du réel et, encore moins à faire se lever l’esquisse d’une possible vérité. Les couleurs hurlaient, le Nu hurlait du fond de sa gueule dentelée, créneau et merlons des dents, trous des yeux à la visée absente, moignons des mains pareilles à des boulets, diaspora de la poitrine dont les seins, nullement assemblés, se perdaient au hasard des contraintes de la pesanteur, éclaboussure du sexe qui ne portait plus ni désir, ni plaisir, seulement la balafre d’une proche extinction. Enfin voilà l’inqualifiable décrépitude qui atteignait la dignité humaine dont il ne demeurait plus que quelques lambeaux étiques flottant dans le vent acide, tels des drapeaux de prière dont le destinataire n’entendrait jamais le colloque singulier, charpie de tissus que l’air dissolvait de sa lame impérieuse.

Les bas-fonds étaient ici atteints car l’homme, ingénieux à scier la branche sur laquelle il est assis, avait fomenté contre lui-même et ses semblables le pire des complots qui se fût jamais imaginé. L’homme avait inventé les armes de sa propre destruction, le besoin immodéré de gloire, la recherche de la puissance, l’envie immodérée de posséder, les exigences d’un égoïsme foncier, le penchant au lucre et à la domination, l’inclination à la luxure et la conquête d’une vie facile, autant de projectiles, dont il ferait un usage immodéré au cours des siècles, l’acmé étant atteinte avec les horreurs et le charnier de Guernica. Plus rien, alors, n’est interdit. Plus rien ne s’oppose à la barbarie. Les glaives sont partout sortis qui sectionnent les têtes. Le sang gicle en intarissables fontaines. Les corps sont démembrés, un bras ici, une jambe là-bas, une tête ailleurs ne proférant plus que le cri de la douleur, n’émettant plus que l’insupportable vocalise de la souffrance. La ruée est bestiale, le taureau est lâché dans l’arène. Les pouces sont baissés. Les consuls exultent. Ils veulent voir la limite des limites, l’horreur faite chair, le cri fait stalagmite, le désir empalé sur sa propre hampe. Les couleurs sont éteintes, pareilles à des coulées de bitume, à des traînées d’humus. Humus = Homme = Perdition, comme si cette étrange équation résumait le sort de l’humanité depuis sa première manifestation et ses belles traces sur les parois des grottes qui annoncent la précellence de l’homme, son royaume sur les choses, sa victoire sur les forces obscures du mammouth, du sanglier, ces énergies indomptées de la nature sauvage qu’il faut canaliser et porter à la beauté.

Oui, la marche est haute qui conduit l’humanité depuis ses premiers balbutiements jusqu’aux portes de l’abîme après la lumière des grandes civilisations. L’homme est un éternel insatisfait, un grand enfant qui ne rêve que d’une chose, casser le jouet qu’il a tant convoité au cours de sa longue marche hasardeuse sur les chemins du monde. Mais l’Histoire a des secrets, mais l’Histoire se nourrit de sublimes résurgences comme si un manichéisme l’animait de l’intérieur, incroyable mécanisme qui, tour à tour, présentait les vertus du bien, puis, aussitôt, pareillement au rythme d’un balancier, les apories du mal. Coïncidence des opposés, coincidentia oppositorum telle que les mythes anciens décrivaient la divinité, laquelle se manifestait successivement sous sa forme bienveillante et terrible, capable de créer aussi bien que de détruire, manifeste et virtuelle. Insaisissable réalité qui toujours nous fuit, comme si cette fuite, en elle-même, était la seule façon de nous en emparer, continuel clignotement de l’ombre et de la lumière.

Nous suivrons Lucia partout où elle ira.

   Oui, les hommes ont beaucoup marché mais ont-ils au moins observé cette Déesse dont l’image presque imperceptible à force de discrétion semble à peine émerger de la lagune qui paraît lui avoir donné naissance ? Sur ses baskets blanches elle avance comme portée par son propre esprit ou bien sustentée par un simple souffle d’air. Elle est l’antinomie de tout ce qui fâche, contraint et pullule sous la forme de l’obscurité vindicative, de la tresse nouée de l’angoisse ou de ce qui reconduit l’homme dans les primitives ornières dans lesquelles, parfois, le conduit son aveuglement, sa naïveté à être dans l’immédiate satisfaction, le plus proche profit. Cette belle suggestion sortie d’un clair-obscur comme le vent naît de la plume de l’oiseau, baptisons-la Lucia, ce nom rayonnant de lumière qui resplendit à seulement être prononcé. Alors, ne sentez-vous pas combien le jour est proche, l’ombre effacée où se tapissent les démons et les goules, combien tout, bientôt, va luire dans l’éventail largement déployé des heures. Les faillites de l’humain, les périodes ourlées de haine et de méchanceté seront loin, tellement imperceptibles que nous ne verrons plus que ces lumignons à la tremblante lueur sortant de l’eau comme d’un rêve. Jamais la lumière ne peut trahir, jamais le point d’incandescence ne peut tromper. Les douleurs, les agonies, les faussetés sont sous le boisseau et ne demeure plus que cette pure beauté tellement semblable à Fillette nue au panier de fleurs de Picasso lors de la période rose. Oublié Guernica, oublié LEnlèvement des Sabines, finis les glaives qui tranchent les têtes, les rictus des chevaux confrontés aux guerres des hommes, les corps couchés au sol, les anatomies dénudées, les cris épouvantés des nouveau-nés, la multitude des présences hurlantes qui, bientôt, seront muettes. C’est l’exact contraire dont Lucia est porteuse, cette onction qu’elle délivre à la grâce de sa légèreté, à la simplicité de sa forme de liane, à cette lueur dont son sexe même paraît être la source tellement l’idée de génération lui est intimement attachée. Oui, nous voulons Lucia. Oui, nous voulons la lumière. Oui, nous serons des hommes debout !

