La Géode
Source : Wikipédia
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A propos de Nathalie Sarraute
« Nathalie Sarraute découvre la littérature du xxe siècle, spécialement avec Marcel Proust, James Joyce et Virginia Woolf, qui bouleversent sa conception du roman. En 1932, elle écrit les premiers textes de ce qui deviendra le recueil de courts textes Tropismes où elle analyse les réactions physiques spontanées imperceptibles, très ténues, en réponse à une stimulation : « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir ». Tropismes sera publié en 1939 et salué par Jean-Paul Sartre et Max Jacob.
Les enjeux de l’écriture
En 1956, Nathalie Sarraute publie l'Ère du soupçon, essai sur la littérature qui récuse les conventions traditionnelles du roman. Elle y décrit notamment la nature novatrice des œuvres de Woolf, de Kafka, de Proust, de Joyce et de Dostoïevski. Elle devient alors, avec Alain Robbe-Grillet, Michel Butor ou encore Claude Simon, une figure de proue du courant du nouveau roman.
Sarraute ambitionne d’atteindre une « matière anonyme comme le sang », veut révéler « le non-dit, le non-avoué », tout l’univers de la “sous-conversation”. N'a-t-on pas dit d'elle qu'elle s'était fixé pour objectif de « peindre l'invisible » ? Elle excelle à détecter les « innombrables petits crimes » que provoquent sur nous les paroles d’autrui. Ces paroles sont souvent anodines, leur force destructrice se cache sous la carapace des lieux communs, gentillesses d’usage, politesses… Nos apparences sans cesse dévoilent et masquent à la fois ces petits drames.
En 1964, elle reçoit le Prix international de littérature pour son roman Les Fruits d'Or. C'est la consécration. »
Source : Wikipédia
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Le Planétarium
Imaginez, vous êtes au centre de l’immense géode, au milieu des astres en mouvement, des naines bleues et des supernovae, des queues des comètes, des sillages de feu des étoiles, vous êtes au bord des trous noirs, de la fabrique du temps et de l’espace. Vous êtes, en réalité, tout près de l’humaine condition, là, immergés dans le grand praticable du monde sur lequel s’agitent les Ursule Mirouët, les Lucien de Rubempré, les Dauriat, les Félicité des Touches, les Delphine de Nucingen, les Eugène de Rastignac, vous êtes dans la grande fraternité qui unit les hommes, les femmes, en même temps qu’elle les divise. Vous êtes pris dans le mouvement sans fin des sentiments et des ressentiments, vous êtes parmi la pluie généreuse des relations, des amitiés franches, puis, soudain, roulés dans l’œil du cyclone de la haine, de l’envie, de la hâte de posséder ; vous êtes brillants, pareils aux averses de cristal des pôles, puis sombres, dans le remuement de vous, dans la perte d’être, genre de mousson où plus rien ne devient lisible. Tantôt en haut, si près de la lumière solaire, de la vérité ; tantôt en bas, si près de l’ombre, de la compromission, du mensonge, du reniement de soi. Tantôt écrivain célèbre, adulé, paré de gloire, idolâtré ; tantôt tombant du piédestal, perdant la face, renonçant, malgré vous à l’épiphanie subtile qui vous faisait apparaître dans le pur éclat pour tomber dans une manière de simagrée, de faux-semblant, simple visage de cire grimaçant dans le Musée figé et un brin mortuaire de madame Tussaud.
