« Under my skin ».
« Et s’il y avait, sous nos plus épaisses carapaces,
la sensibilité qui fait de nous, de nous tous, des êtres… »
Photographie : Alain Beauvois.
L’en-dehors - L’écorce.
Façade de l'Hôtel Altenloh.
Futur musée Magritte- Bruxelles.
Source : IPSEAA - Montpellier.
Afin de jouer en écho avec cette belle photographie d’Alain Beauvois (dont il nous précise la fonction symbolique, l’écorce tenant le rôle de la peau humaine, alors que l’aubier en serait la chair, là où s’inscrit l’être en sa vérité), il nous faut faire référence à la bâche en trompe l’œil qui s’étale sur la façade du futur Musée Magritte à Bruxelles. Donc aller voir du côté du surréalisme de manière à faire apparaître ce réalisme que nous pensons tenir sous l’autorité de notre regard alors que, toujours en fuite, il se réaménage constamment sans que nous puissions en fixer l’esquisse comme on le ferait d’un objet sur la plaque aux sels d’argent. On y voit une façade aux multiples fenêtres, deux pans de rideaux virtuels s’ouvrant sur une œuvre emblématique du peintre belge, « L'Empire des lumières ». Une rapide saisie herméneutique nous permettra de comprendre la rhétorique allusive de cette toile qui nous invite à écarter le voile qui recouvre le réel de façon à pénétrer dans cet « Empire des lumières » dont on aura compris qu’il est un autre nom pour la vérité de ce qui est. Merveille du symbole qui, en une seule appréhension du regard, une unique saisie de l’esprit nous conduit au plein des choses, là où le sens brille avec la belle impertinence d’un cristal. Et notre compréhension est d’autant plus aidée en ceci que la référence au rideau de théâtre nous montre combien il faut dépasser la croûte des apparences, percer la vitre de l’illusion et surgir au sein de la scène même, là où bat le cœur de la tragédie dont l’acteur est la figure allégorique. Seul l’aubier, cette chair tendre et fragile, infiniment dissimulée, nous offre le luxe d’un contenu inaltéré sur lequel peuvent venir se greffer les prédicats de l’exister dont la chose s’accommodera pour se présenter à nous selon tel ou tel phénomène.
L’en-dehors, toujours soumis aux aléas des actions extérieures, aux bruits, aux mouvements, aux métamorphoses successives sera soumis à un remodelage constant qui altérera sa pureté originelle. Perpétuelle dialectique de l’être et de l’exister dont la peau humaine, elle aussi, est l’étonnante historiographie. Tel homme au visage buriné, aux rides profondes traversant son front tels des sillons, aux cernes bistres sous les yeux, aux vergetures mangeant les joues, aux cicatrices à peine dissimulées sous le chaume d’une barbe chenue, tous ces signes patents d’une existence, que nous disent-ils sous cette esthétique sûrement belle qui aille au-delà de ce constat, de cette évidence architecturale, de cette présence figurative, de cette exposition d’une forme à laquelle nous nous attachons comme si elle était le dernier terme du lexique humain ? Car il y a mieux à voir que cette beauté somme toute relative. Il y a mieux à découvrir si notre vision, se décalant de ce réel aussi dense que têtu, parvient à se libérer du joug des perceptions et sensations immédiates. C’est toujours ainsi, le coquillage ne livre jamais son corail qu’à insérer entre ses valves la lame de la lucidité, l’intelligence d’un regard en quête d’autre chose que de cette surface lisse et trompeuse sur laquelle, toujours, nous échouons à comprendre. Tant que nous n’avons pas percé l’opercule, nous demeurons prisonniers d’images qui nous aveuglent et nous présentent leurs propres reflets comme la dernière page d’un livre portant le mot « Fin », l’épilogue accomplissant la fable en son ultime demeure.
L’en-dedans - L’aubier.
