Je cherche l'homme.
Diogène par Jean-Léon Gérôme, 1860,
Walters Art Museum (Baltimore)
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Diogène avait quitté les rues d'Athènes de bon matin, seulement vêtu de son tribôn couleur de terre, grand manteau dont il ne se séparait jamais, l'utilisant pour improviser le lit de sa couche dans la jarre qu'il habitait, là où ses auditeurs venaient écouter ses discours. Il tenait dans la main gauche son habituel bâton de marche alors que sa légendaire lanterne l'éclairait d'un faux-jour dans la lumière neuve de l'aube. Les Athéniens, à cette heure matinale, dormaient encore dans le frais de leur demeure et la cité reposait dans le calme. Calme que Diogène s'ingéniait à troubler, criant à tout bout de champ, à qui voulait bien l'entendre une phrase qu'il tenait pour importante :
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
Et, disant cela il frappait les dalles de pierre d'une façon aussi régulière que le battement du métronome. Quelques bons citoyens tirés de leur sommeil par le vacarme du Cynique apparaissaient dans le cadre d'une fenêtre, visages hirsutes, puis disparaissaient aussitôt dans l'ombre de leurs demeures.
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
Diogène ne se lassait pas de ressasser son antienne, comme si sa vie en eût dépendu, s'éclaircissant parfois la gorge d'une goulée d'eau fraîche puisée à sa gourde. Diogène, en effet, ne se distrayait jamais de la tâche qu'il s'était fixée et, ce jour-là, il cherchait l'homme, avec le secret espoir d'en trouver enfin un. Car, vivant au fond de sa jarre, s'il rencontrait de nombreux spécimens de l'espèce humaine, il n'en trouvait aucun qui le satisfit pleinement. Mais sans doute son exigence était-elle démesurée ou bien demandait-il à ses pairs de témoigner d'un héroïsme dont ils paraissaient, pour la plupart, faire l'économie. Certains étaient égoïstes, d'autres pleutres, d'autres peu enclins à la morale ou à l'accueil de leurs prochains et en tant que Philosophe, il ne pouvait se contenter de confier le genre humain à de si piètres destinées. C'est pour cette raison qu'il battait la campagne afin de trouver le Sujetde sa quête.
Le soleil commençait à faire sa course arquée dans le ciel et les collines s'animaient de quelques mouvements. Bientôt il aperçut quelques Bipèdes qui se rendaient aux champs, une houe sur l'épaule. Il croisa des cultivateurs, il rencontra des bergers, leurs troupeaux de chèvres et de moutons; il croisa des pèlerins qui se rendaient sans doute à quelque temple; il croisa des porteurs d'eau, de jarres d'huile, des porteurs de pierre se disposant à bâtir une demeure; il croisa des mendiants une sébile à la main; il croisa des sourciers en quête d'eau; il croisa des meuniers portant des sacs de farine, des forgerons allant livrer des outils sortant de la forge, des potiers chargés d'amphores ventrues et de plats de cuisine; il croisa des charpentiers et leurs troncs mal équarris, des artistes dessinant des ramures d'oliviers; il croisa des citoyens sans métier identifiable, des chemineaux, de probables aristocrates, des poètes versifiant sur la beauté de la nature, des philosophes sans doute versés dans quelque panthéisme; il croisa donc toute une théorie d'Existants auxquels il demanda, sans coup férir et avec la même force de conviction:
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
Il ne s'attira que des regards étonnés, des physionomies fermées, des attitudes interrogatives. Les hommes - car il s'agissait bien d'hommes de chair et de sang -, semblaient ne pas comprendre en quoi consistait la démarche de Diogène-le-chien. Hommes,ils l'étaient aussi bien dans leur anatomie que dans l'exercice d'un métier ou d'une disposition à la finitude. Certainement, ils ne pouvaient penser au sous-entendu philosophique du penseur de Sinope, lequel remettait en cause ce fameux "l'Homme" platonicien, cette Idée, cette Forme pareille à une essence brillant au firmament de la pensée; les hommes terrestres, inclus dans le sensible, n'en étant que de pâles copies. Par sa question itérative, Diogène voulait métaphoriser l'impossibilité de "l'Homme" - cette pure abstraction -, à figurer parmi "les hommes"concrets dans lesquels s'inscrivait, à tout jamais, la loi irréversible de l'entropie par laquelle leurs destins étaient scellés.