Oui, là, au milieu de l’onirique planétarium, là dans l’illusion d’échapper à cela même qui vous constitue foncièrement, cette nature humaine dont vous êtes tissés jusqu’en votre plus subtile lymphe, là se dévoilent les heurs et malheurs qui modèlent tout exister : progrès et décadence, « servitude et grandeur militaires ». Ce sont des courants diluviens, des eaux mortes de lagune, de vifs éclats, des éclaboussures comme dans l’eau jaillissante des torrents, puis des pertes dans des avens invisibles, des reptations parmi les graviers des moraines, des sauts au-dessus de verrous de pierre, des résurgences en pleine lumière, de vives gloires, des éblouissements, des translations dans le clair-obscur des frondaisons, des étalements sur de larges estuaires, des rutilements au sein de la nappe infiniment ouverte des océans. Tous ces menus voyages, tous ces remous, tous ces trajets inaperçus, ces brusques réapparitions, tout cela, ce ne sont que tropismes toujours renouvelés qui se donnent à voir aux yeux de ceux, celles, dont la saine curiosité fore la peau du réel afin d’en connaître l’envers. Dans « Le Planétarium », ce n’est rien de moins que cette configuration étoilée de la variété anthropologique que Nathalie Sarraute nous donne à voir avec l’immense talent qui est le sien. Alors la tentation est immense de rapprocher de la prodigieuse recherche de Balzac, de son étourdissant carrousel de figures et de caractères. Successivement et dans un genre d’immense commedia dell’arte, se croisent et se recroisent, comme des fils de trame et des fils de chaîne recomposant indéfiniment l’ouvrage de quelque métier à tisser la vie, des personnages pris dans les mailles de leurs contradictions, cherchant à s’en extraire, chutant, le plus souvent, de Charybde en Scylla, remontant à la surface après une longue apnée, gonflant leurs poumons d’oxygène libérateur, puis disparaissant de nouveau dans cela même qui avait assuré leur brève ascension, à savoir la prétention à paraître et de demeurer visibles le temps d’une pirouette.
Nathalie Sarraute, dans un ballet éblouissant, dans un style dense, méticuleux, pointilliste comme une toile de Seurat, métaphorique comme un poème de Saint-John Perse, nous délivre un miel, un nectar, une ambroisie dont nos palais éblouis garderont longtemps le souvenir. Personnages impérissables qui hanteront nos mémoires, tout comme le font les spectres de ceux qui sont partis sans espoir de retour, dont l’absence même les rend présents bien plus que ne l’aurait fait leur participation à notre paysage quotidien. Ainsi, pêle-mêle, convient-il de citer quelques passagers de l’impossible parution sur la scène du monde, comme si l’aventure humaine ne s’y inscrivait que par défaut : Alain Guimiez, personnage central autour duquel s’élaborent tous les schèmes existentiels qui concourent à donner à l’ouvrage ses principales nervures. Personnage falot, sans grande volonté, orphelin de mère, protégé par son père, gâté par sa tante, cette riche héritière dont on convoitera l’appartement jusqu’à la limite d’une pure folie. Alain, ne parvenant pas à terminer sa thèse de lettres modernes, s’essayant vainement à l’art d’écrire, s’entichant de Germaine Lemaire, cet auteur à la mode, adulé par les uns, boudé par les autres, écrivain entouré d’une pléiade de jeunes prétendants aussi creux qu’ambitionnant une plénitude dont, à l’évidence, ils sont désertés depuis le jour de leur naissance. Il y a tout un jeu autour de l’écriture, de la création, de la vérité de cette dernière, d’une illusion la concernant, aussi bien dans l’impossibilité d’en atteindre les rives escarpées que de s’y adonner avec le talent nécessaire.
Si Germaine Lemaire, femme du monde, cabotine feignant d’ignorer la presse, les honneurs, mais ne rêvant secrètement que de couvertures de magazines, apparaît comme l’archétype d’une certaine frivolité, a contrario la haute stature de Lebat, intellectuel spécialiste de Husserl, manière d’autiste élitiste enfermé dans ses cours, ses publications, la correction des copies d’agrégation semble en établir le contrepoint, sinon l’opposition absolue. Cependant la naturelle fragilité de l’humain, sa propension à une considération égocentrique du monde ne les anime pas moins, l’un autant que l’autre, et Lebat, cet ascète de la pensée vivant dans une cellule quasi-monastique n’attend que l’instant de la révélation : qu’on lui dise le contenu - laudateur souhaite-t-il - de la critique de son dernier article philosophique. Cette subtile attention à soi, d’abord à soi, rien qu’à soi, sous des dehors altruistes doués d’intentions généreuses et universelles n’abuse personne. Les protagonistes du « Planétarium » ne vivent que dans l’enceinte de leur propre étoile dont ils souhaitent que l’éclat vienne assourdir celui des astres contigus. Eux d’abord sont en question, leurs états d’âme, leurs inclinations temporaires à donner ou bien à recevoir, leur propension à la pure générosité ou bien la réclusion dans l’égoïsme le plus étroit qui soit. S’il y a un rythme propre, une scansion de la fiction sarrautienne, c’est bien celle du vide succédant immédiatement au plein, celle de la donation suivie d’un brusque retrait. Il existe une sorte de manichéisme permanent, une oscillation conduisant les personnages à des statuts bizarrement ambivalents comme dans la nouvelle de Stevenson, « L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde » L’amplitude des tonalités des sentiments, leur soudaine réversibilité, inclinerait également à penser à l’œuvre de Simone de Beauvoir « Pour une morale de l’ambiguïté », à savoir l’inscription de l’homme dans une situation paradoxale, laquelle restreint sa liberté, si elle ne l’obère totalement.
