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8 janvier 2023 7 08 /01 /janvier /2023 10:38
Un Luthier-Philosophe

  ***

   Ce qu’il faut avoir présent, sous les yeux, ceci : une grande maison bicentenaire, une montagne à alpage, deux juments Franche-Montagne, une grande pièce avec son antique cuisinière, de vieux outils, des instruments en cours de fabrication et, surtout, un Homme, un Homme sur la soixantaine au regard clair, à l’air d’immédiate générosité, un homme simple entièrement voué à l’accomplissement de Soi. Ceci est si rare, ceci est si admirable que cela force le respect et focalise le regard dans le domaine des choses essentielles. Car, si un sujet mérite d’être abordé, frontalement, sans concession aucune, face à notre société contemporaine surtout inquiète d’apparences et de mérites vite acquis, un sujet donc précieux, c’est bien celui d’une sagesse conquise de haute lutte, entretenue, toute une vie durant, à la seule force d’un désir de vivre selon la Nature, selon sa propre nature aussi.  Ceci se nomme « vie libre et authentique », autrement dit un genre d’utopie ne traversant, antan, que les pages d’un Romantisme devenu désuet à force de s’en remettre aux « bons sentiments », à force de convoquer cette « fleur bleue » aujourd’hui si fanée que personne n’en pourrait plus reconnaître ni la forme, ni l’odeur, ni la couleur. En réalité quelque chose de perdu, d’égaré parmi les feuilles de papier d’Arménie, la fragrance de résine de benjoin se dissolvant quelque part dans un Laos de carton-pâte et de nostalgie usée jusqu’à la corde. Ce qui, hier encore, se disait dans l’ordre de la poésie ne s’énonce plus aujourd’hui qu’à l’aune d’une prose le plus souvent indigente et confuse.

   Ceux, celles, qui fréquentent mes textes, se seront aperçus que les thèmes de la simplicité, de l’authentique, d’un retour à une source originelle, hantent nombre de mes écrits, non en tant que sujets purement gratuits, mais plutôt quête d’une essence, d’une sorte d’a priori qui précéderait toute expérience existentielle sous la mesure d’une sagesse qu’il s’agirait de retrouver, de manière à pouvoir vivre conformément à une nature humaine nécessairement préoccupée de vérité, de sincérité. Cependant que nul n’aille en déduire que le motif vertueux qui court à bas bruit sous le présent énoncé serait lié à l’exercice de quelque spiritualité, existerait sous l’aiguillon d’une mystique ou bien se donnerait tel le résultat d’une conduite quasi-religieuse. Non, ceci est bien plus simple et bien plus difficile à atteindre tout à la fois. Je pense à cette « vie bonne » de la philosophie antique, à cette exigence de mettre en pratique certaines idées, certaines visées souvent émises sur le plan purement formel, rien ne s’actualisant vraiment dans la conduite de la vie quotidienne. Sans doute est-il toujours plus facile de promettre que de tenir. Ceci paraît être une constante de l’existence  humaine, comme si le fait de vivre ne se pouvait que sous le motif d’un décalage, d’un écho au large de Soi, d’une aura que notre corps émettrait à défaut de pouvoir se remettre lui-même en question dans sa propre texture de chair et de sang.

    Une hallucination de qui-nous-sommes, une irisation de notre contour, une simple bulle crevant à la surface d’un lac, rien n’en demeurerait du long travail de fermentation invisible à l’œil du corps, seulement à celui de l’âme si, cependant, cette dernière souhaitait se manifester et témoigner de sa vie intérieure. Nombre de Sujets qui traversent mes fictions font l’objet de longues méditations métaphysiques, plongés la plupart du temps dans une profonde attitude théorique, sinon théorétique, perdus dans le marécage d’intenses ruminations contemplatives qui les éloignent du Monde réel et les livrent, tout entiers, à une solitude qui ne les place que face à eux et, parfois, à l’abîme de leur intime conscience.

    Mais, voilà, ces longues prémisses étant posées, il s’agit maintenant de décrire la vie d’un homme concret, d’un Homme immergé au plein de son être, au plein de l’être des choses, d’une façon si exemplaire que cela incline à la modestie et force le respect. Cet Inconnu, nommons-le « Nathan », et entrons en sa compagnie dans cette « vie bonne » dont il a été fait mention plus haut. Cette dernière, suivra simplement l’exemple socratique tel que décrit dans « L’Apologie de Socrate » :

     

    « Je n’ai nul souci de ce dont se soucient la plupart des gens, affaires d’argent, administration des biens, charges de stratège, succès oratoires en public, magistratures, coalitions, fonctions politiques. Je me suis engagé non dans cette voie […], mais dans celle où, à chacun de vous en particulier, je ferai le plus grand des bienfaits en essayant de le persuader de se préoccuper moins de ce qui est à lui que de ce qu’il est, lui, pour se rendre aussi excellent, aussi raisonnable que possible. »   (C’est moi qui souligne).

  

   Être Nathan, en son fond, c’est ceci : L’hiver est rude, la neige s’amasse en lourdes congères blanches, les branches des sapins ploient sous la charge. Nathan, levé de bon matin, comme à son habitude (5 heures en été, 6 heures en hiver), a attelé derrière le couple de ses juments, le lourd traîneau sur lequel il entassera les troncs récoltés dans ses bois et, pour l’instant, laissés sur place. Å l’évidence, les deux Franche-Montagne sont heureuses de fouler ce sol poudreux, étincelant, sous la chape grise du jour. Å l’évidence, malgré la rudesse de la tâche, Nathan est soucieux d’accomplir ces gestes du quotidien dans une sorte de joie invisible aux yeux des Curieux, mais logée au fond de ses yeux transparents, on dirait une eau de source. Le Luthier débite les grumes à la tronçonneuse, puis charge sur le traîneau les billes de bois.

   Les juments semblent impatientes de se mettre en marche, de tirer fort sur les harnais, elles sont faites pour ceci et rien ne pourrait les distraire de ce qui détermine en son fond leur nature. Nathan navigue de concert, lui aussi, hélé au plein de son occupation d’homme : mettre, chaque jour qui passe, chaque activité à la place qui lui revient, sans hiérarchie car tout a même valeur dans l’optique de la domesticité : travailler son jardin, faire cuire sa soupe, nettoyer les stalles de la grange, moudre du grain pour les animaux, raboter le bois d’un futur violon. C’est ce qui fait la force essentielle de Nathan : être en soi au plus plein de son être quelle que soit la vêture qu’il revêt, paysan, cuisinier, bûcheron, moissonneur, facteur d’instrument. Rien, dans l’exister, n’est séparé qu’au motif d’un classement, de catégories que l’entendement met en place à la mesure du Principe de Raison.

   En vérité, nulle division n’existe, ce que la façon naturelle de vivre du Luthier met en exergue d’une manière remarquable. Il n’y a pas de réelle différence entre un Nathan qui allume son feu, un Nathan qui équarrit une planche, un Nathan qui lit ou qui rêve. L’homme, en sa constitution essentielle, est d’un seul tenant, ce que je pourrais illustrer d’une manière métaphorique en faisant appel à l’image de l’araignée postée au centre de sa toile. Si chaque fil symbolise la diversité du réel, la multiplicité des occupations, l’araignée en est la résultante au centre de la toile, elle vers qui vont toutes les informations, les tensions et relâchements de la soie accrochée ici à un rameau, là à une herbe. Tout ce qui s’agite tout autour, le concert du Monde se focalise, pour l’araignée, en ce point unique qui est son mode de préhension de ce qui vient à elle. Une vibration a lieu qui porte un sens, une autre qui en amplifie la portée ou bien en supprime l’effet.

   C’est ainsi, nous les Hommes, sommes de simples araignées, des manières d’archets qui faisons vibrer les cordes de notre instrument, une fois dans le bonheur, une fois dans la lassitude, jamais cependant dans l’indifférence. La félicité des âmes équilibrées, leur harmonie, procèdent simplement de cet accord avec l’environnement, tout comme les astres du ciel tirent leur marche d’un ordre cosmologique qui, certes, les dépasse mais dont, cependant, elles ne pourraient se distraire qu’à abandonner le trajet uni de leur destin, ce curieux mécanisme d’horlogerie qui semble logé au cœur des choses, ce rythme diastolique-systolique qui nous excède et nous construit tout à la fois, ce grand battement universel qui est l’emblème le plus visible de toute vie.

    Alors, les bûches arrimées, Nathan regagne son logis. Il dételle les juments, les accompagne jusqu’au pré où, ivres d’une liberté retrouvée, elles s’en donnent à cœur joie, courant au galop, faisant des cabrioles dans l’herbe encore gelée. L’homme est heureux de voir le bonheur de ses juments se déployer de manière si spontanée à la naissance du jour. Comment connaître plus immédiate récompense que de s’abandonner, avec plaisir, à ce spectacle émouvant d’animaux bien situés, au cœur même de leur propre condition ? Il y a un naturel et irrépressible mouvement de gratitude qui court de l’homme à l’animal, de l’animal à l’homme, en une manière de cercle ininterrompu qui signe les plus belles rencontres qui soient. Parfois même, les échanges entre hommes ont-elles moins de spontanéité, plus de calcul, plus de ruse dont on prétend qu’elle est animale !

   Nathan a laissé les juments batifoler dans l’herbe. Maintenant il décharge le traîneau, fend les troncs, empile les bûches en un tas bien régulier qui n’a d’égal que l’exigence de Nathan de coïncider avec lui-même, de se réaliser dans le moindre de ses actes. Ainsi s’écrit le sens d’une vie. Cette vie solitaire que Nathan a voulue, à moins qu’elle ne se soit imposée à lui avec la force des évidences. Cependant il n’est nullement sans contacts et Louise, une jeune femme superbe, dans la force épanouie de la quarantaine, vient deux ou trois fois par semaine apprendre le « métier » dont Nathan possède la multiple force : demeurer auprès de la Nature, faire de chaque geste, sinon le lieu d’une fête, du moins l’occasion d’une rencontre avec Soi, cultiver l’art subtil du simple, vivre dans la plus grande autonomie qui est la seule façon de s’assumer libre, hors des contraintes qui aliènent la plupart des actions humaines. Dans les travaux de labour, de fumure, de récolte du grain et des légumes, c’est moins d’une aide en direction du Luthier, bien que cette aide ne soit nullement négligeable, dont il s’agit, que de l’instauration d’une communauté silencieuse où tout, bien plutôt que de s’exprimer en mots, se dit en silence, en ressentis partagés, en affects affinitaires, en plaisirs vécus au sein de l’intime.

   Ce qu’il y a de tout à fait remarquable, dans le cycle même de l’existence de cet Homme, c’est que chaque acte porte en soi la totalité de son sens, sans qu’il soit nécessaire d’en chercher la justification dans une quelconque périphérie, dans un canton qui en complèterait la forme. Nulle autre finalité que l’acte en soi. Nulle référence à un principe écologique (cette mode !) quel qu’il soit, nulle sujétion reliée à la transmission d’un savoir (ce désir de tout posséder !), nulle subordination à une tradition (cette aliénation !) dont il faudrait, à des périodes inscrites dans l’Histoire, renouveler le rituel, fêter la liturgie comme si le présent ne pouvait jamais trouver sa propre signification qu’à puiser dans l’eau d’un passé révolu. Cela fait un bien fou de s’apercevoir qu’il y a des Nathan, certes sur le mode du rare, cela permet de croire à nouveau en l’homme en des périodes de doute, cela hisse haut le pavillon de la liberté que d’apercevoir, dans son propre champ de vision, cette vie tellement tissée de vérité que l’on croirait avoir affaire à une utopie, à une légende venue du plus loin du temps.

   Tout ceci devient si ténu, cette confiance en la vie humble, dépouillée de tous ses artifices, dans l’espace de nos sociétés qui, jamais dans l’Histoire, ne se sont autant abreuvées au monde de la représentation (cette poudre aux yeux), qui jamais n’ont plus pratiqué le culte de l’image (la sienne propre, en premier lieu), jamais été fascinées par ce sentiment exacerbé du moi qui, examiné à la loupe de la lucidité, confine à la plus grande impudeur, sinon au pur exhibitionnisme. Oui, il devient urgent de redécouvrir des valeurs éthiques dont se parer afin que, délaissant le superficiel pour l’essentiel, quelque chose se dise enfin de la Beauté du Monde, elle est toujours et partout présente, mais c’est nous qui ne savons plus la voir, en goûter la sublime faveur.

   Être Nathan, est ceci : Vivre avec le rythme et la « logique » de la Nature. Comme s’il y avait, inscrits dans les choses, leur mode d’emploi, leur signification profonde, les associations qu’elles demandent avec d’autres choses, leur chiffre dont il faudrait composer leur intime harmonie car tout chemine avec tout, dans une manière d’évidence qu’il convient de porter au jour, de révéler. Nathan, avec l’aide de ses fidèles juments, a labouré, à l’automne, un grand carré de terre qu’ensuite il a hersé avec application. En effet, l’application, la mesure, la conscience aiguë du moindre de ses actes constituent la boussole selon laquelle Nathan oriente ses pas, progresse dans l’espace d’un destin dont les lignes de force, au fil du temps, traduisent l’empreinte d’une volonté douce mais non moins exigeante. Sur la plaine de terre hersée, l’Homme a tracé les lignes qui délimitent quatre carrés : un carré pour l’orge, un pour le millet, un pour le seigle, un pour l’épeautre. Nathan aime les céréales en elles-mêmes pour ce qu’elles sont, mais aussi pour le symbole qu’elles portent en germe dans la modestie de leurs grains : cette promesse de croissance, cette énergie qui lèvera dans les épis, la moisson qu’elle supposera, le pain, le magnifique pain qui en résultera, cette provende divine, ce don remis aux hommes comme le bien le plus précieux dont ils puissent disposer.

   Nathan, comme il lirait les sillons de son avenir dans les lignes de ses propres mains, aime suivre le cours des saisons, voir les brins de végétation verte faire leur course hésitante parmi les premières gelées, puis suivre leur montée sous la brise printanière, puis s’éblouir de l’épanouissement des épis, puis voir voler leur poussière d’or lors de la moisson. Cycle du végétal, cycle de la vie, manière d’emboîtement à la façon des poupées gigognes. Le temps a passé qui a accompli son œuvre. Le moment de la récolte est venu. De bon matin, dès la première rosée disparue, Nathan gagne ses quatre carrés de céréales. Ils ont la belle couleur jaune du soleil, elle est un genre d’anticipation de celle de la croûte du pain. Nathan aiguise la lame de sa faux puis, en de larges entailles, réalise des andains réguliers. Les tiges sèches chantent sous la faux.

   Là, dans cette heure native, tout se donne sans peine. Nathan reproduit la grande geste humaine, trace l’immémorial canevas des « Travaux et des jours », duplication consciente ou inconsciente des âges du monde hésiodique. Il y a une grande beauté à resituer la marche de tout homme dans le périple universel des civilisations. Chaque homme sur terre apporte sa pierre, pose sa brique, édifie de ses mains le grand édifice pareil à une Tour de Babel qui énonce l’Histoire de l’humain, décrit par le menu le travail de fourmi des individus dont la synthèse est l’admirable marche en avant du Monde. Certes, il y a des hiatus, des bégaiements, des traversées à vide, mais il y a aussi de prodigieux bonds qui sont les actes de bravoure de l’âme humaine. Je crois que Nathan, dans le moindre de ses gestes, ressent cette ampleur de la tâche, cette essentialité contenue dans tout acte qui, par essence, est doté d’un sens profond lequel, parfois, nous échappe, parfois sourd bien plus tard, à la manière de la résurgence d’une eau fossile.

   Nathan a rassemblé ses andains en gerbes régulières, comme autrefois, genres de cônes lâches à la base par où l’air circule librement, alors que le haut resserré est tenu par un lien de paille.

   Un instant le Moissonneur s’assoit sur un tronc posé à terre et regarde avec satisfaction le travail accompli. Le temps du séchage terminé, Louise a rejoint Nathan pour l’aider à dépiquer ses gerbes. Une antique moissonneuse mue à l’électricité se trouve dans une remise. Louise passe les gerbes à Nathan qui les enfourne dans la gueule noire de la machine. Une nuée de poussière vole qui se mêle à la sueur des deux moissonneurs. Tout au bout d’une trémie de bois, le grain coule dans un bac. Régulièrement Louise en vide le contenu puis place à nouveau le bac sous la trémie. Puis les céréales sont placées dans un van dont Nathan tourne la manivelle avec une belle vigueur. La remise est noyée sous un genre de brume légère, mais le travail sera récompensé par l’obtention d’un grain propre, débarrassé de ses scories. Puis du temps s’écoulera pendant lequel le grain sèchera jusqu’à ce qu’il obtienne la bonne consistance afin qu’il soit réduit en farine.