Cependant qu'il marchait et qu'il commençait à gravir la pente qui l'amènerait au sommet d'une colline d'où se découvrait Athènes et le bleu infini de la Mer Egée, Diogène avait perdu le sens de sa question philosophique, ne cessant cependant de répéter son antienne aux quatre vents :
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
Là où il était arrivé ne soufflait qu'un air acide et froid, qui n'invitait guère à la contemplation ou bien au dialogue, fût-il platonicien. D'ailleurs, comment l'instaurer ce fameux dialogue, comment créer les conditions d'un colloque singulier, alors que l'on est seul, au sommet d'un monticule de terre, près du ciel, avec la mer immense à l'horizon la lumière intense du soleil et, tout en bas, le quadrillage anonyme de la cité, sa géométrie abstraite ? Nul homme n'était là, Majuscule ou bien minuscule, éternel ou bien mortel, sauf le flottement dans l'air du tribôn pareil à une voile échouée en plein éther. Le Philosophe de Sinope était là, au bout de la terre, tenant son bâton dans sa main droite alors que sa main gauche, hissant la lampe à hauteur de son visage, faisait son mince crépitement de flamme. Le jour baissait bientôt, portant avec lui des ombres déjà longues, virant à l'outremer. Diogène hissa la mèche de la lampe qui répandit autour d'elle un crépuscule hésitant. Il commença à redescendre les degrés de la colline, ne cessant de répéter la formule magique qui, maintenant s'était vidée de son suc :
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
A mesure que Diogène redescendait les degrés de la colline, c'était comme s'il s'était obligé à faire sienne la dialectique descendante de Platon. Plus il progressait, plus il quittait les hauteurs de L'intelligible, là où le Soleil vivait encore d'un merveilleux éclat, pour plonger dans la stupeur sombre et étroite du sensible, de son étroitesse, de son absurde contingence. Les hommes qu'il avait aperçus lors de son ascension avaient subitement disparu, comme absorbés dans la toile d'encre de la nuit.
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
La complainte de Diogène, parmi les rumeurs de la campagne, ne s'imprimait guère sur les choses qu'à titre d'une dérisoire brise existentielle. Les bergers, les potiers et autres forgerons étaient maintenant attablés autour de quelque repas qui leur restituerait l'énergie que le labeur leur avait ôtée. Athènes s'apprêtait à vivre ses derniers fastes à l'abri des façades que fermaient de lourdes portes de bois. L'agora ne bruissait plus d'aucun échange et les rumeurs sophistiques s'étaient éteintes comme des brandons recouverts de cendre. Déjà beaucoup dormaient, hommes malgré eux dans le sommeil qui étendait ses larges ramures. Sans doute quelques lettrés, ou bien des poètes faisaient-ils un tour du côté de l'Intelligible au terme de la dialectique ascendante que le rêve mettait en place à leur insu.
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
Diogène, maintenant, était arrivé au dernier palier qui le reconduisait à sa condition sombrement végétative, entouré de ses chiens qui, désormais seraient ses seuls interlocuteurs. Dévisageant sa lanterne comme il l'eût fait du plus fidèle de ses compagnons afin d'y trouver une once de réconfort, le Philosophe sut, tout à coup, irrémédiablement, que son sort était scellé à cette jarre qui constituait son univers, à cette absence définitive, aussi bien de l'Homme en tant que condition suprême, que des hommes considérés à l'aune de leurs contingences. Là, au pied de ce temple qui contenait l'image du dieu, sur les dalles de pierre, visibles métaphores d'un destin scellé d'avance, Diogène savait enfin qu'il n'avait jamais été que le seul homme sur terre, que les autres hommes n'étaient que des illusions reflétées par son esprit incandescent ou bien des ombres que sa lampe projetait sur la mur de quelque caverne. Cette célèbre "allégorie de la caverne", il la portait en lui sans même en ressentir le travail souterrain qui traversait son âme à la vitesse des comètes. C'était comme une racine surgissant du sol qui vous emportait bien au-delà de vous. Diogène n'avait jamais brandi sa lanterne au hasard des rues, proférant sa phrase comme on élève un étendard, sans bien en saisir l'urgence. Chercher l'homme, n'était que l'amener à briser les chaînes qui le retenaient esclave au fond de la caverne, alors que le Bien souverain, sous l'espèce du Soleil, brillait des mille feux de la connaissance, diffusait la couronne de la vérité dont les hommes devaient se saisir afin de devenir cet Homme universel dédié à la contemplation de la beauté.