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10 avril 2021 6 10 /04 /avril /2021 08:07
Chaperon Rouge

"Solitude" (1955)

Paul Delvaux

Source : WahooArt.com

 

***

 

   Mon Journal m’avait envoyé en Flandre Occidentale pour y réaliser un reportage sur cette immense étendue sablonneuse qui longe la Mer du Nord, surface constamment battue par le vent du large. Un naturel refuge pour âmes romantiques et promeneurs solitaires. Je logeais dans un hôtel à Ostende avec vue sur l’immensité, vaste horizon blanc traversé du vol gris des mouettes. Ce paysage ouvert convenait parfaitement à mon singulier tropisme : la lumière y était longue, impalpable et le regard se perdait constamment dans la brume. Il n’en fallait pas plus pour fouetter mon penchant au songe éveillé. Certains de mes amis me confiaient que j’étais une simple image sortie d’un rêve. Cette sensation impressionniste comblait mon attente au-delà de toute espérance.

   Bergeret, mon Rédacteur en chef, m’avait dit lorsqu’il m’avait accompagné à la voiture :

    « Si tu as cinq minutes, toi l’amateur de peinture, va donc jeter un œil aux toiles de Delvaux à Saint-Idesbald. Ça vaut amplement le détour ! »

   Et, compte tenu du goût infaillible de mon Collègue, que je savais expert en matière d’esthétique, il ne me restait plus, entre deux séances de photographies et de notes, qu’à me rendre au ‘Paul Delvaux Museum’. J’appréciais les œuvres de ce Peintre mais n’en avais encore jamais vu en réalité, seulement sur les pages glacées des revues consacrées aux Beaux-Arts. Du reste, j’avais emporté avec moi un fascicule avec quelques reproductions de ses œuvres et je dois dire qu’elles me fascinaient plus que de raison. J’aimais beaucoup le ‘Village des Sirènes’, les attitudes hiératiques de ces femmes au regard vide se détachant sur un décor en trompe-l’œil ; j’aimais ‘Ombres’, avec sa déesse blonde au premier plan, la mer venant frapper les vagues de sable, son wagon désaffecté sur des rails qui ne menaient nulle part, j’aimais aussi ‘Phases de Lune’ son air bleu de nuit, ses mystérieux personnages tout droit sortis de quelque antique Musée Grévin, êtres de cire et de chiffon dont l’existence paraissait aussi peu affirmée qu’un rêve d’enfant au sortir de la nuit.

    Paul Delvaux, que certains critiques n’hésitaient pas à classer dans la mouvance surréaliste, me paraissait davantage se rapprocher de la Peinture Métaphysique d’un Giorgio de Chirico et, si l’on m’avait demandé mon avis, je l’aurais volontiers rangé dans la pure singularité du ‘réalisme magique’ selon une vue identique à celle de certains connaisseurs et bien plutôt encore dans le domaine de la ‘Peinture Onirique’, selon les termes mêmes qui me venaient à l’esprit dès l’instant où j’évoquais les toiles du Peintre belge. Je pensais, sans doute à raison, que la vue directe des créations entraînerait une plus vive émotion. Rien, en effet ne saurait remplacer cette saisie du réel.

 

    Journal de bord - Ostende - Mercredi 18 Avril 2018

 

   Ce matin l’air est uniformément gris, parfois semé de quelques nuages d’altitude qui glissent le long de la côte. Des lames de vent à intervalles réguliers, des oiseaux marins y planent indéfiniment. Peu de gens dans les rues. Impression de vide et aussi, corrélativement, de liberté. Je ne sais ce que je vais découvrir dans les salles du Museum. J’espère seulement y trouver, non uniquement de la beauté, c’est bien le moins que l’on puisse demander à l’art, mais surtout du dépaysement, de la magie, de l’émerveillement et comme une altitude autre que celle d’un réel immanent qui nous consigne à la lourdeur de la terre. Cela fait tant de bien à l’âme de prendre son envol, de se confier aux volutes ascendantes de l’air, de planer longuement dans la manière d’un oiseau de proie à la vue panoptique. Alors on voit plein de choses étranges au-delà de l’horizon, des étincelles de temps inconnu, des écharpes d’espace qui faseyent tout contre le zéphyr de l’imaginaire.

   La bâtisse du Musée est haute, blanche, façade sertie de pavés de verre, toit pyramidal de couleur saumon. Je franchis la porte voûtée de l’entrée à l’heure de l’ouverture. Je suis le premier visiteur. C’est une habitude, entrer dans les salles alors que le calme y règne encore, que les œuvres et moi pouvons dialoguer à loisir. Le premier tableau que j’aperçois, ‘Jeune fille devant un temple’, me fait inévitablement penser à l’architecture chiriquienne, même pose olympienne, liturgique, de ses personnages qui semblent de simples scènes antiques scellées dans la pierre. Immobilité, postures de l’au-delà, pensées fixes, êtres si étranges et l’on penserait être dans quelque crypte n’autorisant que des présences marmoréennes, des visages burinés par le long écoulement de l’Eternité.

   Alors voici que surgit, sur le mur blanc criblé de stupeur, ‘SOLITUDE’, œuvre de 1955. Unique en son genre. C’est elle dont j’attendais la venue pareille à un mystère sur le point d’éclore, d’ouvrir sa large corolle. Soudain, de façon hypnotique, magnétique, je me sens happé par ELLE qui me fait face, par cette toile qui ruisselle de pure beauté, par cette Sublime Présence Féminine rendue énigmatique au motif que l’Inconnue qui m’attire m’aliène au sens propre, étymologique, à savoir que je ne peux que constater mon propre éloignement de qui-je-suis, presque une manifestation hostile, comme si, dédoublé, mon être pouvait se défenestrer lui-même, procéder à sa propre extinction.

