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9 février 2014 7 09 /02 /février /2014 10:00

 

Blanc-seing pour l'écriture.

 

 bspl-e.JPG

 

Source : Wikipédia.

 


 

    Sans doute le titre ne nécessitera-t-il pas de longues explications. Mais il faut s'assurer d'assises suffisamment claires afin que l'expression de "blanc-seing" ne fasse pas problème. Lisons ce qu'en propose le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales :

 [ Signature apposée d'avance sur une feuille de papier laissée blanche en tout ou en partie, à l'effet de recevoir une convention ou une déclaration`` (Barr. 1967). Synon. vx blanc-signé :

1. M. De Mortemart, selon M. Bérard, avait dit qu'il avait un blanc-seing et que le roi consentait à tout. Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombet. 3, 1848, p. 612.

− P. ext. :

2. ... ladite assemblée. (...), s'est bornée à prendre la décision, (...), de confier à un tiers un véritable blanc-seing, à l'effet d'élaborer et d'appliquer lui-même une nouvelle constitution; ... De Gaulle, Mémoires de guerre,1954, p. 315.

− Au fig. Avoir un blanc-seingdonner un blanc-seing à quelqu'un. Avoir, laisser toute liberté d'action. Synon. fam. carte blanche :

3. − Tiens, mon petit, emporte ça, dit-il, et commence à travailler. Blanc-seing, tu as blanc-seing. Druon, Les Grandes familles,t. 2, 1948, p. 40. ]

 

  Bien évidemment, c'est le sens "d'entière liberté d'action accordée à quelqu'un " qui ressort des précédentes définitions. Et c'est dans la même acception qu'il faut entendre l'intention se reportant à l'écriture. Mais, ici, il s'agira, bien entendu, de "liberté conditionnelle" car l'on ne saurait s'affranchir des règles du lexique ou bien de la syntaxe sans porter gravement atteinte à la compréhension du texte. Cependant, les thèmes retenus, ainsi que la façon de les traiter dépendront essentiellement du concept d'affinité dont il a été fait mention dans un précédent article. Ceci veut simplement dire, qu'à défaut de verser dans une fantaisie ou un simple caprice énonciatif, le contenu des textes s'annoncera selon l'humeur du moment, la couleur du ciel, les influences de récentes ou anciennes lectures, les thèmes personnels privilégiés, les variations imaginatives aussi bien qu'oniriques. Mais ceci, cette apparente "auto-indulgence" ne saurait s'affranchir de l'impératif de vérité dont l'économie ne pourrait être faite qu'à l'aune d'une écriture inauthentique, donc d'une non-écriture. Car écrire est une exigence ou bien n'est pas. Mais, pour autant, écrire ne suppose nullement qu'il suffirait de suivre une règle, de se plier à une norme pour qu'apparaisse quelque chose de l'ordre d'une valeur, d'un intérêt incontestable.

  Ecrire doit résulter d'un corps à corps avec le texte, ce dernier portant les stigmates de la lutte ou bien de la passion. Le lecteur, confronté au texte, doit ressentir, presque d'une manière physique, l'implication de l'Auteur dans son entreprise. Autrement dit, les phrases seront des secousses sismiques, des failles telluriques, des éruptions, des jets de lapillis, des odeurs de soufre, des répliques, des ondes, des suspens, des reprises, des hésitations, des frémissements, des montées d'adrénaline, des gonflements de bulles, des jaillissements de lave, des pluies de cendre. Ou bien elles seront une levée de brume dans l'aube bleue, des variations d'écume blanche, des pertes de jour dans le gris du galet, des envols de sternes au ras de l'eau, des meutes de pierres lisses à contre-jour des marais, une qualité de la lumière, la fuite d'une voix dans l'étoupe du silence. Ou bien encore des idées, des germinations, des déploiements de corolles, des projection de pollen, ou bien des pensées intempestives, des surgissements inattendus, des subversions, une infinité de questions faisant leurs sarabandes diaprées, leurs retournements pareils aux gants de peau qui montrent leurs coutures, des miroitements de lacs sous la poussée des interrogations, l'envers du monde quand il veut bien consentir à nous montrer ses racines, ses eaux originelles, ses sources vives.