Quant à l’habituel bouffon de Germaine Lemaire, il espère bien recueillir quelques éclats du rayonnement du maître. Alain Guimiez - ce raté -, voudrait, tout à la fois, briller des feux de l’auteur adulé par les foules, mais aussi, être ce Lebat de haute volée entièrement inscrit dans l’orbe de ses sublimes pensées. Tante Berthe nourrit le projet de donner son appartement au jeune couple Alain-Gisèle mais jouit d’une manière perverse de la rapacité de ces jeunes vautours dont elle pense qu’ils la dépouilleront dès que l’occasion se présentera. Pierre, le Père d’Alain, s’il éprouve toujours, pour son fils, une émotion toute paternelle, ne doute pas que l’ambition pléthorique de sa progéniture le conduira à tous les reniements dans la seule optique de la possession d’un appartement qui le situera socialement, le parant d’une incontestable aura. Dans cette étude de mœurs sans concession, se côtoient toujours, comme l’avers et le revers de la même médaille, le brillant et le terne, le jubilatoire et le pitoyable, l’admirable et le détestable ; la carnèle, cette partie dentelée à la frontière des deux territoires apparaissant comme « l’infiniment moyen » dont toute existence est le plus souvent la tragique mise en scène, cette violente hypostase d’un absolu se mourant sur les rives exsangues d’une confondante relativité.
La planète-objets
Le Planétarium doit être lu comme un tout indissociable. Tout y fait sens à l’extrême, y compris et surtout, l’infime détail qui paraîtrait ne figurer qu’à titre de décor. Chaque chose est à sa place, à la manière d’une pièce de marqueterie s’emboîtant parfaitement avec les pièces voisines. Ici, rien n’est livré à la fantaisie de quelque contingence, ici rien ne s’illustre à titre de complaisance. Il y a tant de rigueur d’écriture chez Nathalie Sarraute, tant d’ajustements architectoniques que la profusion des sèmes laisse peu de place à la respiration. Comme pour toutes les œuvres exigeantes, il faut lire en apnée et ne ressortir à l’air libre qu’après que la provision d’images a été faite, que sont apparues ces visions sous-marines sans lesquelles il n’est guère de saisie correcte de cela même qui trace le seul chemin de réception possible de la pensée. Ainsi les menues et profuses descriptions. Ainsi la catégorie des objets qui se dévêt de sa perspective objectale pour acquérir dimension métaphorique et sémantique. Ce qui est proposé, c’est un objet-tropisme portant en lui, non seulement les prédicats de sa pure matérialité, mais se dotant de sa propre rhétorique, de ses concepts opératoires, de ses affects. L’objet devient tremplin pour la pensée : des humains il reçoit leurs projections identitaires, l’ombre de leur pathos, l’empreinte de leurs désirs, il est marqué au fer de leurs ambitions, mais aussi à celui des gloires avortées, ou bien à celles qui pourraient paraître, si d’aventure, le destin voulait bien s’en mêler.