   Moi contre moi dans l’étroitesse d’un pugilat égologique, auto agression, meurtre au premier degré. Suicide pictural. Voyant l’œuvre je m’enlève à moi-même dans la seule assomption possible, celle de disparaître dans le même moment que se déploie un intime ravissement. C’est ceci la puissance de l’Art, arracher à la triple certitude de Soi, du Temps, de l’Espace. Alors on n’est plus vraiment au centre du Jeu, on est à la périphérie, simple spectateur de la totalité de ce qui vient à soi et l’on s’aperçoit, à l’extérieur de sa propre conscience, tout comme l’on prend acte de ce qui nous entoure. On-est soi-hors-de-soi. On est ici et ailleurs. Dans un Rêve Réel, dans une Réalité-Rêvée, à l’intersection du Jour et de la Nuit, à la jointure de l’Imaginaire et de l’Effectif, à la pliure de la Matière et de l’Esprit.

   Celle qui est devant moi, qui s’est emparée de ma volonté, qui a fixé le globe de mes yeux tout contre sa Rouge Esquisse, celle que je nomme ‘Chaperon Rouge’ en raison de sa couleur irradiante, éblouissante, pareille à une large tache de sang, elle donc sur qui tout se focalise, est le lieu même, désormais et pour la suite des jours qui viennent, de mon unique profération, autrement dit de mon silence, de ma parole clouée, le lieu même de mon Néant. Sur le long quai de pavés gris, elle est le point fixe, l’amer qui attire tout, détruit tout. Prodige d’immobilité que tout ceci. La haute bâtisse de la Gare construite en briques rouges, le long bâtiment qui la prolonge, la passerelle d’acier, les lignes télégraphiques, la locomotive et les wagons, tout ceci paraît venir de si loin, fossiles d’un âge sans nom, de coordonnées sans assises. Le ciel bleu recule au-delà de toute diction, le globe blanc de la Lune est un énigmatique et insondable Pierrot orphelin de sa Colombine.

   Je marche tout juste derrière Chaperon, à son insu, dans le peu d’ombre que son élégante silhouette trace au sol. Je ne fais aucun bruit si bien qu’elle ne peut deviner ma présence. Et, du reste, en apercevrait-elle le léger tremblement, je ne crois pas qu’elle s’en offusquerait le moins du monde. Regarder une œuvre d’art, être fasciné par la scène qui figure sur la toile ne saurait constituer en soi un péché, pas plus que cette inclination ne serait la marque d’une curiosité. Être soi et l’œuvre en même temps, ceci n’est nullement contingent, mais voulu. Par le Voyeur, par la Chose vue car cette dernière n’existe qu’à être contemplée, c'est-à-dire portée au bout de son être.

   Chaperon progresse à pas menus, comme si elle voulait tirer de son propre réel un genre de potion magique, si elle voulait phagocyter tout ce qui vient à elle dans le luxe inouï de l’instant. Être elle en la plus vive impression qui se puisse imaginer, être le Monde tout autour qui n’est présentement là que pour elle et, sans doute grâce à elle. Oui, à mesure que la lumière bouge dans le ciel, que les oiseaux s’éveillent au bord soyeux de leur nid, à mesure que les Hommes battent le pavé dans l’enfer libre des villes, Chaperon crée la toile sur laquelle repose son existence.

Elle avance : et c’est la Lune.

Elle avance encore : et ce sont les rails

qui montent au ciel à perte de vue.

Elle avance toujours : et c’est la porte de la Gare

qui communique avec les quais,

qui s’ouvre et s’efface avec grâce.

 

    Chaperon entre dans la salle d’attente aux sièges de bois revêtus de cuir et, l’espace d’un instant, la rivière blonde de sa chevelure disparaît à mes yeux. C’est comme un coup de canif qui entaille ma conscience, comme si mon âme saignait de ne plus s’apercevoir que mutilée, genre de chiffon inutile flottant au vent mauvais d’une infinie tristesse. Elle, Chaperon, je la veux comme un enfant veut un jouet, comme un amant attend son amante avec la lèvre qui tremble et les yeux perdus dans l’infini du ciel. Je la veux telle une partie de moi-même, infiniment disponible au songe romantique qui se love en moi de la même façon qu’un animal plonge dans le tunnel de sa tanière, le corps moulé par ce qui l’accueille et le détermine en qui il est. Nulle distance entre le blaireau et sa tunique d’argile. Nul écart entre Chaperon et celui que je suis devenu dès l’instant où son image a envahi l’horizon courbe de mes yeux.

   Toujours elle a existé en moi, pliée dans les fibres de ma chair, collée au revers de ma peau, spiralée au sein même de ma graine ombilicale, attachée au môle de mon imaginaire, soudée à la coursive de mon esprit. Elle/Moi, dans le creuset unique d’une identique présence. J’étais hanté par Chaperon, ce qui, souvent, expliquait ma climatique orphique, moi toujours en perte de mon double, moi amputé de quelque membre et claudicant sur la vaste scène du Monde, cherchant, ne sachant que la recherche et non ceci même qui la motivait, cette Lueur Rouge au large de mon immense solitude. Mais qui donc, sur cette Terre, n’est un être solitaire ? Jamais de complétude et la poursuite de fantômes qui ne laissent dans nos mains meurtries que la poudre à jamais consolée de la question. Mais ai-je donc le temps et le loisir de ruminer dès le moment où la joie est à portée de main ? Gamin qui a tiré une pochette-surprise et sent au travers du papier glacé la forme entière de son désir. Ses doigts sont mouillés du plaisir anticipateur de la découverte.