   La farine est belle, de couleur grise avec des taches plus claires. Une bonne odeur de froment monte jusqu’aux solives de la cuisine. Sur la table de bois, Nathan a étalé un large drap blanc, sur lequel il a déposé une belle pile de farine avec le cratère au centre qu’il a pris soin de creuser d’une main amoureuse. Dans le cratère il verse avec application une mesure de levain, une cuillerée de sel et il mouille le tout d’un tiers de litre d’eau puisé à la fontaine. Dans le jour qui tarde à venir, dans la lumière grise de l’aube, Nathan accomplit les gestes du boulanger avec une manière de ferveur ardente, et son application à la tâche, la clarté diffuse qui dessine son aura autour de son corps, tout ceci dresse un genre de figure biblique totalement dédiée au geste essentiel du pétrissage de la pâte. C’est identique à un retour à l’originaire, lorsque les hommes, tout occupés au travail du nourrissage, ne s’étaient pas encore éparpillés dans le kaléidoscope d’activités multiples, de désirs polychromes.

    Nathan ressent en lui, au plus profond de ce qu’il est, ce lien naturel au blé, à la farine, à la croissance du levain, cette longue métaphore qui dit le recours à la vie simple, le don de Soi dans une œuvre tout imprégnée du sentiment d’un jeu libre mais hautement signifiant. Être, en un seul geste de la pensée, en un seul geste des mains, le Soi qui pétrit l’altérité, le Soi qui se pétrit, sculpte lui-même sa propre statue. Grande, infinie beauté que ce retrait du Monde, que ce recueil en cette niche de silence où il n’y a plus que l’Homme face à l’Homme, l’existence se donnant à même le flux de son exister. Alors, ici, attentif à ce qui se déroule dans la plus pure félicité, comment ne pas penser aux mots de Platon à la fin du « Philèbe » qui définit la « vie bonne », tel un mélange « d’intellect » et de « plaisir » ? Oui, « d’intellect » au motif que si Nathan est une âme simple, elle ne s’en élève pas moins à quelque hauteur appréciable en direction de ce qui le dépasse et l’accomplit, et c’est cette valeur de transcendance qu’il faut attribuer à « intellect », non celle de prouesses conceptuelles qui, présentement, n'auraient guère de sens.  Quant au « plaisir », il est de pure essence puisqu’entièrement limité à ce qui le fait naître, à savoir cette activité de pétrissage qui fait du Sujet et de l’Objet auquel il s’applique, une seule et même nature, un genre d’ode à la vie en sa manifestation la plus immédiate, la plus dépouillée. Là seulement peuvent s’éprouver les Grandes Choses, Nathan le sait depuis la source de sa philosophie concrète.

   Une fois la pâte façonnée, divisée en plusieurs parties, des incisions au couteau en entaillant la surface, les pâtons sont placés dans le four de la cuisinière préalablement porté à la bonne température. Nathan marquera alors une pause en ce début de journée. Il s’alimentera d’un premier repas frugal, des quartiers de pommes venues de son verger, de quelques noix, d’un verre d’eau tiré à la cruche vernissée. Lentement, méticuleusement, remerciant le don de la nourriture, il regardera longuement, au travers de la vitre du four, la pâte qui lève, gonfle doucement sous la poussée de la chaleur. Une bonne odeur de froment cuit se répandra dans la pièce et ceci constituera la plus haute récompense. Pause méditative de Nathan, au seuil de ce qui va avoir lieu, dont il acceptera la venue, tout comme il accepte en lui le flux ininterrompu de sa conscience qui trace la limite en même temps que l’illimitation de son être. Car Nathan n’est nullement divisé. Il vit en conformité avec la Nature, en accord avec le Monde mais en leurs images natives, presque primitives parfois car il est sûr que toute Vérité est proche de la naissance, qu’elle brille du plus loin du temps, qu’on ne peut la convoquer, seulement en retrouver la trace au prix d’une réminiscence puisque, par essence, toute Vérité est universelle et qu’elle fait avancer son chemin sous nos pieds sans que nous n’en percevions l’assise fondamentale. Toujours elle est proche alors qu’on la penserait lointaine. Toujours elle est disponible, alors qu’on la croirait inatteignable. C’est là, dans cette libre disposition de Soi à l’événement du jour que Nathan se connaît tel qui il est, cette attente de l’heure en sa plus haute effectivité.

Alors il est ce qu’il est jusqu’au bout de lui-même.

Il est Homme.

    Le Luthier-Philosophe, tel est le titre de cet article. Jusqu’ici, il a été surtout parlé du Philosophe à défaut d’avoir convoqué le Luthier. Et ceci pour la raison simple que c’est sous le haut paradigme de la Sagesse que Nathan inscrit ses pas. Chacune de ses activités du quotidien est une déclinaison particulière du thème général de la « vie bonne » comme il a été dit à plusieurs reprises. Mais, avant de nous séparer de notre Hôte, convient-il de dire son visage de Luthier. Sans doute plus d’un s’étonnera-t-il de la convergence, en un seul et même creuset, d’une humanité vouée aux tâches les plus prosaïques qui soient, mais aussi des plus nobles, les plus artistiques, les plus exigeantes. Certes, Nathan est, à la fois, Paysan et Musicien. Et ceci est déjà si rare que notre esprit devrait être alerté, d’emblée, que nous avons affaire à un Homme qui sort du commun, qui fréquente les crêtes, là où la lumière brille du plus pur éclat. Oui, combien cette confluence des passions est prodigieuse, combien ce côtoiement inattendu du labour et du violon est saisissant, combien il remet en question nos certitudes vite acquises, nos vérités amarrées aux choses les plus futiles, pourvu qu’elles nous rassurent et ôtent en nous, au moins provisoirement, l’inquiétude de vivre.

   S’il y a un conflit apparent entre des activités qui nous paraissent fort éloignées l’une de l’autre, nous le verrons se concrétiser, ce conflit, lors de la vision des mains de Nathan. Vaquant à ses occupations ordinaires, l’Homme n’a cure de les entourer, ses mains, de quelque soin esthétique. Jamais de gants, le contact direct avec la terre, l’animal, la bûche, la scie. Au plus près. Et c’est bien cette notion de « au plus près » qui fait de cet Existant, un Existant réel, ancré d’une manière tangible, authentique, dans un sillon ontologique qui ne pourrait avoir d’égal que le retrait de l’Ermite en son refuge ou de l’Artiste en son atelier, une passion, une relation fusionnelle emplies de sens, une manière de totalité en acte dont le Sujet constituerait le centre en même temps que la périphérie. Chapeau bas devant ces Individus qui ont réussi à maitriser le multiple, le chatoyant, le baroque et à les ramener au sein même le plus exact d’une mesure devenue autonome et, de ce simple fait, infiniment libre.

    Lorsque Nathan est à la tâche, il y est corps et âme et cette plénitude qui en caractérise la forme est le seul et unique souci d’une vie se résumant à l’étincelle de l’instant. Alors, l’Objet sur lequel porte l’énergie, l’ardeur, la vivacité, l’Objet donc se confond avec le Sujet, devient Sujet, quasi-Sujet si vous préférez. Tous les grands Artistes, tous les grands Interprètes ont fait l’expérience de cet état de fusion avec l’Objet de leur passion, lequel confine, lorsque l’œuvre est portée à son incandescence, à la brusque survenue de cet état mystique indéfinissable, à cet état dyadique dans lequel l’unité a remplacé la dualité, où le sentiment d’une parfaite harmonie entre Soi et le Monde est porté à son acmé. Moments rares s’il en est et d’autant plus précieux !

   L’atelier dans lequel Nathan fabrique sa lutherie, conforme à l’ensemble de son logis, est la simplicité même. Les outils y sont parfaitement rangés, chaque machine occupe sa place exacte, chaque lumière a son point de convergence. Le Luthier s’assied face à la fenêtre, le faisceau d’une lampe orienté sut la fabrication du jour. Aujourd’hui c’est un violon qui est l’objet de l’attention de Nathan. Attention que rien ne saurait distraire car la naissance d’un tel instrument ne peut jamais se faire que dans le silence et la concentration la plus exigeante. Il n’y a que ceci qui existe au Monde : un Violon en voie d’élaboration fait face au Luthier qui en est le seul Maître d’œuvre. C’est comme s’il y avait une liaison intime, charnelle, voluptueuse du Luthier à l’Objet qui recueille tous les soins. Å n’en pas douter, c’est bien Éros qui guide les gestes de la main de Nathan, laquelle a les mêmes égards que l’Amant en a pour son Amante. C’est bien un acte d’Amour, et des plus accomplis qui se révèle à nos yeux et il s’en faudrait de peu que nous ne passions pour des Voyeurs indélicats. Rien ne peut distraire du Luthier de sa présence incarnée. Il y va de sa vie, tout comme il y va de la « vie » du violon. Je ne sais en quels termes il convient d’évoquer la situation : réification de l’Homme, anthropomorphisme de l’instrument ? Non, ces mots ne sont encore que les approximations d’une réalité complexe et ils ne parviennent que d’une façon dérivée à rendre compte de cette conjonction. Ces mots ne désignent encore que des contextes matériels alors que, chaque Lecteur s’en sera bien aperçu, ici, c’est le spirituel et uniquement lui qui est en jeu. Par là je ne veux pas exprimer du religieux, seulement dire l’Esprit de l’Homme à la conquête de qui il est, ce qui demeure lorsque la manipulation alchimique arrivée à son terme, seule la Pierre Philosophale brille de son singulier éclat. Alors toute chair perd sa substance. Alors toute chose est ramenée à son Être.

   Nathan passe de très longues heures à assembler les multiples et complexes pièces de son puzzle. Quel plaisir de le voir à l’œuvre, travail d’une immense précision où chaque élément doit trouver sa position exacte au terme d’un long labeur d’ajustement, de ponçage. Le manche, les tasseaux, les coins, éclisses et contre-éclisses viennent à leur heure, comme si un Destin du Violon surmontait à la fois l’instrument, à la fois l’Artisan, manière d’immémoriale venue aux choses dont le tracé, depuis longtemps, aurait trouvé sa forme, n’attendant que son actualisation. Et la volute, la superbe volute dont le Luthier parle avec autant de passion, citant mille expressions selon lesquelles cette pièce rare a trouvé la voie de son phénomène : parfois tête sculptée avec des motifs de feuilles de chêne, surmontée d'une nageoire de poisson ; parfois tête d’homme barbu mythologique ou ayant réellement existé ; représentations animalières diverses. Nathan est inépuisable sur ce sujet dont on comprend aisément que sa dimension symbolique ou allégorique, associée à la puissance de fascination de la musique, ne l’entraînent dans des contrées inconnues des Observateurs que nous sommes qui, pour être attentifs, n’en pénètrent nullement les arcanes, n’en décryptent le chiffre codé.

   Sans doute la fabrication de la volute, au même titre que le secret de composition du vernis et de la colle, constituent-ils le domaine d’une initiation dont nous ne pouvons qu’admirer le dernier stade de sa figuration. Je crois que l’instrument terminé se donne au Luthier sous l’image d’une parousie, d’une donation de soi mystérieuse qui, certes, fait signe en direction d’une phénoménalité de type christologique. Nul, en effet, ne pourrait contester que toute forme d’art laboure des terres identiques à celles de la Religion révélée. C’est toujours une attente de la révélation d’une transcendance qui se lève depuis le sol têtu de notre propre immanence. Je n’irais pas jusqu’à dire que l’Artisan éprouve cette irrépressible joie d’une béatitude pleine et entière, cependant sa félicité devant l’œuvre est certainement de la même nature que celle du Myste rencontrant l’objet de sa foi. Peut-être conviendrait-il mieux, dans ce cas de figure, de parler « d’emplissement », de « ravissement », de « déploiement », tous termes canoniques selon lesquels toute phénoménologie tâche de nous conduire au foyer du sens, à la fulguration de la parole lorsqu’elle devient poétique, à l’ampleur de la danse lorsqu’elle devient esthétique chorégraphique. Sans doute l’art du Luthier a-t-il quelque chose à voir avec la chorégraphie, le corps à corps subtil avec la matière apparaissant en tant que geste quintessencié porté bien au-delà de sa simple mesure anatomo-physiologique.

   Et ce qui est étonnant chez Nathan, c’est que son métier de Paysan ordinaire, dont on penserait qu’il ne le dispose guère qu’au maniement de la faux et de la hache, se voit totalement métamorphosé par un immense talent de musicien et d’interprète qui tire de la guitare ou du violon toutes les ressources dont disposent ces instruments. C’est donc avec un air de musique en tête que nous donnerons congé, avec regret à cet Homme si attachant, aux multiples et étonnants talents. Certes l’on pourrait se demander si ce choix d’une vie solitaire, recluse en quelque façon, si ces travaux de longue patience ne sont pas en réalité que recherche sur Soi. Sans doute et ceci, bien plutôt que de constituer un point négatif, met en exergue une puissance de caractère qui, partant de l’exploration approfondie de son propre soi, connaît un accès direct aux autres Soi qui existent au-dehors :

 

les autres Hommes,

la Nature,

la Musique.

 

C’est toujours en prenant appui

sur son propre Soi,

 en ayant accès à son mode

de fonctionnement interne

qu’alors peut s’ouvrir

le Soi de chaque altérité.

Nous sommes la clé de

ce qui n’est pas nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 juillet 2020 6 11 /07 /juillet /2020 10:04
Pour l’amour d’un séquoia

[Cette histoire est vraie mais elle a été réinterprétée de manière à ce qu’un travail d’imagination s’y appliquant, en même temps qu’une tâche de réflexion, le sujet y apparaisse comme une méditation sur la perspective écologique, de nos jours à la mode, mais bien trop souvent exposée à la manière d’un objet se trouvant dans quelque cabinet de curiosité.]

 

*

  

   Tous, en nous, nous portons quelque part la marque d’un arbre qui a été fondateur de notre histoire personnelle. Qui n’a jamais eu, gravé dans sa conscience, ce figuier auquel s’abreuvait sa gourmandise enfantine ? Qui son tilleul de cour d’école que courtisait le vol d’or des abeilles ? Qui son palmier, cheveux au vent, au sommet de quelque dune imaginaire ? Qui son olivier traversé de vent, avec la belle couleur cendrée de ses feuilles ? L’arbre, nous en sentons charnellement la présence, pareille à une mère bienveillante qui voudrait nous protéger des dangers qui toujours menacent et nous obligent à nous tenir sur nos gardes. L’arbre, nous en sentons en nous la troublante vibration, nos bras sont des branches, nos doigts des feuilles, nos jambes des troncs, nos pieds des racines. L’arbre et nous foulons le même sol, buvons la même eau, respirons le même air. De l’arbre à nous une seule et unique solution de continuité. Sans les arbres nous ne vivrions pas, eux qui propulsent en nous force et énergie, volonté et puissance, vivacité et souplesse. S’il fallait à l’humain le recours à une seule métaphore, elle serait ceci :

l’arbre est un homme immobile,

l’homme est un arbre mobile.

 

   C’est à ce carrefour du sens que se trouve l’exister, c’est au sein même de ce chiasme que la relation des vivants connaît sa plus efficiente justification. Non seulement nous ne pouvons renier cette entr’appartenance mais nous nous devons de protéger les arbres, les aimer, les faire croître, nous abriter dans leur cône d’ombre bleu, cueillir leurs glands prolixes, les faire germer sur tous les horizons de la planète. Trop de déforestations sauvages, trop de massacres en masse de ces géants qui ne demandent qu’à vivre, à plonger le peuple de leurs racines dans cette terre accueillante, ouverte, fécondante. Chacun sait cette vérité mais peu s’y conforment. Mais laissons place à une histoire réelle qui pourrait bien ressembler à un conte, à une fable trop belle pour être vraie.

   Julia a 23 ans lorsque, tout juste sortie d’un accident de voiture qui l’a immobilisée durant une année, traumatisée par cet événement qui a chamboulé sa jeunesse, la jeune fille décide de se lancer dans une quête spirituelle, cette quête qui se concrétisera par un engagement total au service de l’environnement. Dans les forêts du comté de Humboldt, en Californie, une Compagnie, propriétaire de milliers d’hectares, pratique des coupes claires parmi des séquoias géants. C’en est trop pour Julia qui ressent cette agression, sans doute de la même façon que celle qu’elle a eu à connaître lors de son accident. La jeune femme ne se résout nullement à constater les dégâts sans rien faire.

 

Témoigner est bien,

se révolter est beaucoup,

agir est mieux.

 

   Les militants d’une Association d’Ecologistes étaient à la recherche d’une personne qui accepterait de vivre dans l’arbre durant une semaine afin que la Compagnie, interpellée par cet acte, veuille bien renoncer à ses coupes tout autour d’un arbre vénérable, nommé ‘Luna’, haut de 60 mètres, d’un diamètre de 6 mètres. Autrement dit l’un de ces ‘redwood’ qui, dans l’Oregon, ne sont nullement des exceptions mais constituent la règle. Une plateforme de moins de 2 mètres de côté, recouverte d’un abri, est hissée à 55 mètres de hauteur. Julia va y vivre 738 jours, ravitaillée par un jeu de cordes grâce auquel des provisions lui sont livrées. Elle dispose d’un téléphone cellulaire pour communiquer avec le reste du monde.