  Ou bien encore les mots feront leurs bruissements  sourds comme la grenade qui chute au sol dans un éclatement carmin, ricocheront sur le lisse de la peau où ils sèmeront une trille de picotements, de douces irisations, des levées capillaires, ou bien planteront au milieu du corps leurs pointe de braise afin que la conscience s'anime de mille éclats, ou bien l'intellect se saisisse d'une ambroisie soudain à portée d'une possible compréhension, d'une ouverture de la taie du ciel en direction d'un étoilement. Car c'est bien de cela dont il s'agit, de se saisir de la matière du langage et d'y poser son empreinte, à la manière dont le manadier marque ses chevaux au fer rouge. Alors la monture se cabre, hennit, l'odeur est de charbon, l'écart de révolte en même temps que de saisissement et le galop qui s'ensuit une crinière battante dans une course qui semble sans fin.

  Voilà la perforation du réel à laquelle il faut parvenir, percer l'abcès et le pus jaunâtre s'écoule de la vive blessure et c'est comme une libération, la perte d'une subite fièvre, le panaris qui chute du doigt avec son bruit de coton mouillé. Alors on respire, alors les goulées d'oxygène se précipitent dans le pharynx avec la brusquerie de la jouissance soudaine. Alors se déplient les alvéoles et cela fait un drôle de râle existentiel, une sonorité de baiser humide, un souffle de vent sur un plateau andin avec des herbes jaunes qui bougent dans tous les sens et l'air bleu où courent les nuages. C'est une marée d'équinoxe et les digues cèdent longuement sous la poussée de l'eau et l'eau est libre qui féconde le pays que les hommes avaient soustrait à son emprise. Alors les millions de tonnes d'alluvions fertilisent le sol et, bientôt, il y aura de longues tiges de graminées essaimant partout leur folle semence, comme prise de frénésie. Et il n'y aura plus rien que ce roulement à l'infini de la vague végétale partant à l'assaut de la grande vague bleue.

  Cette métaphore ne s'illustre dans la justesse qu'à montrer la nécessité du déferlement. Il en va de même pour les mots qui meurent d'être encagés, verrouillés et l'on dresse les herses et l'on relève les pont-levis et l'on abrite les hommes du langage et on les soustrait à leur propre essence. Car toute confrontation à un langage saisi de vérité est une brûlure, une douleur, bientôt un ravissement si le temps et l'espace ont pu se dissoudre l'instant d'une lecture. C'est seulement à cette condition que le texte signifie dans toute son ampleur. Il n'y a pas de place pour une eau tiède s'écoulant du robinet dans un égouttement sans fin. Identiquement à une boisson douée de caractère, il faut l'amplitude, la tenue en bouche, l'arôme, la puissance, l'enivrement de l'alcool. Vraiment, il y en a assez de ces liquides sirupeux, de ces hydromels, de ces nectars qui ne vivent que de leur propre supercherie. L'écriture est du sang, du sperme, de la sueur, des desquamations, des excoriations ou bien elle n'est qu'une bluette pour âme sensible et, au mieux roman-feuilleton. Trop de complaisance aboutit à un réel ennui et tout se dispose sous le titre de "littérature" alors que souvent se présente l'anecdote et nulle autre chose. Bien des livres commis aujourd'hui sous la bannière de la mode - "ce qui est toujours déjà dépassé", selon l'expression du Philosophe -, s'auréolent d'une gloire éphémère, le temps de raconter l'imminence du quotidien et puis un autre lui succède dans une affligeante banalité.

  Ce qu'il faut faire : inoculer la toxine dans les veines du texte afin qu'il rende compte de lui-même, s'afflige de ses insuffisances, se plaigne de n'être œuvre qu'a minima alors qu'il devrait signifier au plein de l'existence avec l'ardeur du soleil faisant rouler sa boule blanche au zénith. Tous, nous sommes coupables d'hérésie à nous précipiter dans la facilité et nous ne le faisons que par faiblesse ou bien incurie. Combien il est gratifiant, pour l'intellect, de se confronter à un texte difficile, de vraie philosophie par exemple, en tâchant d'en extraire toute la pulpe, soulignant au stylo nos affinités ou bien nos oppositions, relisant sans relâche jusqu'à ce que le sens s'illumine et fasse ses torsades multiples, ses voix polyphoniques dont notre conscience se tresse dans la lucidité, infini métabolisme évoluant à bas bruit mais nous fécondant de l'intérieur comme une source le fait d'une terre qui se confie à son écoulement. Pure joie de connaître, de se mesurer à l'illimité, d'essayer de percer le dôme translucide qui, de toutes parts, nous enserre dans les mailles étroites des conventions de tous ordres, les résilles des préjugés, les prêt-à-penser dont notre société raffole afin de se soustraire à l'angoisse de sa condition mortelle. Pourtant, il n'y a pas de progrès s'il n'y a pas effort, visée d'un but, transcendance vers un dispositif ontologique qui nous arrache à nos préoccupations mondaines.  