   Maintenant nous sommes sortis de la maison de briques de la Gare. C’est un paysage lunaire qui nous attend dont Chaperon Rouge accepte qu’il soit son immédiat quotidien. Elle avance dans la vie avec un charme pareil au vol inventif de la libellule ou du primesautier Argus s’amusant des plis de l’air, des effluves printaniers, de la brise embaumée qui monte des présences florales accrochées aux épines des buissons. La lumière glisse au ras du sol, lustre la pierre des pavés, se fraie une voie parmi les épaisses frondaisons des arbres, luit sur les rangées de rails, on dirait un chemin attiré par les hautes ramures du Ciel. Un instant, Chaperon Rouge s’immobilise sur le bord du quai. Elle regarde fixement la caisse verte d’une draisine. Sur sa partie arrière la braise d’un feu rouge. Image d’un désir ? Symbole du nécessaire rougeoiement de la vie ? Point de convergence des passions humaines ? Il y a tant et tant de significations qui existent à bas bruit, glissent sous la ligne de flottaison de la conscience ! Tant de savoirs insus, de connaissances inconnues. Consternante vérité oxymorique de tout ce qui nous échappe dont nous aurions voulu éprouver le don mais nos doigts ne saisissent jamais que des pépins à défaut de posséder le fruit. Vacuité immense, vertige universel de qui interroge les étoiles et voyage sur les queues des comètes.

   Devant la draisine est attachée une voiture de cette même teinte vert bouteille, tellement semblable aux rivages englués de la mélancolie. Une vitre éclairée de jaune dit la proximité du départ, le pas à franchir afin de sortir de soi et déboucher dans une fiction différente de la quotidienne, celle qui nous arrime à notre propre destin et nous prive de liberté. Chaperon me précède sur le quai transi de clarté lunaire. Les arbres, de chaque côté de la voie, dessinent une double harmonie, une double rangée dont les feuilles, détourées de lignes brillantes, rythment un temps de nature immémoriale, un genre de poix venu du plus loin d’une illisible contrée. Etrangement, dans cette vision d’aquarium, sur fond de ciel pareil à une encre lourde, tout paraît si léger, si aérien que l’on s’attendrait à voir voler des poissons aux nageoires de cristal, à voir les longs flagelles des poulpes tracer à contre-jour de l’heure les figures d’une subtile chorégraphie.

   Montant dans la voiture, Chaperon retrousse sa robe, laissant découvrir des bottines noires à fins talons, des bas résille losangés, une chair délicate pareille au corail des oursins dormant dans la nacre douce de leur coquille. Chaperon n’a nul souci de moi. Ne m’aperçoit nullement. Seulement tissée du songe intérieur qui tapisse son être, seulement occupée de poursuivre son voyage dont, certes, je suis le Voyeur privilégié, dont nul autre que moi ne saurait troubler la précieuse liberté. Parfois, entre deux touches de brosse, le subjectile vibrant sous la pression, j’aperçois le visage de l’Artiste, concentré mais radieux, soucieux mais libre de créer le Monde à sa guise.

   Je m’assois tout juste derrière la banquette en bois qu’occupe Chaperon. La toile de ses cheveux flotte librement et je suis avec attention et même vénération le mouvement du souffle qui l’anime. Parfois quelque pensée intime s’échappe du massif de sa tête, s’enroule autour des barres d’appui, des porte-bagages. J’en devine le rare, j’en suppute le précieux. En réalité ce ne sont nullement des mots que l’on pourrait déchiffrer, ce sont des genres d’hiéroglyphes, de mystérieux sinogrammes, de signes pareils à ceux gravés sur les bâtons percés de la Préhistoire. Ce sont de minces pullulations, d’amusants tropismes, cela a la consistance aérienne des tuniques des chrysalides, la légère persistance à être des feuilles trouées de vent, dont il ne demeure que les nervures. Elle, Chaperon, paraît identique à ses pensées, un indéfinissable, une trame à peine armoriée, un tissu lâche, la texture de l’ineffable, les mailles d’une chimère. Pour ceci elle se donne comme le rare, l’inaccessible mais on peut la regarder à loisir depuis le territoire libre de son imaginaire. Peut-être n’en est-elle qu’un fragment détaché, un grésil se perdant aux confins de la nuit, mourant sur la margelle bleue de l’aube ?

   Notre convoi s’est arrêté en rase campagne. Voyageuse s’est levée, m’a frôlé de sa robe de satin. Elle a descendu les degrés des marches, ses bottines touchant à peine les lames de fer. Je l’ai suivie, toujours dans la discrétion. Face à nous une large clairière entourée de hauts arbres aux ramures minérales. Poudrés d’émeraude et de blanc. Une féerie de Noël. Au sol, une herbe drue, semée de pâquerettes et des clochettes parme des fritillaires-couronnes. Ici et là des touffes végétales aux feuilles dentelées. Chaperon, arrivée au centre de la clairière, a étalé sa robe en large nappe, s’est assise, a longuement observé des meutes d’oiseaux invisibles, les yeux perdus parmi les joues pommelées des nuages, le front lissé de l’eau claire du ciel.

    Tout autour d’elle c’est la pure joie qui irradie, faisceau polychrome de faveurs qui tressent autour de sa tête l’ode des plaisirs illimités.

 

Chaperon respire et c’est le bonheur.

Chaperon ouvre ses mains

et c’est la plurielle donation du jour.

Chaperon lisse ses cheveux

et c’est pluie de félicité

qui se répand alentour

avec son bruissement de dentelle.