Pour mieux percer l’opercule de la chose en tant que telle dans l’orbe de l’œuvre de l’auteur, il faut établir un parallèle entre les paradigmes opposés auxquels ils réfèrent, selon que l’on se place dans l’optique d’un objet « passif » ou bien « actif ». Une nécessaire précision sémantique s’impose, laquelle fera d’une « pensée l’objet », une vision nous mettant à même de comprendre quelque nuance. En référence à la littérature, classique chez Balzac, d’une part ; ensuite au mouvement moderne du Nouveau Roman, tout particulièrement chez l’auteur des « Fruits d’or ». Donc, « pensée de l’objet », laquelle se déclinera selon deux topiques : on pense l’objet en lui-même (génitif objectif), ou bien on pense l’objet comme objet pensant le monde (génitif subjectif) et le révélant à partir de sa propre proposition sémantique.
* Chez Balzac, par exemple, dans le ‘Cabinet des Antiques’ ou bien le ‘Cousin Pons ‘, l’objet de collection est investi pour lui-même, de l’extérieur, si bien que Pons et Magnus le ramènent à sa propre densité, manière d’autisme dont jamais ne peuvent s’exonérer aussi bien les cheminées, les flambeaux, les toiles. L’objet est clos, il donne lieu à une fascination, il brille de tous ses feux mais ne transite nullement vers une autre position que celle qu’il occupe dans le lexique des choses présentes. Il est entièrement refermé sur sa bogue. Il est objet replié sur sa pure objectalité.
* Chez Sarraute, le statut de l’objet retourne sa calotte, il devient sujet ouvert sur le monde ; monde auquel il dicte un genre d’imperium, il veut forger le réel, lui imposer sa loi, inscrire dans le marbre têtu du paraître les glyphes par lesquels non seulement il rayonnera en tant que sujet actif, mais portera au jour, celui, celle qui lui auront insufflé la vie, les divers protagonistes assurant jusqu’à leur propre disparition grâce à un phénomène de réification. Il y a une telle osmose du sujet-existant et de l’objet-existé que le tout se confond au sein d’une même réalité, celle d’une volonté de puissance que chacun, chacune à sa manière veut porter au-devant de lui sur la scène du monde. Ainsi la bergère Louis XV pour Alain ; ainsi la porte du cloître pour Tante Berthe.
Les objets-tropismes
La porte de Tante Berthe
(Tante Berthe découvre, un jour, dans l’ombre froide d’une cathédrale, une porte dont elle tombe littéralement amoureuse. Elle la fera installer, plus tard, à la manière d’une précieuse icône, dans le luxe de son appartement.)
« … cette petite porte dans l’épaisseur du mur au fond du cloître … en bois sombre, en chêne massif, délicieusement arrondie, polie par le temps … c’est cet arrondi surtout qui l’avait fascinée, c’était intime, mystérieux … elle aurait voulu la prendre, l’emporter, l’avoir chez soi … mais où ? […] il n’y avait qu’à remplacer la petite porte de la salle à manger qui donne sur l’office, faire percer une ouverture ovale, commander une porte comme celle-ci, en beau chêne massif, dans un ton un peu plus clair, un peu plus chaud … »
La bergère d’Alain
Bergère de style Louis XV
réplique d'un modèle d'époque
Source : Wikipédia
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(Le jeune couple Alain-Gisèle, derrière la vitrine d’un magasin d’antiquités observent une bergère, objet de leur ardente convoitise.)
« Ça doit coûter une fortune … Pas ça chez nous, Alain ! Cette bergère ? » Elle aurait plutôt, comme sa mère, recherché avant tout le confort, l’économie, mais il l’avait rassurée : « Mais regarde, voyons, c’est une merveille, une pièce superbe … Tu sais, ça changerait tout, chez nous … » Le mariage seul donne des moments comme celui-ci, de fusion, de bonheur, où, appuyée sur lui, elle avait contemplé la vieille soie d’un rose éteint, d’un gris délicat, le vaste siège noblement évasé, le large dossier, la courbe désinvolte et ferme des accoudoirs … Une caresse, un réconfort coulaient de ces calmes et généreux contours … au coin de leur feu … juste ce qu’il fallait … « Il y aurait la place, tu en es sûr ? – Mais oui, entre la fenêtre et la cheminée … » Tutélaire, répandant autour d’elle la sérénité, la sécurité -, c’était la beauté, l’harmonie même, captée, soumise, familière, devenue une parcelle de leur vie, une joie toujours à leur portée. »
Fauteuil club rond
Source : Wikipédia
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(Alain en visite chez Germaine Lemaire, l’auteur comblé, entouré d’objets éclectiques. Germaine interroge son protégé sur la qualité de son cadre de vie.)
