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30 novembre 2020 1 30 /11 /novembre /2020 11:17
Du chemin vers la finitude

« Massacre noir »

 Eau-forte, pointe sèche et burin, 40X30 cm

Œuvre : François Dupuis

 

 

 

   Toujours notre contact avec ce qui fuit, dépérit et finit par s’annuler est une épreuve pour notre être de chair aussi bien que d’esprit. En réalité, placés comme le funambule qui progresse à chaque pas avec l’effroi que celui-ci soit le dernier, notre certitude d’être est constamment remodelée par notre condition mortelle. Jamais nous ne pouvons tracer l’esquisse de notre prochain acte, dire notre projet comme définitif, nous assurer que demain sera tel cet aujourd’hui que nous saisissons en en connaissant le prix. Par destination, nous sommes des êtres-jetés, ce qui tresse la couronne de notre déréliction. Notre front que nous aurions souhaité habité d’une éternelle guirlande de lauriers, voici qu’il devient cette cimaise infiniment sujette à l’assaut du premier vent, à la griffure de la gelée, et, parfois, à la morsure de tel ou tel autre aux intentions contraires.

   Nombre de représentations artistiques en sont la mise en œuvre. Car rien ne s’efface qui conflue avec l’intime de notre essence. Cependant les formes sous lesquelles se donne à voir la « mortalité », sont variées, paraissant même parfois fort éloignées, mais c’est le même fil rouge qui en traverse le derme et qui pourrait se résumer en « être ou ne pas être », considérant, en effet, que se trouve bien là LA QUESTION. Toute attitude s’inscrivant au revers de ceci ne saurait être que mauvaise foi, esquive ou bien dénégation de la situation fondamentale de l’homme. Donc ce n’est que la FINITUDE qui se dit en un lexique polymorphe auquel on pourrait attribuer les valeurs de : « pléthorique », « anémique », « fatidique ».    

   Voyons quelles en sont les principales déterminations.

  

   Le mode pléthorique ou de la négation.

 

Du chemin vers la finitude

Femme nue couchée

Auguste Renoir

Source : Wikipédia

 

   Sans doute Renoir est-il l’un des peintres les plus indiqués en vue de dire le « pléthorique ». Le Modèle est voluptueux, la chair capiteuse, la teinte chaude de pêche et de blond vénitien. Ici rien ne paraît troubler qui ferait signe en direction d’une tristesse, d’une menace. Tout se donne et s’épanouit dans une manière de grâce que rien ne semblerait pouvoir entamer. Notre sentiment est tout de plénitude, de confiance heureuse, de disposition au souple et au paradisiaque. Nul angle qui pourrait entailler, nulle noirceur évoquant les sombres heures de l’existence. Nulle autre présence qui pourrait offenser cette solitude plénière, assumée jusqu’en son rayonnement solaire. Rien de moins qu’un air d’éternité se présente à nous, ce long flux de l’œuvre étirant indéfiniment la pulpe généreuse de l’instant. Tel un fleurissement qui n’aurait de terme, le nu ici couché semble totalement voué à une manière de contemplation édénique hors d’atteinte.  C’est un monde clos, auto-suffisant, un genre de cosmos au sein duquel nul chaos ne pourrait faire figure. Comment donc la finitude s’y repère-t-elle ? Simplement dans l’acte de sa négation.

 

   Le mode anémique ou de l’acceptation.

 

   «Il faut vous soigner, monsieur, vous soigner attentivement. C'est de l'anémie, de l'épuisement, pas autre chose. Ces accidents, encore insignifiants, pourraient, en peu de temps, devenir incurables. »  - Maupassant - Contes et nouvelles.

   « incurables », ici, nul besoin d’épiloguer longuement. A cet état ne peut succéder que la mort.

Du chemin vers la finitude

Bœuf écorché - Rembrandt

 

   A ces paroles « nues » de l’Auteur de « Boule de suif », ne peut correspondre, dans l’ordre de la peinture, qu’une toile abrupte, exempte de fioritures, une toile montrant la cruauté épileptique du vivant qui, ici, dévoile sa face de ténèbres. « Bœuf écorché » de Rembrandt, comment dire d’une façon plus incisive la présence de griffes lacérant notre réalité, d’entailles sous-jacentes à ce que nous croyons être - des conquérants -, alors qu’au dessous de notre ligne de flottaison les attaques sont déjà visibles, intensément à l’œuvre. Le naufrage est annoncé quoique non encore consommé.