 

   Elle est l’Illimité en sa plus belle énigme. Elle est l’Inattendu qui emplit mes yeux des mirages qui m’habitent et n’éclosent qu’à la mesure de ce qui ouvre et resplendit dans l’aura de mon corps transfiguré. Oui, car alors je deviens transparent à moi-même et je lis en moi comme dans un livre ouvert qui me livrerait quelque secret antique et me déposerait dans la Cité Olympienne, bien plus haut que les soucis des Hommes. Le soleil est à mi-distance du zénith et du nadir, il glisse doucement afin de rejoindre l’Hespérie qui l’accueillera avant que l’encre nocturne n’assombrisse le ciel, ne le conduise à son repos.

   Je suis tout au bord de la clairière, dans cette zone intermédiaire du mélange des eaux claires et sombres du jour. Je ne bouge guère de peur que ma présence ne soit dévoilée à Chaperon. Elle, Chaperon vient de se relever. Sa robe ensemence de pourpre les tiges d’herbe, les troncs des arbres et, sans doute, mon visage dont je ne peux saisir l’épiphanie puisque jamais quiconque n’a pu voir sa physionomie dans sa réalité, seulement un rapide halo dans le tain du miroir. Chaperon avance dans le cercle magique avec une telle légèreté, à peine une onction posée sur la nervure d’une feuille. Fasciné, aimanté par ce prodigieux spectacle, je n’ai même pas songé à me déplacer pour laisser le passage qui conduit au convoi. Chaperon est si proche, maintenant, je pourrais effleurer son visage. Etrange visage qui paraît s’effacer à même sa profération. Je n’en pourrais décrire le pouvoir, n’en pourrais préciser la forme. Beauté de la beauté simplement et nul autre prédicat qui fixerait à jamais l’ineffable faveur d’une vision. Je suis logé en moi, au centre invisible de mon corps. Chaperon progresse à pas lents, comme pour un ultime cérémonial. Chaperon traverse ma propre présence. Elle est au bord de qui je suis, puis elle est en moi, totalement immergée, puis elle est hors de moi et je sens la brise de son être qui se dissipe au moment où elle monte dans la voiture verte.

   J’ai encore, en mon intime, un peu d’elle, nullement une touche matérielle, bien plutôt le souffle d’un esprit et mon âme s’emplit de ce vide, de ce creux qu’elle a dessiné en moi. Je sens, au-dessus de la doline de ma fontanelle, les pulsations d’une absence, le rythme assourdi d’une mélancolie en train d’éclore, de fleurir, qui n’aura nulle fin. Jamais l’on ne revient du phénomène invisible de la présence. Toujours, en soi, une vacuité qui appelle et demande la survenue du poème, sa parole originelle, le déploiement de son quatrain dans la simplicité la plus éloquente qui soit. Cela plane tout là-haut dans les rémiges de l’imaginaire, cela fait son bruit de cerf-volant de papier qu’anime la belle clarté de la conscience, cela se pose parfois sur la pulpe des doigts. On croit à un fourmillement, ce sont en réalité les mots qui viennent à soi et délivrent un peu de leur richesse, un peu de leur nécessité.

   Chaperon a repris sa place de Déesse. J’ai repris ma place de Voyeur. Je regarde qui ne se sait nullement regardée. Sent-elle au moins, sur sa nuque, la brise de ma pensée, l’haleine de mon désir ? Elle semble si totalement à elle, si inclinée à sa propre présence. Derrière nous la draisine a repris sa poussée. Toujours une lumière jaune, une lumière de bougie pareille à un nectar se posant sur toute chose. Une lumière de rêve qui métamorphose les personnages en d’étranges entités surnaturelles. On dirait des statues d’albâtre illuminées de l’intérieur. Leurs yeux sont des mares lunaires, leurs mains d’antiques terres à la couleur ossuaire, leurs corps un bloc de résine où bougent les immobiles pensées, des manières de bourgeonnements, de signes avant-coureurs de ce que pourrait être une existence de veille si elle pouvait avoir lieu en dehors des frontières d’une pseudo-conscience nocturne.

   Les proches rivages de la nuit ont glacé de bleu profond les lointains du ciel. Tout est phosphorescent. Tout brille de soi. Tout exulte dans un silence clos sur lui-même. La double ligne des rails, deux longs traits lumineux qui partent à l’infini. De chaque côté de la voie, de hauts peupliers aux feuilles de métal dressent leur immense solitude. Des éclats de lumière poinçonnent nos corps. Celui de Chaperon s’abandonne sous la meute du plaisir, le mien se rebelle de ne pouvoir rejoindre cette félicité si proche, cette douce anse marine où trouver du repos, où connaître le luxe de l’apaisement. Mais le voyage à distance est déjà une telle faveur. Le convoi entre dans un tunnel fait de hauts palétuviers. Entre les mailles de leurs racines aériennes, j’aperçois la Mer, ses courtes vagues d’émeraude, leur bascule dans une théorie de bulles, une blancheur d’écume crépite à leur sommet. A l’opposé de hautes dunes de sable. Les grains de mica jettent leurs étoiles dans l’air, les oyats balancés par le vent sont des genres de harpes cristallines, des galeries traversent le massif de part en part et l’on aperçoit, au travers, les fanaux des villes, presque imperceptibles, étiques sémaphores disant la lourdeur des destins, leurs anatomies de gisants dans les sépulcres étroits de leurs couches de toile.