Diogène, fatigué par les émotions de la journée se sustenta d'un repas frugal, s'allongea dans les plis de son tribôn, entouré de ses chiens fidèles alors que la nuit coulait autour de la jarre pareille aux hésitations de la pensée avant qu'elles ne trouve son lit. Dans le ciel, les étoiles faisaient leurs trous d'épingle; la Lune sa traînée blanche. Les songes se répandaient partout sur l'ensemble de la terre, envahissant la moindre parcelle cédée par la conscience. Les hommes, endormis, avaient renoncé à tout questionnement et leur imaginaire flottait dans le ciel comme une voile portée par les ombres prolixes de la nuit.
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
La supplique de Diogène parcourait l'espace infini du ciel en faisant ses étoilements libres dont on ne savait plus très bien l'origine. Peut-être était-ce l'homme qui, dans un sublime face à face se posait la question à lui-même, comme si, de toute éternité une telle question n'eût jamais trouvé d'épilogue ? Peut-être était-ce, simplement, le temps qui s'interrogeait sur la place de l'homme en son sein : fugacité de l'instant ou bien mesure de l'éternel retour du même ? Ou bien l'espace cherchant un lieu dans lequel faire sens ? Ou bien Ève en quête d'Adam ? Ou bien le langage cherchant dans l'Existant une possible assise ? Vraiment personne ne pouvait savoir et le ciel faisait tourner ses étoiles en attendant que le jour vienne clore cette éternelle énigme :
"Je cherche l'homme … Je cherche l'homme…".
Considérations post-fictionnelles : Au terme de cette fiction philosophique, il convient de se questionner, ce qui est toujours la tâche de la pensée. Et ce questionnement, bien évidemment, nous concernera en propre, comme il s'adressera à l'ensemble des humains pour lesquels "il en va de leur être"sur la courbure de la terre. Ne serions-nous pas des Diogènedavantage attirés par l'immédiate présence "des hommes", à savoir une relativitéhautement préhensible, plutôt que de nous contraindre à nous saisir de cette image de "L'Homme", cette manière d'absolu dont nous ne percevons que quelques éclairs à l'aune de notre trop brève intellection ? L'absolu- cette chimère -, nous n'en aurons guère d'idée plus précise qu'en convoquant tout ce qui transcende les catégories habituelles de l'exister afin de se diriger vers une compréhension de l'Être. Mais que l'on n'aille pas se méprendre. La Majusculeà l'initiale de l'Être ne fait nullement signe en direction d'une quelconque divinité, pas plus qu'elle n'indique la présence de Dieu. Plus qu'une simple fantaisie typographique, les amateurs de philosophie y repéreront la trace du passage de la catégorie de l'ontique à celle de l'ontologique. Toute chose parvenue en son être est si proche de ses fondements, de son origine qu'elle ne s'illustre plus qu'à titre d'essence. C'est donc de sublime dont il est question.
Et maintenant si l'on revient à l'absolu, on en trouvera les efflorescences dans l'Art et ses œuvres, dans l'Histoire lorsqu'elle porte les grandes civilisations, dans la Politique faisant de chaque citoyen un homme libre, dans les apparitions majestueuses de la Nature, dans les grandes conquêtes de l'Esprit, dans les hautes valeurs de la Conscience. Diogène gravissant les pentes qui le conduisent au sommet de la colline - cette montagne en réduction -, ne fait que franchir symboliquement les degrés qui l'amènent vers un rayonnement de l'Être, à savoir cet Homme idéal dont il combat l'idée à défaut, sans doute, de pouvoir s'en approcher. Mais, aussitôt entrevu, cet Être aveugle Diogène, lequel préfère amorcer une redescente vers de plus confortables assises, celles des hommes multiples et rassurants qui habitent les terres cultivées et les demeures de la cité. Perte de "L'Homme" afin de mieux retrouver "les hommes". Abandon de la Transcendance afin de mieux se confier à l'immanence. Du reste, il est un symbole dont Diogène est l'éternel porteur, qui illustre cette constante fuite d'une vérité apparaissant à l'horizon. Ce symbole est celui de la lampe dont la faible capacité ne peut guère éclairer que les ombres alentour et révéler quelques présences proches, humaines, animales, végétales ou bien objets divers. Diogène eût-il confié sa vue à la puissance du soleil, alors se serait éclairée une vérité étendant son empire aux limites de l'univers. Le soleil illuminant la totalité, alors que la lampe ne mettait en relief que quelques fragments successifs. Finalement tout est question de regard. De regard de l'âme, cette belle disposition de l'être que nous sommes à embrasser bien plus que nos propres contours pour aller au-delà des apparences ordinaires chercher cet "Homme" que nous habitons et dont, souvent, nous nous absentons.