Photographie : JPV
***
[DEFI - Faire rêver avec de petits moments subtils de bonheur tirés de la vie quotidienne. Que ce soit un instant de plaisir des sens, ou d'intensité des sentiments, notre vie est jalonnée de ces joyaux, ces instants précieux de bonheur, qu'il suffit juste de remarquer.]
*
Le hameau est encore plié dans la douceur d’avant le jour. Nul bruit qui viendrait déranger. Nulle agitation qui troublerait et inclinerait à se distraire de soi. Il y a tant de bonheur discret à être assemblé dans cette douce venue de l’heure. Ici, les maisons sont groupées, bâtisses basses de schiste couvertes de lourdes lauzes. Tout dans le gris. Tout dans une manière d’indistinction que l’aube nimbe d’une lumière bleue. Septembre et déjà les premiers frissons et déjà les premières feuilles qui jaunissent. Quelques écus gisent au sol dans leur émouvante parure. Je me suis vêtu chaudement. Le vent parcourt le plateau, monte vers les sommets, s’élance vers le ciel pareil à un oiseau ivre. Rien ne bouge et les bergers sont encore allongés sur leurs couches, dans leurs abris que cernent de hautes clôtures. Parfois le bêlement d’un agneau, le grincement d’une porte, le choc d’une écuelle contre un mur.
On grandit de ce silence. On avance sur le premier chemin avec la sûreté du pas qui sait, du pas qui fait naître, à chaque avancée, le plaisir immense de la découverte. Ici l’arche d’une haie qui découpe une sphère de clarté parme, là un buisson piqué de baies rouges, là, plus loin, une procession de cailloux blancs qui indiquent le chemin à suivre. Les pieds savent le destin immémorial des sentes et des layons. Les pieds se posent à l’endroit exact où ils sont appelés. Manière d’archaïque allégeance à une voie à suivre, à un mince événement à accomplir. Chaque pas est un livre dont on feuillette les pages, une beauté à chaque ligne, un poème lové dans chaque mot. Nul besoin, ici, des affèteries et des complexités de la ville qui ne font que cerner l’esprit et ruiner l’âme des erratiques Figures. Non, ici, tout va de soi et la garrigue est belle dans son immense dénuement. Du reste, elle n’est garrigue qu’à l’aune de ce modeste mérite, de ce parfum aérien diffusé par ses plantes, de la libre venue des lés sculptés par les sabots étroits des chèvres. Des sillons d’air qui la parcourent en tous sens.
Maintenant le bourg est loin, tout en bas, sur son promontoire que tutoie le vide. Quelques mouvements s’y animent. Sans doute ceux des bergers qui préparent le troupeau à la transhumance. Aboiements des chiens, portes que l’on referme, serrures qui grincent. Mince symphonie d’une vie immédiate, spontanée, d’une vie qui avance sans se poser d’autre question que celle de son propre bourgeonnement, de sa naturelle effervescence. On est pareil à l’air qu’on respire, au filet d’eau qui serpente entre les pierres, aux troncs mal équarris qui servent de linteaux aux portes basses des masures. On ne diffère nullement du paysage, vaste, austère, immensément beau à la fois. On est environné de beauté. Les oiseaux, dans le haut azur, décrivent de grandes courbes puis plongent, soudain, à la façon de moellons qui se seraient détachés de la margelle du ciel. Le vent dessine, dans la dune de l’espace, d’invisibles arabesques, y creuse d’immobiles galeries traversées, sans doute, de l’étrange musique des sphères.
Je suis sorti du couvert des haies. J’arrive sur un vaste plateau semé d’herbe courte. Quelques touffes de graminées y agitent leurs têtes grâcieuses, émouvantes à force de fragilité. Comment ne pas vivre au rythme de ces simples, comment ne pas évoquer, à leur sujet, la fable du ‘Chêne et du roseau’ ? Toujours leurs hampes se couchent sous les coups de boutoir du Marin ou de la Tramontane, toujours elles se redressent et font se lever la métaphore de l’endurance, du désir de vivre parmi les éclats de lumière, le fouet de la pluie, la rigueur du gel. Deux arbres plantés au revers d’une colline se détachent sur les lames d’air limpide, on dirait qu’une pierre d’opale leur sert de reposoir. Le soleil est levé, dans la discrétion. Il est comme une hésitation au bord des yeux, le poudroiement d’un phalène traversé de pliures de soie. Il fait un simple filet rouge, une vibration tantôt Capucine, tantôt Nacarat, il est une ode vermeil dans la venue souple des choses. Il ne demande rien, n’attend rien que le déploiement de son être, cette sorte de prière, de communion qui va droit au cœur des hommes, leur dit le rare d’une vie qui n’a nul semblant, nul écho. Une singularité s’alimentant à sa propre flamme.