 Écrire est un constant dépassement de soi en direction de ce qui, par nature, se dissimule, se soustrait à la conscience, se dérobe au regard. Ainsi le poème qui ouvre un monde et nous plonge au cœur de ce que nous supputions à défaut de pouvoir l'exprimer, le penser, l'imaginer. Écrire est une déchirure du réel, une transgression par laquelle nous accédons aux choses alors même que nous nous connaissons dans le pli de l'intime. Car l'écriture a ceci de particulier qu'elle nous contraint à surgir au plein de notre conscience. Dans la pièce prise d'ombre, alors que le crépuscule se dispose à la nuit, sous le rond de la lampe blanche, c'est d'un face à face avec nous-mêmes dont il s'agit. Il n'y a plus de dérobade et les mots se cabrent sur la plaine de la page blanche si nous les contraignions à dire ce qu'ils ne sauraient exprimer, à savoir le mensonge. Car toute écriture, pour exister, a besoin de découvrir sa propre vérité, sa verticalité grâce à laquelle elle s'extrait du vide, du silence et témoigne de ce que nous sommes ici et maintenant, sous les étoiles, face aux Autres, sur ce coin de terre qui ne fait qu'annoncer l'aire de notre propre finitude. Écrire, cette tension entre deux pôles, la source, l'abîme. C'est pour cela que nous écrivons, afin de tendre notre fil de funambule au-dessus du néant et faire phénomène, le temps d'une danse, d'une virevolte, puis déjà, nous rassemblons nos accessoires et nous rangeons le tout dans le grand coffre du devenir. Attendant qu'une écriture définitive s'empare de nous et nous dévoile le mystère dont nous sommes saisis depuis le lieu de notre naissance.

  Mais nous parlions de vérité de l'écriture. Nécessaire, en effet, sinon nous ne construisons que de dérisoires châteaux de sable. Cette vérité il faut en parler car elle n'est rien d'évident, elle n'est pas une objectivité que nous placerions devant nos yeux et nous délivrerait son message dans la clarté. Par essence elle est difficile à définir en raison de sa capacité à fuir, se dissimuler et se revêtir d'atours multiples sous lesquels nous ne la reconnaissons pas toujours. Et l'écriture dont nous prétendons qu'elle est l'une des mises en œuvre de la vérité n'échappe à cette inclination à la variabilité, à la constante métamorphose, laquelle, souvent, contribue à en dévoiler la richesse. Donc écrire n'est jamais un acte linéaire, comme si le destin des mots était fixé d'avance, gravé dans le marbre, immuable en quelque sorte. Écrire est vivre au jour le jour, au rythme de ses propres confusions, de ses espérances, de la démesure de ses passions. Et ceci, cette impermanence des choses parce que, jamais, nous ne sommes les mêmes. Sauf la peau et les os qui témoignent de notre architecture et, encore, dans l'inévitablement délitement, mais ceci se situe au-dessous du niveau de la conscience. Nous sommes Dasein et d'abord immergés dans la temporalité finie. Parcourir le chemin est toujours une aventure mouvante, changeante. Rien ne demeure en nous sauf la peur, l'angoisse de faire face à ce qui nous étreint et, d'avance, nous condamne.

  Éphéméride du temps. "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", disait Héraclite. Ce qui veut dire que jamais, le temps, l'existence, ne s'adressent à nous de manière identique, reproductible. Sans cesse nous changeons, sans cesse nous vivons. Témoins nos milliers de cellules qui, à chaque instant, disparaissent sans retour. Nos idées, nos pensées, nos émotions, nos actes et, en définitive, notre langage, notre écriture suivent la même pente. On appelle cela l'entropie en terme général d'évolution des organismes. Nous sommes creusés de l'intérieur, nous sommes grotte avec ses moraines, ses concrétions de calcite, ses barrages lacustres. Nous sommes cette multiple géologie soumise à l'érosion. Notre écriture s'incline et s'érode comme la montagne s'use et, progressivement, disparaît.

