Qui donc n’a jamais rêvé de posséder une maison au bord de l’eau, une sorte de havre de paix que frôlent les eaux calmes d’une rivière ou bien celles, étincelantes, d’un lac et, encore mieux, la belle densité des flots infinis d’une mer ou d’un océan ? Sans doute est-ce un rêve venu du plus loin de l’enfance, peut-être lorsque nous avons attrapé nos premiers poissons à la ligne, canoté sur un étang, appris à nager lors des vacances d’été dans ce, qu’autrefois, l’on appelait d’un terme emphatique, ‘station balnéaire’ ? Mais peu importe l’origine, la fascination est toujours là qui cherche un paysage aquatique à sa mesure.
Eh bien, ce rêve le voici. Vue depuis sa façade arrière ma maison n’est rien moins qu’ordinaire et, assurément, nul ne se retournerait pour la regarder, encore moins la photographier. C’est un parallélépipède blanc, vertical, percé de cinq fenêtres symétriques peintes en bleu azur, lequel renvoie la lumière presque aussi bien qu’une surface claire. Une porte encadrée de jardinières communique avec la rue. Une petite place plantée de mimosas et d’oliviers clôture une scène somme toute banale. Il faut longer la maison sur son flanc gauche, descendre quelques marches et là, face au miroir de la mer, elle révèle toute sa généreuse beauté. Deux étages. Tout en haut, un petit balcon en fer forgé s’ouvre devant les fentes d’une persienne bleue, là est mon bureau, je devrais plutôt dire ma pièce d’écriture. A l’étage au-dessous, un autre balcon qui longe toute la façade. Une pièce à gauche, ma chambre ; une pièce à droite, l’atelier où je peins, sculpte, façonne diverses pièces en bois, terre ou métal. Tout en bas une porte-fenêtre qui donne accès au séjour-cuisine. A droite de la porte, un bâti de ciment sur lequel je pose des galettes de mousse recouvertes de tissu, c’est le lieu de mon assise, le coin des méditations si l’on veut.
Ainsi, je pourrais dire ma maison à l’infini, décrire chaque objet des différentes pièces, dire les murs chaulés, les rais de lumière qui traversent les lieux de vie lorsque les persiennes sont tirées, le chevalet dans l’atelier, les liasses de papier, les rouleaux de toile, les tubes de couleur, les poils des brosses, certains sous forme d’éventail, d’autres en amande. Certes je pourrais dire tout ceci, mais pour autant aurais-je tout dit après cette manière d’inventaire à la Prévert ? Non, je n’aurais fait qu’énoncer, dresser un état des lieux et peut-être aurais-je manqué l’essentiel, à savoir de montrer l’âme de ma maison. Si, d’une façon toujours conventionnelle, chacun pense à l’âme comme à une possession intérieure, et ceci est sans doute exact, combien l’âme d’une chose est aussi entièrement redevable de ses entours. Car l’âme est infiniment mobile, ici et là en même temps, en haut de la colline plantée de chênes-lièges, de buis et de houx, puis dans l’enceinte du village aux maisons blanches comme du talc, puis sur la laque turquoise de la mer, sur le chapelet d’îles volcaniques, éruptions noires qui trouent la toile d’eau.
Ce que je veux dire, ici, c’est que la maison n’est nullement dissociable du lieu qui l’entoure, qui ‘l’accueille’, ce dernier lexique serait plus adéquat. Alors c’est depuis le paysage dans lequel elle est enchâssée que je vais tâcher d’en prendre possession, comme si elle était une Etrangère, une Inconnue que j’essaierais d’amadouer, réalisant une approche discrète, un genre de grésillement tel le bourdon dans l’air solaire ; personne n’y prête garde et pourtant le bourdon existe et vaque à ses occupations. Je suis parti de l’ilot Sortell, un endroit minuscule, une accumulation de roches brunes avec d’étranges bâtis blancs qui les relient entre elles, des touffes d’agaves s’y développent, des griffes de sorcières aux belles teintes de fuchsia, elles font éclater dans l’air embaumé de capiteuses fragrances, des pins parasols y épanouissent leurs bouquets vert-pâle, parfois, sous la haute lumière du Sud, ils paraissent jaunes, presque paille. J’ai franchi le minuscule pont aux cinq arches en ogive, je suis passé devant une ‘finca privada’, une propriété entourée de hauts grillages, j’ai longé des falaises de dalles plates, des plages de galets où des enfants s’étaient amusé à dresser de hauts cairns.