  

   Vie imaginée de Julia lors de sa ‘retraite’

 

   Julia est arrivée tout en haut du séquoia. Julia est arrivée tout en haut de son destin. On ne choisit nullement d’aimer un arbre jusqu’en sa chair la plus intime sans avoir été appelée de longue date à embrasser cette mission, à lui consacrer toute son énergie, à y déployer toutes les vertus dont son âme a la garde depuis le plus lointain du temps. On n’est pas Julia par hasard, pas plus qu’on n’est un arbre pluriséculaire sans y avoir été désigné par la puissance d’une singulière convergence. Il était inscrit quelque part, dans l’ordre du monde, que l’existence passionnée de Julia croiserait la non moins expansive force de la nature de Luna-la-Séquoia. Oui, c’est étrange cette nomination au féminin de l’essence de l’arbre qui, toujours, se décline au masculin. Mais comment savoir le sexe d’un arbre, il n’est guère plus perceptible que celui d’un ange. Cependant, le jeu subtil des affinités a réuni, ici, en plein ciel, deux natures féminines dont l’aventure, maintenant, sera commune, vies indissociables. Le jour très lointain où ni Julia ne vivra plus, où Luna aura été déracinée par un violent orage ou bien abattue par la cupidité des hommes, eh bien rien ne s’effacera de la relation qui aura eu lieu et qui sera éternelle. Seul l’amour, les sentiments ont une éternité. Les choses matérielles périssent pour ne plus jamais renaître. La mémoire d’une profonde affection, elle, ne meurt jamais, elle est inentamable au motif que les affects demeurent là où les enjeux, les calculs s’effondrent et ne survivent guère aux basses motivations qui, un instant, les ont fait se dresser au-dessus de la meute humaine.

   Julia est arrivée tout en haut du séquoia. Elle est heureuse de cette situation qui paraîtrait à plus d’un étonnante, déroutante, sinon empreinte d’un brin de folie. Oui, décider de consacrer une partie de sa jeune vie à sauver un arbre est bien un acte de pure folie. Mais cette folie est celle d’en haut (évidemment) qui réduit à néant celle d’en bas, celle des hommes aux mains armées de machines qui scient, broient, détruisent les marées d’arbres, les réduisant en ces minces fragments dans lesquels ils ne pourraient reconnaître leur ancienne majesté, ces Seigneurs des cimes qui tutoient les nuages, dialoguent avec le ciel, jouent avec le vent, planent longuement dans les belles allées de lumière d’un éther sans fin. Jamais homme, fût-il grand et célèbre ne pourrait prétendre connaître de telles hauteurs, de tels espaces, de telles durées. Insignifiance humaine au regard de l’immense Nature dont il provient et pour laquelle il a si peu d’égards !

   Julia est arrivée tout en haut du séquoia. Elle est Julia jusqu’au bout de son être, c'est-à-dire qu’elle sait ce que veut dire dépassement de soi, arrivée dans un site où tout résonne d’une merveilleuse amplitude. Le corps est vaste qui s’étend jusqu’à l’horizon et bien au-delà où sont d’autres hommes et femmes de ‘bonne volonté’, des consciences ouvertes, des cœurs disponibles qui œuvrent au bien de l’humanité, non à sa destruction. Arriver là où l’esprit, libéré de ses habituelles attaches, de tous ses soucis et tâches matérielles, trouve le lieu de son envol. Quoi de plus facile, alors, que de rêver à un destin lumineux des hommes, ces genres de fourmis pressées qui, tout en bas, du côté de la Compagnie, abattent sans compter des peuples entiers de grands cèdres rouges, les métamorphosant en de simples madriers, en d’étiques planches qui feront tenir debout les constructions de la fourmilière. Mais pour combien de temps ? Certainement pas pour l’éternité !

   L’esprit haut tenu, enlevé, coupé des lourdes contingences, envisage un autre avenir pour les hommes que celui de mutiler ces princes de la forêt. Il y a quantité d’activités plus nobles où exercer son art. Arriver là où l’âme connaît une liberté immense qui consone avec les grands événements humains : les civilisations, les courants fondateurs de l’Histoire, les œuvres d’art, la ‘musique des sphères’, le sillage des étoiles où s’inscrit la lointaine et mystérieuse cosmologie. C’est cela se couper des hommes dans un sens éminemment positif : abandonner en rase campagne tous les motifs indigents de l’exister et se livrer avec passion (alors la passion est utile !) à une quête spirituelle, à une élévation de la psyché vers ce qu’elle peut atteindre de plus haut, de plus beau. Dès lors il n’y a plus rien qui contraint et fait dévier les beaux projets. Bien au contraire, tout s’allège de la pesanteur et c’est l’éclaircie qui survient, la lumière qui surgit de l’ombre, la joie qui émane de toutes choses et indique le chemin droit de la vérité. Oui, la vérité est ceci qui dit les choses justes et éclaire les âmes jusqu’à les rendre transparentes.

   Julia est arrivée tout en haut du séquoia. La vue est immense qui survole l’océan vert des grands arbres. Leurs faîtes oscillent lentement dans la nappe vermeil du crépuscule. Leurs bouquets végétaux sont comme incendiés, mais leur ignition est belle parce que symbolique, poétique, immensément lissée d’une juste mesure. Là, la nature est belle, seulement livrée à son propre flux. Au loin on devine l’océan aux eaux mauves sur les rivages, bleu-marines vers les grands fonds, presque noires de nuit là où l’horizon bascule dans un autre monde, un mystère qui se referme et ne peut qu’être questionné, non connu des Existants, leur vue est trop limitée et ils demeurent aveugles à ces secrets qui tissent leur inconscient de rêves parfois lourds, agités. Julia ne vit pas au rythme des choses ordinaires, elle vit au rythme de l’univers, au rythme du cosmos, de ces balancements immémoriaux qui sont l’âme même des choses en leur plus grande profondeur. Elle en sent le bouquet multiple, l’étreinte souple, la force de marée au plein de son corps jeune et vigoureux amarré à l’immense lui-même, confondu avec l’infini.

    Car alors on n’est plus séparée. Il n’y a plus de barrières, de limites. Le corps est devenu une sorte de vaste cerf-volant qui plane bien au-dessus de la peine des hommes, de leurs labeurs éreintants, de leurs sommeils lestés de plomb. On flotte aux quatre points cardinaux, l’espace vous traverse de ses doigts légers, on est livrée à la rose éblouissante des vents, on connaît en une seule et même sensation, le souffle nordique de la Tramontane, celui du Grec au nord-est, du Sirocco au sud-est, du Ponant à l’ouest et, surtout, on connaît son propre souffle intérieur, il est cette brise légère qui fait vibrer l’âme et donne à la voix ses chants les plus précieux.

    (Le soir venu, Julia chantait-elle sous la dictée des étoiles, du point lumineux de Véga, de l’arc de Couronne Boréale, du poudroiement de Cygne ? Chantait-elle à vive voix ou bien fredonnait-elle intérieurement quelque comptine du temps de son enfance ? Ou bien demeurait-elle muette, totalement livrée au spectacle fascinant des lointaines constellations ?)

   Dans sa nacelle hissée à 55 mètres de haut, allongée dans son sac de couchage, la Jeune Femme se livre à la contemplation de la liberté. Elle regarde longuement les tournoiements du pygargue à tête blanche, sa phosphorescence à contre-jour du ciel ; elle regarde le vol plané de la chouette tachetée, flocons sur un dais d’argile ; elle regarde le vol lourd du pélican aux grandes rémiges noires ; elle écoute le cri strident des goélands d’Aubudon. Elle est elle-même oiseau immergé dans son nid de plumes, au large des hommes, des soucis qui ceignent leurs têtes et emprisonnent leurs corps. La nuit avance lentement, le cercle de la Lune blanchit l’horizon, les étoiles girent, cela donne un peu le vertige et le grand mât de Luna-la-Séquoia tangue en douceur, genre de berceuse qui, bientôt, conduit au sommeil.

    Parfois, au cours des longues nuits d’été, lorsque la température s’est élevée, de grandes trombes de poussière montent à l’assaut du ciel, de lourds nuages s’amassent, l’orage éclate parmi un déluge de gouttes et les éclatements blancs des éclairs. Alors Julia se réfugie au sein de sa nacelle. Elle laisse seulement une mince fente au travers de laquelle elle observe avec ravissement ce mince déluge. Elle se sait à l’abri, protégée. Au début elle craignait plus pour le séquoia que pour elle- même. Mais, malgré son grand âge, Luna est solide, fortement amarrée par son tapis de racines au sol d’argile. Tout comme le roseau de la fable, elle ‘plie mais ne rompt pas’. Ceci la rassure, c’est un peu la métaphore mettant en exergue ce qu’est une forme de résistance lorsqu’on veut vous abattre. Julia, en son for intérieur, pense qu’en la matière les hommes sont de bien plus redoutables prédateurs que les vents et l’orage réunis.

   Julia est arrivée tout en haut du séquoia. Le jour se lève sur la canopée. Une grande houle bleue la parcourt que traversent des écharpes de brouillard blanc. On flotte infiniment dans une manière de voyage aux rives illimitées. Tout est encore plongé dans un lourd sommeil qui se confond avec la pesanteur de la terre, son immobilité. On se livre à quelques ablutions. On se sustente de quelques fruits qui ont été apportés depuis le sol au moyen d’un treuil. Seule cette corde relie Julia au lointain monde des hommes. Un peu comme un fil d’Ariane. A l’un des bouts les Militants de l’Association d’Ecologistes, à l’autre bout la frêle Julia. Faible mais ô combien déterminée. Elle restera des années s’il le faut, mais elle sauvera son amie Luna, cette géante aux pieds d’argile que la sauvagerie de la Compagnie livre à la vindicte de ses machines aux mâchoires acérées.

   De son nid d’aigle, Julia aperçoit les bâtiments de la Compagnie, la vaste surface de ses toits, de ses entrepôts, les monticules de planches rouges qui sont les dépouilles des séquoias qui ont été consciencieusement abattus, sciés. Au large des bâtiments, d’immenses zones maintenant désertiques qui, autrefois, étaient peuplés d’arbres aux troncs démesurés, aux larges ramures. Des géants débonnaires qui ne demandaient rien, n’attendaient rien d’autre qu’un morceau de terre, la chute d’une pluie, le bourgeonnement d’un brouillard, le passage du vent parmi la cathédrale de branches. Au loin se fait entendre le bruit lancinant des tronçonneuses, comme une stridence de cigales aux mandibules d’acier, dévoreuses de tout ce qui vient à leur rencontre. Certes les sons sont atténués que ponce la hauteur, qu’abrase la fuite sourde des vents. Mais ils n’en sont pas moins un acide directement versé sur la peau de Julia. Parfois elle prie de toute la puissance de son esprit, d’une manière quasi-magique pour mettre un terme à la folie des hommes. Mais rien ne se produit que l’éternel retour du même et le temps prend alors le visage d’un destin acharné, douloureux, contre lequel nul ne peut s’ériger. Les puissances sont trop souterraines, occultes, pour que quelque volonté que ce soit en puisse inverser le cours.

   Julia cherche à distraire sa pensée, à gommer en elle toutes ces aspérités du mal qui traversent son corps et, parfois, le rendent douloureux. Elle médite longuement, s’invente un autre monde bien différent de celui-ci, un monde ouvert sur le prodige infini de la beauté. Du haut de sa canopée elle envoie son esprit au plein de la forêt, elle y voit d’autres arbres, d’autres essences, celle des robustes épicéas à l’écorce rugueuse mangée de mousses et de lichens. Elle voit les massifs de laurier de Californie, les lances vertes de ses feuilles, les grappes jaunes de ses fleurs, un pollen qui vibre sous la clarté. Elle voit les éventails des fougères, les bouquets rose pâle des rhododendrons. Elle voit les feuilles brillantes des fraisiers du Chili, leurs pétales de neige qui entourent le soleil de leurs cœurs. C’est un peu comme de recréer un Paradis sur terre, de lui donner du sens, d’y imaginer un peuple gai d’hommes et de femmes seulement préoccupées d’amour, de beauté, de vérité. Elle sait bien, tout au fond de sa conscience, que ses projections imaginaires ne sont que des utopies, des châteaux en Espagne. Mais elle croit de toute la force de son cœur que les idées peuvent changer le monde, qu’il suffit de quelques âmes vaillantes attelées à la belle tâche de diffuser la connaissance, d’apprendre le respect de la Nature qui n’est, en réalité, que le respect de l’autre. Ce qu’elle sait, c’est que l’égoïsme est le moteur de bien des entreprises humaines, que l’homme passe le plus clair de son temps à lustrer son propre ego, à en brandir l’étendard partout où il peut déployer sa majesté.

   Maintenant le soleil est haut dans le ciel, il fait sa couronne blanche éblouissante. La canopée résonne des milles bruits de ses oiseaux, de ses arbres, de la dilatation de leurs troncs, du glissement discret de leurs écorces, de l’avancée secrète des racines dans la nuit de la glaise. Ce sont ces seuls bruits qui disent la vie que Julia veut entendre, elle ne veut nullement percevoir la stridence des tronçonneuses qui sont les manifestations bruyantes de la mort. Oui, elle connaît l’éternel dilemme qui partage les hommes. D’un côté les tenants de l’économie, de la productivité, de la croissance, du soi-disant ‘bien vivre’. De l’autre côté, les théoriciens de la décroissance, les partisans acharnés d’une défense de la nature, d’un retour en arrière, s’il le faut, quitte à renoncer à un certain progrès, au confort qu’il prodigue.

    (La Jeune Femme, sans doute, est-elle favorable à une écologie rationnelle qui fasse la part des choses. Ni l’économie, ni l’écologie ne peuvent être sacrifiées aux postulats excessifs de quelque dogme qui poserait l’une comme nécessaire alors que l’autre serait superflue. La réalité est complexe sur laquelle l’on ne peut agir qu’après que la raison en a analysé les exacts fondements.)

  

   Epilogue

 

   Les jours passent, les saisons avancent avec leurs rigueurs, leurs douceurs, leurs excès de lumière, leurs retraits de clarté aussi. La chaleur succède au froid, le brouillard à la pluie. Vraiment, Julia aura traversé avec courage toutes les épreuves du temps existentiel aussi bien que du météorologique. Inévitablement une telle expérience grave dans l’âme une compréhension nouvelle de l’existence. Sans doute apprend-elle à relativiser, à prendre un nécessaire recul par rapport aux événements. C’est en quelque sorte l’accomplissement d’un rite de passage, lequel réalise une rapide et étonnante assomption. En un empan de temps finalement très court, l’insouciance de la jeunesse, ses conduites parfois inconscientes, voici que tout ceci se trouve frappé de nullité, remplacé par une subite maturité dont le point focal sera constitué par la lucidité, cette vertu qui, le plus souvent, nous manque, à nous les humains. Nous devons apprendre à en apprécier l’essentielle valeur, à la diriger vers le bien commun qui est le socle de toute société juste, fondée sur l’équité, la reconnaissance de l’altérité. De ceci qui nous fait face : hommes, monde, nature. C’est au juste équilibre de ce triptyque que nous devons consacrer notre énergie. Tout ceci Julia l’a bien compris, l’a éprouvé à la manière d’une écharde qui se serait plantée dans sa chair, qui jouerait le rôle d’un utile aiguillon.

    Lorsque, après cette longue odyssée sylvestre, Julia consent à rejoindre le sol, (bataille gagnée : la Compagnie acceptera de suspendre ses coupes sur la colline où croît Luna-la-Séquoia), ses jambes se dérobent sous elle comme si elles ne connaissaient plus la dimension de la terre sur laquelle, tout jeune enfant, elle a posé ses premiers pas. Cependant son visage est rayonnant qui témoigne de l’ouverture, de la transparence de son esprit. Ainsi sont les attitudes des humains lorsqu’ils triomphent du mal. Oui, abattre ces grands arbres au seul motif du profit est bien visage du mal. Tous, comme Julia, nous devons nous insurger et agir. Agir ? Peut-être consentir à mener une vie plus simple, plus humble, respectueuse des ressources de notre planète. Ferions-nous ceci, un grand pas serait déjà franchi !

 

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15 janvier 2014 3 15 /01 /janvier /2014 10:45

 

Une inquiétude heureuse du savoir.

 

uihds.JPG 

 Livre écrit en Araméen (Serto Syriaque) du monastère

      de Sainte-Catherine, Mont Sinaï - XIe siècle


Source : Antikforever.com.

 

(NB : Pour ceux qui connaissent, les noms de certains lieux ont volontairement été changés.) 

 

 

 

    "Une inquiétude heureuse du savoir". Sans doute le titre constitue-t-il, en lui-même, une manière d'intrigue. Et ceci en raison de l'oxymore qu'induit la proximité de deux mots naturellement antagonistes : "inquiétude" et "heureuse". En effet comment un souci pourrait-il faire signe vers la notion de bonheur ? Ici, l'explication ne sera pas d'ordre langagier, la référence trouvant sa justification dans une posture existentielle. C'est d'un homme dont il faut parler qui s'adonnait au savoir avec une juste "inquiétude" - comment peut-on aborder le domaine complexe des langues sémitiques sans cette part de soi constamment préoccupée par la mise à jour de l'araméen biblique, donc du fondement des langues? -, mais ceci, ces recherches passionnées, il les faisait avec un joie toute empreinte d'émerveillement. Aborder à des rivages si originels ne peut évidemment s'accomplir qu'à l'aune d'un engagement qui transcende la catégorie du réel.