  Et pourquoi, au demeurant, tresserions-nous toujours les mêmes mots, écririons-nous la même chose d'un sujet déjà abordé ? Tel jour nous sommes dans une disposition d'esprit qui nous ouvre à la clarté, à la bienveillance, à la compréhension immédiate des choses, tel autre jour nous trouve, à l'opposé, dans une inclination à l'obscur, à la remise en question, à l'enfermement dans une manière d'absurde, de matière dense, illisible. La variabilité de nos affinités est la cause de tous ces remuements, ces états d'âme successifs  : tantôt dans le voisinage parlant du monde, tantôt dans l'éloignement et la mutité. Tantôt vision proximale de ce qui se présente à nous, tantôt vision distale, comme au travers d'une brume. Tantôt prose accueillant l'altérité, tantôt énonciation tenant à distance. Tantôt sensualistes, tantôt rationalistes. tantôt de ce côté-ci de l'écriture, tantôt de l'autre. C'est bien le langage qui nous abrite, dans lequel nous évoluons, empruntant telle ou telle forme pour le traduire en quelque chose de lisible, de préhensible. Pour nous d'abord qui écrivons, pour le Lecteur ensuite qui s'applique à déchiffrer, sinon à défricher. Car, toujours, il faut partir de cette constatation que rien ne signifie a priori, comme si les significations étaient des fruits suspendus aux branches, dont il suffirait de se saisir afin d'être, d'emblée, dans la vérité de l'énonciation. Il n'y a de vérité que relative, du côté du sensible, c'est-à-dire du côté de l'existence. Bien évidemment, du côté de l'intellection et de la préhension intuitive des Intelligibles, la vérité est un absolu, un point fixe dans l'univers, une référence cardinale ne pouvant jamais souffrir d'exception. Mais nous sommes hommes et installés dans la contingence, dans l'insaisissable vérité de ce qui nous fait face, aussi bien que celle qui nous échoit comme notre propre perspective. Vivre en affinité avec le monde, c'est tâcher, par son corps, son esprit, sa conscience, son âme, de coïncider avec cet être que nous sommes dont nous ne percevons guère que l'ombre portée, à l'identique des esclaves de la Caverne platonicienne. Et ceci, nous n'avons d'autre issue que d'assumer cette réalité dans le destin qui nous échoit à chaque instant comme notre irrémédiable factualité. Nous sommes un fait du monde, comme l'est le jour, la nuit, la feuille d'automne, la pomme attachée à la branche. Bien évidemment nous sommes les seuls à exister, nous les hommes, puisque conscients de ce destin, alors que l'animal, la chose se contentent de vivre depuis leur étroit métabolisme, leur "pauvreté en monde".

  Mais revenons à l'écriture dont nous avons décidé de faire notre préoccupation. Nous disions sa variabilité, sa vérité relative identique à la relativité des lieux qui se présentent à nous. Mais écoutons Pascal : "Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà". Assertion identique sous la plume de Montaigne : "Quelle verité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ?" . Et ici, nous rejoignons notre intuition de l'importance du concept d'affinité. Si l'affinité est, étymologiquement parlant, le "voisinage", alors tout voisinage avec lequel on se sent en rapport de proximité est plus proche d'une vérité-pour-nous, qu'un voisinage plus éloigné qui ne s'adresse à nous que sur le mode de l'incomplétude. Et, maintenant, si nous nous rapportons au cas du texte littéraire, nous retrouverons, au hasard de nos lectures - aussi bien de nos écritures -, des points de convergence (affinités), ainsi que des points de divergence (non-affinité). Mais prenons un exemple concret, le célèbre extrait de Proust sur la "Petite madeleine" et tâchons de voir en quoi ce texte peut jouer selon une infinité de valeurs, aussi bien pour l'Auteur, que pour le Lecteur ou bien le Commentateur. Et ceci, cette multiplicité des points de vues (le point à partir duquel on se place pour regarder les choses) est simplement coalescente au ressenti des Sujets qui s'appliquent à considérer l'œuvre.

  L'extrait : (NB : c'est moi qui souligne dans les passages en typographie bleue)

  "Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière."

  "Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi (… ) Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité."

