« La plénitude ».
Œuvre : Sandrine Blaisot - 2012.
La lumière commençait à décliner sur Calentia, teintant de rouille les cubes des maisons. Les lampes n’étaient pas encore allumées dans le village et les passants déambulaient dans la fraîcheur naissante. Les cafés commençaient à bruire dans le genre des élytres et des garçons vêtus de noir disposaient, sur les tables, des napperons de papier qu’ils assujettissaient avec des galets. Quelques bougies, auréolées de blancheur, faisaient couler leur suif en d’étranges larmes sur la pente verte des bouteilles. Dans le port, les bateaux couchés sur le flanc, semblaient dormir pour l’éternité, alors que quelques goélands, criaillant, décrivaient de larges cercles au-dessus de l’eau qui s’habillait de mauve. Sous les arbres aux larges palmes quelques vieux, dans leurs habits de choucas, palabraient sans fin, refaisant le monde à coups de langue et d’assertions définitives. A cette heure du jour, c’était comme si le dôme du ciel, cette immense vitre courbe, avait commencé sa reptation vers la terre en un bien étonnant accouplement. Le langage, piégé, ricochait en syllabes rondes qui terminaient leur course, quelque part, au loin, entre les meutes noires des îlots. Aux terrasses, des amoureux échangeaient des baisers et cela faisait comme un doux clapotis qui n’en finissait de retomber, pareil au grésil dans l’aube d’hiver. C’était l’heure immobile, le temps cotonneux qui s’effilochait longuement en attente de la nuit. Partout, aux terrasses envahies de grappes de bougainvillées, autour des ferrures torsadées des balcons, sur les plaques de schiste des rues, sur les cimaises des fronts des existants, le crépuscule faisait sa petite musique et l’on aurait cru au souffle d’une flûte andine sous l’image du ciel.
Joselito - il venait juste d’avoir huit ans -, aimait cette heure entre toutes, ces secondes suspendues dans l’espace à la façon de grains de raisin pleins de sucs odorants et de jus sucré. Il suffisait d’appuyer sur la peau et un nectar s’en dégageait qui faisait frémir les papilles, s’ouvrir les yeux sur les beautés du monde. Il suffisait d’ouvrir les mains et la lumière couchante se déposait là, au creux des mains, à la manière d’une offrande multiple. Car il n’y avait rien de mieux que la lumière, rien qui rassurait plus, rien qui comblait autant le corps, le faisait se gonfler sous la pression de l’ombre qui, partout, étendait ses ramures, glissait ses pieds pareils à des infinités de radicelles sous la voûte des pieds. Rien sauf les arbres. Les arbres aux troncs comme des peaux d’immenses reptiles, aux racines blanches qui avançaient dans la terre et l’éclairaient en des tunnels mystérieux, en des pertes semblables aux eaux qui disparaissaient dans une faille du sol. Puis ressortaient, métamorphosées, encore chargées des phosphorescences des roches, quelque part sous le frais des ombrages.
Les nuits de pleine lune - c’est elles que Joselito préférait -, lorsque l’astre était gonflé, empli d’une brillante laitance jusqu’à son bord ultime, le jeune garçon quittait le seuil de sa maison, emportant seulement une natte de paille, un sac de toile, quelques pommes et des noix. Il avait hâte de dépasser les touffes sombres des dernières habitations, leurs pans d’ombre où, parfois, s’égouttait comme une résine bleue qui, en réalité, n’était que le clair-obscur des murs enduits de chaux. Il aimait cette clarté pareille à un effleurement, à une souple tension, au rythme d’une berceuse. Sauf les fuyantes silhouettes de chats étiques dans les gorges des ruelles, le hululement d’un chat-huant quelque part sur la colline, le raclement d’un sabot attardé sur le sol de pierre, rien ne paraissait que l’enchantement lunaire, son glacis sur la plaque lisse de la mer, ses moirures, au loin, là où basculait la ligne d’horizon. Joselito se laissait porter par les douces vagues de lumière et ses pieds nus escaladaient le sol de poussière comme s’il s’était agi du moutonnement des nuages. Il distinguait les minuscules enclos où poussaient les ceps noueux des vignes, les fûts qui servaient à recueillir l’eau, les cabanes de planches où les hommes remisaient leurs outils et quelques provisions. Dans l’espèce de demi-jour qui flottait à ras du sol, il apercevait les feuilles duveteuses des amandiers, leurs coques comme des yeux clos sur un rêve infini. S’il n’avait eu le désir de se rendre à la clairière, il aurait pu se lover là, contre le murmure vert-de-gris d’un amandier et mâcher ses noix en regardant le voile du ciel faire son lent écoulement.