  Donc cet homme, IT (je ne le désignerai que par ses initiales, pour de simples raisons d'universalité. De cette manière empreinte d'abstraction il rejoindra la communauté des savants qui usent leurs yeux sur des tablettes cunéiformes et autres papyrus phéniciens), donc IT faisait partie de ce qu'il faut bien nommer une "élite intellectuelle", (terme qu'il aurait sans doute récusé !), pratiquant grec, latin, syriaque, araméen, hébreu comme d'autres parlent breton ou bien auvergnat. Doué d'une prodigieuse mémoire, d'une intelligence polyphonique, il multipliait les diplômes sans en tirer une quelconque vanité car, d'extraction modeste, il était simple avant tout et promenait parmi les rédacteurs de la Grande Encyclopédie aussi bien son accent gascon que sa brillante érudition. Physionomie ouverte, large front dégarni, sourire illuminant le visage; pour l'adolescent que j'étais, la moindre de ses apparitions était un pur bonheur. Bonheur de l'écouter parler, d'associer à chacun de ses gestes, aussi bien fumer sa pipe en écume de mer, que manifester un tic respiratoire ou lever les yeux au plafond comme s'il méditait quelque belle idée, d'associer donc l'image de l'exception à ce qui, pour lui, constituait un quotidien qui ne l'étonnait guère. Tout  faisait donc sens jusqu'à l'excès. Pour moi, il demeure une figure élevée, un pôle éthique, une référence existentielle, un modèle dont s'inspirer lorsque les nuages assombrissent le ciel de leurs tortueuses contingences. Mais, afin de mieux cerner cette personnalité charismatique, il faut l'évoquer en quelques lieux significatifs.

  IT, je le revois à Beaulieu, un soir d'automne, après le dîner, un livre sous le bras, s'apprêtant à rejoindre sa chambre. L'interrogeant sur l'objet de sa lecture, il me montre "Les Antimémoires" de Malraux. Son air gourmand, comme celui d'un enfant attendant de manger sa friandise, en dit long sur le plaisir anticipateur. Ce même plaisir qui déjà, à cette époque de la fin de l'adolescence, m'habite au seuil de chaque entrée dans une nouvelle œuvre. Cette joie si simple et complexe à la fois, je la dois à mon ancien Maître d'Ecole, au vieux "Souché" qui contenait de si précieuses pépites littéraires. Ensuite au seul Professeur de Lettres qui m'ait donné envie d'approfondir les textes, Michel de B. qui figurera, lui aussi, en bonne lace sur la cimaise de "Figures". C'est comme un réseau d'affinités qui se tisse entre élèves et maîtres, entre chercheurs d'absolu qui vivent de la même passion. Les mailles en sont si serrées que, jamais, elles ne se distendront, tissant entre les hommes les multiples et infinies connivences de la beauté. Ainsi, presque à son insu, se constitue un espace où exister pleinement. C'est comme un écho, une aire de réverbération où se multiplient les phénomènes dont, parfois, on oublie l'origine. Pour moi, les Fondateurs sont toujours là, infiniment présents, infiniment précieux.

  Dans les "Antimémoires", je ne sais ce qui l'intéressait, de Malraux lui-même, de son témoignage sur l'époque. En tout cas je ne doute guère qu'il se soit passionné pour une des phrases qui y figurait, laquelle est devenue un classique du genre : «Ce qui m'intéresse dans un homme quelconque, c'est la condition humaine». Or, c'est cette même condition humaine sur laquelle il se penchait quotidiennement, cherchant dans la Bible les fondements sur lesquels elle reposait.

  IT, je le revois à Baronne dans sa grande maison, me confiant la garde de son bureau-bibliothèque alors qu'il part pour la journée donner des cours à ses Etudiants. Alors que ma Mère et Tante B. évoquaient leurs souvenirs communs dans la cuisine, la seule pièce à vivre en dehors du territoire d'IT, je passai la journée dans ce bureau  entièrement occupé par des milliers de livres. Non seulement les rayonnages étaient investis, mais également un grand coffre métallique qui comptait de nombreux ouvrages bilingues en langue sémitique. Une pure joie que d'être entouré, une journée durant, de telles merveilles. J'avais emporté avec moi un sujet de dissertation, une phrase d'un auteur classique sur le bonheur. Avant de partir, IT m'avait chaudement recommandé de faire quelques recherches dans "Panorama des idées contemporaines" de Gaëtan Picon, source inépuisable d'informations. La dissertation, sans doute inspirée par le cadre littéraire, dévoila une profondeur inhabituelle. Je n'étais guère loin de penser que les murs avaient des pouvoirs cachés !   

  Là, dans cette pièce calme, avec juste ce qu'il faut de clarté pour que les pensées trouvent matière à fleurir, le ruban du fleuve faisant son étirement  de mercure dans les lointains de la plaine, là était le lieu où construire une réelle et pénétrante nervure existentielle. Bien des émotions, des ravissements, des sentiments de plénitude ressentis dans l'intimité des bibliothèques - dans les salles boisées et feutrées de rouge de la BNF, ou bien dans la ruche claire ouverte sur la ville de la BPI -, ont trouvé, leur tremplin signifiant, à tel point que le seul mot de "bibliothèque" se métamorphose, instantanément, en mystérieux sésame capable d'ouvrir bien des mystères. Quelques années plus tard, IT aménageant à Paris dans un appartement aux dimensions modestes, avait réduit sa bibliothèque à l'essentiel, autant dire une peau de chagrin par rapport à l'immense collection de Baronne. Je n'ai jamais osé lui demander ce qu'étaient devenus les milliers d'ouvrages de son bureau. Peut-être les avait-il confiés à quelque ami lettré. Je dois avouer que j'ai eu bien du mal à faire le deuil de ce lieu pareil à l'image réalisée de l'utopie et aux trésors inestimables qui s'y déployaient à profusion !

  IT, je le revois enfin à Paris, d'abord du temps de mon service militaire, ensuite au cours de mes années d'études. Nous n'étions pas si éloignés, lui à République, moi à Bastille et nos rencontres furent fréquentes pendant cette période. Souvenir d'une journée passée à flâner dans Paris, cette merveilleuse ville dont il connaissait si bien les secrets. Visite de la Sainte-Chapelle. Il en admirait l'élégance, les immenses vitraux et, surtout, ces magnifiques piliers torsadés, véritable prouesse artistique aussi bien qu'architecturale. Puis un long détour par le Quartier Latin et la Montagne Sainte-Geneviève. Ici, c'est moins le Panthéon qui retient son attention que l'immense navire de pierre de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, sa façade ornée de hautes fenêtres à arcades, son bandeau de pierre portant, sous des frises, les patronymes d'une partie de ce que l'humanité a produit de savants et de lettrés de tous horizons.  C'est dans cet impressionnant édifice renfermant plus d'un million de volumes qu'il vient travailler très régulièrement, glanant dans l'immense documentation les informations qu'il utilisera pour écrire ses articles. Ce qui est visible, ce jour-là, face à ce magnifique symbole de la culture, c'est sa fascination pour tout ce qui est imprimés, manuscrits, livres anciens, langues cryptées.  L'expérience d'une passion. Comme si "Sainte-Ginette", comme il l'appelle familièrement - cette appellation semble être du cru des potaches qui la fréquentent-, était l'Amante dont il sublimait son quotidien. Merveille de l'intellection quand elle est portée à son acmé !

  Puis, sans transition, après les hauteurs de "La Montagne", le prosaïque du Paris populaire. Les Halles; le quartier de Saint-Denis, réputé pour ses prostituées dont chaque porte cochère, le soir venu, abrite une ou plusieurs de ces Dames de compagnie. Petite anecdote - dont du reste il raffole -, il me livre l'origine du nom de la Rue du Pélican. Cette rue, autrefois intensivement fréquentée par des Demoiselles de "petite vertu", s'appelait "Rue du Poil au con", nom qui par altérations phonétiques successives, était devenue "Rue du Pélican". Où la culture ne fait qu'une, qu'elle concerne Sainte Ginette ou bien les Saintes de la Rue Saint-Denis ! Fin de soirée dans un bar de quartier où nous "dînons" le plus simplement du monde de casse-croûtes qu'accompagnent quelques ballons de Beaujolais. Comme un retour sur des terres originelles. Ces terres qui, parfois, produisent des cuvées de haute volée ! Semblable à l'éditeur de la Grande Encyclopédie à laquelle il participait activement, il avait "semé à tous vents", les graines du savoir à ceux qui voulaient bien s'en emparer. Sans doute quelques unes ont-elles germé. Le plus grand plaisir qu'il eût éprouvé de son vivant eût été de le constater. Jamais la culture ne se perd lorsqu'elle emprunte, en vue de sa diffusion, de si nobles esprits !

 

 

 

  

 

 

 

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12 janvier 2014 7 12 /01 /janvier /2014 09:45

 

Au plus près de la mer.

 

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Port d'Agde.  

Source : cabotages.fr.

 

 

   La mer. C'était cela qui comptait dans sa vie. La mer ouverte sur le large horizon et la liberté qui pointait son nez juste devant la proue de la barque bleue et blanche. Le grand espace des vagues, le vent, le vol espiègle des mouettes qui venaient demander leur pitance. Et le soleil qui fécondait le tout de son grand œil vermeil. Comment rêver d'un plus grand bonheur que de se retrouver seul, au milieu du bleu, face à une manière d'absolu dont la mer a toujours été la sublime métaphore, comment dire la joie simple lorsqu'on a été marin sa vie durant ?

  Maintenant, il est tard et l'existence n'a guère plus de secrets pour "Jo" Joseph -, ce marin reconverti aux joies d'une pêche confidentielle. Juste pour la consommation du couple, le reste sera vendu au marché. La retraite depuis de longues années. La vie se déclinant selon deux modes : le farniente sur les Allées bordées de platanes où se trouve le Bar familial, la pêche pour l'occupation, pour communier aussi avec l'élément liquide qui a été le compagnon de toujours.

  "Jo" - on ne l'appelait plus que par ce diminutif -, je le vois toujours, comme s'il était encore présent. Assis à côté de la table ronde en faux marbre, casquette usée, larges lunettes d'ébonite dont une branche est réparée avec du sparadrap, yeux couleur châtaigne, rieurs, parfois un brin larmoyants - sans doute une fragilité oculaire : avait-il trop regardé la plaque étincelante de l'eau ? -, ample pull-over, pantalons de velours. Devant le "Bar des Allées", les journées durant, il faisait presque figure de cariatide, tellement sa présence se fondait dans le paysage, se noyait dans  le mur de façade. Sirotant volontiers son petit "Casa" qu'il buvait avec juste un trait d'eau, histoire d'en troubler l'anis, un jaune étincelant habitait les flancs du verre pareil à un soleil. Toujours du tabac à rouler dans une feuille de "Job", une éternelle cigarette habitant sa lippe.

  Il se satisfaisait de cette vie simple qui consistait à laisser venir à lui ce qui voulait bien se présenter : allées et venues des passants, spectacle haut en couleurs des joueurs de boules, touristes déambulant dans les rues de la vieille ville. Les Allées, alors, n'étaient pas le parking qu'elles sont devenues aujourd'hui et, sur le coup de midi, rares n'étaient pas les grillades au feu de bois, lesquelles répandaient sur le chemin de poussière une entêtante mais sympathique odeur de sardines. Ces sardines que "Jo" nous avait appris à manger, mes parents et moi, en deux coups d'incisives, seule l'arête survivant à la manducation. Voilà pour le plus clair des journées, comme une parenthèse qu'encadrait, matin et soir, la sortie en mer. On n'est vraiment marin qu'à confier son épiderme à l'eau et au vent, le reste n'est que pure distraction. Le soir, quand le soleil commençait à décliner, "Jo" se préparait à partir en mer afin d'y poser les filets qu'il irait relever le lendemain dès les premiers feux de l'aurore.

  Mais, maintenant, c'est de cela dont il me faut parler, ces sorties en mer aussi inoubliables que fondatrices d'une expérience pour l'à peine adolescent que j'étais. C'est un matin du mois d'août. Fin de la nuit avec le calme sur Les Allées. Pas un seul bruit sauf, bientôt, venant de la chambre contiguë, le grincement d'un volet poussé sur le ciel couleur d'encre. Geste immémorial de ce vieux Marin pressentant, à seulement humer la qualité de l'air, ce que sera le temps, peut-être la valeur de la pêche. C'est si riche l'intuition lorsqu'elle s'est alimentée à des pratiques mille fois vécues, métabolisées jusqu'au tréfonds de la conscience ! De la petit chambre que j'occupe, j'attends le cœur battant. C'est une telle excitation que de s'ouvrir au grand large. Entendez au maritime, aussi bien qu'à l'existentiel.

  Avec "Jo", en tête à tête, nous déjeunons d'un frugal repas; les agapes seront pour plus tard ! Nous descendons la rue vers le port alors que les maisons de lave noire émergent à peine de la nuit, seule la cimaise des toits se détourant d'une ligne aussi hésitante que fragile. A notre droite, une niche creusée dans la roche, avec une assise ménagée pour faire halte. Une inscription la surmonte : "Banc pour s'asseoir". Je me demande à quoi peut bien servir un banc sinon à cela. Peut-être à graver dans la mémoire un si modeste événement. Bientôt le port, son alignement de barques de dimensions modestes que les pêcheurs amateurs utilisent pour aller faire un tour en mer. "Jo" soulève la trappe qui donne accès au moteur. Un bruit sourd, régulier, pareil à celui d'un lent battement de cœur envahit le quai, réverbéré par les falaises des maisons situées sur l'autre rive. Nous nous éloignons lentement de la flottille restée à l'amarre. Bientôt  l'Hérault s'élargit, nappe d'eau lisse que vient effleurer la première clarté. C'est alors un sentiment de pure découverte, d'ouverture à une poésie de l'aube qui, sans doute, depuis lors, est venue conforter une disposition à accueillir ce qui peut ressembler à une origine. Il y a tellement de silence, tellement de recueillement alors que toute existence semble encore attachée aux rives de la nuit proche.

  Nous ne parlons pas, sans doute dans une identique inclination de l'âme à accueillir ce qui s'annonce."Jo" doit forcément revivre, même atténués, les nombreux départs sur la Grande Bleue, alors que le sentiment auquel j'assiste est celui d'un voyage initiatique. A l'évidence, davantage dans l'ordre du poème que dans celui de l'aventure. A l'arrière de la barque, les sillons d'eau tracent un chemin lumineux dont les ondes meurent dans l'agitation des roselières. Tout est si calme, comme un chant qui se perdrait dans la simple rumeur du ciel. Les oiseaux n'ont pas encore commencé à sillonner l'air de leurs vols rapides. La nappe d'eau s'élargit sans cesse dans son chemin vers l'aval, l'estuaire que, bientôt, nous rejoindrons. Mais, avant de quitter la rivière, il est temps de lancer quelques lignes que nous tendons sur de longues cannes de bambou pareilles aux balanciers des funambules. "Jo" jette régulièrement des petites boules d'appât qui se dispersent en une nuée de grains de sable. Bientôt des maquereaux luisants, ventres d'argent, dos bleus rayés de noir s'annoncent au bout des crins de nylon. Nous décrivons de larges cercles sur l'eau afin de circonscrire la banc. Au fond de la barque, s'éclairent dans l'ombre encore dense, les écailles aux reflets métalliques. Dans mon âme encore teintée de naïveté, ces prises miraculeuses surgiront dans plus d'un de mes rêves. "Jo" s'étonne de mon propre étonnement et sa joie simple se lit aux commissures des yeux, à la clarté du regard. C'est comme un rite de passage, une entrée au-delà des années vers les ravissements de l'âge adulte. On ne mesure jamais assez combien ces émotions façonnent une future esthétique, ouvrent à une compréhension juste du monde. Dans l'instant de l'apparition, c'est seulement un débordement de soi, une déliaison de ce qui contraignait, circonscrivait à une aire étroite, c'est le progrès d'une amplitude interne. L'appel de la liberté ne s'instaure guère autrement que de cette manière d'abord métaphorique des choses, d'entrée dans leur chair souple, inventive. Toute "aventure" de cet ordre se relie à la découverte de l'essence propre d'un lieu et lorsque le soleil émergeant au-dessus de l'horizon courbe fait son apparition, c'est comme une naissance à soi dont l'éblouissement, jamais ne retombe.

