La terre : une pensée ductile.
Jurga Sculpteur.
"La terre". Dire ceci et déjà nous sommes au-delà de nous-mêmes dans une pensée en train de se constituer. Sans doute une pensée primitive comme peut l'être un sentiment originel. Diffus, si loin dans le temps. Mais intimement présent. La terre comme genèse. Sans doute une pure fiction, mais peu importent les fondements, c'est notre ressenti qui, seul, compte. Donc l'origine comme simple glaise que l'eau vient porter à sa plénitude. Puisqu'aussi bien, il ne saurait y avoir terre sans eau. Terre seule, et ce n'est que fissure et, bientôt, poussière. Eau seule et la fuite liquide est éternelle. Donc confluence de l'eau et de la terre afin que, du geste démiurgique initial, puisse surgir la merveille anthropologique. Tous, Toutes, nous sommes imprégnés, sinon de cette foi, du moins de ce puissant archétype qui parcourt l'humain depuis la nuit des temps. Donc nous sommes eau, terre; donc nous sommes océaniques et terrestres, indissolublement. Ceci comme une vérité qui parcourt notre anatomie à bas bruit, tout juste une hésitation au-dessous du niveau de la conscience. Notre chair est une terre. Notre sang, nos cellules charrient cette eau millénaire. Comme une source dont nous devrions constamment nous abreuver afin de ne pas déserter nos propres racines.
Si la terre revêt immédiatement un caractère spatial - nous pouvons la modeler à l'infini sous de multiples esquisses qu'il nous sera loisible de renouveler selon notre propre fantaisie -, en elle peut également se lire la projection d'une temporalité. Mouillée elle est identique à l'instant dont elle peut revêtir la forme fugace. Sèche, elle commence à s'inscrire dans la durée mais avec un caractère encore éphémère. Cuite au four, elle devient quasiment séculaire sinon millénaire, à la limite de l'intemporel. Enfin, émaillée, c'est rien de moins que le caractère de l'éternité qui se fonde en elle. Tout ceci, cette dimension de la terre à signifier d'une manière polyphonique, dans des déclinaisons aussi diverses, peu de matériaux peuvent y prétendre, lesquels semblent affectés d'une rigidité native. Ils semblent, par nature, immuables, ce qui les circonscrit à une signifiance d'autant plus étroite. Or, si comme il a été dit plus haut, nous soutenons la thèse de notre appartenance à une genèse, comment faire l'économie d'un parallèle de l'homme avec le matériau sublime qui l'a porté à la parution. Comment ne pas voir dans la temporalité de la terre, avec ses quatre âges successifs la métaphore du cheminement humain? Enfance, jeunesse, âge mûr, vieillesse. Bien évidemment, les esprits épris d'une juste rationalité allègueront le défaut, chez l'homme, d'une possible éternité. Sans doute auront-ils raison. Mais à réintégrer l'œuvre d'art dans la dynamique humaine, l'on rétablit en même temps le caractère universel et éternel qui en constitue l'essence. Immortel, l'art nous lègue depuis des millénaires des œuvres qui, jamais ne s'effaceront. Témoins les merveilleuses lampes à huile, coupes, amphores, jarres et autres figurines de l'époque hellénistique, par exemple.
Mais, maintenant, il nous faut nous disposer à regarder adéquatement une œuvre contemporaine que nous désignerons comme "Le Penseur". Comment, en effet, faire l'économie de l'œuvre de Rodin -l'Artiste y pensait-elle lors de sa création ? -, alors que les affinités sont évidentes.
Le Penseur.
Rodin.
Source : Les expositions
et événements parisiens.
C'est moins la figure qui nous questionnera ici, que la matière dans laquelle chaque œuvre a été exécutée. Commençons par Rodin. L'œuvre impressionne par la rigidité de sa posture, par le caractère d'airain qu'elle dégage - rappelons qu'elle est coulée dans le bronze -, par l'austérité dont elle est porteuse. Ici, l'on est à la limite de l'idée de forme, sans doute dans la catégorie des Intelligibles ou formes platoniciennes immuables, intangibles, identiques à elles-mêmes, et, surtout, indépendantes de la pensée. Pour une juste représentation de cette dernière, la pensée, l'on pourra se questionner sur le paradoxe. Quant à la station temporelle, Rodin, par son choix d'une matière si exacte, en reste à l'éternité, à défaut de convoquer l'instant, la durée relative ou le caractère millénaire. Manière de fixité dont le Voyeur de l'œuvre ne peut qu'être atteint lui-même. Or, l'essence de l'homme, essentiellement temporelle, ne saurait s'affranchir de l'une quelconque de ses composantes.
Et, maintenant, comment percevons-nous le traitement contemporain de cette même pensée ? La matière est chaude, souple, modelée dans cette pâte primitive dont on devine encore la somptueuse douceur, l'obéissance au doigt, la souveraine plasticité, la ductilité à nulle autre pareille. La trace de l'Artiste y est présente. Nous pouvons encore y déceler ses hésitations, ses doutes, ses irrésolutions, mais aussi bien ses décisions, ses impératifs et l'imposition d'une volonté mesurée imprimant ses mouvements à la matière. Mais, ici, il existe comme un consentement du matériau à figurer selon telle ou telle esquisse. La céramique est vivante, douée d'une âme si visible qu'on la toucherait du doigt comme on le ferait d'un insecte fragile. L'émotion est là, dans la vacance du regard - la pensée porte toujours au loin celui qui s'y adonne, mais non dans une attitude anonyme, abstraite, déréalisée. La pensée est du réel porté à l'incandescence, du pur cristal faisant sa vibration. La pensée, on la voit. Ici sur le modelé du visage, la pliure des cheveux sous le tourment intérieur, la tension de la nuque tout entière portée vers l'objet de sa contemplation. La pensée on perçoit ses linéaments subtils sur la falaise oblique du front, ses circonvolutions dans les mains faisant retour vers la conscience. La pensée est cela qui nous parle un langage intérieur depuis un extérieur qui l'annonce dans une manière de donation si proche de l'évidence que nous en ressentons les vives éclaboussures, le flux et le reflux, le bourgeonnement infini. C'est cela la forme : l'entrée dans un sens immédiatement perceptible, lequel ne nécessite ni savante propédeutique, ni allégeance à quelque savoir crypté. Ici, la pensée est charnelle, a la consistance d'une pulpe à laquelle s'abreuver longuement. Voyeurs de l'œuvre, nous devenons instantanément cette Pensée qui pense l'œuvre qui, elle-même est pensée. C'est comme un cercle herméneutique qui s'instaure dans lequel nous nous immergeons et sommes des Penseurs. La seule chose qui soit possible face à ce qui, identiquement au symbole "donne à penser" selon la belle expression de Paul Ricoeur. Nous avons eu affaire à une "terre pensante" que nous n'oublierons pas, pas plus qu'elle, ne nous oubliera. Il en est ainsi de toute chose pourvue d'une âme. Assurément ici, l'enjeu était de telle nature !