   De longues lianes de volubilis, pourpre éteinte, imitent la robe de Chaperon, elle qui plonge dans un corridor de pénombre. Des ruisseaux de bougainvillées aux teintes vives cascadent, effleurent les vitres. J’en sens la douce fragrance se répandre sur les sièges, visiter la plaine lisse de mon visage. Les fleurs blanches des clématites éclatent ici et là dans des sortes de bouquets qui me font penser à la Flore du ‘Printemps’ de Botticelli, à sa riche parure florale, aux robes des élégantes aristocrates florentines, qui évoquent aussi en moi l’ombre proustienne, délicate, des ‘jeunes filles en fleurs’ et je ne peux m’empêcher de réciter l’une des belles phrases de ‘La Recherche’ :

« Empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. »

  

   Son visage, je n’en pouvais percevoir que quelques rapides reflets mêlés aux lianes, aux vagues souples de l’eau. Elle était un genre d’Ophélie, mais encore située entre deux ondes, entourée d’une haie de pétales blancs, cernée de plantes aquatiques, tenant dans sa main droite cette rose ou bien ce bleuet aux teintes si vives, image encore de la vie en son effusion. Parfois, il me semblait que Chaperon essayait de deviner mon profil dans le miroir de la vitre mais, sans doute, ne s’agissait-il là que d’une projection de mon désir. J’entendais ronronner le moteur de la draisine à la manière d’un gros bourdon et aussi le grincement des roues sur la voie étroite. Je nous pensais partis pour un voyage tout au bout du monde, là où plus rien n’a lieu que le vertige sans fond d’un périple étrange et sans but.

    A peine avais-je médité ceci, que le convoi s’engouffra dans une sorte de tunnel ténébreux, comme s’il était tapissé d’une couche de suie. Les sons ne me parvenaient plus qu’étouffés comme si l’on descendait dans un gouffre aux parois humides tapissées de mousses et de lichens. Des orifices creusés dans les parois, imitaient des oculus. Une lumière infiniment blanche en traversait toute la longueur. Donc, à intervalles réguliers, pareilles à un clignotement régulier dont un démiurge diabolique aurait mesuré le rythme, de grandes balafres de clarté inondaient la voiture, révélant jusqu’à une sorte d’excès la vêture pourpre de Chaperon, la silhouette de son visage qui se fardait d’étonnantes lueurs cosmiques.

   Je ne pouvais m’empêcher de projeter sur l’écran de mon imaginaire une fin proche, laquelle ôterait toute possibilité de connaître la Voyageuse. Soudain, venant du fond du tunnel, montant de sa gorge étroite, une déflagration blanche envahit la carlingue de fer de la voiture. C’était une onde brillante comme mille soleils, un raz-de-marée qui m’arrachait à moi-même en même temps qu’il soustrayait Chaperon à ma vue. Je m’agrippai au rebord de mon siège mais en vain. La houle avait raison de moi, elle m’enlevait à mon être propre si bien que je me pensais l’innocent jouet de quelque abîme où, bientôt, je disparaîtrai corps et âme. Celle par qui je vivais depuis quelques heures n’était plus qu’une lointaine et illisible éclipse.

   Alors je perçus nettement, tout juste devant l’étrave de ma poitrine, un genre d’opercule fibreux, de membrane visqueuse qui m’attirait à elle par un terrible effet de succion. Bientôt je perdis une claire conscience des choses, n’en ressentais que la forme approximative, percevais des silhouettes fuligineuses disposées çà et là de part et d’autre d’un étroit boyau. Et bien que ma vision ait été altérée par mon saut dans l’inconnu, je parvenais à distinguer assez clairement ce qui venait à moi dans le genre d’une étrange procession. Le sol était tapissé de larges dalles de marbre noires et blanches. Rangées telles des cariatides près d’un temple antique, des femmes en robes longues aux plis amples, larges capelines sur la tête semblaient distraites d’elles-mêmes comme si elles étaient aux portes mêmes du Tartare ou bien sortaient d’une salle de fumeurs d’opium. D’autres femmes entièrement nues, à la carnation entre pêche et abricot s’exposaient tels des fruits sur l’étal d’un marchand des quatre saisons, et toujours cette floculation dont leurs corps émettaient la bizarre matière.

   J’avançais dans le tunnel à la force de ma propre énergie. Loin étaient la draisine avec son falot rouge accroché à ses basques, loin la voiture verte avec sa lumière jaune d’outre-monde, loin Chaperon qui, peut-être, n’était plus qu’une vague fable immergée au fin fond d’un temps sans aspérité ni contours, une simple fuite des choses dans un orient qui s’effondrait, ne parlait plus, n’indiquait plus nulle étoile guidant l’avancée des hommes. C’était pareil à une immersion dans un site muet, aphasique, sourd à toute plainte. Je ne pouvais que débattre avec moi-même dans une manière de destin autistique, une large schize scindant mon corps, des fêlures s’y inscrivant, des lézardes y naissant en un constant tellurisme. A vrai dire la terre de mon corps, je n’en reconnaissais plus la consistance d’argile, le ciel de mon esprit ne percevait plus que le fouet des éclairs et le grondement du feu céleste.

    Puis, comme si elle était venue des confins de l’univers, ce fut l’apparition d’une lumière abyssale aux teintes verdâtres, une lumière à la consistance de poix, une lumière infiniment matérielle qui épousait la forme de mon corps à la manière d’une combinaison de plongeur. J’avais un peu de mal à me mouvoir et je sentais toutes ces masses confuses identiques à la consistance des rêves, peut-être aussi semblables à ces lointaines eaux amniotiques que je connus avant ma naissance et qui viennent, à intervalles réguliers, me rappeler le premier lieu de ma vie. Puis il y a eu un genre d’éclaircie qui m’a fait immédiatement penser à la clairière que nous avions visitée avec Chaperon. Tout autour du cercle de ma vision, quelques festons décolorés, diaphanes, quelques miroitements identiques à ceux qui détourent les astres lors de leurs éclipses. Petit à petit il me semblait reprendre possession d’un corps qui s’était détaché de moi, qui flottait entre deux eaux, qui ne connaissait plus de sa forme qu’une approximation, une idée sans réelle attache terrestre.