  Maintenant la lumière est levée et son ascension diagonale éclaire le paysage marin d'une belle traînée pareille à la cendre. Nous franchissons la limite de l'estuaire et de la mer. Bientôt les feux de signalisation deviennent de simples sémaphores plantés à l'entrée d'un goulet conduisant à la ville, aux hommes qui, ici, sont si rares qu'on croirait à leur désertion. Au loin, le Fort de Brescou fait sa découpe noire, surmontée de son feu blanc et rouge.  Il n'y a aucune houle et l'eau est un immense plateau de mercure gonflant devant l'étrave bleue. Au loin, les bouées orange, les triangles carmins  qui signalent les filets posés la veille.  A la proue, jambes battant au-dessus de l'écume, des gerbes scintillantes, des ruissellements de gouttes, je suis si près de cette merveille que plus rien ne compte. L'espace s'est réduit à la taille d'une barque; le temps a fondu dans l'instant qui vacille. Entre "Jo" et moi, plus que des paroles, ce sont plutôt des manières d'assentiments, de remous intérieurs, de battements à l'unisson. Comme deux vagues déferlant de concert sur un sable commun. Il y a  peu besoin de mots lorsque le silence est si dense, plein d'un sens se révélant dans une sereine évidence. Les filets dansent au gré des flots et des remous imprimés par la coque de bois. "Jo" arrête le ronronnement du moteur et c'est alors que nous parviennent les rumeurs de l'eau, ses clapotis, son agitation incessante, pareille aux oscillations d'un grand animal marin. Îliens au milieu de l'étendue liquide, rien n'émerge que cette solitude partagée à deux, cette complicité, les filets où s'allument les prises dont "Jo" énumère les noms au fur et à mesure que la récolte dévoile ses secrets. La pêche a été suffisamment bonne pour une activité considérée comme un loisir, plus qu'à l'aune d'une source de revenus. Le temps est venu, maintenant de faire une pause.

  La mer est une plaque parcourue de mille mouvements, mille vibrations. Infiniment vivante alors que, depuis le rivage, on la croît assoupie pour une éternité. Une brise légère s'est levée qui apporte une bienfaisante fraîcheur. Le soleil est haut dans le ciel, roulant son disque blanc. Sous le ponton de planches est un panier d'osier dont "Jo" se saisit, ouvrant le couvercle. Ses yeux rieurs disent le contentement de la halte, ici, sur l'étendue immense seulement parcourue du vol des mouettes. Bientôt les reliefs d'un repas régénérateur : fromage, saucisson, pommes, pain à la croûte dorée, bouteille de rosé sur laquelle scintillent des gouttes  pareilles à une ondée. Nous sommes tout simplement heureux de communier autour de ce modeste repas. Nous buvons le verre de l'amitié et je comprends là ce qu'une chaude fraternité entre les hommes veut dire, son caractère précieux. Tout dans l'humilité, la connivence, le retour à une humanité native sachant se satisfaire de peu. Longtemps, en moi, ces images graviteront, pareilles à de précieuses pépites. Marques indélébiles de la rencontre, symbolisme exact de la pêche destinée à nourrir les hommes, à les divertir du quotidien. Nous parlons de tout et de rien, mais surtout de cette révélation d'être, entre ciel et mer, pareils à des Robinson découvrant les merveilles de leur île.

 

  Nous prenons le chemin du retour au bruit scandé du moteur, au rythme de ses syncopes tellement semblables au temps  qui passe. Des gens déambulent sur les jetées. Des cris, des paroles viennent jusqu'à nous, hachées par les coupures du vent. Nous remontons la Rivière et lançons quelques dernières lignes. Juste histoire de saisir un ou deux loups. Sur le quai de pierre noire nous apercevons la silhouette de Gervaise, la femme de "Jo" qui a confié la garde de son Bar à ses habitués, le temps d'aller vendre le surplus de poissons au marché. "Jo" met de côté les prises qui serviront à alimenter la grillade. Nous remontons la rue en pente, dépassons le bâtiment de la mairie. De la cathédrale nous parviennent les sons de cloche annonçant l'angélus de midi. Déjà, sur Les Allées, les sarments de vigne sont disposés qui, tout à l'heure piqueront les yeux alors que les hommes se disposeront à passer à table. Demain, peut-être, ou bien plus tard, une autre sortie en mer prendra place que la mémoire archivera comme une pierre au bord du chemin dresse son mince symbole aux yeux du promeneur ébloui. Il n'y a guère d'autre mystère que celui-ci ! 

  

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10 janvier 2014 5 10 /01 /janvier /2014 09:31

 

Du plus loin de la nuit.

 

DPLQLN 

 Vénus - L'étoile du Berger.

Source : Qu'est-ce.com.

 

 "L'Humaniste". Enonçant ceci, et d'entrée, nous sommes  déjà suspect de vouloir renouer avec une époque tellement lointaine, connotée pour le moins péjorativement. La Renaissance ne brille plus que de feux bien atténués et les belles notions de liberté, de tolérance, d'exercice du libre arbitre, de disposition ouverte aux cultures ne font figure, aujourd'hui, que de louables intentions  ne se mesurant qu'à l'aune d'une bien ineffable nostalgie. Toute époque consumériste, par nature, se voue davantage au culte de quelque idole de carton et de plâtre qu'elle ne se destine aux choses de l'esprit. L'intellect cède le pas sous les coups de boutoir d'une esthétique facile, l'être disparaît sous l'avoir, le sens sous l'immédiateté préhensible. On l'aura compris, l'époque de l'ustensilité bat son plein, laissant parfois, de-ci, de-là, quelques îlots émerger au-dessus d'une mondialisation en quête d'elle-même, à savoir de faire d'une matérialité compacte les conditions mêmes d'une nouvelle religion, fût-elle teinté de paganisme.

  Sans vouloir, pour autant, ressusciter des parenthèses temporelles  qui n'auraient guère plus de signification ici et maintenant ; sans faire de BudéErasmeMontaigneLa Boétie - bien que notre dette à leur égard soit immense -, d'incontournables figures auxquelles nous devrions demander de guider nos pas, il semble toujours utile de chercher à découvrir, dans un passé récent, l'émergence de telles silhouettes. Qui se remarquent à l'évidence pour peu qu'on prête aux choses un regard adéquat.

  Un Humaniste - avec une Majuscule -, j'en connais  un qui, malheureusement, n'éclaire plus sa nuit que des belles lumières intellectuelles qui l'habitent encore. Neuf décades sonnées, l'esprit aussi alerte qu'à l'âge de sa maturité, toujours disposé à l'accueil de l'Autre. Toujours prêt à donner cette richesse qui l'habite et qui, maintenant, s'abrite sous le couvert d'une profonde cécité. L'Humaniste - nommons-le ainsi afin de préserver l'anonymat auquel sa modestie naturelle le destine -, avance dans le siècle, les mains tendues, comme pour mieux dire la grande beauté du regard, des yeux, ces métaphores ouvertes de la conscience. Jeune, cette belle Figure humaine était affectée d'une importante myopie qui l'obligeait à lire ses textes en les rapprochant de ses yeux, d'une manière qui paraissait inhabituelle.

  Qu'en est-il de la myopie, dans son aspect symbolique ? Ramenée au Sujet qui nous occupe, j'y voyais la quête d'un esprit lucide, d'une curiosité portée aux choses de la connaissance, d'une insatiable faim de découvrir le monde. Une sorte de Magellan ou bien de Marco Polo tâchant de dire son propre "devisement du monde", cette disposition d'un esprit libre à traverser mers et océans afin d'y recueillir tout ce qui méritait de l'être. A la conquête de nouveaux territoires à défricher en même temps qu'il fallait se disposer à les déchiffrer. La recherche de l'essentiel. L'orientation vers le fondement des choses, non leur surface trompeuse. Cet Homme était - je ne parle au passé qu'afin de mieux faire surgir toute la mesure qu'il pouvait donner alors -, était donc toujours dans la juste mesure du jour, dans la parfaite perspective des choses, dans l'exactitude du savoir à ouvrir les portes de l'imaginaire, à partager une connaissance avec qui il s'entretenait. Doué d'un tempérament exceptionnel, de facultés hors du commun, toute cette richesse, il ne le gardait pas pour lui, il la faisait partager à qui voulait bien s'en emparer. Issu d'un milieu plus que modeste, il voulait une vraie culture populaire accessible à tous. Autodidacte, il avait franchi tous les paliers de l'ascension sociale pour se situer enfin au sommet. De ceci il ne tirait aucune gloire, seulement le souci de donner à ceux qui pouvaient y consentir l'occasion de saisir la chance dont lui avait su bâtir sa propre existence.  Pure donation de son être en direction des Autres. A cette tâche-là, il faut une belle endurance, une foi sans pareille, la croyance en l'homme. Cela il le possédait - et le possède encore -, comme la sève court sous le tronc, naturellement. Son enthousiasme - "avoir Dieu en soi", étymologiquement. Un Dieu bien païen et laïque en ce qui le concernait -, coulait de lui, pareil à une source inépuisable.

  Il ne s'agit nullement d'un portrait idyllique souhaitant faire d'un Homme du commun, un être d'exception. Il était un de ces Individus prédisposé à un rare bonheur, mais un bonheur conscient, métabolisé, métamorphosé en subtile générosité. Toujours une idée d'avance, toujours un projet en train. Grand lecteur, hispanophone assidu, connaisseur de littérature, aidé par une très fidèle mémoire, aujourd'hui encore il récite couramment des poèmes de Victor Hugo ou bien d'Albert Samain contemporains de l'école primaire dont il usait les bancs il y a de cela presque une éternité. Sans oublier un seul vers. Cette petite "gloire" il la revendique, il en fait le lieu d'une "modeste fierté". Seul un tel oxymore est en droit de rendre compte de cette"ambiguïté". Mais pour lui, cet Homme généreux, la mémoire n'est pas seulement un attribut abstrait, une simple faculté de l'esprit venant à côté d'une autre qui lui serait égale.

  La mémoire, il la destine d'abord à sa Compagne disparue il y a peu, à qui il vouait sinon un culte, du moins un amour entier qui, jamais, ne s'était départi de ses profonds sentiments. Ensuite une "dette mémorielle", mais au sens positif du terme, à ses Parents dont il avait "voulu tenir la main jusqu'à leur mort", selon la belle formule qu'il leur destine par delà le temps. Phrase dont le contenu pourrait s'énoncer en tant que "leçon de morale", cette discipline au sens premier qui, autrefois, ornait le fronton vert des tableaux de l'Ecole de Jules Ferry. Sans doute nos frêles têtes blondes pourraient-elles méditer sur l'accompagnement de la finitude. Une leçon de philosophie en acte.

   Mais pourquoi donc disserter sur une existence parmi d'autres, alors que, par définition, nous sommes tous des cas singuliers, possédant des expériences tout autant singulières ? Pour la simple raison que rares sont les Etoiles qui, à l'instar de  Vénus sont les premières à briller le soir et les dernières à s'éteindre le matin. Or qu'est donc l'étoile, cette Vénus si brillante, si elle n'est le Guide servant à s'orienter dans la nuit. Le berger ne conduit son troupeau qu'à sa persistante lumière. Or, nous les hommes ne sommes orientés correctement qu'à affecter  notre destin à une telle lueur faisant signe vers plus grand que nous, que parfois on appelle HUMANISME. Cela il nous faut l'assumer, pour nous d'abord ; pour les Autres ensuite avec lesquels nous entretenons un commerce; pour nos enfants dont le cheminement ne peut avoir lieu que sous le signe d'une ouverture, pour tous ceux qui à la Renaissance ont porté cette belle mission culturelle ayant traversé l'ensemble de l'Europe; enfin pour CET Humaniste de chair et de sang dont il a été question ici qui, du fond de sa nuit, continue à espérer en l'homme. Ne le décevons pas ! C'est la seule force dont nous pouvons l'assurer. Parfois "les forces de l'esprit" traversent-elles les cloisons. Puissent-elles s'y employer !

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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4 août 2013 7 04 /08 /août /2013 21:20

 

Bernard Vérité ou la justesse du regard.

 

 

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Dessin : Bernard Vérité. 

 

 

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Dessin : Bernard Vérité. 

 

 

 

  Bernard Vérité. Sans doute ce patronyme ne vous dira-t-il rien. Certes son possesseur n'avait pas fait les Beaux-arts, ses œuvres ne figuraient pas aux cimaises des grands Musées et il n'y avait pas de fac-similés de ses dessins dans la presse nationale. Et pourtant…Bernard Vérité était un Artiste. Il en avait la sensibilité, il en avait le regard exact, celui qui plonge au-dedans de vous afin d'en tirer la "substantifique moelle". Car Bernard ne se contentait nullement de vous considérer comme une forme à reproduire, une esquisse à tracer sur une feuille de Canson. Bernard vous enveloppait dans une vision compréhensive, celle qui ne néglige rien, surtout pas votre âme. Car c'est bien là la vertu de l'Artiste vrai que  de ne pas se contenter de la surface lisse et polie, mais de plonger là où la signification se cache.

  Tous ses dessins, sans exception, sont comblés d'humanisme. Car si Bernard aimait le dessin, au point de laisser ses traces un peu partout, aussi bien sur l'écorce des potirons, c'est l'homme qu'il aimait avant tout. Sa simplicité, sa rectitude de vue, son esprit chevillé à la terre, sa disponibilité. Vérité était, en quelque sorte, le porte-parole des humbles, la main des modestes, l'œil des invisibles.

  "Je dessine pour les aveugles." expliquait un jour dans son fameux abécédaire Gilles Deleuze, ce qui, pour le Philosophe se traduisait par :  "Je dessine à la place des aveugles". Magnifique leçon d'altérité où le créateur, l'Ecrivain en l'occurrence, fait don de son œuvre à celui qui, pour diverses raisons, n'a pas le bonheur de créer. Merveilleuse fusion des affinités où se recueillent dans une même conque signifiante le créateur et celui à qui l'œuvre est destinée. Comme s'il existait une manière de réversibilité naturelle qui soit en mesure d'établir une coïncidence de droit des complémentaires. Mais énoncer ceci est tout simplement de l'ordre du don de soi.

  Bien évidemment, c'est là que je voulais en venir, à cette incomparable passerelle qui s'établit entre les hommes dès lors que l'esprit est ouvert au partage. Car, si Bernard dessinait d'abord pour lui - ce qu'on ne saurait lui reprocher -, il dessinait surtout pour l'Autrele Sujet de son œuvre, cet homme de chair, cette femme de sang qui transparaissent en filigrane dans le dessin. Ceux qu'il a dessinés, non seulement on les voit, bien évidemment, mais on les touche, on les entend; leur voix est si proche de nous, leur accent faisant rouler ses galets et leurs mains dessinent à leur tour, dans l'air, les confluences de la beauté. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce ne sont pas simplement des effigies de papier - la plupart se sont absentés pour toujours -, ce sont des êtres-présents dont l'Artiste nous fait l'offrande depuis l'outre-image dans laquelle, lui aussi, a fini par consentir à s'effacer. Seulement son souvenir nous hante, seulement ses dessins nous manquent. Il y avait encore tellement à faire. Les contours de l'humanité, lorsqu'on sait les voir, les dessiner, sont sans limites. La générosité aussi.

  Merveilleux don que celui de pouvoir écrire, dessiner, sculpter, composer, peindre, forger, enluminer, relier et, quand l'œuvre a livré toute sa substance, l'offrir, tout simplement comme un fragment de soi. Bonheur sans pareil que Bernard a vécu bien des fois, lorsque, sur la table de cuisine encombrée d'objets hétéroclites, au milieu de ceux qu'il aimait comme des frères, rouleau de Canson à la main il livrait le bien le plus précieux que puisse offrir l'homme : une création singulière, destinée à un Unique, dans un geste de pure amitié. Combien de ces modestes mais très estimables œuvres habitent maintenant les murs des chaumières, dans leur cadre de bois, comme une icône du temps passé. Elles témoignent de ce temps perdu, de la fuite des grains dans le sablier, elles témoignent surtout de la chaleur du lien qui traversait les habitants réunis dans un lieu particulier. Le thème en était presque toujours celui d'une ruralité franche et bon enfant, un peu à la manière d'une image d'Epinal, mais d'une image investie, jusqu'en son fond, d'une grande et juste camaraderie, d'une existence sans concession.

  Cette dimension de l'humain se fût-elle absentée et l'on n'aurait eu face à soi que de gentils gribouillis, des traits de couleur invisibles, des contours se diluant parmi la blancheur du cadre. Bien évidemment, la plupart des Lecteurs, Lectrices qui liront cet article n'en connaissent pas les protagonistes. Mais qu'ils se rassurent donc : ils sont VRAIS au-delà de tout ce qui se peut imaginer. Sur ces coloriages que d'aucuns pourraient trouver naïfs, ce sont de réelles existences qui s'adressent à nous, des vies de labeur sans compromission, du corps-à-corps existentiel; de la boue, de la vraie; de la glèbe, de la lourde; du limon, du noir et tout ceci nous est restitué avec une telle limpidité que ces personnages, nous les croirions vivants, prêts à en découdre sur la façon d'édifier une gerbière, de gauler des noix, de labourer avec l'antique Pony un quasi-trésor sans même prendre la peine de le ramasser.

  Cette dernière image est si belle, si pleine d'enseignement, si désintéressée qu'il serait vain d'ajouter d'autres considérations qui deviendraient vite superfétatoires. Qu'il nous soit permis, pour conclure, d'ajouter une remarque, laquelle voudrait simplement indiquer la joie indicible de la rencontre, du moment rare entre amis. Bernard savait s'y prendre en ce domaine comme en bien d'autres. Sachons le remercier à l'aune des présents qu'il nous a amplement prodigués.