Toujours, en ligne de mire, j’ai eu ‘Bella vista’, c’est le nom que j’ai donné à mon hôtesse. Certes il n’est guère original mais il a au moins le mérite du réel, la dimension de cette imprenable vérité, tout comme cette large vue de la baie cernée de rochers que nul ne pourra m’enlever, dont nul ne pourra me priver. Voir est pure offrande. Regarder un beau paysage, bien inestimable, ô combien plus précieux que les richesses pécuniaires du monde. Vos économies, les valeurs thésaurisées, vous pouvez les perdre du jour au lendemain. Jamais l’on ne pourra ôter de votre vue ce qui s’y inscrit avec la nécessité de ce qui est rare. De ce qui est précieux. Connaissez-vous bien plus subtil que la courbe de l’horizon, la crète de la montagne, l’ovale d’un lac, la délicatesse d’une aurore boréale ? Non, rien n’est plus exact que ceci et c’est pour cette raison que ‘Bella Vista’ et moi sommes en couple depuis longtemps et le demeurerons tant que notre entente commune durera et je la crois éternelle. Parfois, connaître un sentiment d’éternité, ceci : se sentir bien quelque part et souhaiter y rester au-delà du temps, de l’espace.
Mes sandales de cuir ont résonné sur le damier de schiste gris qui longe ma maison. Un instant je me suis assis sur le mur qui longe les rochers, les pieds flottant dans le vide. Quelques bateaux de pêcheurs font leurs sillages blancs sur l’eau étale de la baie. Nous sommes encore en morte saison et, en dehors des autochtones et de très rares passants égarés, le calme est ici souverain, si bien que l’on n’entend que le mince ressac des clapotis et, parfois, venant de la mer, les cris rocailleux des mouettes. Je demeure ainsi, un grand moment, logé au creux de cette nature si généreuse, badigeonné de soleil et caressé par la plume d’un air qui ne prend appui que sur le bleu du ciel. Sur ma gauche, dans une brume diaphane qui peine encore à se lever, l’essaim encore indistinct des maisons blanches couvertes de tuiles couleur saumon. Déjà, sans doute, des trajets s’y illustrent. On va chercher du pain au levain au ‘forn de pa’, des journaux chez Can Martinez, on va boire un café dans la grande bâtisse de l’Amistat aux baies largement ouvertes sur le ‘Riba Nemesi Llorens’, la grande promenade en bord de mer. Ces noms sonnent si bien et l’aventure onirique est là, logée au tréfonds de soi, pareille à une sorte de douce cantilène qui serait soudée à votre chair, amarrée pour de longs temps de plénitude.
J’ai regagné ‘Belle Vista’, la contournant par la droite. Je suis entré par la façade arrière encore bleuie d’ombres légères. Des enfants jouaient à se poursuivre dans le modeste square, juste la taille d’une carte postale. Je suis entré dans ma pièce d’écriture. Sur ma table, quelques feuilles griffonnées parsèment l’espace de travail. Les niches creusées dans les murs épais sont le refuge de milliers de livres. Les maroquins de cuir sombre alternent avec les couvertures graphiques des Livres de Poche, les reliures fauves des essentiels, dictionnaires et encyclopédies, des relations de voyage, puis ce sont les dos austères des essais, les couvertures ivoire des romans à l’insigne de la ‘nrf’, puis la grande collection de volumes dédiés aux Prix Nobel, puis mille et un plaisirs de lecture qui dorment dans les rayonnages, n’attendant que d’être réveillés. Savez-vous, parfois, cela s’impatiente un livre, ça piaffe, ça se révolte ! Quelle vie, en effet, que celle d’une relégation entre des serre-livres, parmi les ombres et la poussière ! Voyez-vous, j’ai l’impression que mes ouvrages m’adressent une supplique secrète, qu’ils revendiquent, demandant à être feuilletés, à être lus. Depuis combien de temps, en effet, les trois tomes des ‘Mémoires d’Outre-tombe’ à la belle reliure vert bronze attendent-ils d’être de nouveau ouverts, parcourus, les belles lignes de Chateaubriand à nouveau découvertes ? Et ce livre illustré par Edouard de Beaumont, précédé de notes de Gérard de Nerval, ce ‘Diable amoureux’ de Jacques Cazotte, combien il souhaiterait que l’une de ses pages ouvertes au hasard, quelque extrait vînt à notre rencontre, comme ceci, par exemple :
‘On en conclut que la révolution ne tardera pas à se consommer ;
qu’il faut absolument que la superstition
et le fanatisme fassent place à la philosophie,
et l’on en est à calculer la probabilité de l’époque,
et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison.’