   Cette toile est, à proprement parler « radiographique », elle fore la peau, se glisse dans le tissu de la chair, découpe les aponévroses, distend les fibres, fait éclater les ligaments. Déjà il n’y a plus de sang, ce fluide vital, ces artères qui sont la pulsation même de la vie. Et ce basculement du corps animal, son éventration, sa mutilation faisant apparaître le « sans-défense », donnant site à l’immolation et cette rupture des membres et cette corde enroulée sur un billot de bois pour nous dire, à nous humains, l’incontournable en son effroyable actualité. « Nous les hommes », car, Regardeurs, comment pourrions-nous échapper au parallèle, à l’homologie des situations, à la fascination de l’image qui nous positionne en lieu et place de l’animal. « L’homme est un animal doué de raison », disait Aristote. Mais où est la « raison » dans cette représentation de « l’écorché vif », il ne demeure plus que l’animal en sa cruelle posture, en sa dernière monstration. Un amas d’ustensiles carnés réduits à un éternel silence. Ceci est déjà une annonce du « massacre noir » dont François Dupuis a tracé la vigoureuse architecture dans son eau-forte.

   Cette touche mortelle, comment ne pourrions-nous pas la ressentir au centuple dans l’œuvre homonyme de Soutine dont la représentation violemment colorée - un rouge éteint pour la viande mutilée, un bleu marine et de France en opposition pour le fond -, nous livre au plus profond de l’insoutenable. « Comment vivre après Auschwitz ?» en serait le pendant, conscience historique confrontée à ses plus vifs abîmes. Car, ici, il n’y a plus de pas de côté, d’écart qui sauverait. Le saut a été accompli qui, de la négation à la Renoir, plonge dans les abysses soutiniennes. L’insupportable en acte, autrement dit l’acceptation sans reste d’une immémoriale condition dont le tragique nous transit dans notre stature même d’homme.

   Nous sommes cloués au pilori, écartelés, tel le bœuf ; nous sommes remis à l’écorché des salles de dissection - cette insoutenable vision de la corruption en son effectivité -, à cet autre tableau de Rembrandt, « La leçon d’anatomie du Docteur Tulp » qui en est la sévère illustration, la précision chirurgicale, le découpage au scalpel.  Il s’agit bien plus d’une sidération que d’une simple curiosité des Assistants du Docteur Tulp. Devant eux, à portée de main, se tient la Mort en ses basses œuvres, la Mort réalisant le lent travail de dégradation de la chair. La peau livide devient aussitôt aperçue, le cercueil du corps, là où se déroule une invisible, lente métamorphose.

   Et l’on pense à la cuirasse tachée de vermine - son propre corps -,  dont Gregor Samsa fait un matin la découverte dans le roman de Kafka. Ce sont les mêmes ingrédients qui courent tout au long des visions de Rembrandt, Soutine et chez l’auteur du « Procès », une modification est à l’œuvre qui travaille en profondeur, une alchimie inversée qui, partant de l’œuvre au rouge, transiterait par le jaune, puis le blanc pour finir dans le noir, ce signe de Saturne qui s’inscrit comme le tout dernier avant la disparition.

  

   Le mode fatidique ou l’accomplissement.

 

   Ici, il faut faire appel à l’étymologie du mot « destin ». Nullement le prendre  dans son acception grecque, laquelle constituant la part revenant aux hommes pouvait être bonne ou mauvaise. En choisir seulement la valeur de « fatum » des Latins, ce poids sans commune mesure posée sur l’épaule de l’Existant, une manière de fourches caudines sous le sceau desquelles tout cheminement dans la vie était la lourde métaphore. Or, comment mieux parvenir à la radicalité d’un destin, à sa touche extrême qu’en convoquant l’image la plus dépouillée qui soit, à savoir celle d’ossements qui sont la forme accomplie de toute corruption, autrement dit dépassée, portée à son point le plus haut. Là le « grand œuvre » est à son terme. Il n’y a plus de matière vile infixée. Tout est arrivé à son exténuation. Tout est dans l’immobilité éternelle. Face à ceci, il nous serait bien difficile de faire l’économie de « Crâne de Chèvre Sur la Table » de Picasso, peinture avec laquelle jouera, en écho, l’eau-forte de François Dupuis.