    Entre mes doigts le corps de nacre de mon stylo. A l’extrémité de mon stylo une feuille blanche sur laquelle je trace les milliers de petits signes noirs que, Lecteur, Lectrice, vous lisez présentement, sans doute assis dans votre salon où coule une douce lumière. Devant ma table de travail, une large baie ouverte sur l’horizon. Sa surface parfois traversée par le long voyage des oiseaux de mer ou bien par une présence humaine dont je ne sais si elle est masculine ou féminine, une présence qui se confond avec la plaine d’eau, les flocons blancs de la brume. L’Hôtel du ‘Rivage et du Grand Large’ (son nom me fait penser aux étranges pouvoirs de l’imagination) dérive lentement sur les vagues de sable qui viennent lécher les assises de sa grande bâtisse. Je pose sur le papier encore quelques mots puis fais infuser une tasse de thé. Je crois que je vais laisser décanter mes pensées, m’accorder quelque repos avant de clore mon article sur le ‘Paul Delvaux Museum’. Bergeret sera content d’en lire le contenu, je le sais si attentif aux choses de l’art !

 

   Journal de bord - Ostende - Jeudi 19 Avril 2018

 

   Ce matin, je vais faire quelques pas le long de la côte. Je crois bien être le seul habitant de ce bout du monde. Nul autre peuple que mon image réfractée par les infimes gouttelettes de la brume, par la clarté qui arrive par fragments, comme si elle avait franchi les faces d’un prisme. Curieuse impression que celle d’un dédoublement. Je suis à mon exacte jointure de même qu’en avant de moi dans cet intraduisible futur, qu’en arrière de moi dans ce passé immédiat qui encore me retient dans une sorte d’exigence mémorielle. Alors pour confirmer la nécessité d’une touche de réel, pour vérifier son acuité, je cueille une poignée de sable et de graviers que je jette dans la mer. Une gerbe de gouttes me saute au visage et me dit l’effectivité de ma présence, ici et maintenant, dans l’épaisseur de mon derme, dans l’enceinte de ma peau.

   Délicieuse climatique que de ne rien savoir des limites de mon être. Aussi bien je suis le tremblement de cette touffe d’oyats, ce monticule de sable couché sous le gris du ciel, le ciel lui-même en sa fuite plurielle, le nuage que frôle de ses ailes étendues le superbe et sauvage goéland. Je crois que c’est ceci que j’ai à faire, être moi jusque dans l’excès de ma propre présence, en sentir le plein, en éprouver l’immense satiété, l’ultime saturation. Puis, dans le même instant, m’endurer dans un vide orbital, tutoyer les couches d’ouate du rien, sentir le silencieux faire ses orbes de talc. N’est-on jamais plus que ce tremblement, cette irisation à la face de l’étang qui consonne avec le vol grâcieux de la libellule ?

   Dans ma voiture, j’ai rangé mes livres et mes notes, quelques vêtements, des cailloux ramassés sur le rivage, ils seront des souvenirs matériels, des témoins d’un temps qui fut et déjà se terre en quelque endroit mystérieux du monde. Je vais passer à Saint-Idesbald, j’y ferai un saut au ‘Delvaux Museum’. Je veux revoir ces œuvres de l’Artiste, elles coïncident si parfaitement avec le jeu exact de mes affinités. Comme ma visite d’hier (est-ce dû à l’immobilité d’un temps qui se donne en moi avec ce curieux arrêt, cet arrêt sur image ?), je suis seul à pénétrer dans les grandes salles. Le silence vibre d’un étrange murmure. Peut-être n’est-il que le signe apparent de mon émotion ? Cet univers dans lequel, à nouveau, je pénètre avec recueillement, un frisson parcourant la plaine de mon dos n’est pas sans évoquer l’état d’âme nervalien qui s’exprime dans ‘Aurélia’ par cette si belle phrase : 

   « Le rêve est une seconde vie. je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »

    Cette pensée, mille fois je l’ai convoquée à l’écrit, mille fois tournée dans le massif de ma tête et invariablement elle produit les mêmes effets d’irréalité, de longue rêverie, de chimère perchée à l’angle d’une tour de Notre-Dame de Paris. Je suis sur le seuil inouï de ces portes, mes yeux s’agrandissent du mystère qui fait son halo tout autour des toiles. Le ‘Village des Sirènes’ est toujours là avec ses personnages-momies, la fixité des regards, ses lumineuses falaises de marbre. ‘Ombres’, toujours présente cette toile, avec le treillis des branches plaquées au sol, la mer d’encre sombre, le personnage féminin pareil à une inatteignable Déesse. ‘Phases de Lune’ laisse toujours apparaître l’œil pâle de l’astre, ses personnages féminins pensifs, son temple grec perché sur son tertre de roches brunes.

   ‘Solitude’ me fait signe du fond de son abyssale splendeur. On dirait une image sortie d’un passé proche mais qui, paradoxalement, prend les couleurs hiéroglyphiques d’un temps si éloigné qu’il pourrait devenir invisible, hors d’atteinte. Ce tableau est ‘mon’ tableau, il ne vit que de me rencontrer et moi, de me fondre en lui. Comme la goutte d’eau du nuage rejoint la source qui lui a donné vie. Le ciel est profond, inquiet de sa propre figuration. La haute passerelle enjambe toujours les voies sur lesquelles semblent dormir d’antiques et funestes wagons. Ils sont noirs avec des reflets bleutés. Les rails luisent faiblement dans la pénombre. Les pavés du quai dessinent toujours leur claire géométrie. La bâtisse qui prolonge la gare resplendit de blancheur. La façade de briques de la gare n’a pas changé, elle demeure dans sa couleur sanguine.