  Jamais justesse du regard ne va sans justesse de l'âme. Assurément Bernard Vérité était de la trempe de ceux qui savent ce qu'AIMER veut dire. Ses dessins, bel hymne à la vie, en portent toujours l'ineffaçable témoignage. Chapeau l'ARTISTE !

 

  

  Pour ceux qui souhaiteraient approfondir l'oeuvre de Bernard Vérité, qu'ils veuillent bien suivre les liens ci-dessous :

 

 http://0z.fr/5HZjk

 

http://0z.fr/H-gfI

 

http://0z.fr/rDCHt

 

   

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12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 18:00

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ANE [1024x768]

 

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DETAIL [1024x768]

 

LES COMPAGNONS 1977 [1024x768]

 

PALOMBIERE DE [1024x768]

 

TONNELLERIE 1981 [1024x768]

 

                  SUITE : DESSINER : OUVRIR UN MONDE  (2) - (TEXTE).

 

 

 

Dessiner : ouvrir un monde.

 

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  Il y avait une fois une ferme modeste adossée à un bois. Presque inapparente, fondue dans le paysage comme le vol de l'oiseau glisse dans le bleu du ciel. Quelques arpents de terre brune; une grange; quelques fruitiers. Une sorte d'existence sur la pointe des pieds, dans le genre de l'oubli. Certes ce pâté de bâtiments couleur de ciment on aurait pu l'oublier, on aurait pu passer au bout de l'allée de castine blanche, laisser échapper un regard vers les discrètes frondaisons puis suivre son chemin vers les collines alentour. Tout cela on aurait pu le faire dans la plus grande distraction et l'on ne se serait plus jamais souvenu de cet endroit. Seule une vague trace sur la mémoire, une fragile empreinte pareille au filet d'air dans le ciel d'hiver.

  Seulement la maison, la grange, les remises ne vivaient pas seules dans une belle autarcie qui eût pu suffire à leur contentement, à leur persistance à être. La maison avait une âme. Belle affaire, me direz-vous, belle affirmation en forme de lieu commun. Mais précisément ce lieu n'était pas commun. Il était en quelque sorte, jusqu'au profond de ses assises terrestres, livré à une belle âme, à une vie faisant ses voltes et ses arabesques, à une fantaisie à nulle autre pareille dont les remuements trouvaient toujours à s'épanouir sur la face orangée de quelque potiron ou les feuilles quadrillées d'un cahier d'écolier.

  Dans cette maison vivait un homme qu'au premier abord on aurait pu prendre pour un ermite : grand, sec et noueux comme les arbres qu'il élevait; le visage barbouillé d'une toison poivre et sel à la façon d'un patriarche, le chef couvert indifféremment d'un béret hors d'âge ou d'un bonnet de laine qui lui conférait l'aspect d'un meunier. Sans doute beaucoup pensaient avoir affaire à Maître Cornille lui-même et la méprise n'aurait été que relative : l'homme vouait aux moulins à vent, une passion peu commune. Et cette passion, si elle était bien enracinée, ne le cédait en rien à une autre bien plus dévorante : celle du dessin.

  Sur l'écorce des potirons, du temps de sa jeunesse, il gravait des signes et des formes; sur les cahiers d'école, plus tard, il faisait de nombreuses esquisses à l'encre et au crayon : la bande dessinée était son quotidien.

  Si vous le voulez bien, cet homme nous le nommerons l'Artiste, tout simplement, parce qu'en réalité on avait affaire à une telle sorte d'humain, si rare et d'autant plus remarquable. Bien sûr le qualificatif est parfois galvaudé, attribué, à tort et à travers, aussi bien à l'enfant griffonnant les feuilles blanches qu'à l'artiste reconnu. Picasso, par exemple. Assurément cet homme n'était pas Picasso. Assurément il n'avait pas fait les Beaux-arts. Encore qu'il n'aurait pas été le moins doué des  potaches de cette noble Institution s'il avait eu la chance d'en franchir le porche.

  Je veux dire "Artiste", aussi bien pour la tentation de s'approcher de la création que pour l'inclination à mener une vie libre, faisant abstraction des contraintes, accordant à son penchant pour le dessin l'attention qu'il convient. Car, pour être artiste, il ne suffit pas de manier correctement le crayon ou le pinceau; de savoir tracer des perspectives; de donner aux proportions leur juste mesure. C'est sans doute cela et, en plus, une disposition naturelle à projeter son propre dessein sur le monde. A imprimer son empreinte sur la face des choses. Or cet homme avait une vraie nature, une vraie personnalité qui allait de soi, qui rayonnait, savait communiquer une passion, un enthousiasme. Cette disposition est si rare de nos jours où les comportements sont stéréotypés, façonnés par les médias, formatés par la société cybernétique. L'originalité, au sens fort du terme, laquelle fait surtout signe en direction d'une singularité. On conviendra que toute création, aussi modeste fût-elle, porte en elle le sceau de cette singularité, affectant souvent celui qui en est à l'origine d'une étrangeté, sinon d'une bizarrerie, certains diront d'une "folie". Et, si tel était le cas, alors empressons-nous, à la façon d'Erasme de faire l'éloge de cette folie si proche de l'utopie. Par nature toute création est une utopie, un idéal jamais atteint, ce qui, du reste, en fait tout l'intérêt.

  Mais revenons à la maison, revenons au lieu. D'ici, les terres descendent en pente douce vers la Leyre après avoir franchi les  vergers, les bosquets, après avoir longé la grande bâtisse du Château des Terrieux. Sur sa falaise, Beaulieu est un paisible village sans histoire, surmonté de sa meute de maisons, Les Arbieux, manière de minuscule Montmartre pastoral. A l'horizon les hauteurs de Castelnou, les maisons empilées de Bastimont. Plus loin, mais hors de la vue, Neuville et ses ponts, ses portes du Moyen-âge. Convenons-en, le paysage est modeste, comme ralenti, tout au bord d'un passé proche alors que les écoles, dans leurs cours de goudrons, vibrent encore du rire des enfants en tabliers et du roulement des calots sur les chemins de poussière.

  Je ne sais si le qualificatif de "bucolique" convient, tellement il paraît désuet, empreint de la marque d'un autre temps. Ce dont je suis assuré, par contre, c'est qu'une telle douceur, le moutonnement doux des collines, la ligne plate des "pechs" couverts de chênes rouvres incite à la rêverie, dispose à la poésie. Mon imaginaire d'enfant a été longuement marqué par le cadre enchanteur des "Charmettes" de Rousseau : une disposition au simple, une écoute du modeste, une ouverture à l'événement. Je ne sais si l'Artiste cultivait cette vibrante nostalgie, ce lyrisme facilement exposé aux expériences naturalistes, cet enchantement face au végétal, à son efflorescence. Sans doute en était-il atteint. Comment peut-on travailler la terre, y creuser des sillons, y jeter les grains qui lèveront sans être possédé par une telle dimension liée au déploiement du vivant ? La terre, il la vivait dans la densité du quotidien, il la vivait organiquement, corporellement.

  Je me souviens de lui, en automne, penché sur la charrue tirée par une paire de vaches, alors qu'alentour, les tracteurs faisaient leurs panaches de fumée entraînant avec eux les brabants furieusement arcboutés dans l'argile.  Attachement viscéral à la terre. C'est cela, l'Artiste. Il doit l'éprouver du dedans, comme une promesse de création. Le geste du labour est la première esquisse sur la feuille d'argile; les graines sont les crayons;  la levée des premiers épis, la luxuriance des couleurs, sont les variations de la gouache, du pastel, des "Conté" faisant leur histoire sur ce qui vient à la rencontre du regard inquiet. Oui. Car la vision de l'Artiste ne peut  faire l'économie de ce suspens.

  Toute création ouvre un abîme dont il faut nécessairement sortir. Par la conscience. Par l'œuvre qui parle et signifie. Alors, parmi les couleurs et les traits, les hachures du fusain, les griffures de l'encre, ce sont des visages familiers qui surgissent, comme le sillage des comètes dans le ciel d'hiver. Une pure illumination. Il n'y a pas de plus grand bonheur (sinon l'extase du Saint ou la volupté des Amants) que de voir apparaître, comme issue des limbes, une scène où s'illustrent des lieux investis d'affects, où s'épanouissent des figures charismatiques à force de sens accumulé par les ans. Chaque dessin est une révélation, chaque dessin est une aventure. Chaque dessin est un lieu où s'origine une nouvelle histoire, où se révèle une liberté jusqu'alors tenue secrète. Les personnages, surgis des coulisses, nous livrent une fiction que nous n'avions pu imaginer.

  La grâce du dessin, le talent de l'Artiste auront présidé à leur alchimie. Puissance de l'imaginaire qui libère les situations, organise les actions, bâtit les plans d'une possible utopie. Devant nous, sur la feuille magique, se trouve posée la "divine comédie". Le cadre blanc tout autour, c'est la scène; le paysage tout au fond, c'est le décor; les personnages hauts, en couleur, ce sont les comédiens d'un acte dont nous attendions la mise en scène depuis des temps immémoriaux. Tout cela devait nécessairement exister. Tout cela devait trouver une issue. Ces situations avaient un destin que l'Artiste a su porter à nos yeux pris de curiosité. Oui, nous les attendions, nous les souhaitions ces "petites marionnettes de la vie quotidienne".    

  Nous savions qu'elles étaient incontournables, qu'il suffisait d'un médiateur habile à les rassembler, à les doter d'un langage, à tracer les contours d'un nouveau réalisme. Aux yeux des spectateurs attentifs, ces images auront dorénavant autant d'importance que le réel lui-même. Modestes ambitions assurées d'une probable éternité tant que dureront ces fables de papier. Et le papier a la mémoire plus longue que celle des hommes, promise à la corruption. Le papier subirait-il un coupable autodafé, pour autant l'œuvre lui survivrait. Jamais œuvre ne peut disparaître comme les choses contingentes. Elle ne s'actualise sur le papier qu'à la mesure étroite des sens de l'homme qu'elle excède toujours. L'idée de la création dépasse la création elle-même. Elle est d'une autre nature.

  Mais revenons au supposé théâtre que proposent ces images fraîches et signifiantes à la fois. Je me souviens, lors de ma petite enfance, d'une petite Compagnie théâtrale du nom de "Troupe Durosier" qui venait, les soirs d'hiver, occuper l'estrade du Café Jembès. La salle était toujours comble. Je me rappelle mon émerveillement d'enfant à voir jouer des pièces sans doute extraites d'un répertoire familial. Les spectacles étaient rares à l'époque et les consciences disposées à l'ouverture. Minces gemmes brillant du plus loin de la mémoire. Un théâtre de l'intime, du quotidien, du simple. Aujourd'hui tout ceci, cette disposition à accueillir un message direct, à se réjouir  d'une convivialité à portée de la main, tout ceci est effacé.

  Ces pièces, je les ai oubliées. Il m'en reste seulement l'impression d'agréables saynètes d'une époque accordée au rythme du temps, attentive au recueil du sens dans un  lieu dépourvu d'artifices. Une généreuse authenticité où nos jeunes vies pouvaient s'abreuver afin de se projeter dans un avenir clair, lumineux. C'est la même émotion qui se fait jour lorsque je regarde ces images empreintes d'un bonheur immédiat. Je ne sais si ce sentiment a pour nom nostalgie, laquelle contient toujours l'idée d'une souffrance. Souffre-t-on de son enfance, de cette manière de parenthèse enchantée dont elle jouit à nos yeux bien des années plus tard ? Ce dont nous souffrons, assurément, c'est de la perte d'un contact direct avec la nature; de l'effacement des relations authentiques; d'une confusion du temps affairé à son toujours plus grand accroissement. Et notre perte la plus significative est à n'en pas douter notre éloignement de la terre, de la terre en tant que matière élémentaire, déclinaisons de mottes, veines d'humus, coulées de marne et de glaise; mais aussi terre symbolique investie de riches significations.

  Ces images crées par l'Artiste, que nous disent-elles ? Qu'évoquent-elles en nous ?

Penché sur ses feuilles de Canson - je l'imagine assez volontiers, l'hiver, assis à la grande table de la cuisine, près de la cheminée où danse le feu -, l'Artisteréalise son rêve. Ce rêve il le traduit par  des traits de plume, des taches de couleur, des mots qui s'impriment petit à petit sur la surface blanche à la façon dont un paysage émerge de la brume. Penché sur ses feuilles, sans doute avec l'assiduité d'un enfant, en même temps que son application, il assiste, émerveillé, à la naissance de la pure magie. C'est cela, la création, on part de rien - juste une feuille blanche -, et à la seule insistance de son geste on crée un événement et soudain tout s'ouvre et signifie comme au premier matin du monde. C'est une joie toute simple qui s'empare de l'Artiste et le projette dans une autre dimension.

  Pour l'Artiste, pour cet Artiste, dessiner c'est ouvrir un espace, y projeter des lieux où tout s'ordonne, où tout signifie avec clarté. Certes le paysage est modeste, circonscrit à ce qu'Il peut apercevoir depuis l'horizon de sa demeure. Mais nul besoin de la vastitude du monde pour exprimer ses sentiments, ses affects, ses petites admirations. Un coin de terre y suffit amplement, un modeste rectangle de papier peut en assurer l'accueil. Le Colorado ne saurait mieux dire. L'aventure de l'homme n'est jamais mesurable à l'aune de ses déplacements, de l'amplitude des pays qu'il investit.

  Un moulin à vent faisant tourner ses ailes sur une colline; la rue d'un village familier; un coin de mur au cimetière; la lisière d'un bois; quelques maisons en ruineun lac pour une pêche confidentielle; une palombière tout en haut d'un tronc vrillé; un champ de blé près d'un village;une fête champêtre et voilà posés, en quelques coups de crayon, les contours d'une histoire. Or cette histoire nous parle et nous y reconnaissons ce pays où puisent nos racines, où s'abreuvent nos légendes, nos petites fables qui, mieux que les grands discours, concourent à poser nos fondements sur ce coin de terre à nul autre pareil.

  Oui, car tout lieu, pour peu qu'il soit investi par ses occupants, est affecté d'une singularité, possède une couleur, murmure un chant dont nous reconnaissons les harmoniques. Il n'y a pas d'erreur possible, ces images sont les nôtres, elles nous adressent une parole rassurante, elles nous parlent depuis ce que nous fûmes, dans notre relation aux autres, à la terre, aux murs, aux lignes qui cernaient notre horizon familier. Chacun porte en lui ces stigmates du sol natal, chaque  identité s'y ressource constamment, parfois à son insu, parfois le sachant.

  Voyant ces images, je me souviens de mes déambulations d'enfant dans les prés au bord de la Leyre; je me souviens de la chute d'eau du moulin, des rouages poudrés de farine, de la crémaillère que nous activions parfois, avec les copains, pour voir se précipiter dans un étroit canal une eau glauque destinée à faire se mouvoir les trémies, à faire tourner les courroies sur les brillants volants d'acier. Je me souviens du Chemin du ciel - oui, il existe-, de son paisible ondoiement parmi les frondaisons, de sa fontaine de cresson, de son talus planté de chênes. Je me souviens de la barque de tôle noire flottant sur l'eau tranquille, elle servait à poser les nasses; du pont de bois montant vers le château enchanté des Terrieux. Je me souviens de la falaise blanche de Beaulieu, de son entaille pareille à des lèvres de calcaire - on disait que son antre avait servi à abriter des Maquisards -; je me souviens d'un trou percé au milieu d'une sorte de lande, recouvert de poutres mal équarries pour en empêcher l'accès : de lui, on disait qu'il était l'entrée d'un souterrain conduisant quelques kilomètres plus loin, jusqu'aux salles d'un mystérieux château. Parfois, pour resurgir, la mémoire a besoin de points d'appui, de minces tremplins, de subtiles évocations. Assurément, ces dessins témoignent de tout cela du fond de leur simplicité, de leur exactitude, de leur générosité.

  Pour l'Artiste, pour cet Artiste, dessiner c'est donner des assises au temps. Seul le surréalisme peut s'en affranchir, dans une représentation qui se situe dans un au-delà peu représentable. Mais les dessins dont nous parlons ont une empreinte particulière, une couleur  aquarellée tellement semblable à la nostalgie. La fantaisie n'empêche nullement le réalisme. Tout, ici, est clairement identifiable. Regardant, nous faisons un saut dans le temps, nous revisitons une autre époque. Caprices de la mémoire qui gomme les détails, confond les formes dans un confortable conformisme.

  Nous sommes toujours étonnés de revoir les photos de nos proches, les nôtres, lorsqu'elles ont pris le temps de jaunir entre les pages d'un album ancien. Nous sommes toujours surpris de redécouvrir les anciennes voitures, les vieux appareils, les décors passés : images d'Epinal qui rôdent toujours, tout juste en dessous du niveau de la conscience. Pourtant, tout cela, c'était hier : la scie à ruban de l'ancienne Scierie; le Société Française dont j'entendais, depuis ma chambre, le bruit syncopé; le Massey-Ferguson rouge qui paraît si drôle aujourd'hui - c'est peut-être ce modèle dont l'Artisteavait fait l'acquisition pour remplacer la laborieuse traction des Agenaises -; la classique Mercédès des Agents d'affaires; la moissonneuse-batteuse McCormickqui servit à forger mes premières armes de moissonneur - elle était "rustique" mais moins inventive que la "Crubéleuse" qui nous est proposée ici -; la Triumph avec laquelle mon Père était supposé transporter le Général. Toute une époque donc, une parenthèse du temps, dans lesquelles nos destinées sont inscrites. Toute une minuscule mythologie qui porte l'empreinte des choses, des lieux, des hommes surtout.