« Ah non, c’est très laid chez moi. Vous seriez terriblement déçue … il y a toutes sortes de cadeaux plus affreux les uns que les autres … Mais il n’y a pas moyen de s’en défaire. […] Voilà, n’est-ce pas, deux fauteuils de cuir très ordinaires en apparence, le genre « clubs » anglais comme il y en a dans certaines salles de cinéma. Eh bien, il y a autour d’eux des drames sanglants. Je lutte pour ne pas les avoir chez moi comme si je défendais ma vie. Et j’ai raison. Parfaitement. Car ces fauteuils, nous savons tous ce qu’ils sont. Mais jamais un mot là-dessus. Secret absolu. Il y a un accord tacite, on n’en parle pas … On se sert de toutes les armes qu’on a, mais jamais une allusion à ce qu’ils sont pour de bon : le signe de l’ordre qu’ils veulent imposer, de leur puissance, de ma soumission … »
Le tapis chez Tante Berthe
(Pierre, le père d’Alain, en visite chez sa sœur, écoute celle-ci lui raconter la dernière visite de son neveu, insistant sur la supposée goujaterie d’Alain.)
« Ecoute-moi, mais écoute donc ce que je te dis, Pierre, je t’en prie … C’est très grave, tu sais … j’en suis malade, je n’en dors pas … Je ne demande qu’à croire que je me suis trompée … mais écoute-moi … »
« Il fallait s’y attendre. Il ne fallait rien espérer d’autre de lui. Il l’écoute à peine, il fixe des yeux fascinés sur le coin du tapis qu’il a retourné tout à l’heure en venant s’asseoir … Le voilà qui se penche, sa nuque gonfle et rougit … il étend la main, saisit le tapis … Elle a envie de le prendre par le col de son veston, de le redresser, de le pousser brutalement et de le maintenir appuyé au dossier de son fauteuil pour le forcer à la regarder, à l’écouter … mais elle sait que cela ne servirait à rien. »
L’amphore offerte par Germaine Lemaire (« Maine »)
(L’écrivain, en visite auprès du couple Alain-Gisèle, vient d’offrir une amphore, manière de célébrer le nouvel appartement. Alain, très touché par le présent, mais aussi dans son rôle de prétendant au titre d’écrivain flatte Maine, alors que son épouse Gisèle (ce bloc lourd) oppose toute l’hostilité latente qu’elle tient en réserve à l’encontre de leur hôte commun. L’amphore, de toute évidence, ne paraît qu’une grossière copie de ses modèles antiques)
« Oh, Maine, quelle jolie chose … C’est ravissant … » Il prend la fine amphore par chacune de ses anses et la tient en l’air à bout de bras, il plisse les paupières pour mieux la voir, il la pose avec précaution sur la cheminée … « Là … il faut la mettre ici, c’est tout indiqué … Ce sera l’ornement du salon … » Il s’écarte, il passe des mains caressantes le long de son col, de ses anses, de ses flancs … il la tourne un peu … « Comme ça, c’est parfait … On peut voir dans la glace le reflet de ce faune admirable, de ce char … Quelle pureté de trait, c’est étonnant … » Mais il n’y a rien à faire, le courant ne passe pas. Il sent dans tous ses gestes, dans ses mots, dans ses intonations quelque chose d’un peu guindé, un apprêt, une outrance, tout cela manque de chaleur, de vie … […] « Cette amphore me fait penser à celles que j’ai vues au musée d’Arezzo, il y en avait de très belles … Maine, vraiment vous nous gâtez trop, c’est trop gentil … » Mais ce n’est pas sa faute à lui, il n’y est pour rien … Voilà, il le sait, ce qui empêche ses sentiments de couler, forts, libres, chaleureux, dans ses mouvements vers cette masse inerte, là, près de lui, ce bloc lourd … C’est vers cela que toutes ses forces, que toutes les ondes qu’il émet dévient, il faut ébranler cela, le faire