    Mais voici que le plus étrange parmi l’étrange vient à moi avec sa charge de confondante absence. A la place de Chaperon Rouge, comme une forme découpée à l’aide de ciseaux, gît la silhouette blanche, transparente, de Celle que j’attendais, de Celle dont je supputais qu’elle pourrait me donner l’inestimable pure joie dont j’étais en attente, une manière d’écho à ce prodigieux événement qui avait eu lieu hier, comme en un autre monde, en un autre temps. Mais la cruelle évidence est là, inscrite en lettres égarées, abîmées, Chaperon n’est plus. Cependant je ne cherche nulle justification, nulle explication qui parleraient à ma conscience et abreuveraient mon corps de quelque fraîcheur. Je quitte la salle à reculons au prétexte fallacieux, peut-être, d’y découvrir Celle qui devrait y figurer, une trace seulement, un signe, le début d’un mot.

   Je quitte le ‘Museum’, monte dans ma voiture. Il y règne une tiède douceur. Avant de partir, je regarde une dernière fois le ‘Muséum’, le chemin de dalles bordé de haies, les branches d’un grand cèdre qui flottent devant sa façade blanche, les pavés de verre qui illuminent l’entrée, son toit de tuiles rouges. Rien n’a changé depuis ma dernière visite et tout a changé. Je crois que je ne regarde plus les choses de la même manière qu’avant. Une impression d’irréalité embrume ma tête, une sensation de flottement berce la nacelle de mon corps. Je fume une cigarette avec toute la lenteur propice à un rite initiatique. Je crois bien que je pourrais suivre le chemin de la fumée qui passe par la vitre ouverte, visiter la courbe des nuages, glisser dans le vent, devenir oiseau ivre du ciel.

   Je mets le moteur en marche. Il ronronne doucement, à la façon d’un gros chat. Ce matin le temps est couvert qui ménage de grandes zones d’ombre. L’habitacle est plongé dans un gris anthracite que traversent quelques balafres plus claires. La voiture quitte lentement Idesbald, son faubourg et son essaim de maisons disséminées dans la végétation. Je conduis songeusement, encore attaché à ma visite, aux œuvres de Paul Delvaux, aux rêves consécutifs à la rencontre de ces personnages hors du temps. Je ne sais pourquoi, est-ce un tressaillement de l’air, un bruit qui viendrait à moi depuis un ailleurs indescriptible, est-ce seulement une illusion qui broderait sa dentelle à l’intérieur de mon corps ? Je suis soudain envahi du sentiment d’une présence, comme si un être invisible s’était glissé à mon insu sur le siège du passager. Je tourne lentement mon regard vers la droite et, sublime surprise : deux bottines noires finement lacées, des bas de soie sur une chair délicate, une jupe courte d’un rouge écarlate, une blouse blanche au col ouvragé, une cascade de cheveux blonds, un visage juvénile, rieur, à la carnation si fine, une image tout droit sortie d’un rêve romantique.

    Je dois me rendre à l’évidence, c’est bien Chaperon Rouge qui est là, en chair et en os, plus présente qu’elle ne l’a jamais été, merveilleusement extraite de sa toile (ce vide, ce blanc qui trouaient ‘Solitude’), une réalité au plus haut de son rayonnement, l’astre solaire au zénith, le poème en sa flamboyante diction. Nul besoin de l’interroger sur la raison de sa présence à mes côtés. L’évidence a ceci de précieux que, tout comme l’intuition, elle n’a besoin d’aucune explication préalable, qu’elle va de soi, que tout essai de rationalisation en détruirait l’architecture de cristal. Maintenant la voiture file à bonne allure, creusant sa route parmi les lianes des chèvrefeuilles, les bouquets de roses odorantes, les grappes mauves des lilas. Des chênes majestueux s’inclinent à notre passage, des bouleaux font trembler le cuir blanc de leur écorce, des aulnes pleurent doucement leurs larmes de rosée. Chaperon chante doucement un genre de comptine pour enfants, à moins qu’il ne s’agisse d’un refrain venu du fond des âges, qui arrive à nous tout poudré du frimas des ans.

   Je me surprends à fredonner, à suivre par la pensée ces paroles de craie qui blanchissent l’air et montent si haut qu’un silence éteint, pareil à une cendre maculant une braise. Parfois des oiseaux bavards et multicolores, des aras au plumage de feu, des paons faisant la roue, des paille-en-queue rayés de noir, de fins colibris teintés d’émeraude et de gris font leur étonnant vol stationnaire juste devant la vitre qui nous sépare du réel. Parfois, dans les trouées du paysage, surgissent d’adorables scènes, des femmes aux capelines envahies de fleurs, d’autres à la haute silhouette, drapées dans des robes diaphanes qui laissent deviner leur nudité, des naïades au bord d’un canal empli d’eau turquoise, et des temples de marbre et de porphyre au loin, et des collines qui font leurs belles éminences d’obsidienne tout contre le bleu délavé du ciel.

   Chaperon et moi ouvrons nos yeux dans le genre de la mydriase pour ne rien perdre de ce qui se donne à voir avec tant de généreuse beauté. Je me surprends à imaginer une histoire fabuleuse. Des escortes de policiers sont à nos trousses. Des policiers chargés de surveiller le patrimoine artistique, de restituer à leur toile d’origine toutes les Fugueuses que le réel tenterait. On ne peut impunément mélanger ce qui n’est nullement miscible : un être tissé de songe et de rien ne saurait rejoindre la matérialité obtuse du quotidien. C’est une question d’éthique, chacun doit demeurer à sa place. C’est une question d’esthétique, les formes idéales ne peuvent nullement se rapporter à ces autres formes que sont les conditions d’existence. C’est à peu près ceci que je formule dans le cours de mes laborieuses pensées alors que Chaperon et moi fumons et chantons de concert les notes cristallines d’une Fugue, cela va de soi !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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