  Pour l'Artiste, pour cet Artiste, dessiner c'est donner lieu et existence à l'homme. Bien évidemment, ces paysages, ces machines, ces maisons ne seraient rien sans l'incontournable et indispensable présence humaine. Et si ces images atteignent leur but, nous divertir autant que nous émouvoir, c'est bien en raison de cette humanité qui, partout, au fil des dessins fait ses arabesques et déploie ses événements. Ici ou là, il y a l'apparition de personnages dont nous ne pourrions dresser l'identité. Nous ne les connaissons pas vraiment. Ils ne sont là que pour jouer en contrepoint des individus réels, pour leur donner la réplique, pour donner corps et âme à la fiction.

  Oui, il s'agit bien d'une histoire, de la mise en scène d'une gentille "comédie humaine", d'une petite agitation de la scène du monde sur laquelle, chacun à notre tour, nous produisons notre petite pantomime, nous saluons et puis le rideau se baisse pour laisser la place à d'autres comédies. C'est comme au Théâtre Durosier : les tréteaux sont dressés, on se rassemble autour des dessins en grappes serrées, on ouvre grand les yeux et on essaie de reconnaître les Acteursle Forgeron qui, du haut de sa machine, contemple les épis que de laborieuses mains cueillent avec agilité; Monsieur le Curé qui, armé de son goupillon vient bénir la moisson; les Chiffonniersqui poussent leur charreton en s'amusant de la scène; Le Garde-Champêtre-Eboueur-Croquemort, homme toutes mains qui pilote son infernale machine à collecter les ordures et à briquer les arêtes de trottoirs; l'Agent d'affaires qui récolte les limaçons jusque sur la tombe de sa Belle-mère regrettéele Charpentier qui surveille la fabrication d'allumettes, laquelle s'active sous la poussée du Société Française; le Meunier dont la seule apparition ressuscite les antiques moulins de Cailladelles; à nouveau l'Agent d'affaires occupé à chasser comme un riche propriétaire Solognot, alors que le Garde-champêtre, sous l'œil inquisiteur de la Maréchaussée, véhicule une brouettée de gibier promis à de probables agapes.

  Alors on continue à regarder, à tellement regarder qu'on est soudain parmi eux, tous ces personnages de papier et on pêche en compagnie des Halieutiques au bord du lac de Biou; on festoie de concert avec les joyeux lurons à la palombière de la Sarlatte; on s'essaie à jeter quelques boules au rampo; on grimpe aux arbres comme à un mât de cocagne en espérant saisir jambons ou saucissons; sur l'air de Schubert on pilote la Crubéleuse, alors que d'autres acolytesenfournent dans la gueule de la chaudière des pelletées de charbon; on est le Général lui-même porté en "Triumph" par le Motard-Immobilier un brin roublard; enfin on est complètement soi-même et tous les autres dans cette grande Confrérie d'autrefois dont on n'a jamais déserté la compagnie et dont on est si aise de retrouver la chaude fraternité.

  En réalité, tous ces compagnons de voyage sur un coin de terre, dans un temps rétréci comme la coque de la noix, nous ne les avons pas oubliés. Ils hantent toujours nos mémoires. Ils sont présents dans le paysage, dans les plis de la terre, au coin des chemins, près des fontaines où ils allaient puiser de l'eau, à l'orée des bois parsemés de cèpes et de glands. Ils sont pareils aux racines faisant leurs longs trajets dans l'ombre terrienne, semblables au rhizomes qui tissent entre eux un long chant destiné aux vivants.

  La magie du dessin, le talent de l'Artiste les ont ranimés. Ils sont redevenus, l'espace d'un instant, l'intervalle d'un regard, une sève nourricière, ils ont grimpé le long du tronc noueux de l'existence, ils sont devenus rameaux, feuilles ouvertes à la contemplation du lieu qui les a façonnés, mais aussi, mais surtout, des êtres qui s'y épanouissent encore avec leurs vivantes corolles de mémoire. Jamais nous n'oublions. Il suffit de regarder les choses en leur intime, de questionner le joug vermoulu, de faire parler la lame aiguë de la faucheuse, de s'adresser à la faux qui taillait l'herbe des chemins d'autrefois.

  Bien des chemins ont des choses à nous dire. En eux repose la lourdeur des choses du quotidien, en eux nous devinons les pas de ces vivants qui les ont créés, les ont parcourus le long de leur destin en forme d'énigme. Le Chemin du ciel, les prés qui descendent vers la Leyre, la terrasse sous le presbytère, le "turron" qui fait couler son eau claire dans le lavoir autrefois résonnant du rire des lavandières, tout ceci nous parle, tout ceci est mélangé à l'eau de nos cellules, à l'air de nos poumons, à notre langue assoiffée de saveurs anciennes. Etions-nous plus "vrais" autrefois qu'aujourd'hui ? Existe-t-il un âge privilégié pour définir notre identité, affirmer notre essence ? Pourquoi, tels les saumons, nous efforçons-nous de remonter le cours des rivières jusqu'au lieu de la ponte originelle ? Mais notre "origine" n'est-elle pas quotidienne, à la façon d'une constante "re-naissance" ? Et les caprices d'une mémoire fluctuante n'existent-ils pas à seulement assurer ce ressourcement ?

  Sans doute faut-il oublier hier pour construire aujourd'hui. Que serait notre vie si nous archivions avec clarté tous les menus événements dont nous sommes affectés depuis notre venue au monde ? Nous sommes tissés de temps et nous le savons. Si nous l'oublions, le temps, lui, ne nous oublie pas. Toujours prêt à resurgir, à s'étoiler en milliers de facettes, à bruire de milliers d'infimes souvenirs. Mais il ne convient pas de nous souvenir de tout. La tâche serait trop lourde, trop ingrate. A la façon des feuilles, il nous suffit de faire apparaître quelques nervures, quelques figures, quelques lieux, quelques images. Et alors tout se met à signifier avec force et nous pouvons regarder l'horizon avec l'assurance d'une quête encore possible. Créer, de ses mains; tracer sur les robes oranges des cucurbitacées des lignes infinies; orner ses cahiers d'école d'esquisses au crayon; poser sur les feuilles de Canson les figures, les lieux chargés de sens; tout ceci procède d'un même souci, celui de donner à l'exister des raisons d'apparaître. Certains savent s'y employer avec un rare bonheur. Il suffit de s'accorder à une telle évidence.

  Oui, la fin du voyage en terre de nostalgie est proche. C'est tout juste si les Acteurs de la Troupe Durosier ont commencé à se démaquiller, et déjà il faut songer à plier les tréteaux, à ranger l'estrade. Le spectacle, ce sera pour la prochaine fois. Seulement c'est pas infini, les images, et puis la source est un peu tarie et l'Artiste, sur l'épaule des Anges, il doit bien en dessiner encore quelques scènes avec le Bon Dieu en train de carder la laine ou de tailler des branches d'olivier; avec Saint-Pierre burinant des rochers pour bâtir son église façon Facteur Cheval; avec Eve qui se fait une beauté dans le miroir du Chiffonnier; avec Adam qui épluche des pommes en attendant de les manger pour l'éternité alors que le Serpent guette planqué entre les jambes de Judas; avec les Apôtres qui s'empiffrent lors de la Cène en faisant semblant de s'intéresser au Christ, alors que ce dernier, mangeant son dernier repas avant la crucifixion, ne pense qu'à Marie-Madeleine qu'il aimerait bien mettre sur sa couche de paille et puis l'Artiste, s'il nous entend du fond de son humour, depuis l'intérieur de sa drôlerie, depuis la profondeur de son enthousiasme, depuis le constant remuement de sa passion, il doit bien rigoler, il doit affûter ses crayons, préparer sa bouteille d'encre, disposer ses couleurs. Et vous qui me lisez, vous savez quelle forme ça a un dessin venu du fond des étoiles, vous savez comment ça parle à nos esprits embrumés; comment ça peut faire rebondir nos âmes ?   

  Alors, en attendant les prochains dessins, ceux-ci, buvez-les; dégustez-les, parlez-en à vos amis, épinglez-les sur vos murs mais surtout, ne les oubliez pas. Ça aime pas l'oubli, les dessins. Alors, promis, faites-en une cure quotidienne. Ça vous protègera de l'ennui. Ça vous fera revivre ce passé qui vous est si cher. Ça vous projettera vers le futur. Croyez-moi, il n'y a pas mieux pour vivre votre présent. Pleinement ! Merci l'Artiste de nous donner de si belles raisons d'espérer !

                                                       VOIR :    Dessiner : ouvrir un monde (1) - (dessins) -

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11 décembre 2012 2 11 /12 /décembre /2012 14:04

 

Dessiner : ouvrir un monde.

 

 4c

 

 

 

 

 

 

 

  Il y avait une fois une ferme modeste adossée à un bois. Presque inapparente, fondue dans le paysage comme le vol de l'oiseau glisse dans le bleu du ciel. Quelques arpents de terre brune; une grange; quelques fruitiers. Une sorte d'existence sur la pointe des pieds, dans le genre de l'oubli. Certes ce pâté de bâtiments couleur de ciment on aurait pu l'oublier, on aurait pu passer au bout de l'allée de castine blanche, laisser échapper un regard vers les discrètes frondaisons puis suivre son chemin vers les collines alentour. Tout cela on aurait pu le faire dans la plus grande distraction et l'on ne se serait plus jamais souvenu de cet endroit. Seule une vague trace sur la mémoire, une fragile empreinte pareille au filet d'air dans le ciel d'hiver.

  Seulement la maison, la grange, les remises ne vivaient pas seules dans une belle autarcie qui eût pu suffire à leur contentement, à leur persistance à être. La maison avait une âme. Belle affaire, me direz-vous, belle affirmation en forme de lieu commun. Mais précisément ce lieu n'était pas commun. Il était en quelque sorte, jusqu'au profond de ses assises terrestres, livré à une belle âme, à une vie faisant ses voltes et ses arabesques, à une fantaisie à nulle autre pareille dont les remuements trouvaient toujours à s'épanouir sur la face orangée de quelque potiron ou les feuilles quadrillées d'un cahier d'écolier.

  Dans cette maison vivait un homme qu'au premier abord on aurait pu prendre pour un ermite : grand, sec et noueux comme les arbres qu'il élevait; le visage barbouillé d'une toison poivre et sel à la façon d'un patriarche, le chef couvert indifféremment d'un béret hors d'âge ou d'un bonnet de laine qui lui conférait l'aspect d'un meunier. Sans doute beaucoup pensaient avoir affaire à Maître Cornille lui-même et la méprise n'aurait été que relative : l'homme vouait aux moulins à vent, une passion peu commune. Et cette passion, si elle était bien enracinée, ne le cédait en rien à une autre bien plus dévorante : celle du dessin.

  Sur l'écorce des potirons, du temps de sa jeunesse, il gravait des signes et des formes; sur les cahiers d'école, plus tard, il faisait de nombreuses esquisses à l'encre et au crayon : la bande dessinée était son quotidien.

  Si vous le voulez bien, cet homme nous le nommerons l'Artiste, tout simplement, parce qu'en réalité on avait affaire à une telle sorte d'humain, si rare et d'autant plus remarquable. Bien sûr le qualificatif est parfois galvaudé, attribué, à tort et à travers, aussi bien à l'enfant griffonnant les feuilles blanches qu'à l'artiste reconnu. Picasso, par exemple. Assurément cet homme n'était pas Picasso. Assurément il n'avait pas fait les Beaux-arts. Encore qu'il n'aurait pas été le moins doué des  potaches de cette noble Institution s'il avait eu la chance d'en franchir le porche.

  Je veux dire "Artiste", aussi bien pour la tentation de s'approcher de la création que pour l'inclination à mener une vie libre, faisant abstraction des contraintes, accordant à son penchant pour le dessin l'attention qu'il convient. Car, pour être artiste, il ne suffit pas de manier correctement le crayon ou le pinceau; de savoir tracer des perspectives; de donner aux proportions leur juste mesure. C'est sans doute cela et, en plus, une disposition naturelle à projeter son propre dessein sur le monde. A imprimer son empreinte sur la face des choses. Or cet homme avait une vraie nature, une vraie personnalité qui allait de soi, qui rayonnait, savait communiquer une passion, un enthousiasme. Cette disposition est si rare de nos jours où les comportements sont stéréotypés, façonnés par les médias, formatés par la société cybernétique. L'originalité, au sens fort du terme, laquelle fait surtout signe en direction d'une singularité. On conviendra que toute création, aussi modeste fût-elle, porte en elle le sceau de cette singularité, affectant souvent celui qui en est à l'origine d'une étrangeté, sinon d'une bizarrerie, certains diront d'une "folie". Et, si tel était le cas, alors empressons-nous, à la façon d'Erasme de faire l'éloge de cette folie si proche de l'utopie. Par nature toute création est une utopie, un idéal jamais atteint, ce qui, du reste, en fait tout l'intérêt.

  Mais revenons à la maison, revenons au lieu. D'ici, les terres descendent en pente douce vers la Leyre après avoir franchi les  vergers, les bosquets, après avoir longé la grande bâtisse du Château des Terrieux. Sur sa falaise, Beaulieu est un paisible village sans histoire, surmonté de sa meute de maisons, Les Arbieux, manière de minuscule Montmartre pastoral. A l'horizon les hauteurs de Castelnou, les maisons empilées de Bastimont. Plus loin, mais hors de la vue, Neuville et ses ponts, ses portes du Moyen-âge. Convenons-en, le paysage est modeste, comme ralenti, tout au bord d'un passé proche alors que les écoles, dans leurs cours de goudrons, vibrent encore du rire des enfants en tabliers et du roulement des calots sur les chemins de poussière.

  Je ne sais si le qualificatif de "bucolique" convient, tellement il paraît désuet, empreint de la marque d'un autre temps. Ce dont je suis assuré, par contre, c'est qu'une telle douceur, le moutonnement doux des collines, la ligne plate des "pechs" couverts de chênes rouvres incite à la rêverie, dispose à la poésie. Mon imaginaire d'enfant a été longuement marqué par le cadre enchanteur des "Charmettes" de Rousseau : une disposition au simple, une écoute du modeste, une ouverture à l'événement. Je ne sais si l'Artiste cultivait cette vibrante nostalgie, ce lyrisme facilement exposé aux expériences naturalistes, cet enchantement face au végétal, à son efflorescence. Sans doute en était-il atteint. Comment peut-on travailler la terre, y creuser des sillons, y jeter les grains qui lèveront sans être possédé par une telle dimension liée au déploiement du vivant ? La terre, il la vivait dans la densité du quotidien, il la vivait organiquement, corporellement.

  Je me souviens de lui, en automne, penché sur la charrue tirée par une paire de vaches, alors qu'alentour, les tracteurs faisaient leurs panaches de fumée entraînant avec eux les brabants furieusement arcboutés dans l'argile.  Attachement viscéral à la terre. C'est cela, l'Artiste. Il doit l'éprouver du dedans, comme une promesse de création. Le geste du labour est la première esquisse sur la feuille d'argile; les graines sont les crayons;  la levée des premiers épis, la luxuriance des couleurs, sont les variations de la gouache, du pastel, des "Conté" faisant leur histoire sur ce qui vient à la rencontre du regard inquiet. Oui. Car la vision de l'Artiste ne peut  faire l'économie de ce suspens.

  Toute création ouvre un abîme dont il faut nécessairement sortir. Par la conscience. Par l'œuvre qui parle et signifie. Alors, parmi les couleurs et les traits, les hachures du fusain, les griffures de l'encre, ce sont des visages familiers qui surgissent, comme le sillage des comètes dans le ciel d'hiver. Une pure illumination. Il n'y a pas de plus grand bonheur (sinon l'extase du Saint ou la volupté des Amants) que de voir apparaître, comme issue des limbes, une scène où s'illustrent des lieux investis d'affects, où s'épanouissent des figures charismatiques à force de sens accumulé par les ans. Chaque dessin est une révélation, chaque dessin est une aventure. Chaque dessin est un lieu où s'origine une nouvelle histoire, où se révèle une liberté jusqu'alors tenue secrète. Les personnages, surgis des coulisses, nous livrent une fiction que nous n'avions pu imaginer.

  La grâce du dessin, le talent de l'Artiste auront présidé à leur alchimie. Puissance de l'imaginaire qui libère les situations, organise les actions, bâtit les plans d'une possible utopie. Devant nous, sur la feuille magique, se trouve posée la "divine comédie". Le cadre blanc tout autour, c'est la scène; le paysage tout au fond, c'est le décor; les personnages hauts, en couleur, ce sont les comédiens d'un acte dont nous attendions la mise en scène depuis des temps immémoriaux. Tout cela devait nécessairement exister. Tout cela devait trouver une issue. Ces situations avaient un destin que l'Artiste a su porter à nos yeux pris de curiosité. Oui, nous les attendions, nous les souhaitions ces "petites marionnettes de la vie quotidienne".    