Arriver tout au bout d’un sentier, connaître le rivage de sa destination, voici l’une des plus belles récompenses qui soit. Soudain, on s’allège du poids de l’existence, on fait son vol de montgolfière quelques coudées au-dessus de la terre des hommes. On s’étonne de tout. On se contente de l’un de ces petits riens qui font les grandes heures. On chante à mi-voix dans la grotte de son corps, on se glisse dans le clair-obscur de l’âme, des clignotements s’y allument, des feux de Saint-Elme y brillent de mille joies contenues, des photophores scintillent sous leur cloche de verre. On regarde partout où la vue peut se porter, dans un genre d’impatience bien légitime. Réprimande-t-on jamais ceux qui regardent, de toute la force unie de leur sens interne, l’admirable spectacle du monde ? Réprimande-t-on les enfants au motif de leur curiosité ? Tâter la pochette-surprise, y deviner le jouet dissimulé est déjà fécondation du plaisir, dépliement, ouverture pour ce qui, toujours, est plus grand que soi, cette joie qui déborde et touche aux confins de l’espace, aux arcatures mêmes du ciel.
Fascination que d’aiguiser ses pupilles, d’affuter ses perceptions, de laisser place vacante à ces sensations qui font leur sublime flottement, leurs étonnants pas de deux, leur lente et méticuleuse chorégraphie. Ça glisse le long de l’étrave du front. Ça rutile au fond du lac moiré de l’iris. Ça dilate les cerneaux gris de la pensée. Ça fait ses lueurs de phosphore sur le linge immaculé de la conscience. Ça glace en douceur le parchemin de la peau. Ça murmure dans le golfe des hanches. Ça fait ses sourdes marées autour de la graine de l’ombilic. Ça attache des ailes aux nervures des pieds. Ça pullule tout autour de l’aura du corps. Ça relie l’en-soi et le hors-de-soi dans la plus constante harmonie qui soit. Ça métamorphose le réel en surréel. La matière devient idée. La contrainte, songe. L’aliénation, liberté au plus haut, là où plus rien ne fait sens que l’évidence d’une advenue à soi de ce qui marche, espère et croit à la seule fin de se connaître, de se multiplier, de se déployer dans la dimension immensément dilatée du Grand Tout. Oui, c’est une manière d’infini qui se présente à nous, avec ses galeries immenses, ses anonymes trompe-l’œil, la coursive de ses rêveries, une toison d’écume qui file loin, bien au-delà du pouvoir des yeux, dans un univers qui, en abyme, en reflète un autre, puis un autre, ainsi, sans cesse depuis toujours et pour toujours. Etalon d’une éternité qui se ressource à même son inconcevable profondeur. Une source jaillit du sol, telle une eau fossile qui n’aurait même plus la mémoire de son origine, surgirait en plein ciel avec l’ivresse de sa démesure.
Et les yeux, perdus dans cette nacre légère, que voient-ils, que discernent-ils qu’ils ne connaissaient pas et qui va les sublimer pour le reste des jours à venir ? Sur la colline teintée de beige, loin où vivent les lièvres, les chevreuils agiles, un long sillage blanc qui ondule sous les traits obliques du soleil. C’est le fleuve de la transhumance qui, bientôt, se dispersera en un large delta, les sentes sont plurielles qui tapissent le plateau à la façon d’une toile d’araignée. Parfois, dans l’intervalle entre deux émotions, le tintement cuivré des sonnailles, il résonne jusque dans la rivière pourpre du sang en longues stases qui sont la rhétorique des vaisseaux, cette rivière rouge qui palpite et compte nos pulsations, les hautes et les basses, les heureuses et les tristes. Au fond d’une vallée brille le miroir d’un lac entouré des hautes griffes des buissons. Sur les terres semées de vent, des barres de rochers plus sombres rythment l’immobilité d’un temps qui paraît sans attaches. D’un temps qui ne serait durée que dans une manière de jeu avec lui-même, sans souci aucun des hommes livrés aux rudes travaux et aux jours d’ordinaire destinée.
Bientôt, la fraîcheur se répandant, la lumière baissant, il ne restera plus qu’à se mettre en quête de cette terre des Bergers, de rejoindre ce troupeau des hommes, de faire présence dans le cercle agrandi des consciences, parmi les mains ouvertes et accueillantes. Sous un toit de lourdes lauzes exténuées de la chaleur diurne, l’on boira le verre de vin de l’amitié en présence de Ceux d’en bas, ces Modestes qui se confondent avec la laine de leurs bêtes, avec le souffle du vent, avec la brume d’automne lorsque, le soir venu, elle n’est plus qu’un crépitement assidu faisant son givre parmi le concert des vieilles pierres. Oui, la journée aura été bonne avec le chemin exact de la solitude, la croisée multiples des layons, la dalle largement ouverte de l’horizon, les bruits montés des combes et des gorges profondes semées d’ombre, des hauts piliers de lumière soutenant la coupole du ciel, la longue perspective débouchant sur la plaque étincelante de la mer, surgie comme dans l’échancrure d’un rêve. Oui, la journée aura été féconde, apportant avec elle l’immense, le sans-mesure, ce qui, ayant tous les prix n’en a aucun. Aucun ! Nulle mesure pour la pure beauté. Elle est elle jusqu’au bout illisible du temps. Puisse ce dernier être circulaire et revenir jusqu’à nous agrandi des signes magiques rencontrés ! Toujours nous sommes en attente et nos mains sont ouvertes qui attendent l’offrande !