Mais reprenons l’image de ce visage humain, peu importe lequel, qu’il nous soit connu, que nous l’ayons aperçu dans la rue ou bien sur les pages glacées d’une revue. Combien sa présence nous étonne. Combien son aspect nous émeut. Certes la beauté est toujours une épreuve qui nous met en demeure de décrypter son sens, de faire un effort pour la soutenir du regard, l’installer au centre de la conscience et en faire le lieu d’une connaissance. Car, s’il y a de la beauté, elle existe moins en soi que parce que nous l’avons reconnue comme telle, que nous l’avons posée devant nous comme une marque insigne de l’humain en sa présence et de l’inaltérable rayonnement dont il est le tremplin. La beauté est la condition même par laquelle échapper aux apories dont la vie est prodigue, depuis la souffrance, la maladie jusqu’à la « maladie de la mort » dont, jamais aucune thérapeutique ne nous sauvera. La finitude est l’espace d’une telle incompréhension qu’il nous faut jouer avec elle, lui tendre des pièges constants, procéder par esquives, s’occuper, créer, aimer, vivre enfin pour que, mise à l’écart, elle se tienne à distance et suspende le souffle glacial du néant. Vivre est un vertige qui ne saurait s’accommoder du premier mirage, de bulles crevant à la surface des étangs, du poudroiement de l’heure, de la résille de glace ou du frimas semant les boqueteaux, du grésillement de la lumière dans l’aube neuve, du vol suspendu du colibri dans l’air tendu comme une soie. Il faut la déchirure, il faut l’entaille, le scalpel qui glisse sous la vergeture, la lame qui avance sous la cicatrice, en cherche la racine, le trépan qui creuse sous les orbites les poches des cernes, y trouve les stigmates premiers, les tellurismes, les peurs pliées en boule, mais aussi les joies immédiates, la cascade des pleurs, le gonflement de la sève lacrymale au contact de la démesure du monde, de son incroyable splendeur que côtoie la fermeture, que clôt le doute rongeant de son acide la plus discrète des certitudes. Nous sommes des funambules aux pieds poudrés de blanc qui avancent au rythme de leur balancier, une oscillation suivant l’autre, une progression attendant la suivante, toujours dans cette marge d’incertitude, dans cet écartèlement entre l’aubier de notre chair intime, la carapace de notre écorce dont nous faisons le portrait que nous tendons aux autres, au monde mais dont nous savons qu’il est fragile, soumis à l’estompe, manière de lavis, d’aquarelle légère flottant dans le battement de l’instant.
Le long de cette brève méditation, nous n’avons pas seulement ouvert la dimension d’une esthétique (toute apparition, par nature est de cet ordre, aussi bien l’œuvre aboutie, le fruit gonflé d’une belle ambroisie que le marais putride du siècle décadent), mais nous avons aussi marché sur la corde raide d’une éthique puisqu’un questionnement a eu lieu qui, par signes interposés (rides, vergetures, cicatrices) a fait surgir cette indispensable ouverture d’esprit au travers de laquelle se dessine la réflexion humaine qui interroge les fondements et nous porte au-devant de nous, dans cette belle aventure de l’exister. Nous avons seulement entr’ouvert une mince partie de ce rideau de scène qui symbolise si bien la marche du monde. Un instant nous aurons été les spectateurs d’une pièce qui ne se déroule pas seulement en-dehors de nous, mais aussi, mais surtout en-dedans, dans ce creuset de la conscience qui jamais ne s’éteint, l’ombre nous envahît-elle de ses funestes ailes. Toujours un aubier sous l’écorce. Toujours une sensibilité sous la raison. Toujours une sensation, un pathos pareils à une source dont nos yeux distraits ne voient que la résurgence au soleil. Le sachant ou bien à notre insu, nous sommes des explorateurs de la nuit, tout comme le poète qui y trouve le germe même de sa puissance. Or nous aimons la poésie, cette étoile au sein du cosmos !