  Nous savions qu'elles étaient incontournables, qu'il suffisait d'un médiateur habile à les rassembler, à les doter d'un langage, à tracer les contours d'un nouveau réalisme. Aux yeux des spectateurs attentifs, ces images auront dorénavant autant d'importance que le réel lui-même. Modestes ambitions assurées d'une probable éternité tant que dureront ces fables de papier. Et le papier a la mémoire plus longue que celle des hommes, promise à la corruption. Le papier subirait-il un coupable autodafé, pour autant l'œuvre lui survivrait. Jamais œuvre ne peut disparaître comme les choses contingentes. Elle ne s'actualise sur le papier qu'à la mesure étroite des sens de l'homme qu'elle excède toujours. L'idée de la création dépasse la création elle-même. Elle est d'une autre nature.

  Mais revenons au supposé théâtre que proposent ces images fraîches et signifiantes à la fois. Je me souviens, lors de ma petite enfance, d'une petite Compagnie théâtrale du nom de "Troupe Durosier" qui venait, les soirs d'hiver, occuper l'estrade du Café Jembès. La salle était toujours comble. Je me rappelle mon émerveillement d'enfant à voir jouer des pièces sans doute extraites d'un répertoire familial. Les spectacles étaient rares à l'époque et les consciences disposées à l'ouverture. Minces gemmes brillant du plus loin de la mémoire. Un théâtre de l'intime, du quotidien, du simple. Aujourd'hui tout ceci, cette disposition à accueillir un message direct, à se réjouir  d'une convivialité à portée de la main, tout ceci est effacé.

  Ces pièces, je les ai oubliées. Il m'en reste seulement l'impression d'agréables saynètes d'une époque accordée au rythme du temps, attentive au recueil du sens dans un  lieu dépourvu d'artifices. Une généreuse authenticité où nos jeunes vies pouvaient s'abreuver afin de se projeter dans un avenir clair, lumineux. C'est la même émotion qui se fait jour lorsque je regarde ces images empreintes d'un bonheur immédiat. Je ne sais si ce sentiment a pour nom nostalgie, laquelle contient toujours l'idée d'une souffrance. Souffre-t-on de son enfance, de cette manière de parenthèse enchantée dont elle jouit à nos yeux bien des années plus tard ? Ce dont nous souffrons, assurément, c'est de la perte d'un contact direct avec la nature; de l'effacement des relations authentiques; d'une confusion du temps affairé à son toujours plus grand accroissement. Et notre perte la plus significative est à n'en pas douter notre éloignement de la terre, de la terre en tant que matière élémentaire, déclinaisons de mottes, veines d'humus, coulées de marne et de glaise; mais aussi terre symbolique investie de riches significations.

  Ces images crées par l'Artiste, que nous disent-elles ? Qu'évoquent-elles en nous ?

Penché sur ses feuilles de Canson - je l'imagine assez volontiers, l'hiver, assis à la grande table de la cuisine, près de la cheminée où danse le feu -, l'Artisteréalise son rêve. Ce rêve il le traduit par  des traits de plume, des taches de couleur, des mots qui s'impriment petit à petit sur la surface blanche à la façon dont un paysage émerge de la brume. Penché sur ses feuilles, sans doute avec l'assiduité d'un enfant, en même temps que son application, il assiste, émerveillé, à la naissance de la pure magie. C'est cela, la création, on part de rien - juste une feuille blanche -, et à la seule insistance de son geste on crée un événement et soudain tout s'ouvre et signifie comme au premier matin du monde. C'est une joie toute simple qui s'empare de l'Artiste et le projette dans une autre dimension.

  Pour l'Artiste, pour cet Artiste, dessiner c'est ouvrir un espace, y projeter des lieux où tout s'ordonne, où tout signifie avec clarté. Certes le paysage est modeste, circonscrit à ce qu'Il peut apercevoir depuis l'horizon de sa demeure. Mais nul besoin de la vastitude du monde pour exprimer ses sentiments, ses affects, ses petites admirations. Un coin de terre y suffit amplement, un modeste rectangle de papier peut en assurer l'accueil. Le Colorado ne saurait mieux dire. L'aventure de l'homme n'est jamais mesurable à l'aune de ses déplacements, de l'amplitude des pays qu'il investit.

  Un moulin à vent faisant tourner ses ailes sur une colline; la rue d'un village familier; un coin de mur au cimetière; la lisière d'un bois; quelques maisons en ruine; un lac pour une pêche confidentielle; une palombière tout en haut d'un tronc vrillé; un champ de blé près d'un village; une fête champêtre et voilà posés, en quelques coups de crayon, les contours d'une histoire. Or cette histoire nous parle et nous y reconnaissons ce pays où puisent nos racines, où s'abreuvent nos légendes, nos petites fables qui, mieux que les grands discours, concourent à poser nos fondements sur ce coin de terre à nul autre pareil.

  Oui, car tout lieu, pour peu qu'il soit investi par ses occupants, est affecté d'une singularité, possède une couleur, murmure un chant dont nous reconnaissons les harmoniques. Il n'y a pas d'erreur possible, ces images sont les nôtres, elles nous adressent une parole rassurante, elles nous parlent depuis ce que nous fûmes, dans notre relation aux autres, à la terre, aux murs, aux lignes qui cernaient notre horizon familier. Chacun porte en lui ces stigmates du sol natal, chaque  identité s'y ressource constamment, parfois à son insu, parfois le sachant.

  Voyant ces images, je me souviens de mes déambulations d'enfant dans les prés au bord de la Leyre; je me souviens de la chute d'eau du moulin, des rouages poudrés de farine, de la crémaillère que nous activions parfois, avec les copains, pour voir se précipiter dans un étroit canal une eau glauque destinée à faire se mouvoir les trémies, à faire tourner les courroies sur les brillants volants d'acier. Je me souviens du Chemin du ciel - oui, il existe-, de son paisible ondoiement parmi les frondaisons, de sa fontaine de cresson, de son talus planté de chênes. Je me souviens de la barque de tôle noire flottant sur l'eau tranquille, elle servait à poser les nasses; du pont de bois montant vers le château enchanté des Terrieux. Je me souviens de la falaise blanche de Beaulieu, de son entaille pareille à des lèvres de calcaire - on disait que son antre avait servi à abriter des Maquisards -; je me souviens d'un trou percé au milieu d'une sorte de lande, recouvert de poutres mal équarries pour en empêcher l'accès : de lui, on disait qu'il était l'entrée d'un souterrain conduisant quelques kilomètres plus loin, jusqu'aux salles d'un mystérieux château. Parfois, pour resurgir, la mémoire a besoin de points d'appui, de minces tremplins, de subtiles évocations. Assurément, ces dessins témoignent de tout cela du fond de leur simplicité, de leur exactitude, de leur générosité.

  Pour l'Artiste, pour cet Artiste, dessiner c'est donner des assises au temps. Seul le surréalisme peut s'en affranchir, dans une représentation qui se situe dans un au-delà peu représentable. Mais les dessins dont nous parlons ont une empreinte particulière, une couleur  aquarellée tellement semblable à la nostalgie. La fantaisie n'empêche nullement le réalisme. Tout, ici, est clairement identifiable. Regardant, nous faisons un saut dans le temps, nous revisitons une autre époque. Caprices de la mémoire qui gomme les détails, confond les formes dans un confortable conformisme.

  Nous sommes toujours étonnés de revoir les photos de nos proches, les nôtres, lorsqu'elles ont pris le temps de jaunir entre les pages d'un album ancien. Nous sommes toujours surpris de redécouvrir les anciennes voitures, les vieux appareils, les décors passés : images d'Epinal qui rôdent toujours, tout juste en dessous du niveau de la conscience. Pourtant, tout cela, c'était hier : la scie à ruban de l'ancienne Scierie; le Société Française dont j'entendais, depuis ma chambre, le bruit syncopé; le Massey-Ferguson rouge qui paraît si drôle aujourd'hui - c'est peut-être ce modèle dont l'Artisteavait fait l'acquisition pour remplacer la laborieuse traction des Agenaises -; la classique Mercédès des Agents d'affaires; la moissonneuse-batteuse McCormick qui servit à forger mes premières armes de moissonneur - elle était "rustique" mais moins inventive que la "Crubéleuse" qui nous est proposée ici -; la Triumph avec laquelle mon Père était supposé transporter le Général. Toute une époque donc, une parenthèse du temps, dans lesquelles nos destinées sont inscrites. Toute une minuscule mythologie qui porte l'empreinte des choses, des lieux, des hommes surtout.

  Pour l'Artiste, pour cet Artiste, dessiner c'est donner lieu et existence à l'homme. Bien évidemment, ces paysages, ces machines, ces maisons ne seraient rien sans l'incontournable et indispensable présence humaine. Et si ces images atteignent leur but, nous divertir autant que nous émouvoir, c'est bien en raison de cette humanité qui, partout, au fil des dessins fait ses arabesques et déploie ses événements. Ici ou là, il y a l'apparition de personnages dont nous ne pourrions dresser l'identité. Nous ne les connaissons pas vraiment. Ils ne sont là que pour jouer en contrepoint des individus réels, pour leur donner la réplique, pour donner corps et âme à la fiction.

  Oui, il s'agit bien d'une histoire, de la mise en scène d'une gentille "comédie humaine", d'une petite agitation de la scène du monde sur laquelle, chacun à notre tour, nous produisons notre petite pantomime, nous saluons et puis le rideau se baisse pour laisser la place à d'autres comédies. C'est comme au Théâtre Durosier : les tréteaux sont dressés, on se rassemble autour des dessins en grappes serrées, on ouvre grand les yeux et on essaie de reconnaître les Acteurs : le Forgeron qui, du haut de sa machine, contemple les épis que de laborieuses mains cueillent avec agilité; Monsieur le Curé qui, armé de son goupillon vient bénir la moisson; les Chiffonniers qui poussent leur charreton en s'amusant de la scène; Le Garde-Champêtre-Eboueur-Croquemort, homme toutes mains qui pilote son infernale machine à collecter les ordures et à briquer les arêtes de trottoirs; l'Agent d'affaires qui récolte les limaçons jusque sur la tombe de sa Belle-mère regrettée; le Charpentier qui surveille la fabrication d'allumettes, laquelle s'active sous la poussée du Société Française; le Meunier dont la seule apparition ressuscite les antiques moulins de Cailladelles; à nouveau l'Agent d'affaires occupé à chasser comme un riche propriétaire Solognot, alors que le Garde-champêtre, sous l'œil inquisiteur de la Maréchaussée, véhicule une brouettée de gibier promis à de probables agapes.

  Alors on continue à regarder, à tellement regarder qu'on est soudain parmi eux, tous ces personnages de papier et on pêche en compagnie des Halieutiques au bord du lac de Biou; on festoie de concert avec les joyeux lurons à la palombière de la Sarlatte; on s'essaie à jeter quelques boules au rampo; on grimpe aux arbres comme à un mât de cocagne en espérant saisir jambons ou saucissons; sur l'air de Schubert on pilote la Crubéleuse, alors que d'autres acolytes enfournent dans la gueule de la chaudière des pelletées de charbon; on est le Général lui-même porté en "Triumph" par le Motard-Immobilier un brin roublard; enfin on est complètement soi-même et tous les autres dans cette grande Confrérie d'autrefois dont on n'a jamais déserté la compagnie et dont on est si aise de retrouver la chaude fraternité.

  En réalité, tous ces compagnons de voyage sur un coin de terre, dans un temps rétréci comme la coque de la noix, nous ne les avons pas oubliés. Ils hantent toujours nos mémoires. Ils sont présents dans le paysage, dans les plis de la terre, au coin des chemins, près des fontaines où ils allaient puiser de l'eau, à l'orée des bois parsemés de cèpes et de glands. Ils sont pareils aux racines faisant leurs longs trajets dans l'ombre terrienne, semblables au rhizomes qui tissent entre eux un long chant destiné aux vivants.

  La magie du dessin, le talent de l'Artiste les ont ranimés. Ils sont redevenus, l'espace d'un instant, l'intervalle d'un regard, une sève nourricière, ils ont grimpé le long du tronc noueux de l'existence, ils sont devenus rameaux, feuilles ouvertes à la contemplation du lieu qui les a façonnés, mais aussi, mais surtout, des êtres qui s'y épanouissent encore avec leurs vivantes corolles de mémoire. Jamais nous n'oublions. Il suffit de regarder les choses en leur intime, de questionner le joug vermoulu, de faire parler la lame aiguë de la faucheuse, de s'adresser à la faux qui taillait l'herbe des chemins d'autrefois.

  Bien des chemins ont des choses à nous dire. En eux repose la lourdeur des choses du quotidien, en eux nous devinons les pas de ces vivants qui les ont créés, les ont parcourus le long de leur destin en forme d'énigme. Le Chemin du ciel, les prés qui descendent vers la Leyre, la terrasse sous le presbytère, le "turron" qui fait couler son eau claire dans le lavoir autrefois résonnant du rire des lavandières, tout ceci nous parle, tout ceci est mélangé à l'eau de nos cellules, à l'air de nos poumons, à notre langue assoiffée de saveurs anciennes. Etions-nous plus "vrais" autrefois qu'aujourd'hui ? Existe-t-il un âge privilégié pour définir notre identité, affirmer notre essence ? Pourquoi, tels les saumons, nous efforçons-nous de remonter le cours des rivières jusqu'au lieu de la ponte originelle ? Mais notre "origine" n'est-elle pas quotidienne, à la façon d'une constante "re-naissance" ? Et les caprices d'une mémoire fluctuante n'existent-ils pas à seulement assurer ce ressourcement ?

  Sans doute faut-il oublier hier pour construire aujourd'hui. Que serait notre vie si nous archivions avec clarté tous les menus événements dont nous sommes affectés depuis notre venue au monde ? Nous sommes tissés de temps et nous le savons. Si nous l'oublions, le temps, lui, ne nous oublie pas. Toujours prêt à resurgir, à s'étoiler en milliers de facettes, à bruire de milliers d'infimes souvenirs. Mais il ne convient pas de nous souvenir de tout. La tâche serait trop lourde, trop ingrate. A la façon des feuilles, il nous suffit de faire apparaître quelques nervures, quelques figures, quelques lieux, quelques images. Et alors tout se met à signifier avec force et nous pouvons regarder l'horizon avec l'assurance d'une quête encore possible. Créer, de ses mains; tracer sur les robes oranges des cucurbitacées des lignes infinies; orner ses cahiers d'école d'esquisses au crayon; poser sur les feuilles de Canson les figures, les lieux chargés de sens; tout ceci procède d'un même souci, celui de donner à l'exister des raisons d'apparaître. Certains savent s'y employer avec un rare bonheur. Il suffit de s'accorder à une telle évidence.

  Oui, la fin du voyage en terre de nostalgie est proche. C'est tout juste si les Acteurs de la Troupe Durosier ont commencé à se démaquiller, et déjà il faut songer à plier les tréteaux, à ranger l'estrade. Le spectacle, ce sera pour la prochaine fois. Seulement c'est pas infini, les images, et puis la source est un peu tarie et l'Artiste, sur l'épaule des Anges, il doit bien en dessiner encore quelques scènes avec le Bon Dieu en train de carder la laine ou de tailler des branches d'olivier; avec Saint-Pierre burinant des rochers pour bâtir son église façon Facteur Cheval; avec Eve qui se fait une beauté dans le miroir du Chiffonnier; avec Adam qui épluche des pommes en attendant de les manger pour l'éternité alors que le Serpent guette planqué entre les jambes de Judas; avec les Apôtres qui s'empiffrent lors de la Cène en faisant semblant de s'intéresser au Christ, alors que ce dernier, mangeant son dernier repas avant la crucifixion, ne pense qu'à Marie-Madeleine qu'il aimerait bien mettre sur sa couche de paille et puis l'Artiste, s'il nous entend du fond de son humour, depuis l'intérieur de sa drôlerie, depuis la profondeur de son enthousiasme, depuis le constant remuement de sa passion, il doit bien rigoler, il doit affûter ses crayons, préparer sa bouteille d'encre, disposer ses couleurs. Et vous qui me lisez, vous savez quelle forme ça a un dessin venu du fond des étoiles, vous savez comment ça parle à nos esprits embrumés; comment ça peut faire rebondir nos âmes ?   

  Alors, en attendant les prochains dessins, ceux-ci, buvez-les; dégustez-les, parlez-en à vos amis, épinglez-les sur vos murs mais surtout, ne les oubliez pas. Ça aime pas l'oubli, les dessins. Alors, promis, faites-en une cure quotidienne. Ça vous protègera de l'ennui. Ça vous fera revivre ce passé qui vous est si cher. Ça vous projettera vers le futur. Croyez-moi, il n'y a pas mieux pour vivre votre présent. Pleinement ! Merci l'Artiste de nous donner de si belles raisons d'espérer !

                                                       VOIR :    Dessiner : ouvrir un monde (1) - (dessins) -

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