André Maynet
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Elfiya, déjà son nom est promesse d’éternité, de vol bien au-dessus des choses communes. C’est bien là la magie des noms que de porter en eux la promesse du jour, de dessiner la palme infiniment ouverte d’un destin. Nul ne connaît Elfiya sauf à nommer les anges et les elfes, les chérubins et les chapelets de nuages blancs qui voguent à l’infini de l’azur. Cette délicate présence, cette venue de loin sur les ailes du mystère, voici de quelle façon l’on peut en dresser un portrait. Non avec la brutalité d’une brosse, seulement au travers d’une esquisse, d’une empreinte légère, de la touche si peu insistante d’un lavis. Aquarellée ? Certes, Elfiya pourrait répondre à cet effleurement, à ce cortège diaphane de poussière d’eau. Mais encore cela serait trop insistant. Parfois l’eau est lourde qui précipite ses milliers de gouttes serrées sur le sol inquiet des hommes.
Aurait-on eu l’idée (saugrenue entre toutes !), de la figurer sous les traits d’une pâte lourde dans la manière de l’impressionnisme ou bien de l’expressionnisme ? Bien évidement non. Elfiya n’a de rapport à la pesanteur des choses de la terre que dans une manière de tutoiement à peine marqué de la colline, du sillon enduit de glaise, du bitume qui entoure le monde de sa résille serrée. La terre en sa nature foncière présente trop de caractères affirmés. La terre est trop crevassée, ouverte à la faille, creusée de larges avens, courbée en de vastes dolines. La terre est une rocailleuse aventure, un tellurisme géologique dont Elfiya ne saurait endurer l’abîme tectonique.
Non, à Elfiya il faut
des territoires plus étendus,
de plus hautes altitudes.
Mais pourquoi donc cette Etrange se mire-t-elle dans la surface verte d’un haut miroir ? Pourquoi fait-elle face à une échelle dressée en direction de la cimaise de la multitude partout répandue ? N’est-ce que pure posture, sacrifice à quelque mode, attitude rituelle destinée à quelque dieu inconnu ? Non, cette jeune et fluide arborescence s’élève d’elle sans souci de quelque narcissisme à afficher auprès des humains, sans nulle coquetterie dont elle aurait affublé son corps pour des raisons d’élégance ou de séduction.
Elfiya s’élève d’elle-même
vers qui elle est en sa nature profonde,
à savoir le tremblement d’une absence,
l’aimantation du vide,
la vibration d’un silence
venu de sa profondeur même,
genre de source dont elle seule
peut percevoir le bruissement,
entendre la chanson de cristal.
Les Hommes de la Terre sont bien trop occupés d’eux, bien trop fichés dans la glu de leurs propres contingences pour se disposer à connaître ce qui se donne dans le souci d’une braise intérieure.
D’une ‘braise intérieure’, oui, car malgré la minceur de son anatomie, malgré sa carnation à peine plus soulignée que l’est le passage de l’oiseau blanc sur un champ de neige, elle est animée en son fond, tout contre le velouté de sa peau, d’une flamme qui la fait telle la lumière de la bougie dans la cage de verre d’une lampe tempête. Quiconque disposerait d’un regard acéré, d’une vue infiniment ouverte à la contemplation, à la vision de la périphérie des choses (non de leur cruelle opacité), découvrirait cette vérité hiéroglyphique qui est sa marque la plus distinctive. Elfiya est au monde, il faut en comprendre le sens profond, dans une constante distraction, dans une visée floue, décalée et ceci pourrait bien ressembler à une hallucination. Sauf que la conscience d’Elfiya est poncée à blanc, quasi-lumineuse à la façon de l’aimantation verte de l’aurore boréale, percevant en soi, dans l’immédiateté de l’intuition, le moindre tremblement de la croûte terrestre, la moindre irisation à la surface du lac, le moindre mouvement, par exemple le vol stationnaire du colibri devant la fleur semée de pollen.