Une fois de plus, j’ai failli m’égarer, mon attention captée par les livres n’avait nul repos qu’elle ne soit rassasiée. Mais comment pourrait-elle l’être ? Un titre en convoque un autre, et cet autre fait écho avec un troisième et ainsi de suite dans une sorte de carrousel qui danse et ne sait plus pourquoi il danse. Cependant la mer est toujours là, avec un peu plus d’animation maintenant. Quelques voiliers ont dressé leur grand-voile et leurs focs commencent à gonfler sous l’amicale pression du vent. Aujourd’hui il vient de la mer, chargé d’humidité. Il poisse les cheveux et fait coller les vêtements au corps. Mais, bientôt, le soleil aura raison de son obstination et l’air soudain devenu sec, vibrera tel l’archet du violon. Quelques Passants cueillent des galets sur la plage, les lancent à l’eau pour faire des ricochets. Maintenant j’écris et les touches de mon clavier se mêlent aux autres bruits, s’entrelacent, aux jeux des enfants, aux exclamations gutturales des mouettes, aux claquements des haubans contre les mâts, aux accents de la belle langue catalane que des natifs d’ici pratiquent d’une manière volubile, on dirait, parfois, un concert de cigales sur la garrigue.
Voyez-vous, ma maison, c’est tout ceci à la fois et d’une façon totalement indissociable : les amoncellements de cailloux sur le rivage, les grandes plaques de schiste qui sortent de l’eau et s’élancent en direction du ciel, l’agitation vert-amande des branches d’oliviers traversées par la tramontane, le ravissant ilot Sortell et son pont aux cinq ogives, on dirait une maquette pour enfants, les raquettes de ses agaves hérissées de piquants, le passage d’un goéland tout contre ma fenêtre ; de la musique venue, le soir, du ‘Cafè de la Habana’ où se distille un rhum généreux, tropical, exotique ; la guirlande lumineuse qui découpe la côte, longe le ‘Riba Nemesi Llorens’, cette institution locale que rien, jamais, ne viendra détrôner, puis encore et toujours la ronde infinie des livres, leurs emmêlements aux phrases écrites, aux textes alignés comme des grenadiers partant au combat, pacifique cependant. Oui, une maison c’est tout ceci et encore bien plus. Mais ‘à chaque jour suffit sa peine’ et, déjà, les lumières du port faiblissent, les terrasses se vident. Bientôt l’aube recouvrira la nuit, la dissoudra dans une encre claire. Bientôt sera le jour, ses mille ivresses, ses mille flamboiements, peut-être ses tristesses. Comment pourrait-on savoir ? Je tire mes persiennes sur la lumière qui vient. Elle fait ses belles zébrures sur le sol de tomettes. Ceci, cette phrase si simple, ne serait-elle l’amorce d’une prochaine écriture, ici, dans la pénombre de ‘Bella Vista’ ? La clarté est levée maintenant qui fait son bourgeonnement sur la baie. Tout est à recommencer, toujours ! Ce cycle est vie, ce cycle est simplement beau ! Fermons les yeux et laissons-nous porter, il en ressortira bien quelque chose, une chanson ancienne bourdonnant dans le pavillon de nos oreilles, une pensée délicate dédiée à une ancienne Aimée, un projet à venir, la trame d’une écriture, la construction imaginaire d’une bâtisse où seraient exposées des milliers de toiles blanches sur des murs couleurs de nuit, le balancement d’une goélette sur les eaux d’une mer lointaine. Oui, une maison, puisqu’elle est lieu de vie est aussi lieu de tout ce qui peut advenir et devenir simplement imaginaire ou bien réel. L’essentiel, l’habiter avec ferveur. Jamais hôtesse n’accepte de voyageur distrait, absent aussi bien à lui-même qu’aux murs à l’infinie mémoire, aux livres où bruit incessamment toute l’agitation du monde.