Du chemin vers la finitude

 

Pablo Picasso

Crâne de Chèvre Sur la Table

Source : Eloge de l’art

 

 

   Faire l’inventaire des traces de la finitude dans l’oeuvre de Picasso reviendrait à poser de constants jalons tout au long de ses polymorphiques créations. « Autoportrait » de Montrouge en 1917 où l’œil teinté de noir semble habité de tragique, jusqu’à l’ultime tableau du 25 Mai 1972 où se devine le regard du peintre mourant (retouché la veille de sa mort), en passant par « Le Baiser » de 1925 (de la Mort ?) et l’incontournable et violent « Guernica » où se consument les derniers feux d’une humanité parvenue au comble de son propre désastre. A l’évidence, l’on ne crée pas sans avoir, en arrière-fond de sa pensée, cet abîme toujours ouvert dont nous savons, qu’un jour, nous le rencontrerons. Que ceci se traduise par le biais d’une nature morte, d’un portrait, d’une reconstitution historique ainsi qu’à l’âge classique, peu importe, l’essentiel est sa permanence, sa focalisation quelque part, peut-être là où on ne l’attend pas, dans la pupille d’un œil, l’éclisse d’un sourire, le creusement d’une fossette.

 

Du chemin vers la finitude

   Donc « massacre noir », comme Picasso en son temps disait : « Massacre en Corée ». Il y a décalage dans la forme, non dans l’intention. Il s’agit de montrer l’insoutenable. Cependant un crâne d’animal mort, tout comme le squelette prélevé dans les sédiments anciens par l’archéologue, sont infiniment moins dévastateurs, plus recevables, pour la simple raison que la corruption ayant terminé son travail de sape, ne demeure que l’architectonique première, ce fondement ossuaire où s’arrime notre meute de chair. Ce qui est douloureux pour la condition humaine (une même chose joue pour les civilisations) est d’assister à la lente dégradation qui fait du visible ordinaire le lieu même de la désolation, du cataclysme. Nul ne peut endurer longtemps le spectacle d’une vie en son dépérissement. L’agonie est toujours une épreuve pour qui la vit, pour qui la voit. Une identique douleur s’empare des cœurs et des corps. Le rocher dont on croyait l’assise ferme, voici qu’il se met à trembler, qu’il nous engloutira bientôt, tel Sisyphe gagné par l’absurde de la pierre qui le reconduit au néant.

   Le beau travail de François Dupuis a su tirer parti et force du médium auquel il a fait appel. Combien alors le terme « d’eau-forte » est situé en référence. Une eau forte de son étrange pouvoir de corrosion. L’acide attaque le métal, le ronge, l’oblitère en maints endroits. Tout ceci renforcé par le geste qui manie le burin, qui guide la pointe sèche. La surface est entaillée, érodée, remaniée comme si une volonté aveugle (un Destin) s’acharnait à en réduire la prétention à exister. Tout un lexique de l’attaque, du délitement, de la destruction en dernière instance. Et ce qu’il fait bien considérer, ceci : la chair du métal est chair de l’homme. La chair de l’homme, chair du monde. De cette tragique équivalence nul ne peut s’abstraire qu’au risque d’y perdre son humanité puisque l’homme est le seul vivant se sachant affecté de mort. Dès notre naissance nous en sommes les naïfs et inconscients impétrants.

   Magnifique allégorie des funestes desseins qui habitent le ciel des humains. Souvent des nuages y déroulent leurs cohortes de gris et de noir. Ici, ce rôle est tenu, de façon extrêmement parlante, par les différentes valeurs de l’encre. Elles jouent la partition du clair et du sombre qui n’est jamais que celle de la joie et de la tristesse en un même endroit emmêlés. Manifeste jeu dialectique par lequel se font jour les oppositions, aussi bien les confluences, les retraits. Dans cette invasion sombre, fuligineuse, l’œil perdrait presque ses repères. Et c’est tant mieux. Qu’est-donc le chemin vers la Mort sinon l’aveuglante avenue du vide raturant soudainement la conscience ?

   « Massacre noir » le bien nommé. Jamais on n’en ressort vivant, fût-on adepte de l’humour « noir » ! Alors nous nous arrangeons de la vie qui nous est échue comme le seul don auquel nous pouvions prétendre. Nous savons le chemin. Nous savons le terme. Nous faisons semblant de l’oublier. Nous marchons les yeux levés au ciel sans égard pour les fondrières qui creusent le sol de leurs dents vindicatives. Nous boîtons parfois, sans vouloir en deviner la provenance. Nous marchons cependant. L’angle de notre bonheur est à ce prix. La mort serait-elle absente et alors, il n’y aurait plus de temps, de religion, d’art et sans doute plus d’histoire. Que servirait-il à l’homme de réaliser des conquêtes en quelque domaine que ce soit puisque, se sachant immortel, il serait à l’égal des autres hommes, un infini qui viserait l’absolu. Voyez-vous le chemin serait long à suivre. Demeurons en nous, déjà nous avons fort à faire !

 

 

 

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