Joselito, maintenant, a dépassé les dernières traces des activités des hommes. Il arrive là où la garrigue s’éclaircit, semée de quelques touffes de genêts et des affleurements blancs du calcaire. La clairière est muette, pareille à un grand cercle de famille qui aurait posé son campement pour la nuit. On est si loin, ici, des préoccupations, des haines, des envies, des tracasseries du monde. La lune baigne tout dans une écume grise et les choses paraissent liées dans une harmonie, un souci de recevoir le bonheur et de n’en point sortir. La couronne des arbres est une à peine présence, un genre d’effeuillement faisant ses chutes lentes dans un rêve suspendu, un imaginaire serein.
Au milieu du cercle, inondé de clarté, est l’arbre plusieurs fois séculaire, l’arbre tutélaire, le géant qui tend ses infinités de bras dans les multiples dimensions de l’espace. C’est comme une explosion, un étoilement, une dispersion de spores fécondant la terre. Elevé sur un monticule, il règne, libre, puissant. Non dans la domination, dans l’assurance de soi qui oblige et contraint, dans la puissance qui aliène. Seulement dans l’évidence d’être et de demeurer, là, dans cette « multiple splendeur » qui fait les yeux brillants des hommes, leur regard de soie, leur disposition à tout ce qui croît et porte l’espoir au sein des vivants. Joselito, sous le pétillement des étoiles, s’emplit de ce spectacle dont il ne se lasse pas. Cela gonfle en lui, cela fait ses étalements lacustres, cela déplie les sentiments jusqu’à satiété, cela s’irise sur l’arc de ses pupilles. Le suc de la pomme cascade gaiement vers l’aval de sa gorge, filet d’eau imperceptible qui navigue de concert avec cela qui se révèle et porte au-delà de soi, aux frontières du perceptible. Le jeune garçon est entièrement lui, d’abord, cette jeune vie en train de s’éployer partout où une place est disponible. Mais il est aussi l’arbre, la foule des arbres qui sont plantés dans le ciel, au-dessus des collines, dans les vallées où coule l’eau noire avec les reflets des feuilles. Cet arbre contient tous les autres. Il est, à la fois, châtaignier à l’imposante ossature, aux ramifications complexes qui colonisent les lames d’air. Il est palmier, l’arbre-roi faisant balancer ses lances aiguës dans le silence des oasis. Il est chêne-liège avec son tronc semé de taches de sang, de longues coulures de rouille, ses desquamations comme la peau d’un animal antédiluvien. Il est baobab avec son énorme fût, ses étranges cheveux ébouriffés dans la touffeur des heures. Il est olivier tortueux comme les sentiers de chèvres, avec ses boursouflures, ses racines qui courent en zigzag au ras du sol. Il est cet arbre multiple et il est, avant tout, cette profusion dans l’espace, cette manière de projection de la vie dans tous les azimuts qui se présentent aux horizons de la terre. Il est, surtout, plénitude, sentiment dont Joselito est porteur avec simplicité, naturel, tout comme la mouette vole dans l’eau claire du ciel sans même s’apercevoir qu’elle vole. Alors, lorsque les étoiles s’éteignent les unes après les autres, que la lune ferme son œil, qu’une clarté pointe à l’horizon, Joselito prend sa natte, son sac de toile et redescend vers le logis des hommes. Sur la mer, au milieu d’une traîne de corail, les premières barques de pêche qui rentrent au port, leurs voiles tendues sous le vent. C’est l’heure majestueuse du retour des choses dans leur orbe de présence. Tout repose dans tout avec facilité. Bientôt les hommes se lèveront avec des rêves accrochés à leurs jambes gourdes. Pour l’hôte de la clairière, l’heure sera venue de regagner la maison encore abritée dans l’ombre. De gagner le lit et d’y poser ces doigts de géants qui fécondent les songes à seulement les faire venir dans la conque de sa tête. Il y a beaucoup à voir, alors. Beaucoup à espérer.