Tous ceux qui, par un excès de hâte à comprendre cette Divine Nature, auraient inféré chez elle, l’existence d’une disposition mystique se seraient lourdement trompés, pour la simple raison qu’elle n’a nul besoin de différer de soi, de s’en remettre à quelque divinité pour trouver une réponse satisfaisant sa propre curiosité. Et encore, ce terme de ‘curiosité ‘est impropre au motif qu’Elfiya se passionne pour le motif, beau entre tous, d’une connaissance de l’origine des choses, bien plus que de leur mise en musique existentielle. Ce qu’elle veut, ce qui énonce pour elle les mots de sa propre destinée, les organise en phrases, puis en textes, c’est cette volonté souple mais infiniment tendue vers un unique but : parvenant au bord ultime de sa propre essence, deviner celle du monde, celle des hommes et vivre de cette pure vérité.
Ce qu’Elfiya veut,
c’est l’oiseau posé sur sa branche
avec la conscience d’être un oiseau
et rien au-delà qui puisse
en pervertir la forme accomplie.
Ce qu’Elfiya veut, c’est l’homme, la femme
en leur authentique présence,
non des fac-similés qui ne dévoileraient
que leur insuffisance à être.
Ce qu’Elfiya veut,
c’est la source dans le frais du vallon,
l’aube lorsque rien n’en a encore altéré la venue,
le soleil émergeant de son berceau de nuages,
le glissement du vent sur la nervure de la feuille,
l’éclat de la pierre blanche sur l’austère garrigue,
le miroir du lac réverbérant l’eau légère du ciel,
la mèche de cheveux sur laquelle coule la belle clarté,
le dépliement de la blanche corolle à contre-jour des choses,
la danse du papillon dans l’air saturé de beauté,
le son de la flûte andine sur l’infini des hauts plateaux,
le jeune éblouissement des rizières,
leurs terrasses comme des promesses d’avenir.
Oui, terrasses,
échelles,
altitudes alpestres,
hauts sommets
couronnés de neige
ou bien semés de pierres,
tout ceci est, pour elle,
la subtile et permanente métaphore
d’un destin ascensionnel
que les hommes ignorent, obsédés qu’ils sont par le luxe des lumières, la fascination des avoirs, le clignotement des objets auxquels ils destinent une manière de culte. Du fond uniment gris-beige dont elle émerge, une simple lueur de nacre, le pétale d’une rose fanée, la discrétion d’un paravent de parchemin, elle jette un regard en direction de ceux, de celles qui sont là, au loin de la présence, au loin d’eux-mêmes, ne parvenant jamais à franchir la densité de leur propre chair qui, en réalité, n’est que la geôle dont ils tissent leur ordinaire, le piège dont ils ourdissent la suite immobile de leurs heures.
Elfiya, sa présence au monde est entière nudité, sans doute une réminiscence de quelque Paradis perdu, seulement vêtue d’un turban blanc qui entoure sa tête. Disant en ceci, ce volontaire dénuement, la nécessite de s’en remettre à l’essentiel, de biffer une prestance qui devient simple spectacle de soi, de soustraire tout ce qui est inutile, tout ce qui, trop éloigné d’une nature uniquement humaine, ne concourt qu’à travestir le réel, à faire paraître le superflu pour l’essentiel.
Ce qu’Elfiya vise (que des lecteurs attentifs n’auront nullement omis de remarquer), c’est de gagner une altitude suffisante (est-ce l’empyrée avec ses merveilleuses Idées ; l’Infini avec sa ligne illimitée qui traverse tous les horizons, sans début ni fin ; l’Absolu dans sa mesure de platine servant d’orient pour tout ce qui est ?).
Ce à quoi Elfiya destine la moindre de ses respirations,
le plus imperceptible de ses battements de cœur,
la plus incisive de ses attentions,
devenir ce qu’elle est en propre,
une unité assemblée autour d’un idéal,
un ressourcement permanent de son être,
une immédiate résolution d’être
tout à la pointe de cette conscience
qui est l’âme vivante du monde.
Oui, Elfiya a raison
qui se présente à nous
telle l’allégorie nous enjoignant
de parvenir au plus profond de nous,
là où brille l’étincelle unique de la Vie.
Oui,
UNIQUE !