   Proust lui-même pose ce problème de la vérité qui n'est, pour notre propre thèse, que l'affinité qu'il rencontre, dégustant la Petite Madeleine, laquelle lui fait revivre cette rencontre à nulle autre pareille qui remonte déjà loin dans le passé, à Combray, un jour d'hiver, en compagnie de sa mère. Mais, en dehors de l'expérience existentielle, cherchons à découvrir ce qu'il en est de la vérité même de l'écriture lorsqu'il s'agit, par les mots, de restaurer un souvenir ancien, donc de procéder à un travail de mémoire. La relativité de l'écriture est justifiée par son caractère nécessairement contingent. Le fragment de la Petite Madeleine est forcément indissociable de l'instant, non seulement qui lui a donné lieu (ce jour d'hiver autrefois), mais aussi de ce jour particulier où Proust en retrace le phénomène, en restitue par le langage, l'apparition. Ecrivant, toujours nous sommes sous la dépendance d'une coloration, d'une inclination particulière, d'une "stimmung" selon l'expression de l'idéalisme allemand, lequel veut indiquer la notion de "tempérament", de "disposition", "d'accord" avec une voix qui serait, simplement, la voix de l'être (qui, selon Heidegger, appellerait l'homme en vue de l'événement de sa vérité.) Mais ici, les implications philosophiques entraîneraient trop loin, en tout cas bien au-delà d'un propos sur l'écriture. Donc l'Écrivain n'a donné le jour à ce morceau d'anthologie qu'à l'aune d'une intersection spatio-temporelle dont l'instant proustien a permis le surgissement. Mais, dans cette conception de l'exception que constitue, par sa nature, tout processus créatif, le fragment est la résultante d'un instant particulier non renouvelable, non susceptible de se soumettre à la loi d'un éternel retour du même. L'écriture clôture son événement en même temps qu'elle donne acte à son avènement. Le moment de l'écriture est UNIQUE et c'est en cela que le geste créatif a valeur d'absolu. C'est paradoxalement sa relativité, sa contingence qui le dotent de ce caractère absolument étrange dont, sans doute, provient l'étonnement. Toujours l'œuvre accomplie fascine. Toujours elle pose question. Simplement, précisément, parce qu'elle est énigme. Simplement parce que toute rationalisation échoue à en décrire les conditions de possibilité. Ainsi du génie dont on se demande toujours par quel miracle l'invention a pu naître. Mais c'est bien l'essence de l'instant, de l'étincelle, que de se soustraire à l'analyse, que de nous reconduire au flou des hypothèses, aux affres de l'irrésolution. Face au chef-d'œuvre, nous ne savons plus quoi décider, pas plus que nous ne savons nous situer par rapport à sa survenue.

  Afin qu'il y ait œuvre, afin que l'écriture surgisse d'une nuit fondatrice, il faut qu'il y ait coïncidence des affinités entre le moment dont la fiction ou bien le récit reconstitue la trame et le moment de sa mise à jour sur l'espace vierge du papier. C'est bien parce que le Petit Marcel a vécu intensément l'épisode de la Petite Madeleine que l'Écrivain Proust peut, avec un rare bonheur, faire renaître sous les yeux éblouis du Lecteur, un événement non seulement existentiel mais littéraire avec la merveilleuse amplitude dont le génie de l'Auteur l'a doté. Et c'est bien parce qu'il y a eu vérité de la situation primaire, celle de la dégustation de la petite friandise, que peut s'actualiser dans la beauté la situation secondaire du fait littéraire. Ici la notion de vérité dévoile l'essence de l'instant, lequel, en un même recueil, fait se conjoindre les deux Madeleines : la réelle et la symbolique. Et c'est parce que la conjonction est la résultante d'une immense liberté acquise, aussi bien dans le moment de la dégustation que dans celui de la reconstitution en mots que s'annonce le sublime en sa dimension radicale. Si, à l'origine, le thé ne s'était inscrit dans une manière de "cérémonie" (songeons à cette magnifique cérémonie au Pays du Soleil Levant), sa mince apparition ne l'aurait reconduit qu'à une simple factualité, laquelle n'aurait jamais ouvert le champ à une expression artistique.

  La richesse de ce fragment, sa densité, son élévation vers les hauteurs d'une transcendance attestent de l'exceptionnelle confluence du réel lorsqu'il est métamorphosé en langage essentiel, autrement dit en poésie. Tout arrive dans l'écriture dans un étonnant foisonnement, aussi bien la mesure de l'expérience existentielle que la dimension d'une recherche intellectuelle féconde et du surgissement dans une spiritualité à la riche esthétique. C'est cela, l'écriture, ce recueil en un même lieu d'affinités électives, d'une vérité faisant se fondre dans un même creuset le fait donateur de sens et sa transposition en texte, enfin cette généreuse liberté qui révèle son nectar, son prodigieux déploiement dans les consciences, celle de l'Écrivain donateur de lieu et de monde dont les Lecteurs sont à la fois les destinataires et ceux qui fécondent l'œuvre à la seule mesure de leur ravissement.

  Donner "blanc-seing" à l'écriture suppose donc  ceci : un événement à faire surgir du réel ou de l'imaginaire, l'existence d'affinités originelles avec ce qui s'est montré et méritait d'être éclairé, un accord entre la vérité de l'Auteur et celle de l'événement, enfin une vérité de l'écriture dans laquelle seulement peut se former l'espace d'une liberté. Alors peut se faire jour l'espace "blanc" qui se montre comme la métaphore du silence à partir duquel peut s'installer une parole; alors peut se révéler le"seing", cette empreinte qui signe l'apparition d'un phénomène à retenir dans l'aire mouvante des mots.

 

 

  

 

 

 

 

 

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