vibrer … « mais Gisèle, tu ne trouves pas que cette amphore est aussi belle que celles que nous avons vues au musée d’Arezzo ? … vraiment, Maine nous gâte trop … Non, mais tourne-là un peu par ici. Regarde ce faune, ces chevaux … » mais c’est à peine si quelques vibrations légères révèlent dans la masse inerte le passage d’un très faible courant … « Oui, tu as raison, Alain … c’est très beau, c’est ravissant … » Il n’y a rien à faire, il le sait, les efforts qu’il déploie ne font, comme toujours, qu’accroître cette inertie, augmenter cette résistance … il faut avoir le courage de couper court, de renoncer … il jette encore un regard hésitant, nostalgique, vers la cheminée … »
La Vierge gothique à l’aune du regard de Lebat
(Alain vient de dénicher une Vierge dont la facture présente quelques défauts, défauts dont le futur possesseur espère que nul ne les décèlera)
(Le monologue intérieur. Les supposés admirateurs)
« C’est vraiment beau, dites-moi, c’est très étonnant … où l’avez-vous trouvée ? Mais vous savez que c’est une pièce rare … Ils tourneront autour, tout excités, ils se rapprocheront, se pencheront, plisseront leurs paupières … rajusteront leurs lunettes … Vous savez à quoi cela me fait penser ? A ces merveilleuses statues gothiques de l’école de la Loire … » Il baissera les yeux modestement : « Oh ! je suis tombé dessus par hasard … je l’ai aperçue en me promenant … dans la vitrine d’un petit brocanteur … » Ils hocheront la tête, ils avanceront les lèvres. « Eh bien … ».
(Le monologue intérieur : la supercherie est démasquée)
« Tiens, tiens, c’est le fin connaisseur, le grand expert, c’est cela, ce goût fameux, mais il n’y connaît rien ce pauvre Alain … Vous avez vu sur sa cheminée, cette Vierge avec l’enfant … C’est du faux Renaissance ou je ne m’y connais pas … On n’a pas idée de mettre ça chez soi. »
(La rencontre fortuite de Lebat, lequel critique le phénomène de mode)
« Alors, vous vous intéressez au style Renaissance ? » Alerte. Branle-bas. Pendant qu’il était là à parer à Dieu sait quelles attaques imaginaires, à essayer d’éviter les embûches dressées par un adversaire inventé, l’ennemi, le vrai, le seul redoutable l’épiait … l’ennemi a fondu sur lui. […] Une satisfaction repue luit comme toujours au fond de ses petits yeux perçants : « C’est très couru, hein, le style Renaissance, à ce qu’il paraît, en ce moment ? ».
Petit morceau d’anthologie
« Mais il faut prendre les choses comme elles sont. On n’y peut rien, allez. C’est honteux, ces jeux infantiles, ces gestes d’autruche apeurée. Qu’on frotte les taches, qu’on bouche les trous - parfait. Ça ou autre chose. N’est-ce pas ? Ça vaut mieux en tout cas que le désordre, la saleté. Mais les incursions dans les sombres domaines souterrains, les contrastes exquis avec le monde chatoyant vers lequel on remonte d’un coup de reins, quelle littérature, tout ça … Allons, un peu de courage. N’attendez rien. Tout est pareil dehors, dedans. On s’accommode comme on peut avec ce qu’on trouve sous la main. Et on regarde les choses bien en face, crânement.
Ils ont tous très bien compris. Très vite, sans avoir besoin de longues explications. On n’a pas encore découvert ce langage qui pourrait exprimer d’un seul coup ce qu’on perçoit en un clin d’œil : tout un être et ses myriades de petits mouvements surgis dans quelques mots, un rire, un geste. Tout le monde a un peu mal maintenant, la descente sur les montagnes russes a mal tourné, ils se sont cognés. Ils se sentent un peu ridicules, un peu gênés. »